Éloge de Montaigne/Préface

Charles Pougens (p. 5-9).

ÉLOGE

de

MONTAIGNE.


En lisant le philosophe auquel plusieurs académies ont déjà payé un tribut d’éloges, j’ai cru reconnoître que la plupart de nos moralistes ont puisé dans ses écrits les traits saillans et les principes lumineux qui prêtent tant d’éclat à leurs ouvrages. Sans doute on ne sera point étonné que tant d’idées sublimes prodiguées dans les Essais de Montaigne, se soient gravées dans leur mémoire ; il n’est pas du nombre de ces écrivains dont les pensées glissent sur l’esprit des lecteurs ; il les imprime dans leur ame, et, pour me servir d’une de ses expressions, il les y burine en traits ineffaçables : mais peut-on n’être pas surpris que ceux qui lui doivent une partie de leur célébrité, aient cherché à ternir sa gloire ? C’est de lui que plusieurs de nos philosophes ont emprunté leurs maximes ; et par une injustice inconcevable, ils ont osé dire que ses Essais, surchargés de répétitions fastidieuses, coupés par des digressions déplacées, écrits d’un style trivial et incorrect, n’étaient pas moins opposés au vrai goût qu’à la saine morale : tel on voit dans nos jardins l’insecte attaquer la tige de la plante salutaire qui le nourrit.

Ces traits d’ingratitude m’ont révoltée ; et si l’indignation créoit des orateurs comme elle a créé des poètes, je pourrois, en prononçant l’éloge de ce grand homme, faire passer dans vos ames les sentimens dont la mienne est pénétrée.

C’est dans la lecture des écrits de Montaigne que j’ai cherché la connoissance de mes devoirs, et c’est à l’histoire de ses actions que j’ai dû cet enthousiasme qui rend l’homme capable de tout entreprendre, parce qu’il lui cache l’intervalle immense qui le sépare de son modèle. Je parlerai donc de ses ouvrages et de ses vertus : puissé-je, en le présentant sous ce double point de vue, forcer ses détracteurs de souscrire à son apologie, et mes juges d’applaudir à mes efforts.