CHAPITRE XVII.

Les trois points.


Ce n’est pas assez pour apprécier le mérite d’un animal, que de connaître la nécessité des services qu’il rend, ses bonnes ou mauvaises qualités, et celles de ses rivaux ; il faut encore considérer l’étendue des soins qu’il exige, les frais qu’il occasionne, les accidents auxquels il est sujet. Or, sous ce triple point de vue, l’âne doit encore l’emporter sur le reste des animaux.

Un ânon vient de naître : insensiblement sa mère va l’élever. À peine aura-t-il deux ans, qu’il sera en état de rendre service à son maître ; il est utile avant que d’être onéreux. Son enfance n’exige aucun soin. Jamais on n’a emmailloté les ânons, jamais on n’en a vu de contrefaits : c’est la nature qui les forme, rien d’imparfait ne sort de ses mains. En avançant en âge, il ne devient pas plus embarrassant : je l’ai déjà dit, la toilette d’un âne est la plus courte et la plus facile des animaux. Il n’est point sujet comme eux à la vermine ; ainsi qu’on l’étrille ou qu’on le néglige, c’est indifférent pour lui. Si quelque chose le gêne, il se roule par terre ou se frotte contre un arbre ; il n’a besoin ni de valets de chambre, ni de laquais : il se sert lui-même. Sa vieillesse n’est point incommode ; à peine s’aperçoit-on qu’il n’est plus jeune ; sur les bords de sa tombe, comme au printemps de son âge, il aime à rendre service, il travaille sans cesse, il n’en est que plus précieux.

Quant à sa dépense, elle est fort légère ; et par conséquent peu dispendieuse. Un de nos habiles calculateurs a même démontré, qu’un moine, un chanoine, un cochon, mangent plus en une heure, qu’un âne de bon appétit en huit jours. Aussi depuis que Montmartre existe, on n’a jamais entendu dire qu’un baudet fût mort de gras fondu : ils n’ont pas même d’indigestions. L’âne doit cet avantage à sa sobriété ; frugal dans ses repas, il ne mange rien de ce qui sait pouvoir lui être nuisible ; il ne prend de nourriture, qu’autant qu’il en a besoin pour vivre. Peu friand, il mange tout ce qu’on lui donne[1]. Sa boisson est le seul objet sur lequel il est d’une délicatesse extrême : il ne veut que de l’eau bien nette, bien claire ; il se passera plutôt de boire une journée entière, que de se désaltérer dans des bourbiers, dans des marais : tel est l’âne dans ses repas, un chardon encore vert, une source d’eau pure, voilà son nectar, voilà son ambroisie.

Il est aisé de voir qu’on peut régaler l’âne à peu de frais, c’est ce qui a fait dire au judicieux auteur du spectacle de la nature, que l’âne est le moins coûteux et le plus utile des animaux. On l’achète lui-même à bon compte : on vend des chiens, des singes, des oiseaux, cent écus, quatre cents francs ; un âne bien étoffé ne coûte pas vingt écus : tant il est vrai que ce n’est pas par leur prix, qu’il faut juger des choses.

Les moutons sont sujets à la gravelle, les chèvres ont la salive brûlante et venimeuse. Folette, cette chienne si douce, si tranquille, est furieuse, elle écume, elle mord, elle enrage ; ce beau cheval était hier si léger, si vif, aujourd’hui à peine peut-il faire quatre pas ; il est poussif. L’homme enfin est accablé d’une infinité de maux ; les Babyloniens en trouvent jusques dans le sein du plaisir. L’âne est le seul dans la nature[2] qui a le privilège d’être exempt de tous les maux.

Spécifique de Nicole, élixir de Garrus, vous n’obtiendrez point à vos maîtres des habits brillants, des équipages, des laquais, les ânes n’ont pas besoin de vous. La célèbre école vétérinaire manquerait d’occupation, s’il n’y avait que des ânes dans le monde : nés robustes, endurcis par le travail, modérés dans leurs repas, nos baudets ne prennent point de Kirsch-Wasser pour aider à la digestion ; ils ignorent ce que c’est que d’être malade ; la santé brille dans leurs yeux ; le germe de la vie est dans leur cœur. Les ânesses partagent avec eux ce rare avantage, et leurs petits naissent sains et robustes comme eux.

Ce n’est point non plus l’usage parmi les ânes de Montmartre, de rougir de sa santé ; ils n’ont point de ces maladies complaisantes, qui surviennent et se dissipent à la volonté du malade. On n’a jamais vu à leur lever, un disciple d’Esculape leur tâter le pouls, leur regarder la langue, et prenant du tabac d’Espagne dans une boîte d’or, ordonner un lait de poule à Madame, et des restaurants à Monsieur. La satisfaction, un bon régime, de l’exercice, voilà les remèdes de l’âne, voilà ses médecins.


  1. Diogène Laerce dit que Chrysippe voyant un âne qui mangeait de bon appétit un plat de figues, fit apporter du vin dans un seau, afin qu’il ne mangeât pas sans boire. L’âne en ayant bu cinq ou six pintes en deux traits, Chrysippe y prit tant de plaisir, qu’il en mourût à force de rire : c’était mourir à bon marché.
  2. On dit que l’âne est sujet à la gale, mais M. Buffon assure que c’est fort rare.