CHAPITRE XX.

Honneurs rendus à l’Âne.


Le chapitre précédent nous apprend que l’âne n’a pas toujours été méprisé de tout le monde, et qu’il s’est trouvé des gens sensés qui ont rendu justice à son mérite. L’envie a beau se déchaîner contre la vérité, le vrai mérite triomphe toujours.

J’ai déjà parlé de la cause qui mérita à l’âne de Silène, une place honorable parmi les astres du firmament. J’ai raconté le triomphe de ces animaux à Rome pendant les fêtes de Vesta ; j’ai fait mention de cette statue que les habitants de Napoli érigèrent en l’honneur de l’âne, inventeur de l’art de tailler la vigne. Enfin l’on a vu que les plus grands hommes ont été comparés à l’âne, que les plus illustres familles ont été décorées de son nom ; et que plusieurs graves personnages l’ont toujours préféré au cheval. Tous ces faits annoncent quel est le prix de l’âne, quel estime on doit en faire, et combien sont mal fondés les préjugés des Babyloniens.

Plutarque, dans la vie de Caton, parle d’une mule digne race de l’âne, qui ayant rendu de longs et importants services au peuple d’Athènes, fut exemptée de travail et autorisée à paître partout où elle voudrait : cette respectable bête, quoique fort âgée, se plaçait encore devant les chariots qu’elle rencontrait, et encourageait dans son langage, les animaux qui les traînaient, souvent elle leur prêtait son secours. Cette rare activité produisit un si grand effet sur l’esprit des athéniens, qu’ils ordonnèrent que cette mule serait nourrie toute sa vie aux dépens du public. Ânes à courtes oreilles, qui jouissez du même privilège, combien parmi vous qui ne l’ont pas acquis à si juste titre ?

Quelques grands[1], quelques signalés que soient les honneurs, les privilèges accordés aux ânes, par les anciens, ce n’est rien en comparaison de ce que les modernes ont fait pour ces vénérables animaux. On a institué une fête en l’honneur de l’âne, et cette fête fut célébrée longtemps dans les plus grandes villes de la France, avec toute la pompe et la magnificence possible. On revêtait un âne d’ornements superbes : il assistait à un office composé en son honneur : on lui donnait l’encens, la plus belle place était pour lui, enfin il était reconduit avec le plus grand appareil au lieu où on l’avait pris. Faut-il que des usages si beaux, des honneurs si légitimement dus, aient été abrogés ? Il y a des gens qui soutiennent qu’ils n’ont point été abolis, mais que ce sont des ânes à courtes oreilles qui ont usurpé ces honneurs. Qu’ils ont encore la première place dans les cérémonies, qu’ils portent des ornements magnifiques, qu’on leur donne l’encens… c’est une injustice de plus : ô postérité, postérité, tremble ! Le crime de tes pères retombera sur la tête des enfants.

Que c’est avec plaisir que je me rappelle cette sensibilité dont autrefois les sancerois furent pénétrés envers les ânes, lorsqu’ils furent obligés de les tuer pour vivre. Cette histoire, quoique douloureuse, fait trop d’honneur aux ânes pour n’en pas embellir cet éloge. Elle est digne d’être transmise aux siècles les plus reculés.

Vous saurez donc, ô vous tous qui naîtrez un jour, ânes futurs, que du temps de Charles IX, temps de guerre et de désolation, Sancere fut assiégée et réduite aux dernières extrémités : on mangea les rats, les souris, et comme les chats devenaient inutiles, on les mangea aussi. Les ânes furent seuls épargnés : on aima mieux se nourrir des plus vils excréments, que de faire périr ces utiles animaux. Cependant la disette augmente, tout manque, et il n’arrive aucun secours. On se résolut enfin à manger les ânes : c’était une désolation que de voir les repas de ces pauvres sancerois. Non jamais la tendre Héloïse n’a tant soupiré en écrivant à Abeilard. Jamais Candide n’a fait entendre des cris aussi aigus sur la mort du docteur Panglos, que Sancere en mangeant des baudets. Quand il fallut tuer le dernier, la pitié s’empara de tous les cœurs, la perte de ce dernier reste du plus précieux des animaux, fut pleurée plus amèrement que celles des premiers nés d’Égypte, et l’on ne peut douter qu’il ne se soit trouvé des sancerois assez généreux pour préférer la mort à une vie conservée au prix de celle d’un âne. Sancere, Sancere, petite ville du Berry, tu ne seras point confondue avec les autres villes de la France ; cette action passera à la postérité, et ta sensibilité t’assure une gloire immortelle.

Je ne suis point étonné[2] quand je réfléchis sur les honneurs qu’on a rendus aux ânes dans tous les temps, qu’on ait soupçonné des nations entières de l’adorer comme un Dieu. Ce qui me surprend au contraire, c’est qu’on se soit avisé de leur en faire un crime. On a rendu un culte à des animaux qui n’avaient rien de divin, à des animaux dangereux, inutiles. On ne s’est point avisé de contester leur divinité : pourquoi chicaner sur celle des baudets ? Le veau d’or des juifs copié sur le bœuf des égyptiens, ne vaudra jamais un âne.

Vous qui avez encore pour ces sublimes animaux, un respect qui va jusqu’à la vénération ; habitants de Maduré, sages Cavaravadouques, loin de vous blâmer, vous recevrez ici mes éloges. Vous regardez les ânes comme les êtres les plus nobles, les plus parfaits qui soient sur la terre ; vous les chérissez comme vos frères, vous les traitez comme vos amis, puisse votre opinion devenir celle de l’univers !


  1. Cette fête de l’âne se célébrait à Cambrai, à Autun, à Rouen, etc. Le Sous-Diacre d’Office dans certains lieux accompagné des enfants de chœur, après avoir décoré le dos d’un âne d’une grande chappe, allaient le recevoir à la porte de l’Église, en chantant une antienne dont un des versets est assez drôle. Le voici :

    Aurum de Arabiâ
    Thus et mirrham de Sabâ,
    Tulit in Ecclesiâ
    Virtus asinaria.

    C’est-à-dire, suivant M. de Sainte Foix, que la vertu asinine a enrichi le Clergé ; on pourrait lui dire que sa traduction n’est pas fidèle ; qu’il y a dans le latin l’Église, et non le Clergé : mais il ne faut pas chicaner sur les mots.

  2. Les juifs ont été soupçonnés d’adorer la tête d’un âne ; ainsi qu’il est aisé de s’en convaincre par le témoignage de Joseph, liv. II, contre Appion, de Petrone, de Tacite, de Plutarque et de Démocrite, cité par Suidas. Tertulien nous apprend qu’on a eu les mêmes soupçons sur les premiers chrétiens, qu’on confondait sans doute avec les juifs.

    Plusieurs savants se sont fort agités pour découvrir l’origine et la cause de ces soupçons. Les uns les ont rejetés sur les Gnostiques, qui disaient que Zacharie avait été assassiné pour avoir révélé qu’il avait vu une tête d’âne dans le Saint des Saints ; ceux-ci ont prétendu que cela provenait d’une équivoque, et qu’on avait pris l’urne dans laquelle on conservait la manne du désert, pour une tête d’âne. Il y en a enfin qui ont cru qu’effectivement il y avait des têtes d’ânes dans le temple. On a produit de part et d’autre des pièces justificatives de son sentiment : et adhuc sub Judice lis est.