CHAPITRE XVIII.

Propriétés de l’Âne.


J’étais sur le point de terminer cet éloge, lorsque j’ai trouvé encore différents matériaux qui appartiennent à mon sujet. Comme je ne ressemble pas à ces architectes qui ont toujours soin de mettre en réserve de quoi bâtir leur maison en réparant celles des autres ; je vais employer les matériaux qui me restent, et je vais d’abord commencer par les propriétés de l’âne.

Si nous en croyons les anciens auteurs, les propriétés de l’âne sont infinies : sa tête enterrée au milieu d’un jardin, le rend plus fertile, plus fécond ; ses os pilés, et bus avec du vin sont un contre-poison ; la colle qu’on fait en Chine avec sa peau, délayée dans de l’eau tiède, arrête les pertes de sang. Avez-vous le mal caduc ? Prenez la corne du pied d’un âne, réduisez-la en cendres, jetez ces cendres dans un verre de vin, prenez ce breuvage, ayez la foi et vous serez guéri. Si vous avez des écrouelles, des engelures, appliquez ces cendres sur les parties affligées, et vos douleurs disparaîtront. La fumée de cette même corne, facilite l’accouchement d’une femme dont l’enfant est mort. Trois ou quatre gouttes de sang d’âne bu dans du vin, guérissent de la fièvre continue. Pline dit que l’eau qui reste dans le seau après que l’âne a bu, apaise les maux de tête ; ses reins, ajoute le même auteur, guérissent d’un mal assez drôle, c’est l’incontinence. Il n’y a pas jusqu’à l’urine d’âne, jusqu’à ses excréments qui ne soient utiles et bienfaisants.

Quel nouveau spectacle[1] frappe mes regards ! Où vont ces ânesses ? Ô toi qui les conduit en faisant claquer ton fouet, et crachant des injures au nez des passants, parles ! Instruis-moi, où diriges-tu tes pas ? Quoi, tu vas dans le palais des grands ! Ces animaux qu’ils méprisent, leur sont donc nécessaires ! Oui sans doute, ils leur sont nécessaires : victime des plaisirs qu’ils ont tant désirés, le nectar des dieux s’est changé pour eux en poison. Leur santé ébranlée, leur corps chancelant, tout chez eux annonce un dépérissement total. À qui s’adresseront-ils dans ces tristes moments ? Quel objet dans la nature sera capable de les arracher des bras de la destruction ? Seras-ce vous, lions superbes, tigres furieux, terribles léopards ? Non ; loin de sauver leurs jours du naufrage, vous les engloutiriez aussitôt. Seras-ce vous, froids habitants de l’onde, ou bien vous, délicats volatiles, perdreaux, bécasses, faisans ? Hélas ! Vous êtes la plupart les auteurs de leurs douleurs cruelles ; loin de les soulager, vous redoubleriez leurs tourments. Cédez la place à cette ânesse qui s’avance ; elle porte dans ses mamelles, la santé et la vie.

Le lait d’ânesse[2] est également favorable aux grâces, comme à la santé. Il les ranime, les conserve, les embellit. Poppée, cette brillante coquette de l’ancienne Rome, pour réparer les désordres qu’occasionnaient à sa beauté des plaisirs trop souvent réitérés, se plongeait dans des bains faits avec du lait d’ânesse. C’est ainsi qu’elle sut prolonger le règne de ses charmes ; c’est ainsi que de simple grisette, elle devint la femme de Néron, et monta sur le trône des Césars.

Où trouvera-t-on dans l’univers, un animal[3] qui réunisse à la fois des propriétés si grandes, si variées ? Les anciens faisaient des flûtes avec des os d’ânes, et les trouvaient admirables. Les turcs font avec sa peau du chagrin ; les chinois de la colle ; les français des cribles ; et partout des souliers, des timbales, des tambours.

À l’égard de la chair de l’âne, quoi qu’en dise le très-vénérable Galien, elle n’est point dangereuse ; celle des ânons a même toujours passé pour très-délicieuse. Est-elle fraîche ? On croit manger du lièvre. Commence-t-elle à se flétrir ? On la confond avec du cerf. Les grecs et les romains, ces célèbres gourmands, mettaient la chair d’âne au rang des mets les plus exquis. Mécènes, ce favori d’Auguste, qui chérissait tant les gens d’esprit, aimait aussi les ânons ; il en mangeait toujours avec un plaisir nouveau : il leur trouvait un goût admirable. Varron nous assure que de son temps, on n’en servait que sur la table des rois et des Pontifes : ce qui fait qu’on appelait l’ânon, un mets pontifical. Il ajoute que ceux de Reate et de Pessinunte, étaient les plus recherchés ; qu’on en achetait souvent un seul, quarante mille sexterces, qui font à peu près mille écus.

Orose fait mention d’un sénateur nommé Axius, qui aimait pareillement les ânons ; mais il paraît qu’il n’était pas aussi scrupuleux que ses confrères : car il n’achetait les siens, que cent écus, quatre cents francs.

Aulugelle, dans la liste qu’il nous a laissée des mets friands et précieux, a placé les ânons ; il nomme ceux de Pessin ou Pessinunte, comme les plus estimés.

Dans des temps moins reculés, le chancelier Duprat mit en France la chair d’ânon en réputation ; on en servait sur les meilleures tables de Babylone : et un repas sans un morceau d’ânon, ne fut plus un grand repas.

Il y a encore des pays où les ânons sont le plat du maître, le morceau le plus friand. Nos voyageurs rapportent qu’en Afrique on va à la chasse aux ânons sauvages, comme en Allemagne à la chasse au daim, au sanglier. On les prend dans des filets ; et la chair en est exquise.

Terminons ici cette légère esquisse des propriétés de l’âne : elle doit suffire pour convaincre de l’utilité et de la supériorité de cet animal ; il se donne en totalité pendant sa vie ; il sert encore en détail après sa mort : un Dieu n’en ferait pas davantage.


  1. Le lait d’ânesse est un remède éprouvé et spécifique pour certains maux. L’usage de ce remède s’est conservé depuis les grecs jusqu’à nous. Pour l’avoir de bonne qualité, il faut lui choisir une ânesse jeune, saine, bien en chair ; qui ait mis bas depuis peu de temps, et qui n’ait pas été couverte depuis. Il faut lui ôter l’ânon qu’elle allaite, la tenir propre, la bien nourrir de foin, d’avoine, d’orge et d’herbes dont les qualités salutaires puissent influer sur la maladie : avoir attention de laisser refroidir le lait, et même de ne pas l’exposer à l’air ; il se gâterait en peu de temps.
  2. On peut voir à ce sujet, Suétone dans Oton, ch. 12 ; Martial, liv. X, ch. 86 ; Juvénal, satire 6 ; Pline Hist., liv. XI, ch. 41, liv. XXVIII, ch. 12. Ces auteurs qu’il ne faut cependant pas toujours croire sur leur parole, nous apprennent que Poppée était souvent accompagnée de 500 ânesses, dont on tirait le lait pour faire un bain. Ce qui est plus croyable, c’est qu’ils disent que les romains efféminés et délicats, se frottaient le visage et la peau, avec du pain trempé dans du lait d’ânesse ; soit pour se blanchir le teint, soit pour empêcher la barbe de pousser. Ils se faisaient le soir un masque de ce pain, et ne l’ôtaient que le lendemain : il paraît que les petits maîtres de Rome, ne valaient pas mieux que ceux de Babylone.
  3. Albert, le grand Albert, assure très-fermement, qu’on ne verrait jamais la fin des semelles des souliers qui seraient faites avec les endroits de la peau de l’âne, endurcis par les fardeaux qu’il porte. Pour moi, j’assure qu’il y a plus d’un savant qui a dit des sottises, sans compter ceux qui en ont fait à l’égard de la chair… Voyez Orose, liv. VII, ch. 37, et Aulugelle, liv. VII, ch. 15. Les viandes les plus recherchées, étaient les paons de l’île de Samos ; les faisans de la Phrygie ; les grues de l’île de Milo ; les chevreaux d’Ambracie ; les jeunes thons de Calcédoine, les lamproies de Tartefe ou Tarifa ; les ânons de Pessinunte ; les huîtres de Tarente, etc.