Éloge de Michel de l’Hôpital

Œuvres de Condorcet
Didot (Tome 3p. 463-566).
ÉLOGE
DE
MICHEL DE L’HÔPITAL,


CHANCELIER DE FRANCE.


DISCOURS


PRÉSENTÉ À L’ACADÉMIE FRANÇAISE, EN 1777.


Nec vitœ animœque peperei,
Dum patriæ prodesse meæ, prodesseque regi
Spes fuit.
L’Hôpital, ad Bart. Faium.
Séparateur


Le citoyen vertueux que tourmente le spectacle des malheurs publics, s’efforce d’échapper au sentiment qui flétrit son âme et qui la déchire : il a besoin de croire que du moins ces malheurs ne seront pas éternels ; et comment son cœur ne s’ouvrirait-il pas à cette douce espérance, lorsque, réfléchissant sur la nature humaine, il voit que pour s’assurer le bonheur, autant du moins que le bonheur peut appartenir à des êtres sensibles et périssables, il suffirait aux hommes de le vouloir, puisque leurs plus grands malheurs naissent d’une foule de vices et de préjugés qui ne sont pas l’ouvrage de la nature ? Il s’élève à lu source de ces malheurs ; il voit que pour les réparer, il ne faudrait qu’éclairer les peuples sur leurs vrais intérêts, et qu’un petit nombre de vérités simples établirait le bonheur du genre humain sur une base inébranlable.

Mais si, descendant de ces spéculations, il jette un regard sur la terre, s’il consulte la triste expérience de tous les siècles, que lui montreront les annales de l’histoire ? Les peuples traités par leurs souverains comme de vils troupeaux, dont la vie et la postérité leur appartiennent ; l’homme injuste et puissant, franchissant la barrière des lois toujours trop faibles contre lui, ou trouvant dans les lois mêmes des moyens sûrs et terribles de violer avec plus d’impunité les droits qu’elles devaient défendre. Il verra les impôts que la nation a payés pour les besoins publics de la nation, être la solde de ceux qui forgent ses fers ; la réforme des abus ouvrir la porte à des abus nouveaux ; et la vertu même devenir funeste, lorsque ses efforts, trop faibles pour réprimer les méchants, n’ont servi qu’à les irriter ; alors, pénétré d’un dégoût mortel, il se dira : Le genre humain est donc condamné à des maux irréparables ; et il ne reste plus à l’homme de bien que de n’être ni le complice ni le témoin des malheurs de ses semblables.

Un pays où cette triste pensée occuperait le cœur des hommes vertueux, toucherait sans doute au moment de sa décadence. Alors il faudrait leur montrer l’exemple de ces génies bienfaisants et courageux, qui, ne pouvant exécuter les opérations grandes et utiles qu’ils avaient conçues, n’ont pas dédaigné de faire le bien que les circonstances leur permettaient, inaccessibles au découragement comme à la crainte, et n’ayant pas même besoin de l’espérance du succès pour faire au bonheur public le sacrifice de leur vie entière.

Tel fut le chancelier de l’Hôpital. Au milieu du plus violent fanatisme, il fit entendre la voix de la raison et de l’humanité ; au sein de l’anarchie et de la révolte, il défendit avec un courage égal, et l’autorité du roi et les droits de la nation ; la corruption de son siècle, les intrigues de la cour n’altérèrent ni son intégrité, ni sa franchise ; et lorsque tous ne songeaient qu’à établir leur fortune sur les malheurs publics, seul il veillait pour a. patrie.

Aussi, Messieurs, je ne puis regarder comme un simple hommage l’éloge que vous voulez consacrer aux vertus du chancelier de l’Hôpital ; et j’ose supposer aux sages à qui il appartient de distribuer la gloire, au nom de la nation, des vues plus grandes et plus utiles encore.

C’est un exemple que vous proposez à ceux qui, ayant reçu de la nature des talents distingués, et se trouvant placés dans des circonstances difficiles, auraient à choisir entre leur repos et le bonheur public : qu’ils comparent avec leur siècle le siècle affreux où l’Hôpital fut ministre ; qu’ils contemplent les grandes choses qu’il a cependant osé entreprendre ; et qu’ils tremblent de se rendre plus malheureux que les auteurs mêmes du mal, car c’est pour l’homme vertueux et faible que les remords sont un supplice.

Forcé de m’arrêter sur une longue suite de désordres et de barbaries, je ne parlerai point de sang froid de ce qu’il est impossible de voir sans indignation. Eh ! pourquoi craindrais-je de haïr les ennemis de ma patrie ? C’est le seul genre de haine dont le sentiment ne soit point pénible : malheur au peuple où cette haine ne régnerait plus que dans un petit nombre d’âmes échappées à l’avilissement ! Malheur surtout à la nation où elie serait regardée comme un ridicule ou comme un crime, où l’on donnerait le nom de raison à l’indifférence pour les maux publics ! Qu’importe à l’homme de bien, si les âmes viles qui ne s’indignent contre le crime que lorsqu’il blesse leurs intérêts, si les hommes corrompus qui tremblent en secret pour eux-mêmes, l’accusent d’être méchant lorsqu’il n’est que juste ! Il lui suffît de pouvoir se dire à lui-même : Ma voix est pure ; elle n’a flétri que les ennemis de la vertu et les oppresseurs du peuple.

On me reprochera peut-être de montrer les hommes sous des couleurs trop odieuses ; mais qu’on daigne se souvenir que j’ai à peindre, et le siècle le plus coupable peut-être dont les annales du monde aient transmis la mémoire, et dans ce siècle les classes les plus élevées, c’est-à-dire, les plus corrompues de la société : alors, on ne m’accusera point d’avoir calomnié la nature humaine. C’est parce que je crois l’homme naturellement bon, que je m’indigne contre ceux qui le rendent l’instrument du malheur de ses semblables : le philosophe qui croit l’homme méchant, doit voir tranquillement des crimes qui ne sont à ses yeux que la suite nécessaire de l’ordre du monde.

Ministres des autels, magistrats, chefs de la noblesse, pardonnez si je retrace les fautes de vos prédécesseurs ou de vos ancêtres. Quand j’oserais dissimuler la vérité, pourrais-je l’anéantir ? Et que ferait un lâche déguisement, sinon de laissera la postérité un coupable de plus à flétrir ? Si ces crimes sont une tache pour vous, ce n’est qu’à force de vertus que vous pouvez l’effacer ; et le seul moyen de faire oublier les maux qu’ont faits vos ancêtres, c’est de les réparer.

Je parlerai des atrocités que le fanatisme a inspirées, sans craindre que ceux qui aiment la religion puissent m’en faire un crime. Si la religion a été établie pour le bonheur des hommes, par un Dieu leur père commun, certes, ce n’est pas elle qui allume des bûchers et ordonne des massacres.

Je dirai qu’il y avait des abus dans l’Église : comparez les mœurs de notre clergé, ses lumières, l’ordre qui règne dans l’exercice de sa juridiction, la morale qu’il enseigne au peuple, avec ce qu’était au seizième siècle ce même clergé, et osez prétendre qu’il n’y avait point alors d’abus à réformer.

L’Hôpital disait aux magistrats assemblés à Rouen : « Vous êtes les juges du droit et non de la doctrine ; il ne s’agit pas de décider lequel est le meilleur chrétien, mais de quel côté est la justice. »

On peut adresser ces mêmes paroles à l’historien, puisque les devoirs de l’historien sont les mêmes.


L’ Hôpital, avant qu’il fût chancelier.


L’éducation de Miche de l’Hôpital [1], dirigée par un père sage et éclairé, n’était pas finie lorsqu’il reçut des leçons bien supérieures, celles de l’adversité. Son père était médecin du connétable de Bourbon. Nos ancêtres avaient apporté des forêts de la Germanie, l’habitude de regarder la fidélité à son chef comme le premier de tous les devoirs, et cette opinion subsistait encore au milieu des débris du gouvernement féodal : Jean de l’Hôpital suivit le sort de son prince, sans croire trahir sa patrie, à qui, dans son exil même, il eut le bonheur de pouvoir se rendre utile [2] .

Le fils, arrêté aussitôt après la fuite de son père, et bientôt relâché, l’alla rejoindre en Italie ; là, sans biens, sans patrie, il se conduisit en homme qui sent qu’il n’a rien à attendre que de sa vertu et de son génie. Son savoir, dans un âge où l’étendue des connaissances prouve celle de l’esprit ; son éloquence, son talent pour la poésie, son ardeur insatiable pour s’instruire ; des mœurs douces et pures ; une âme courageuse et sensible, capable d’aimer, et que l’infortune ne pouvait abattre ; son caractère, dont, malgré sa jeunesse, plusieurs traits avaient décelé déjà l’élévation et la force : toutes ces qualités, que le malheur rendait plus intéressantes encore, lui méritèrent de puissants protecteurs. Ils se félicitaient d’avoir trouvé un homme dont les talents et la reconnaissance leur promettaient un secours utile, et qui ne pouvait devenir leur rival.

Le cardinal de Grammont engagea l’Hôpital à le suivre en France [3] ; il eut l’honneur de rendre à leur commune patrie ce citoyen rejeté par elle dès son enfance, et que la nature avait destiné à en être un jour l’honneur et l’appui : mais déchu bientôt de toutes ses espérances par la mort trop prompte du cardinal, l’Hôpital resta sans place, sans protecteur. Heureusement, le lieutenant criminel Morin devina son génie ; il donna sa fille et une charge de conseiller au parlement à ce jeune homme sans fortune, qui n’avait hérité de ses parents qu’un nom flétri et odieux à la cour.

L’Hôpital ne tarda pas longtemps à éprouver le dégoût inséparable de la monotonie de ses fonctions : lui-même, dans ses lettres, se compare à Sisyphe, obligé chaque jour de porter au haut d’une montagne un rocher qui retombe chaque jour ; non que l’Hôpital regardât les fonctions déjuge comme peu difficiles et peu importantes : mais, contraint de suivre une jurisprudence où il découvrait sans cesse de nouveaux abus, d’appliquer des lois qu’il aurait voulu réformer, de juger des procès lorsque son génie le portait à approfondir les grands principes de la législation, il se voyait forcé d’employer à discuter des intérêts incertains et minutieux, un temps qu’il brûlait de consacrer tout entier à la recherche de la vérité ; son âme, que le seul plaisir d’avoir été juste ne pouvait remplir, était dévorée du désir de réparer cette foule de maux dont il apprenait tous les jours à mieux connaître l’étendue et la profondeur. Pour les grands génies et les âmes élevées, il n’y a que deux plaisirs, celui de servir son pays, et celui de découvrir des vérités ; ou plutôt il n’y en a qu’un, celui d’être utile à ses semblables ; car la découverte de la vérité est un des plus sûrs moyens de faire du bien aux hommes.

La place de chancelier de France était remplie par Olivier, digne alors d’être l’ami de l’Hôpital : homme simple dans ses mœurs et ferme dans sa conduite, d’un caractère modéré, d’une âme élevée et forte ; indigné des vices de la cour, mais restant à la cour pour tempérer les funestes effets de ces vices ; opposant aux déprédations des favoris son exemple et l’autorité de sa place ; prêt à la perdre plutôt que de cesser d’être l’homme de la nation, mais plus propre à s’opposer au mal qu’à en chercher les sources et à les tarir ; agissant peu, mais peut-être par cela même plus fort contre la calomnie et contre l’intrigue.

Olivier connaissait les talents de l’Hôpital : il fit consentir le fils de François I er à employer une créa-créa créa-ture du connétable de Bourbon : l’Hôpital fut député au concile de Bologne [4].

Des gouvernements flottant entre le despotisme et l’anarchie, une administration qui n’avait d’autre plan que d’augmenter par des voies sourdes les profits du fisc, une législation qui n’était qu’un amas de coutumes nées dans les temps barbares, un peuple ignorant et fanatique, des mœurs à la fois féroces et corrompues, une noblesse superstitieuse et débauchée, avide de plaisirs et de combats, livrée à tons les vices, et capable à la fois des plus grands crimes et des actions les plus héroïques : tel était le spectacle qu’offraient alors toutes les nations chrétiennes. Il ne fallait qu’un prétexte pour allumer la guerre civile d’un bout de l’Europe à l’autre, et les nouvelles opinions fournissaient ce prétexte. Déjà le sang avait coulé en Allemagne ; déjà l’Angleterre avait été agitée de troubles et de complots ; déjà les bûchers allumés en Flandre, en Espagne, en France, et les massacres des vallées de Piémont avaient excité dans les novateurs le désir de la vengeance : tout annonçait à l’Europe, et surtout à la France, d’horribles désastres ; les guerres des Albigeois et celles des Hussites montraient assez à quelles horreurs on devait s’attendre, lorsque ce fléau des guerres religieuses, resserré jusqu’alors dans un petit espace, viendrait étendre ses fureurs dans de vastes contrées, et que le genre humain serait sans asile. La paix de l’Église paraissait le seul moyen de sauver l’Europe, et l’Hôpital ne pouvait plus se plaindre d’être livré à des objets indignes de son génie : mais, arrivé à Bologne, il vit qu’il était le seul qui daignât s’occuper du repos des peuples et des intérêts de la religion ; les autres se livraient à des discussions que peut-être ils avaient le malheur de croire plus importantes. Il s’agissait de savoir si le concile se tiendrait en Allemagne ou en Italie, dans les États du pape ou dans ceux de la maison d’Autriche, qui, de Paul III ou de Charles-Quint, y serait le maître. L’Hôpital sentit bientôt qu’il n’avait rien à faire à Bologne ; il demanda son rappel, l’obtint, et revint dans sa patrie reprendre ses fonctions.

Olivier fut obligé de quitter le ministère peu de temps après ; le dépérissement de sa santé était le prétexte de la retraite à laquelle on le forçait : car les favoris qui portèrent Henri II à délivrer sa cour des regards d’un homme vertueux, voulurent du moins épargner à ce prince la honte d’avoir à rougir aux yeux de la nation.

On donna les sceaux à Bertrandi, ministre vendu à tout ce qui avait l’apparence du crédit, ne refusant rien aux grands, pas même des grâces contradictoires [5] ; tremblant devant les tyrans de la cour et des provinces ; hardi lorsqu’il s’agissait de faire des lois de sang, ou de violer celles qui assurent nos libertés. S’il a échappé à l’exécration des siècles suivants, c’est que toujours vil au sein de la puissance, toujours subalterne, même en occupant les premières places, il fut trop petit pour attirer les regards de la postérité.

Olivier ne regretta point la perte de sa place, ni l’Hôpital celle de ses espérances ; ils ne pleurèrent que sur leur patrie, et se félicitèrent de n’être plus exposés à devenir, malgré eux, les instruments de ses malheurs [6].

Cependant l’Hôpital n’était pas sans protecteurs. Le cardinal de Tournon, le cardinal de Lorraine auraient été jaloux d’acquérir des droits sur sa reconnaissance : mais ils n’étaient pas dignes d’être les bienfaiteurs d’un homme vertueux ; et l’honneur de mettre enfin l’Hôpital à sa véritable place était réservé à une âme plus pure.

Marguerite de Valois, fille de François Ier, avait hérité de l’amour de son père pour les savants ; elle s’était servie plus d’une fois de son crédit sur l’esprit de son frère pour combattre la politique cruelle de ses ministres, qui croyaient ne pouvoir se brouiller impunément avec le pape, si le supplice de quelques hérétiques n’attestait la pureté de leur foi.

On fit connaître l’Hôpital à cette princesse ; elle vit en lui un homme d’État plus habile que tous les machiavélismes de la cour, et qui pourtant n’avait pour toute politique que de la franchise et du courage ; un savant en qui l’étude des objets les plus sévères n’avait point étouffé les grâces naturelles ; un magistrat que l’habitude des affaires n’avait pas empêché de sentir vivement le prix et les douceurs de l’amitié ; et bientôt il fut admis dans sa familiarité.

Quelque corrompu que puisse être un prince par l’orgueil du pouvoir et par le charme des plaisirs, il est impossible que dans quelques moments il ne soit effrayé de l’idée de faire le malheur de plusieurs millions d’hommes, et d’avoir à en répondre. Dans un de ces moments, Henri désire d’opposer une barrière à l’insatiable avidité de ses courtisans, à la rapacité des traitants, à sa propre faiblesse : sa sœur lui propose l’Hôpital, l’Hôpital est accepté ; et pour lui donner un titre qui puisse l’associer à l’administration des finances, on crée pour lui une seconde charge de premier président de la chambre des comptes.


L’Hôpital à la tête des finances.


Le produit des impôts appartient à l’État, et ne peut être légitimement employé que pour l’avantage du peuple qui les a payés. Fidèle à cette maxime, l’Hôpital refusa constamment de ratifier des dons que le suffrage de la nation n’aurait pas confirmés ; il rejeta des comptes toutes les dépenses qui n’avaient pas le service public pour objet. Les déprédations furent réprimées, malgré la puissance de leurs protecteurs, ou publics ou secrets. Enfin, pour effrayer ceux qui oseraient à l’avenir élever, sur les débris du peuple, l’édifice d’une fortune scandaleuse, l’Hôpital ne crut pas être injuste en recherchant la fortune des traitants. On n’avait pas encore imaginé qu’on pût être innocent en profitant des malheurs publics, et qu’une grande fortune, faite aux dépens de la nation, pût n’être pas un crime [7].

Cette conduite fit à l’Hôpital bien des ennemis : il eut tous ceux de la patrie ; mais il dédaigna également leurs offres et leurs menaces ; il ne sacrifia point à leur faveur, quelque utile qu’elle pût être, le serment qu’il avait fait au roi et à la nation : il ne voulut point, pour augmenter les richesses des courtisans, laisser errer le soldat sans paye [8] dans les provinces et les ravager, ou livrer le peuple aux traitants, brigands plus destructeurs encore.

Cependant l’édit des semestres vint fournir un [9] vint fournir un prétexte aux ennemis de l’Hôpital : on l’accuse d’avoir trahi le corps dont il avait été membre, comme s’il y avait pour un citoyen d’autres devoirs que ceux qui l’enchaînent à la patrie. Ces mêmes hommes, qui le haïssaient parce qu’il avait défendu le peuple contre la cour, lui reprochent d’avoir vendu à la cour les intérêts du peuple ; il n’a voulu qu’abolir les épices, qu’il regarde comme une source de corruption, et on crie qu’il veut introduire la corruption dans la magistrature !

L’Hôpital fut accablé de ces reproches ; il ne pouvait se repentir d’avoir obéi à ses lumières et à sa

conscience : mais il était vertueux et sensible ; il aimait la gloire, et il se voyait accusé et condamné par la voix publique, trop souvent inexorable pour l’homme de bien, et indulgente pour les hommes corrompus.

C’est dans le cœur de ses amis qu’il cherche la force de résister à ce malheur, le plus grand qu’un homme vertueux puisse éprouver après celui du remords. Il interroge tous ceux qui connaissent sa vie, qui l’ont vu exercer ces fonctions qu’alors il cherchait à rendre plus nobles encore ; il leur demande s’ils ont rien aperçu en lui qui puisse le faire juger capable d’immoler son devoir à l’avidité, à l’ambition, à l’esprit de parti, et par où il a mérité qu’on le force de détester la vie [10].

L’édit des semestres fut bientôt oublié ; et l’Hôpital, chargé de la renommée d’un homme ennemi des abus, resta exposé à la haine de ceux que ces abus font vivre.

Mais ne le plaignons point d’avoir obtenu la haine des ennemis du peuple ; pour une âme forte, cette haine est un bien : c’est la preuve la plus frappante qu’on a servi la patrie. Le peuple ignorant, facile à séduire, se trompe aisément sur le bien qu’on lui fait ; ses ennemis, plus éclairés, plus attentifs à leurs intérêts, ne se trompent point. Le peuple peut méconnaître celui qu’il doit aimer ; les ennemis du peuple connaissent bien mieux celui qu’ils doivent haïr. L’Hôpital touchait au moment où, exposé aux regards de la nation entière, la calomnie ne pourrait plus rien contre sa gloire. Il est rare que ceux qui, des derniers rangs de la société, s’élèvent aux premières places, y arrivent avec une réputation sans tache. L’envie peut trop aisément verser ses poisons sur une vie obscure ; ne serait-il pas à la fois plus juste, plus sûr, et même plus utile, de juger alors des commencements de la vie d’un homme d’État, par sa conduite dans les places où il lui est aussi impossible de cacher ses crimes qu’à ses ennemis de lui en supposer ? Irons-nous donc chercher, dans la poussière de nos archives, de quoi confondre ceux qui ont accusé l’Hôpital d’ingratitude, d’avidité, de bassesse, d’ambition ? Non ; mais nous demanderons si, pendant qu’il fut chancelier, il trahit la confiance du roi ou la cause du peuple, s’il augmenta sa fortune, s’il abaissa devant les favoris la hauteur de son caractère, s’il acheta aux dépens de la vérité le triste avantage de conserver son crédit, en perdant son honneur. La conduite de l’Hôpital, durant son ministère, est la seule bonne apologie de la manière dont il y est parvenu. Voyons cependant si ce moment de la vie de l’Hôpital a même eu besoin d’apologie.

Henri II venait de mourir ; le cardinal de Lorraine, oncle de Marie Stuart, femme du jeune François II, était devenu le maître du roi et de la France. Jaloux de l’approbation publique, comme le sont tous ceux qui commencent à jouir de l’autorité, il avait rappelé Olivier. Bertrandi fut dédommagé par tout ce qui peut flatter une âme vile, de l’argent et des honneurs.

Mais le cardinal sentit bientôt qu’il lui en coûterait trop pour mériter des applaudissements durables, et il crut qu’il pouvait, sans danger, déployer tout son caractère [11].

Les chefs des grandes familles françaises, ceux des princes du sang dont la puissance et les talents sont à craindre, dénoncés à la nation comme des ennemis du culte public, sont éloignés de la cour. Un bruit sourd commence à s’accréditer, que l’on n’attend des héritiers d’aucun des enfants de Henri II ; et le dessein d’armer les catholiques contre les protestants, et de placer par leurs mains la couronne de France sur la tête des princes de la maison de Guise, s’annonce déjà d’une manière effrayante.

Le roi était détenu par le cardinal dans une espèce de prison. Les partisans de la maison de Bourbon [12] osèrent former le dessein d’enlever le roi à ses mi-mi mi-nistres, et de sauver la France. Le moyen qu’ils employèrent était un crime qu’aucune intention ne pouvait justifier ; mais la manière dont le cardinal de Lorraine en punit les auteurs fut plus criminelle encore. Le meurtre de plusieurs milliers d’hommes, ou massacrés, ou livrés aux supplices, en ne conservant des formes légales que ce qu’il fallait pour en rendre la violation plus odieuse, souleva toute la nation. Olivier, affaibli par l’âge, trop éclairé pour ne pas prévoir les maux dont la France était menacée, trop faible pour résister aux ordres du cardinal de Lorraine, trop vertueux pour les exécuter sans remords, et pour se croire justifié en disant qu’il n’avait fait qu’obéir 5 Olivier signa, en gémissant, ces ordres sanguinaires, et mourut de chagrin et de repentir : il fallut lui nommer un successeur.

Il n’eût pas été difficile au cardinal de Lorraine de trouver un esclave ; mais il croyait avoir besoin d’un appui : la troupe de ses flatteurs, le génie de son frère, l’autorité du roi qu’on savait déjà trop être incapable d’avoir une volonté, paraissaient au cardinal de trop faibles remparts contre la France indignée.

Catherine de Médicis, qui, durant la vie de Henri II, n’avait été jalouse que du crédit de la duchesse de Valentinois, vit avec douleur, sous le règne de son fils, le crédit passer entre les mains de Marie Stuart et de ses oncles. Avide du pouvoir, et ne sachant ni s’en servir ni le conserver ; lâche dans le danger, mais insultant avec audace à l’opinion, aux lois, au bonheur du peuple ; se livrant au crime sans remords, et le regardant comme un simple moyen de politique ; se croyant plus habile à mesure qu’elle augmentait la liste de ses atrocités, mais affable et sachant se faire aimer de cette classe d’hommes malheureusement trop nombreuse, qui pardonne aux princes d’oublier dans leur conduite qu’ils sont des hommes, pourvu que dans leurs manières ils paraissent s’en souvenir quelquefois ; bienfaisante, mais de cette bienfaisance qui est utile aux courtisans et funeste aux peuples : telle était Catherine. Elle voulait alors qu’un chancelier, qui fût son ouvrage, l’aidât à balancer le pouvoir des Guises : elle n’aurait pas eu le crédit de faire nommer un de leurs ennemis ; il fallait donc choisir parmi les hommes trop peu considérables encore pour que leur parti, leurs opinions fussent connus ; mais il fallait aussi un magistrat qui réparât l’obscurité de sa naissance par l’éclat de sa réputation. L’Hôpital lui parut propre à remplir ses vues, et elle eut l’art de le faire accepter, ou plutôt de le faire choisir par les Guises. Ainsi, l’élévation du chancelier de l’Hôpital fut le fruit d’une intrigue. Les hommes de génie parviennent donc quelquefois aux places que la nature leur a marquées ; mais trop souvent, c’est l’erreur, et non la justice qui les y porte : aussi leurs protecteurs sont-ils les premiers à devenir leurs ennemis, lorsqu’ils trouvent un homme où ils espéraient ne trouver qu’un complice. L’Hôpital, éloigné de la cour, était innocent de ces intrigues [13] , et il lui fut permis d’être vertueux, sans avoir même à se reprocher d’avoir trompé ceux à qui il devait son élévation.


L'Hôpital, chancelier, ministre et homme d’État.


Chef de la magistrature, conservateur des lois, défenseur du peuple, et législateur, l’Hôpital sentit toute l’étendue des devoirs que ces différents titres lui imposaient.

Chef de la magistrature, le chancelier ne doit jamais perdre de vue que les magistrats ont été institués pour le peuple, et que, placé à leur tête, il leur doit, non de défendre leurs prétentions, mais

de leur assurer la liberté de remplir leurs devoirs» Si la crainte, la bassesse, l’avidité, la partialité corrompent la pureté des jugements ; si les tribunaux font servir à leur propre ambition le pouvoir dont ils sont armés pour la sûreté publique ; si l’esprit de corps étouffe l’esprit d’équité ; si le zèle de secte ou de parti altère le zèle de la justice ; si les magistrats s’abaissent jusqu’à se rendre les instruments des passions des hommes puissants, ou les complices de leurs intrigues ; s’ils négligent leurs fonctions utiles, pour aspirer à un simulacre de pouvoir qu’ils ne peuvent obtenir qu’aux dépens de la prospérité publique : qu’alors, ils trouvent dans leur chef, un censeur plus occupé de les éclairer que de les punir, plus redoutable par l’autorité de ses lumières et de ses exemples, que par le pouvoir de sa place, et qui sache que les reproches de l’homme puissant ne sont qu’une injure, mais que ceux de l’homme vertueux peuvent être des leçons utiles.

Conservateur des lois, placé entre la nation et le souverain, le chancelier appartient à tous deux, et n’appartient qu’à eux seuls ; s’il se souvient qu’il peut avoir d’autres intérêts, d’autres liaisons, il n’est qu’un traître.

C’est à lui de défendre auprès du prince les droits du peuple, que jamais les rois n’ont intérêt de violer : c’est à lui de défendre les droits du souverain, contre tous ceux qui voudraient exercer, au nom de la nation, un pouvoir qu’elle ne leur a pas confié.

C’est à lui d’invoquer hautement le nom de la justice au milieu des clameurs de l’ambition qui appelle la guerre, de l’avidité qui demande qu’on lui livre le sang du peuple, des factions qui combattent pour le despotisme ou pour l’anarchie.

Défenseur du peuple, qui souvent même sans connaître son nom jouit de sa sagesse et de son courage, utile au monarque, dont il défend l’honneur et la conscience en combattant souvent ses volontés, un chancelier demeure en butte à tous les méchants : aussi, tandis que toutes les autres places du ministère ont été révocables à la première volonté du souverain, une loi ancienne a voulu que celle du chancelier ne pût lui être ôtée que par un jugement régulier ; que celui qui est chargé du maintien des lois fût protégé par elles, et que l’homme de la nation ne fût pas livré sans défense aux ennemis de la nation.

Législateur enfin, le chancelier sentira que s’il doit maintenir l’exécution des lois tant qu’elles subsistent, il doit également n’en pas laisser subsister de mauvaises ; que plus il importe que les lois soient respectées, plus il est essentiel qu’il n’y en ait que de bonnes ; qu’enfin, si c’est toujours un mal de violer les lois, c’est souvent un très-grand bien de les réformer.

Proscrire toutes ces lois contraires à la raison et à la nat ure, qu’aucune puissance ne peut légitimer, et qu’on ne peut volontairement tolérer sans se rendre coupable ; abolir toutes ces lois cruelles, qui servent moins à donner de l’horreur pour le crime, qu’à inspirer pour les criminels une pitié dangereuse, et qui rendent les mœurs plus atroces sans rendre le crime moins fréquent ; abandonner au mépris public les actions secrètes, dont les preuves obscures, incertaines, ne peuvent s’acquérir que par la trahison et le scandale, ces actions que la morale condamne, mais que la loi ne peut punir sans exposer à une oppression arbitraire l’honneur et la sûreté des citoyens.

Veiller à ce qu’il n’y ait aucun droit des hommes qui puisse être violé sans enfreindre une loi positive, afin que le silence de la loi ne mette pas à couvert celui que le droit de la nature défend d’absoudre ; mais éviter plus soigneusement encore les lois inutiles, celles qui statuent sur des objets indifférents au bonheur public ; car toute loi qui n’est pas nécessaire est un acte de tyrannie.

Changer toutes ces institutions, qui, mettant la loi en contradiction avec les principes de l’honneur ou des mœurs publiques, forcent l’homme de bien de s’élever au-dessus des lois ; supprimer les lois anciennes devenues contraires aux préjugés et aux usages actuels ; car il ne faut point accoutumer le peuple à se faire un jeu de transgresser les lois [14].

Craindre même de publier de bonnes lois, lorsque des préjugés ou des factions pourraient en empêcher l’exécution ; car c’est un grand mal qu’une bonne loi qui n’est pas exécutée. Régler les formalités qui assurent au citoyen la jouissance de ses droits ; mais ne point perdre de vue, en les réglant, avec quelle habileté funeste on peut trouver dans ces formalités mêmes des moyens sûrs d’opprimer et de dépouiller le faible avec impunité.

Tels sont les devoirs d’un chancelier considéré comme législateur, jusqu’au moment où des circonstances plus heureuses lui permettront de créer une jurisprudence nouvelle, dégagée de ce vain fatras dont les préjugés de vingt nations et de vingt siècles ont surchargé notre législation, et d’établir sur des principes puisés dans la raison seule, un système de lois qui assure à l’homme la jouissance des avantages que lui procure l’état social, en lui ôtant le moins qu’il est possible des droits qu’il tient de la nature.

Pénétré de ces maximes, l’Hôpital oublia tout pour se souvenir qu’il devait au peuple l’exécution et la réforme des lois ; à la nation, la conservation de ses droits ; au roi, le maintien de son autorité légitime ; à la magistrature, le soin d’y rétablir l’ordre et l’exemple de la vertu.

Quelle dut être la douleur de cet homme vertueux, lorsque, voyant de près la cour, il découvrit dans toute leur étendue les principes des maux de l’État, leurs funestes progrès et la difficulté des remèdes ; lorsqu’il ne vit partout que la faiblesse ou la corruption, l’erreur ou le crime !

Un roi livré à des favoris qui le trahissaient, lui, son peuple et sa famille, et que cependant il était impossible de détromper ; Catherine, incapable de gouverner seule, et de se livrer à des conseils salutaires.

Le roi de Navarre, intrépide dans les batailles et contre le fer des assassins, timide partout ailleurs ; humilié d’être roi sans couronne, et toujours prêt à sacrifier les intérêts de sa maison à l’espérance d’un trône imaginaire ; gouverné par des femmes qui vendaient ses secrets à Catherine, et n’ayant de forces que contre une épouse supérieure à son sexe, et digne d’être la mère de Henri le Grand.

Condé, soldat et général, aimant les plaisirs, mais leur préférant la guerre, la faisant pour ne rien voir au-dessus de lui, et pour ne point abandonner les protestants qui l’avaient choisi pour leur défenseur ; plus fidèle à leur cause et à celle de sa famille, qu’au roi et à la nation ; ayant plutôt des qualités brillantes que des vertus, plus d’esprit que d’habileté, plus d’audace dans ses entreprises que de profondeur dans ses projets ; plus capable de se créer une armée et de la mener au combat, que de suivre un plan de campagne ; humain, généreux, aimable, tel, en un mot, que les catholiques lui pardonnèrent sa religion, et les protestants ses maîtresses.

Le cardinal de Lorraine, dont l’âme inaccessible aux remords, appartenait tout entière à l’ambition et à la haine, s’exposant à l’exécration publique, et assez petit pour armer les ministres de lois contre ceux qui l’attaquaient dans des satires ; formant des projets vastes, les suivant avec opiniâtreté, mais souvent exposé par la violence de son caractère à laisser pénétrer ses desseins ; affectant pour la religion catholique un zèle que le scandale de ses mœurs et de son avidité ne permettait pas de croire sincère ; feignant de pencher en secret pour les luthériens, afin de les engager à lui abandonner les calvinistes de France, tandis qu’il traitait avec les ministres de la maison d’Autriche pour exterminer à la fois tous les protestants ; également prodigue des trésors et du sang de la nation ; toujours prêt à ordonner des massacres et à exciter la guerre, mais ne pouvant voir une arme à feu sans trembler, parce qu’un astrologue l’avait menacé de périr d’un coup d’arquebuse.

Le duc de Guise, son frère, aussi ambitieux et politique plus profond encore, mais cachant l’audace de ses projets sous une modération apparente, et couvrant du masque de la franchise ses fourberies et ses complots : il avait servi la nation avant de l’opprimer ; et Metz défendu, Calais rendu à la France au bout de deux siècles, Paris rassuré après la défaite de Saint-Quentin, avaient répandu sur son nom un éclat que ses vices ne purent ternir, et avaient inspiré pour lui un amour que les crimes de la guerre civile ne purent lui enlever.

Le connétable de Montmorency, fier d’un nom qui, depuis plus de six siècles, était le premier de la noblesse française, et rougissant de plier sous le pouvoir des Guises ; général malheureux, mauvais politique, mais redoutable par le poids de son nom, par sa place, par ses alliances avec les Bourbons, par le nombre de ses fils, par la renommée de ses neveux ; catholique zélé, sujet fidèle et par là d’autant plus à craindre, lorsqu’il s’élevait contre le parti des intolérants ou contre le ministère.

Cependant l’Hôpital regarde autour de lui ; il cherche un homme vertueux, qui partage son amour pour la patrie, et il n’en trouve point. Coligny seul eût été digne de le seconder, si Coligny n’eût été dans un parti contraire. Zélé pour la liberté religieuse et politique, indigné de voir des favoris avides et hypocrites opprimer le peuple au nom du roi, et égorger leurs ennemis au nom de Dieu, Coligny se croyait permis d’employer les armes des protestants pour établir en France une constitution plus libre ; il combattit son roi, sans cesser d’aimer et de vouloir servir sa patrie. L’Hôpital, fidèle au roi, lors même que le roi ordonnait des choses injustes, attaché à la religion de ses pères, mais ennemi de la persécution, défenseur de l’autorité royale, mais haïssant le despotisme, ne voyait d’autres moyens, pour sauver l’État, que d’éclairer le prince ; il combattait les factieux, mais il croyait que la raison et les lois sont les seules armes des bons citoyens.

Le chancelier se pliait à tout ce qui pouvait reculer les horreurs de la guerre civile ; l’amiral la regardait comme un remède terrible, mais devenu nécessaire.

L’Hôpital, magistrat intrépide, vit les tumultes de la guerre civile s’élever autour de lui sans que la sérénité de son âme en fût altérée ; Coligny montra contre les intrigues et les menaces de la cour ce courage tranquille qui ne l’avait jamais abandonné dans les combats. Le chancelier, tempérant, par les grâces de son esprit et la simplicité de ses mœurs, l’austérité de ses principes et la force de son caractère ; l’amiral, incapable de cette heureuse flexibilité, annonçant, par son air et même par son silence, ce qu’avaient à craindre de lui ses ennemis et ceux de l’État.

L’Hôpital occupé, lorsque l’intrigue arrêtait ses desseins pacifiques, à laisser du moins quelques bonnes lois à son pays ; Coligny profitant des intervalles de la guerre civile pour suivre ses grandes vues, et pour établir un second empire dans un autre hémisphère.

Respectables tous deux par des mœurs austères, par une probité que leurs ennemis mêmes n’osèrent soupçonner : l’Hôpital d’une vertu plus pure ; Coligny d’une vertu plus forte ; tous deux terribles aux traitants et aux favoris, aux esclaves de la cour et aux tyrans du peuple, aux fanatiques et aux factieux ; tous deux également redoutés et haïs des puissances ennemies de la France ; tous deux l’éternel objet des complots, de l’intrigue, de la calomnie, et dédaignant même de s’en apercevoir : ils succombèrent enfin sous les artifices de leurs ennemis, ne laissant à leur patrie que la gloire de leur nom, l’exemple de leur courage, et le regret de voir tant de talents et de vertus réduits à empêcher le mal pendant quelques moments, et perdus pour le bonheur public.

Cependant, toutes les vues de l’Hôpital pour le salut de son pays étaient subordonnées à un premier objet, sans lequel tout bien général devenait impossible, la conservation de la paix ; et ses premiers soins devaient être employés à prévenir la guerre civile.

Tous les partis la désiraient, tous s’y préparaient en secret, tous semblaient la croire inévitable.

Depuis longtemps l’usage que plusieurs papes avaient fait de l’autorité ecclésiastique, le faste et les mœurs des chefs du clergé, le scandale trop fréquent des moines mendiants, les superstitions, les vaines expiations qui souillaient alors une religion dont à son origine le culte et la morale étaient également simples ; tous ces abus excitaient des murmures et des réclamations. Le supplice de ceux qui avaient osé élever la voix, loin d’effrayer leurs partisans, n’avait fait qu’exciter leur enthousiasme, animer leur courage, et augmenter le penchant naturel qu’ont les âmes fortes pour les opinions hardies et dangereuses [15]. Le peuple, qui ne songeait qu’à défendre sa croyance et ses autels, était, sans le savoir, le jouet de deux factions puissantes, qui cherchaient à nourrir, chacune dans son parti, un zèle utile à leurs desseins politiques.

Les princes de la maison de Lorraine avaient fondé, sur le titre de protecteurs de la religion catholique, l’espérance de réaliser leurs vastes projets ; ils voulaient lier si bien leur cause avec celle de l’Église, que le peuple s’accoutumât à confondre

l’intérêt de leur ambition avec celui de la foi, et à regarder la chute de leur puissance comme celle de la religion. Ils savaient trop bien que le zèle religieux était le seul sentiment qui pût l’emporter dans le cœur des Français, sur leur attachement au sang de leurs souverains.

La maison de Bourbon, jalouse de la puissance des Guises, et indignée de voir son chef privé de ses États par une bulle du pape, avait cru devoir se mettre à la tête des réformés, et s’appuyer d’une secte si nombreuse, remplie d’hommes courageux, austères et enivrés de zèle. Assurés de la protection de ces princes, les réformés bravaient les lois qui avaient proscrit leurs assemblées ; et les chefs du parti contraire cherchaient à entraîner les protestants dans des excès qui justifiassent ceux de leurs ennemis.

Tous les citoyens pleuraient la ruine de leur patrie, l’Hôpital seul espérait encore. Jamais l’espérance n’abandonne les grandes passions ; et l’amour du bien public était en lui une passion véritable, il en avait tous les caractères, et même jusqu’aux illusions. L’Hôpital jugeait les obstacles, mais il sentait ses forces.

Habile à profiter des circonstances, il ose, à son entrée dans le ministère, faire même du cardinal de Lorraine l’instrument de ses desseins pacifiques. La noblesse française reprochait au cardinal la prison et la mort du vidame de Chartres [16], dernier rejeton d’une de nos plus illustres familles ; le peuple l’accusait de la déprédation des finances et de la misère publique. Les grands, qui auraient pu lui pardonner sa puissance, en espérant d’en profiter, étaient indignés de ses hauteurs, espèce de tyrannie d’autant plus insupportable, qu’elle se renouvelle à chaque instant, et qu’elle attaque les grands précisément dans ce qu’ils ont de plus cher, les chimères qui les séparent des autres hommes [17]. Les massacres d’Amboise avaient mis le comble à la haine. Le cardinal sentait que l’impétuosité de son caractère l’avait emporté trop loin ; et que trop faible pour braver ses ennemis, il fallait se donner du temps pour les tromper ou pour les corrompre. Le chancelier espéra de faire tourner au profit de la nation cette modération que le premier ministre affectait par politique.

Le cardinal de Lorraine avait promis à l’hypocrite Granvelle d’introduire en France l’inquisition [18]. Il fallait parer ce coup, et sauver, je ne dis pas la foule des victimes que ce tribunal se fût immolées, mais la France entière. La sombre terreur que l’inquisition jette dans toutes les âmes, la défiance qu’elle sème autour de chaque citoyen, eût détruit toute l’activité de la nation ; l’agriculture, le commerce, les arts, les lumières, tous ces germes de la puissance nationale et de la prospérité publique, auraient été frappés de stérilité et de mort ; et pour amener de longs siècles d’ignorance, de faiblesse, de honte et de misère, il n’aurait fallu qu’un entretien d’une heure entre deux ambitieux.

L’Hôpital arrête l’exécution de ce dessein ; il montre au cardinal que la vigilance tyrannique de l’inquisition révolterait une nation vive, légère, confiante, et qui semble n’être attachée qu’à une seule espèce de liberté, la liberté de parler ; que, capable de toutes les horreurs par légèreté ou emportement, on ne pourrait jamais la familiariser avec des atrocités froides et réfléchies : enfin, il lui propose de substituer à l’établissement de l’inquisition une loi moins contraire aux idées nationales, et il dresse l’édit de Romorantin.

Dans cet édit, la connaissance du crime d’hérésie est attribuée aux évêques ; on défend les assemblées sous peine de mort : mais, sous prétexte d’opposer au mal un remède plus prompt, on accorde aux prévôts et aux juges des présidiaux le droit de juger souverainement de ce genre de crimes. Les termes de l’édit étaient équivoques, et le chancelier, qui disposait de ces juges, pouvait leur ordonner de ne regarder comme criminelles que les assemblées séditieuses, comme celles qui avaient précédé la conjuration d’Amboise, et de tolérer les assemblées paisibles qui n’avaient que le culte pour objet.

Le parlement refusa d’enregistrer cette loi ; elle était contraire aux priviléges de ce corps, elle l’était à la jurisprudence du royaume, et, dans des temps plus heureux, elle l’eût été aux véritables intérêts des citoyens. D’ailleurs, l’Hôpital était odieux au parlement ; on s’y souvenait de l’édit des semestres, et on lui pardonnait encore moins le projet qu’il laissait entrevoir de détruire la vénalité des charges et l’usage des épices. L’édit de Romorantin ne fut donc enregistré qu’après des lettres de jussion.

L’Hôpital fut alors dans la situation la plus cruelle peut-être où un homme vertueux puisse se trouver. Accusé d’avoir sacrifié aux princes lorrains son honneur et les lois, et ne pouvant avouer, sans perdre tout le fruit de sa conduite, les motifs secrets qui l’avaient dirigée, il demeurait seul avec sa conscience.

Cependant l’édit de Romorantin lui laissait espérer quelques moments de paix : il en profita pour une entreprise plus importante ; il engagea Catherine à représenter à son fils la nécessité de réparer les maux de la France, et lui proposa l’unique moyen qui restait encore, la convocation des états. Il avait prévu la résistance des princes lorrains, et n’avait pas espéré de la vaincre ; mais il se flattait du moins d’obtenir, et il obtint en effet leur consentement pour une assemblée de seigneurs et de magistrats.

Cette assemblée se tient à Fontainebleau. Ces mêmes courtisans, que les Guises avaient vus ramper à leurs pieds et flatter leur tyrannie, sont devenus leurs accusateurs et leurs juges. Entraînés par le courage de Coligny, par l’éloquence vertueuse de l’archevêque de Vienne, Marillac, que la douleur des malheurs publics devait bientôt conduire au tombeau ; par l’habileté de Montluc, qui, défenseur fidèle du calvinisme qu’il professait au milieu de la cour, avait su conserver la confiance et l’estime de ses rois ; tous osent demander d’une voix unanime les états généraux et un concile national : on renvoie aux états les requêtes par lesquelles les protestants demandent la liberté de conscience, et que l’intrépide Coligny n’a pas craint de porter publiquement aux pieds du trône. Les Guises feignent de désirer eux-mêmes ce qu’ils craignaient le plus, se flattant en secret qu’ils sauront faire servir à leur grandeur les moyens qui semblaient devoir amener leur ruine.

Il leur fut aisé de séduire Catherine, à qui le parti de la fourberie paraissait toujours le plus glorieux et le plus sûr.

On avait fait tomber le choix des provinces sur des députés ou corrompus, ou faciles à corrompre ; une profession de foi était déjà dressée, et quiconque eût refusé de la signer devait être traîné au supplice.

Toutes ces mesures étaient inutiles, si le roi de Navarre et le prince de Condé, devenus plus chers aux Français par la persécution, tout-puissants dans la Guyenne et dans les provinces voisines, eussent prêté leur appui aux protestants réduits au désespoir. On pouvait séduire ou intimider le roi de Navarre ; mais il fallait perdre le prince de Condé, et pour le perdre, il fallait le tromper. Catherine s’en charge et y réussit ; le cardinal de Bourbon, son frère, trompé lui-même, le conduit dans le piège ; on dédaigne d’arrêter le roi de Navarre avec le prince. La hauteur des Guises se plaît à voir un roi de la maison de France implorant leur pitié, et leur demandant la grâce de son frère. Ils veulent que cette grande victime soit immolée à leur pouvoir : la mort du prince ne leur suffit pas ; il faut qu’un héros descendu de saint Louis tombe sous la hache des bourreaux : mais ils n’osent espérer cette grande injustice des juges naturels du prince [19]. Il fallait donc faire juger un prince du sang par des commissaires : on avait besoin du consentement du chancelier de l’Hôpital, et l’Hôpital le donna.

Arrivé à cette époque de l’histoire de ce grand homme, j’ai senti que, s’il avait mérité le reproche qu’on lui a fait plus d’une fois sur ce consentement, il me serait impossible de continuer son éloge.

Il est des actions, ou lâches ou cruelles, que le remords n’efface point, que le bien qu’on peut faire ne répare point, parce que l’âme qui a pu en concevoir l’idée n’est plus faite pour la vertu. Sans doute, celui qui les a commises, indifférent au bien et au mal, assez habile pour faire le bien lorsque sa réputation et son intérêt le demandent, assez faible pour se prêter au mal lorsqu’il le croit nécessaire à sa fortune, peut encore être utile, il peut exécuter de grandes choses, il peut mériter des éloges et même de la gloire : mais ces honneurs consacrés à la vertu, ce culte public que tous les hommes ne doivent qu’à ceux qui savent tout sacrifier à leur conscience et au bien de la patrie, ces honneurs qui


seraient souillés s’ils n’étaient pas rendus à des âmes pures, malheur à l’écrivain qui oserait les décerner au coupable habile ou heureux, et permettre au méchant de croire qu’il est au pouvoir d’un rhéteur d’éblouir la postérité par des sophismes, et de lui faire confondre le crime avec la vertu ! L’art d’écrire n’est que le plus vil des métiers, s’il n’est pas l’art de faire aimer la vérité et d’inspirer la vertu. Jamais ma voix ne flétrira que le méchant ; jamais elle ne louera que l’homme vertueux. J’ai donc parcouru les fastes de notre histoire, les monuments que le temps a respectés, le ramas impur des libelles enfantés par l’esprit de parti ; j’ai tout pesé avec le scrupule que pouvait m’inspirer la crainte de louer un homme coupable, et j’ai été soulagé de trouver que, dans ce siècle de barbarie, il avait pourtant existé un homme sur qui la pensée peut s’arrêter avec douceur.

J’ai vu que, dans le procès du prince de Coudé, l’Hôpital avait toujours été semblable à lui-même, toujours supérieur à la crainte et même à l’opinion, n’écoutant que la vertu, et lui sacrifiant jusqu’à la gloire. Il n’eut dans sa conduite qu’un seul objet, celui de conserver un héros dont la vie lui paraissait nécessaire à l’État, d’épargner un crime à son roi, et un opprobre à son pays.

Non-seulement le souverain doit à ses sujets des lois justes, mais il leur doit aussi des juges dont le choix et les fonctions soient réglés par une loi générale et constante. Si les défauts mêmes de cette loi peuvent en rendre quelquefois la violation néces-néces néces-saire, un prince sage regardera toujours comme un malheur d’être forcé à donner un exemple si dangereux. L’Hôpital savait que les maximes de notre jurisprudence ne permettent point de faire juger par des commissaires, je ne dis pas un prince du sang, mais le dernier des citoyens. Qu’eût-il fait cependant pour maintenir ces maximes, dont, plus qu’aucun homme de son siècle, il sentait l’importance ?

Eût-il renoncé à sa place ? Mais le cardinal de Lorraine n’eût pas manqué d’esclaves tout prêts à acheter, par la violation des lois, l’honneur d’en être les organes ; et abdiquer le titre de chancelier, c’eût été condamner le prince.

L’Hôpital eût-il résisté ? Mais le bruit était public à la cour que François II avait consenti à la mort du roi de Navarre ; que le père de Henri IV, mandé chez le roi, devait être assassiné ; que François avait refusé de donner le signal du crime, et que ses ministres avaient insulté à ses remords qu’ils appelaient une faiblesse. La résistance de l’Hôpital n’eût donc arraché le prince des mains des bourreaux que pour le livrer au glaive des assassins.

Il aima mieux attendre tout du temps, des événements, de l’indignation publique, de la faiblesse de François, de l’irrésolution de Catherine ; et il ne songea qu’à prolonger la vie de Condé, en multipliant les formalités. Prêt à périr avec le prince et avec la patrie, il voulait n’en désespérer qu’à l’extrémité [20]. La maladie de François II vint tout sauver. Les Guises eussent voulu hâter la mort de Condé ; mais le monarque le plus absolu cesse de l’être, lorsque sa fin prochaine ôte à ses satellites l’espoir de la sûreté : c’est alors qu’il commence à expier sa vie ; la résistance qu’il trouve à ses volontés lui apprend qu’il n’est qu’un homme : déjà la vérité vengeresse élève la voix autour de lui ; déjà il prévoit l’anéantissement de ses projets et de ses vues ; sa faveur n’est plus que le sceau d’une disgrâce prochaine, sa haine le gage presque certain de la fortune et de l’amour public. Quel est donc, dans ces moments terribles, l’homme vraiment puissant ? C’est celui qui n’a dû sa force qu’à son génie et à ses vertus ; c’est celui qui, en laissant à l’humanité de grandes vérités ou des établissements qui assurent son bonheur, exerce sur tous les pays et sur toutes les g géné-géné-

géné-rations un empire éternel. L’autorité chancelante de François est sans force à son dernier moment ; ses ministres sentent échapper le pouvoir précaire dont ils ont abusé. Catherine, qui craint également Condé, les Guises et les états, s’adresse à l’Hôpital. Odieuse à tous, il est le seul de qui elle peut espérer d’entendre la vérité. Le langage de la justice lui eût été trop étranger ; l’Hôpital ne lui parle que de ses intérêts : il lui dit que l’amitié incertaine des Guises la défendrait mal contre l’indignation de la France entière ; qu’ils sauraient peut-être faire retomber sur elle seule toute la haine de l’exécution du prince de Condé, exécution qui serait regardée comme un assassinat que peut-être les états tenteraient de punir. Il ose lui promettre que le roi de Navarre consentira à lui laisser la régence comme le prix de la vie et de la liberté de son frère. Elle cède à ces avis ; et François II respirait encore, que déjà le salut du prince de Condé est assuré, la régence promise à Catherine, et les oncles du roi mourant dépouillés de l’autorité.

À l’instant de sa mort tout change à la cour. Le prince de Condé est déclaré innocent par le parlement. Il défie ses accusateurs en plein conseil ; et le duc de Guise, forcé d’abaisser son orgueil et de désavouer ses projets, pousse son audacieuse fausseté jusqu’à proposer au prince de lui servir de second contre ses ennemis.

La noblesse et le tiers état [21] se réunissent pour obtenir de la régente la réforme des vices de l’administration, et surtout pour demander la suspension des lois portées contre les réformés, détruire les abus du clergé, le forcer à contribuer aux charges publiques, et faire juger par un concile national la cause des protestants, si Rome refusait ou éludait un concile général.

Les états se séparent, et le chancelier, fidèle à leurs vœux, ne s’occupe plus que du soin de maintenir la paix.

L’amour de la paix semble avoir dicté toutes ses lois. Catholiques, réformés, tous sont à ses yeux des hommes et des citoyens, qui ont un droit égal à conserver, sous la protection des lois, leur propriété, leur liberté, leur vie. S’il prescrit aux catholiques d’être tolérants, il exige des réformés qu’ils soient justes. Il soumet les deux partis à des sacrifices

réciproques, et voudrait leur faire sentir que leurs intérêts s’accordent plus qu’ils ne pensent, ou plutôt qu’ils n’ont tous qu’un intérêt commun, celui de vivre en paix, et d’attendre du ciel qu’il daigne éclairer ceux qui se trompent.

Mais dans cette législation, l’Hôpital, obligé de céder plus ou moins aux intrigues de la cour, ne put s’abandonner ni à son génie ni à son amour de la justice et de l’humanité, seules passions de cette âme pure et courageuse. Pour connaître l’esprit de ses lois, il faut les comparer avec l’ordre des événements.

Le premier édit accorda une amnistie aux protestants, et prononça la peine de mort contre ceux qui, sous prétexte de religion, exerceraient des violences ou exciteraient des séditions.

Mais on trouve bientôt dan s cette loi même des moyens de la violer ; on profite de la défense de faire des assemblées ; tout le monde se croit en droit d’entrer dans les maisons des protestants pour découvrir ou réprimer les infractions de l’édit ; et les troubles recommencent.

Cependant le chancelier défend aux particuliers de se mêler de faire exécuter les ordonnances ; mais il n’ose présenter au parlement cette déclaration, qui n’est pourtant qu’une défense d’usurper les droits de la magistrature, et il est forcé de l’envoyer aux gouverneurs des provinces. Dès lors il est aisé aux factieux de soulever le parlement contre l’Hôpital, et d’effrayer Catherine en lui exagérant les dangers de la fermentation qu’eux-mêmes ont excitée dans ce corps. La régente épouvantée consent à soumettre cette nouvelle loi au jugement d’une assemblée, et les factieux croient triompher. Mais ils n’ont calculé que la force de leurs intrigues ; ils ignorent quelle est celle du génie et de la vertu, lorsque, se faisant entendre à des hommes rassemblés et forcés de prendre fin parti, il ne faut, pour leur inspirer celui de la raison et de la justice, que suspendre pour quelques moments les passions viles et personnelles.

L’Hôpital ne défend point sa déclaration ; il a vu que les ennemis de la tranquillité publique se sont lassés de cacher leurs desseins, qu’ils ont pénétré ses vues, qu’il ne peut plus espérer ni de les éclairer ni de les séduire, et qu’il n’a plus d’autre parti que de les combattre. Il ose demander pour les protestants l’exercice public de leur culte jusqu’au jugement du concile, et deux voix seulement lui manquent pour l’obtenir. Du moins ceux des calvinistes qui avaient été emprisonnés recouvrèrent leur liberté et leurs biens ; on porta des peines contre leurs délateurs, et le bannissement perpétuel fut désormais la seule punition des hérétiques. Peu d’années auparavant, on livrait ces mêmes hérétiques aux flammes ; on prolongeait, par des recherches de cruauté sur lesquelles la pensée n’ose s’arrêter, les horreurs de ce supplice du feu, auquel, malgré la coutume de tant de peuples et de tant de siècles, il est encore impossible de concevoir que des hommes aient pu livrer d’autres hommes.

Qui donc a tout changé ? La présence d’un homme de bien, devant qui on n’ose conseiller des actions injustes ou cruelles.

Mais les lois sages et modérées du chancelier de l’Hôpital, toujours enregistrées à regret, et que les deux partis se permettaient de violer avec une égale audace, n’étaient plus capables de ramener la paix : vouloir faire observer aux protestants les défenses faites par ces édits, c’était allumer la guerre ; tolérer des assemblées défendues par les lois, c’était exciter les murmures des catholiques, et donner un prétexte à leurs mouvements : il ne restait donc qu’une ressource ; c’était de permettre par une loi les assemblées des protestants. L’exercice de la religion réformée, interdit dans les villes, où en général les catholiques étaient les plus nombreux, fut donc toléré dans les faubourgs et dans les campagnes ; les baptêmes, les sépultures, les mariages faits dans les temples protestants, eurent une authenticité légale ; les églises devaient être rendues aux catholiques, les biens du clergé restitués, les profanations et la destruction des images punies comme des crimes.

Cet édit fut rédigé dans une assemblée [22] solennelle tenue à Saint-Germain. Le chancelier y parla avec une éloquence familière, mais forte et pathétique : « Il ne s’agit point, dit-il, de décider sur la foi, mais de régler l’État ; on peut être citoyen sans être catholique. Il n’est plus question d’exact miner s’il vaut mieux exterminer les hérétiques que de les éclairer ; si les supplices employés par François Ier n’ont pas contribué à en augmenter le nombre : ce nombre est immense. Malheur à ceux qui conseilleraient au roi de se mettre à la tête d’une moitié de ses sujets pour égorger l’autre ! Que les évêques se bornent à combattre les protestants avec les mêmes armes que les Hilaire et les Ambroise ont employées contre les hérétiques de leur siècle, la sainteté de leur vie et l’exemple de leur vertu. Quant à nous, ce qui nous importe, c’est que les citoyens protestants ou catholiques vivent en paix et obéissent aux lois. »

Cette loi fut reçue avec des cris de fureur à Rome et en Espagne. Les fanatiques annoncèrent au peuple, du haut des chaires, que c’en était fait de la foi, et les partisans de la maison de Lorraine feignirent de le croire.

Le parlement ne consentit à l’enregistrement qu’avec des restrictions, et jusqu’à ce que le concile eût décidé irrévocablement que les protestants étaient hérétiques. On croyait impossible alors de laisser la vie à quiconque avait le malheur de se tromper dans sa croyance ; et il faut avouer que la conduite et les écrits des protestants respiraient la même doctrine. Ouvrons les ouvrages qu’ils ont publiés pour leur défense. Ce n’est point comme hommes, comme citoyens, qu’ils réclament la liberté de suivre leur culte, c’est comme sectateurs de la véritable religion ; et c’est seulement en qualité de bons controversistes qu’ils demandent qu’on leur permette de vivre.

Calvin, en allumant le bûcher de Servet, semblait avoir ôté à ses disciples le droit de se plaindre.

On reprocha à l’Hôpital d’avoir permis les assemblées peu de mois après les avoir défendues ; on lui reprocha cette législation chancelante : il s’en excusa sur le malheur des temps, sur l’aigreur des esprits, qui l’obligeait d’ordonner, non ce qui était le mieux, mais ce qui était possible ; sur la nécessité d’apporter sans cesse de nouveaux remèdes à des maux nouveaux qui s’aggravaient sans cesse. L’Hôpital n’ignorait pas que dans des temps tranquilles les variations dans les lois annoncent une autorité flottante, une âme faible, ou une politique perfide ; qu’elles ne peuvent qu’avilir un prince dont on voit les principes et la volonté changer au gré des intrigants qui le gouvernent, ou des factieux qui le bravent : méprisé par ses voisins pour qui il n’est qu’un particulier, et qui n’accordent leur respect qu’à la puissance réelle et leur confiance qu’aux vertus, ses sujets eux-mêmes ne respectent plus en lui l’appareil d’un pouvoir qu’ils ont vu trop souvent échapper de ses mains. L’Hôpital avait dans le cœur trop d’élévation et de franchise, pour dégrader ainsi le prince qui s’était abandonné à ses conseils ; mais il ne craignait point de montrer à la France un jeune roi occupé du bonheur de ses sujets, qui cherchait du moins à pallier leurs maux puisqu’il ne pouvait les guérir, et qui, pour assurer leur repos, n'atten-atten atten-dait que le moment où il lui serait permis de déployer son autorité tout entière [23].

L’intrigue n’avait pu déconcerter l’Hôpital. On a recours aux armes. Le duc de Guise ne quitte la cour que pour se mettre en état d’y rentrer en maître.

Bientôt, séduit par les trompeuses promesses du pape et de l’Espagne, le roi de Navarre s’unit aux ennemis de sa maison ; le vieux Montmorency est entraîné, malgré sa famille, par la crainte de voir détruire la foi pour laquelle il était prêt à donner sa vie, quoique ce guerrier courtisan, vieilli dans les intrigues et dans les armes, n’eût jamais songé ni à pratiquer sa religion ni à la connaître.

Le duc de Guise consent à n’être que le troisième dans une ligue dont il est le mobile, et dont il doit recueillir seul tout le fruit. Il cède sans peine au connétable ce commandement et ces honneurs, source de leurs anciennes inimitiés, sûr d’être le premier en effet, puisqu’il est le plus habile.

A peine est-il assuré de ses deux alliés, qu’il fait attaquer par ses satellites les protestants assemblés sur la foi des édits [24]. Pour maintenir l’autorité des lois que le duc de Guise violait avec tant d’audace, il fallait armer une faction. Dans ces temps malheureux, à peine restait-il quelques Français qui n’eussent d’autre parti que celui de la patrie. La reine écrit à Coudé de venir défendre le roi et de sauver la France ; mais avant que le prince ait rassemblé ses forces, le duc de Guise l’a prévenu. Certain de l’aveu du connétable et du roi de Navarre, il se rend à Fontainebleau, et

il amène avec lui la régente et Charles IX, qui suit en pleurant un sujet devenu son maître. La cour alors se décide à la guerre ; l’Hôpital s’y oppose ; le connétable lui dit que ce n’est pas à un homme de robe à donner son avis sur la guerre : Si je ne sais la faire, répond le chancelier, je sais juger quand elle est nécessaire. Alors cet homme, devant qui on eût rougi déformer des résolutions criminelles, est exclu du conseil, et remplacé par cinq nouveaux conseillers : ces esclaves odieux des auteurs de la guerre civile, mais plus ridicules encore par l’audace de s’être présentés pour remplacer l’Hôpital, durent à cette audace l’avantage de n’être que l’objet de la risée des deux partis.

Le prince de Condé se prépara bientôt à une guerre civile ; il annonçait qu’il ne prenait les armes que pour défendre la religion et les lois, et pour délivrer le roi opprimé par des factieux. Ce n’est pas le bien de la nation qu’ils veulent, disait-il dans son manifeste, puisque l’Hôpital est exclu de leur conseil. Éloge qui montre combien toute l’autorité qui accompagne le pouvoir est petite devant celle de la vertu.

Le parlement, à qui les édits de tolérance avaient déplu, se hâta de les révoquer ; il rendit un arrêt qui ordonna de courir sus aux protestants. C’était ordonner la guerre civile ; cet exécrable vœu est exaucé ; villes contre villes, villages contre villages, quartier contre quartier, château contre château ; on combat, on s’assassiné d’un bout de la France à l’autre. Les protestants se vengent des cruautés des catholiques par des cruautés égales ; des prêtres, des magistrats catholiques, envoyés au supplice, payent le sang des ministres protestants et des magistrats réformés [25].

Cependant le chancelier, toujours intrépide, toujours fidèle au roi qu’on entraînait malgré lui, et qu’on instruisait à répandre le sang de ses sujets, tâchait de rassembler du moins quelques débris du naufrage public. Malgré les cris des fanatiques, auxquels le parlement eut le malheur de se mêler, il n’y eut ni massacre ni pillage dans les villes prises par l’armée royale [26]. À chaque conquête, le chancelier publie une amnistie nouvelle pour ceux qui voudront quitter les armes ; il renouvelle la promesse de maintenir l’édit de pacification. Mais le duc de Guise regarde avec dédain ces vains efforts d’une vertu impuissante ; la fortune le sert mieux que sa propre prudence. Le roi de Navarre était un chef incommode, malgré sa faiblesse et le mépris où son caractère l’avait fait tomber ; il périt au siège de Rouen. Le connétable de Montmorency, battu et pris à Dreux, laisse au duc de Guise le commandement de l’armée, et l’honneur d’avoir tout réparé par une victoire complète [27].

Déjà il se croit maître de la France, lorsqu’une main fanatique lui ravit en un instant le fruit de tant de complots et de victoires. Sa mort fit oublier son ambition et ses fureurs. La nation pleura le héros qui avait chassé les Anglais du continent, et qui seul, sans armée, avait arrêté les vainqueurs de Saint-Quentin par le poids de son nom et l’éclat de sa renommée.

Cependant cette mort termina la guerre ; l’édit précédent fut remplacé par un édit de pacification encore plus étendu : on accorda aux protestants l’exercice de leur religion dans une ville de chaque province, et dans celles dont ils se trouvaient les maîtres à l’époque de la paix. Les gentilshommes eurent la même liberté dans leurs maisons pour toutes les villes où le roi était seigneur. Les seigneurs protestants l’obtinrent dans l’étendue de leur justice.

Une telle loi ressemblait bien plus à un traité de paix qu’à une loi de tolérance : ce n’était point le législateur qui balançait les droits de la liberté et ceux de la sûreté publique ; c’étaient deux puissances ennemies, qui, toutes deux convaincues de l’impossibilité de se détruire, consentaient à suspendre leur haine.

Le chancelier voulait que du moins cette paix fût durable : il était à craindre, s’il licenciait à la fois les deux armées, que ces hommes, à qui la guerre était devenue nécessaire, n’en donnassent bientôt le prétexte ou n’en fissent naître le désir.

Il sut les occuper à une guerre étrangère. Les Anglais avaient envahi le Havre pendant la guerre civile ; les deux armées réunies parvinrent à les en chasser : la haine parut s’affaiblir entre elles : elles semblaient se disputer à qui servirait le mieux leur commune patrie.

L’Hôpital avait vu que l’autorité de la régente n’avait pu soutenir la première loi de pacification ; il avait vu que plusieurs gouverneurs de province, attachés aux princes lorrains, ou avaient empêché l’exécution de cette loi, ou avaient laissé un libre cours aux violences des catholiques, tandis que dans d’autres provinces l’autorité des gouverneurs avait été trop faible pour arrêter les excès où la haine entraînait également les deux partis. Le roi fut déclaré majeur dès le commencement de sa quatorzième année, et l’Hôpital parcourut avec lui la plupart des provinces.

L’autorité, qu’il était aisé de surprendre ou d’éluder de loin, qui n’eût pu même, sans craindre de se compromettre, exiger une obéissance entière, avait de près plus d’activité et de force.

Mais l’Hôpital avait fondé sur ce voyage des espérances plus grandes encore ; il voulait instruire Charles IX de ses intérêts et de ses devoirs, en lui faisant connaître l’état de son royaume et les maux de son peuple.

Charles IX montrait de la sensibilité, du courage, et ce goût des arts qui, dans un prince surtout, semble annoncer une âme noble et pure. Élevé par le vertueux Cypierre [28], il paraissait avoir des vertus ; et s’il n’eût pas été corrompu par les flatteurs, dont une mère ambitieuse et jalouse du pouvoir entoura sa jeunesse, ce prince, que ses remords tirent périr à la fleur de son âge, et qui n’a laissé qu’une mémoire exécrable, eût mérité peut-être d’être compté parmi les bons rois.

Cependant, guidé par l’Hôpital, il promenait ses regards sur un empire immense, dont le sort était remis en ses mains, trop faibles, mais innocentes encore. L’Hôpital lui montrait partout des échafauds dressés ; des villes et des villages réduits en cendres ; les places publiques, les édifices encore souillés du sang de ses sujets massacrés. Ici, au lieu d’un sol jadis habité et fertile, s’offraient d’immenses déserts couverts de ruines, dont les tristes habitants échappés au massacre et à la misère, étaient allés attendre en gémissant sous un ciel étranger, qu’il leur fût permis de se nourrir en paix du fruit de leurs sueurs. Là, des villes où l’industrie et le commerce avaient rassemblé un peuple immense, n’étaient plus que le repaire de deux troupes de controversistes prêts à s’égorger.

À travers les débris que les guerres civiles avaient épargnés, l’Hôpital découvrait aux yeux de Charles les traces moins effrayantes, mais plus profondes encore, des maux qu’avaient causés à la France la déprédation des finances et l’anéantissement des lois. Il espérait que ce spectacle de la désolation d’un grand empire frapperait assez l’âme du jeune roi, pour qu’à l’avenir il ne pût faire le mal sans un sentiment douloureux : alors, toutes les fois que, sous le prétexte d’un faux zèle, on lui aurait proposé une loi d’intolérance, le souvenir de ce qu’il avait vu aurait suspendu son bras ; et si un penchant naturel à un jeune prince l’avait porté à répandre des grâces sur les courtisans, le spectacle d’une province réduite à la misère eût arrêté cette générosité trompeuse et funeste.

Les bonnes intentions de l’Hôpital furent trompées. Catherine avait été son appui aussi longtemps que, dépositaire de l’autorité, entourée d’ennemis secrets, elle avait regardé le chancelier comme le seul homme qu’elle pût estimer assez pour se fier à lui ; elle avait vaincu pour son propre intérêt la répugnance que les âmes corrompues ont pour la vertu, et cette répugnance peut-être plus grande encore que les âmes faibles ont pour les âmes fortes : elle devint jalouse du chancelier dans le moment où, n’ayant plus qu’une autorité précaire, elle trouva dans ce ministre un rival qui pouvait la balancer auprès de son fils ; elle avait cru que l’Hôpital serait sa créature ; elle vit avec fureur que la patrie seule avait des droits sur lui ; que toutes ses vues, tous ses pas tendaient à rétablir la paix, à diminuer le luxe, à réformer les lois ; et que, dans un royaume gouverné par l’Hôpital, les lois seules auraient de l’autorité, et le zèle pour l'État du crédit et de la faveur.

Telles étaient les dispositions de Catherine, lorsque le duc d’Albe vint amener à Bayonne la sœur de Charles IX, mariée par politique à l’ennemi de sa famille, et destinée à être bientôt une de ses victimes. L’intérêt de l’Espagne était d’affaiblir la France, et d’y détruire les protestants, ennemis déclarés de l’Espagne et protecteurs naturels des révoltés de Flandre. Le sanguinaire Tolède trouva dans Catherine une âme propre à goûter ses vues : il lui dit que, tant qu’il resterait en France deux partis, le gouvernement aurait besoin de se livrer à l’un des deux ; que le choix du roi pouvait peut-être rendre à son gré le prince de Coudé ou le cardinal de Lorraine alternativement les arbitres de l’Etal, mais qu’il n’aurait que le choix d’un maître ; qu’en immolant les chefs du parti protestant, en persécutant les hérétiques, on détruirait en même temps la puissance du parti contraire ; et que les Guises, qui ne devaient leur pouvoir qu’au titre de défenseurs de la religion catholique, ne seraient plus rien lorsque cette religion n’aurait plus d’ennemis.

Catherine se livra à ses conseils ; le crime ne l’effrayait pas ; mais, pour le consommer, il fallait détruire le chancelier dans le cœur de Charles IX ; car elle savait bien que l’Hôpital ne donnerait à cette profonde politique que les noms qu’elle méritait, et que ceux d’assassinat et de trahison effrayeraient l’âme encore timide de son fils. Il fallut quatre ans d’intrigues et de calomnies pour perdre l’Hôpital dans l’esprit du jeune roi ; et, après lui avoir enlevé l’appui de ce grand homme, il fallut encore quatre années pour conduire par degrés ce malheureux prince à donner l’ordre de la Saint-Barthélemi. Cette conjuration, tramée pendant si longtemps pour faire un tyran d’un roi, que peut-être la nature avait formé pour être un homme vertueux ; cet art d’écarter de lui tous les gens de bien, tous ceux qui avaient du courage ou qui aimaient la patrie, afin qu’a ban donné seul aux monstres sanguinaires qui voulaient le rendre l’instrument de leurs fureurs, ils pussent l’amener au comble de l’atrocité et de la perfidie ; enfin, cette longue et profonde conspiration des courtisans contre la nation et contre le roi, est peut-être l’exemple le plus effrayant que l’histoire puisse offrir à un jeune prince ami de la vertu. Déjà les édits de pacification sont ouvertement violés ; on menace les protestants de publier le concile de Trente qui les déclare hérétiques, et de renoncer en conséquence à les traiter comme des hommes. L’Hôpital fait encore entendre dans le conseil la voix de la raison et de humanité, et le cardinal de Lorraine lui répond par des outrages ; il veut assurer par de nouvelles lois la paix des provinces, [29], et partout la sédition brave l’autorité des lois. Les protestants, aigris et effrayés, ne trouvent plus de sûreté que dans les armes [30], et la guerre est allumée une seconde fois.

Pendant cette courte guerre qu’il n’avait pu prévenir, l’Hôpital ne cessa d’exhorter le roi à la paix. « Vous ne pouvez, sans injustice, lui disait-il, regarder comme rebelles des hommes qu’on a forcés à la révolte par de mauvais traitements, faits avec l’intention de les pousser au crime. Oserez-vous livrer à des supplices réservés aux scélérats, des citoyens dont tout le crime est d’adorer le même Dieu que vous par un culte différent ? Craignez de mériter ces noms exécrables, réservés par la postérité aux rois qui ont versé sans nécessité le sang de leurs peuples : voyez à quels maux affreux une nouvelle guerre civile va réduire un royaume épuisé d’habitants, sans industrie, sans agriculture. Jamais vous ne parviendrez à détruire une secte composée de plusieurs millions d’hommes réduits au désespoir, et qui savent combattre ; mais quand, devenu sourd à la voix de la raison et de l’humanité, vous seriez assez malheureux pour ne plus être sensible qu’à vos intérêts, que n’avez-vous point à craindre pour vous-même, si, par un malheur dont aucune prudence ne peut vous garantir, une bataille perdue livre le royaume entre les mains des protestants ? »

La voix de l’Hôpital ne faisait plus sur l’esprit de Charles IX qu’un effet passager ; cependant, il obtint des conférences pour la paix. Les protestants ont l’imprudence de demander à la fois la liberté de conscience et une diminution d’impôts qui eût entraîné la réforme des déprédations dans les finances. La cour est indignée : en vain, pour la calmer, les protestants déclarent qu’ils se bornent à la liberté de conscience. Les courtisans sentent trop que Coligny serait encore plus à craindre pour eux dans le conseil qu’à la tête des protestants, et la guerre continue [31]. La cour est forcée bientôt après de demander la paix ; elle accorde des avantages aux protestants, mais cette paix n’est qu’un piège [32].

Cependant, Charles paraît un moment désirer qu’elle soit durable : quelques mots, avidement recueillis par les courtisans, semblent annoncer qu’il a pénétré les vues de ses nouveaux ministres ; ce dernier mouvement de vertu qui échappe à l’âme du prince effraye Catherine ; elle voit que le chancelier est encore à craindre ; et la perte de l’Hôpital est résolue.

Sa famille était protestante : on le peignit à Charles comme un huguenot déguisé, secrètement lié avec le prince de Condé et l’amiral, se proposant d’employer les armes des protestants à établir en France une république, dont le prince de Coudé serait le chef. Le parti contraire accusait les Guises de vouloir détruire la maison de Bourbon pour parvenir au trône ; et les trois fils de Henri II, encore à la fleur de leur âge, voyaient déjà leurs sujets disposer de leur trône et se partager leurs dépouilles. L’amour des Français pour leur roi semblait éteint dans tous les cœurs ; il ne restait plus ni respect ni attachement pour des princes esclaves de leurs favoris ; abandonnant la nation à leur avarice effrénée, et ne montrant de courage que pour verser le sang de ceux dont un devoir sacré leur prescrivait d’être les défenseurs.

Le chancelier vit que Charles se défiait de sa fidélité, et le jour même il quitta la cour pour se retirer au Vignay.

On s’étonnera peut-être de la durée de ce ministère, si court pour la nation. Comment un homme vertueux put-il rester près de huit années à la cour de Médicis ? Mais l’Hôpital possédait des qualités qui semblent incompatibles, et que lui seul peut-être a réunies : un esprit fin et un génie profond ; une âme passionnée et forte, mais douce et modérée ; un caractère inflexible et une conduite souple ; de l’habileté et de la vertu.

Morvilliers alla lui demander les sceaux, et reçut, en tremblant, ce dépôt que l’Hôpital lui rendit avec joie. Morvilliers paraissait accablé du poids de sa place, et surtout du grand nom de celui à qui on le forçait de succéder. L’Hôpital avait tracé une route qu’il était difficile de suivre ; et l’opprobre était le prix de ses successeurs, s’ils osaient s’en écarter. Celui qui regarde comme un bonheur de succéder à un grand homme dont les vertus ont causé la chute, se montre dès lors indigne de le remplacer, incapable de sa place, s’il n’en est pas effrayé, et déjà criminel, s’il s’est promis en secret de ne point s’exposer à la perdre.

Aussi Morvilliers, magistrat vertueux, si pourtant on peut être vertueux avec un esprit dur et un caractère faible, Morvilliers ne prit les sceaux que par soumission, en attendant qu’on eût trouvé un ministre digne que Médicis lui confiât ses sanguinaires projets.

Cependant Rome et l’Espagne, les fanatiques, les courtisans, les gens d’affaires, les ennemis de la France et ceux du peuple se félicitèrent d’avoir enlevé à la nation l’appui d’un grand homme. Charles fut délivré d’un ministre qui ne savait que lui parler de ses devoirs ; il fut délivré des plaintes dont les ennemis de l’Hôpital avaient si longtemps fatigué ses oreilles. Tout à la cour parut content, lorsque la ruine de l’État fut décidée sans retour ; ceux même qui criaient contre le ministère, soit par habitude, soit par une vaine ostentation de vertu, soit pour faire acheter leur silence, n’osèrent plus se plaindre ; et tous cessèrent de s’élever contre les abus, depuis que l’Hôpital leur eut montré qu’on pouvait songer sérieusement à les réformer.


L’Hôpital défenseur des lois, chef de la magistrature
et législateur.


Au milieu de cette longue guerre contre les ennemis de la tranquillité publique, l’Hôpital avait encore trouvé du temps et du courage pour combattre d’autres maux moins effrayants, mais non moins dangereux, et pour empêcher l’avilissement ou l’abus de l’autorité, excès opposés, mais également pernicieux, et qui, par des moyens contraires, produisent un même effet, l’oppression du peuple ; il s’était occupé surtout de corriger quelques abus de la jurisprudence criminelle et civile. Eclairé par son expérience, par l’étude, par de longues réflexions, pouvait-il ne pas sentir combien il faut se hâter de détruire ces abus qui attaquent sourdement les mœurs publiques et le caractère national, enfantent les vices, détruisent les vertus, et dont l’action est d’autant plus sûre et plus funeste, qu’elle est insensible, que la cause du mal est cachée à presque tous les yeux, et que le mal même demeure imperceptible longtemps après être devenu incurable. L’histoire lui avait appris que, presque partout, ces abus ont été la cause lente et secrète de l’avilissement et de la perte des nations.

Dans son administration, le chancelier de l’Hôpital demanda souvent la convocation des états généraux ; mais plus souvent encore il eut recours à des assemblées formées par les chefs des différents ordres de l’État. Ces députés ne pouvaient, sans doute, représenter la nation, puisqu’elle ne les avait pas choisis ; nommés par la cour, appelés pour l’aider de leurs conseils et raffermir sa puissance chancelante, ils n’avaient ni la force ni le droit d’opposer des barrières au pouvoir arbitraire. On fit à l’Hôpital un reproche de cette innovation, qui paraissait une atteinte portée aux privilèges de la nation, un attentat contre ses droits. Mais les états généraux, plus tumultueux, plus difficiles à rassembler, plus lents dans leurs opérations, plus redoutés des courtisans, auraient-ils été plus utiles ? Ces états, qui ont succédé aux assemblées anciennes de la nation, avaient, dès leur origine, accordé des impôts perpétuels ; ils avaient même, en se réservant le droit de statuer sur les impôts ou territoriaux ou personnels, laissé une liberté entière de faire valoir les privilèges exclusifs, ou d’imposer des droits pour les consommations. Ainsi, les impôts qu’une perception sans frais, une répartition proportionnée à la richesse des contribuables peut rendre justes, du moins lorsqu’ils sont nécessaires, ces impôts étaient précisément les seuls que le prince ne pouvait établir ; et l’art de déguiser les impôts, c’est-à-dire de les rendre plus onéreux et plus injustes, était devenu la politique de la cour. Cet art fut bientôt perfectionné ; et dès lors les états, inutiles à l’autorité, à laquelle même ils faisaient ombrage, ne furent plus convoqués que dans des temps de minorité ou de désastre : leurs demandes étaient alors écoutées ; mais à peine le danger était-il passé, à peine le prince devenait-il majeur, que tout ce qui avait été réglé aux états était détruit ; et c’était un crime aux yeux des favoris que doser en rappeler la mémoire.

D’ailleurs, au temps de l’Hôpital, il ne s’agissait pas de donner des bornes à l’autorité ; il fallait sauver la France des horreurs d’une guerre religieuse ; et la puissance royale tout entière suffisait à peine pour conserver la paix : aussi, en formant ces assemblées de notables, le chancelier voulait seulement que le roi pût entendre les hommes éclairés de la nation ; qu’il les vît aux prises avec les favoris et les flatteurs ; qu’il vît les uns augmenter de hardiesse lorsqu’ils avaient la nation pour témoin et pour juge, les autres obligés de rougir de leurs opinions, et n’osant produire au grand jour les sophismes honteux dont ils les coloraient : il voulait, en proposant au roi et à la nation des projets trop patriotiques pour ne pas offenser les oreilles des courtisans, ne présenter ces projets qu’appuyas du suffrage des gens de bien. C’est dans ces assemblées que l’Hôpital prit des forces pour s’opposer aux entreprises de la cour de Rome, pour réformer la magistrature, et pour apprendre aux Français, par quelques heureux essais d’une législation populaire et juste, ce qu’ils semblaient avoir oublié depuis trop longtemps, à respecter et à chérir les lois de leur patrie.


Affaires ecclésiastiques.


Il fallait alors du courage pour oser révoquer en doute la moindre des prétentions de l’autorité ecclésiastique. Les noms de novateur et d’impie étaient prodigués à quiconque s’écartait de la soumission la plus aveugle, et des exemples terribles avaient montré à quels traitements cruels étaient exposés ceux qu’on avait flétris de ces noms.

L’Hôpital s’élève au-dessus de ces craintes ; il fait rejeter avec indignation une bulle où le pape, au mépris des droits des souverains, de ceux du royaume de France, des règles même de l’Église, excommuniait la reine de Navarre et quelques évêques français.

Le cardinal de Ferrare [33] ne peut, malgré le crédit que lui donne sa parenté avec Catherine de Médicis, obtenir du parlement qu’il enregistre des pouvoirs contraires aux usages de l’église de France. L’ordre exprès du roi oblige l’Hôpital à signer les lettres patentes du légat, mais il ne peut l’obliger à feindre de les approuver ; l’Hôpital, en signant, ose écrire qu’il signe malgré lui ; et le parlement, qui voit à la fois et la signature de l’Hôpital et sa réclamation, refuse d’enregistrer ces lettres.

Le crédit des Guises ne peut soustraire à la sévérité des lois ni Arthus Didier, qui porte au roi d’Espagne une requête où des membres du clergé osent recourir à la protection d’un prince étranger et ennemi, ni Tanquerel qui a soutenu que le pape a des droits sur le temporel des souverains.

Entraîné par les raisons de l’Hôpital, le conseil de Charles IX se soumet à tout ce que le concile de Trente a décidé sur le dogme ; mais il refuse d’admettre ses canons sur la discipline, canons trop contraires en quelques points aux lois de l’église de France, et où l’autorité ecclésiastique paraissait vouloir usurper les droits du pouvoir civil.

Cette conduite, et quelques lettres où le chancelier disait au pape la vérité et lui rappelait ses devoirs, l’exposèrent aux persécutions de la cour de Rome : peu de temps après l’affaire de Tanquerel, le pape écrivit à son légat d’engager la reine à faire arrêter Montluc et l’Hôpital, et de lui offrir, comme le prix de leur liberté, la permission d’aliéner pour cent mille écus de biens ecclésiastiques. Le chancelier conclut de ces offres que le roi pouvait sans doute oser, pour le soulagement de son peuple, ce qu’à Rome on croyait légitime pour persécuter les hérétiques ou emprisonner de bons citoyens ; et il fut résolu de vendre quelques biens du clergé pour acquitter quelques dettes de l’État.

Ces biens furent alors regardés par le chancelier, par l’assemblée des notables, par les états, comme appartenant à la nation ; les employer au soulagement du peuple accablé d’impôts, n’était-ce pas distribuer les aumônes d’une manière plus utile et plus égale ? C’était donc rendre ces biens à leur destination première ; et cet usage n’était-il pas sacré aux yeux même de la religion ? Cependant on dénonçait l’Hôpital à la nation comme un calviniste et un athée.

De ces deux imputations, la seconde n’était d’odieuse, la première pouvait être dangereuse ; la pro-pro pro-fession ouverte que la famille de l’Hôpital faisait du calvinisme semblait rendre cette accusation vraisemblable ; les calvinistes eux-mêmes y donnaient une nouvelle force : leur fanatisme ne leur permettait pas de supposer qu’un catholique pût ne pas les haïr ; et ils croyaient que, pour les plaindre, il fallait partager leurs opinions. Ainsi, tout le fruit que le chancelier retira de son humanité et de sa raison, fut d’être regardé comme un transfuge par un des partis, et comme un hypocrite par l’autre.

Mais qui soupçonnera l’Hôpital d’hypocrisie ? Pourquoi celui qui sacrifia sa place à son devoir ne l’aurait-il pas sacrifiée à sa conscience ?

D’ailleurs, l’Hôpital donnait des preuves de son attachement à la religion catholique, par son zèle même à réprimer l’ambition et les emportements de ses ministres, par ses efforts pour ramener dans le clergé la science et les mœurs : il savait que la corruption du clergé avait fourni aux novateurs leurs plus puissantes armes ; il voulait leur enlever des objections d’autant plus fortes, qu’elles étaient précisément celles que le peuple pouvait entendre, et les seules dont, il pût être frappé [34]. Il oblige les évêques à la résidence ; il rétablit les élections ; les évêchés, conférés par le clergé et par le peuple, comme aux premiers siècles de l’Église, auraient encore été la récompense des lumières et des vertus.

Il supprime les annates, ce tribut honteux que l’avarice de Léon X a imposé à l’ambition des favoris de François Ier.

La juridiction épiscopale, outragée par les privilèges des moines mendiants, est rétablie dans toute sa vigueur.

L’état des curés est amélioré ; leurs fonctions respectables ne seront plus avilies par des salaires ; ils auraient pu devenir ce qu’ils devraient être pour le peuple, des ministres de bienfaisance et de paix, chargés de lui offrir, dans tous ses maux, des secours ou des consolations ; de le défendre contre ses oppresseurs ; de lui enseigner tout ce qu’il peut lui être utile de savoir ; de lui faire connaître enfin le prix de la vertu et les plaisirs de la conscience.

L’Hôpital fixe le temps des vœux monastiques à vingt-cinq ans pour les hommes et à vingt ans pour les filles ; il défend aux monastères de recevoir aucune donation de ceux qu’ils admettent à la profession religieuse. Ainsi, en excluant des cloîtres ceux que l’ignorance ou les passions, une effervescence passagère ou des suggestions intéressées y entas-entas-

entas-saient en foule, l’Hôpital en voulait bannir les scandales et les apostasies.

S’il force le clergé de contribuer aux charges publiques, il lui assure en même temps la conservation de ses biens, il en prévient les dégradations.

Cependant, si on en excepte ces derniers règlements purement temporels, aucune de ces lois, quoique demandées par les états et appuyées du suffrage de la nation, ne fut exécutée. Le faux zèle des chefs du parti catholique s’éleva contre ces réformes, qui peut-être eussent été le seul moyen de ramener tous les Français à une même croyance ; mais il importait peu à ces ambitieux hypocrites que la France fût paisible et catholique ; il fallait qu’elle fût troublée pour qu’ils fussent puissants ; et tandis que l’Hôpital servait également et la nation et l’Église, ils l’attaquèrent comme un ennemi de Dieu, uniquement parce qu’il était ennemi de leurs projets. Cette haine des deux partis prouvait au chancelier qu’il était juste envers tous. Malheur à l’homme d’État, de qui une faction croirait avoir à se louer ! la nation aurait sûrement à s’en plaindre. Malheur à celui qui, pour se soutenir dans ses opinions ou sa conduite, a besoin du sceau de l’approbation populaire, et qui cherche à s’attirer les suffrages ! Ce besoin de l’opinion du moment décèle une âme petite et une tête étroite. Quelle opération, capable de produire un bien durable, peut être entendue par le peuple ? Comment saurait-il jusqu’à quel point le bien est possible ? Comment jugerait-il des moyens de le produire ? Il sera toujours plus aisé à un char-char char-latan de séduire le peuple, qu’à un homme de génie de le sauver.


Législation de l’Hôpital.


Mais c’est surtout dans ce qu’il entreprit pour la réforme de la magistrature et pour celle des lois, qu’il faut voir le chancelier de l’Hôpital ; c’est là qu’on peut le juger lui et son siècle.

On jugera de la corruption de ce siècle, par les abus honteux auxquels l’Hôpital se vit forcé d’opposer des lois. On verra comment l’ignorance alors générale des principes de la législation l’obligea de remédier à chaque désordre par des lois particulières, au lieu de chercher dans un système de bonnes lois des moyens simples de tarir à la fois la source de tous les désordres. On reconnaîtra dans l’Hôpital ce mélange de grandeur et de petitesse, de vues profondes et d’erreurs grossières, qui, dans les siècles d’ignorance, caractérise le génie.

Chez les peuples anciens, où chaque nation habitait le sol sur lequel elle s’était civilisée, où tous les individus sortis d’une origine commune avaient les mêmes opinions et les mêmes mœurs, où les lois, faites d’après ces mœurs et ces opinions, n’étaient que l’expression des règles sous lesquelles chaque citoyen avait jugé qu’il lui serait utile de vivre, où la constitution s’était formée en suivant le progrès de la civilisation, et n’était qu’un système de moyens approuvés du peuple pour maintenir à la fois sa liberté et sa sûreté ; chez ces peuples, la législation était simple : lois, mœurs, opinions, croyances religieuses, constitution, tout était d’accord, tout concourait au même but ; et, pour former ces législations, dont nous admirons les ressorts simples et puissants, des philosophes, animés par l’enthousiasme de la vertu et de la liberté, trouvèrent aisément dans leur âme les principes dont ils avaient besoin.

Il n’en est plus de même parmi nous ; chaque nation est formée de vingt peuples différents, Grecs, Romains, Juifs, Arabes, Barbares : tous nous ont donné des fers ou des lois.

Nos mœurs, nos opinions, les coutumes qui nous tiennent lieu de lois, ne sont qu’un assemblage confus de parties disparates ou contradictoires. Des capitulaires faits pour un autre gouvernement et pour d’autres mœurs ; les coutumes de différentes peuplades que le seul hasard a réunies, et qui n’avaient de commun que de relever des rois de France ; les lois données par Justinien à des peuples plus éloignés de nous par leurs opinions que par le long intervalle de siècles qui nous en sépare ; les décisions des légistes et les usages des tribunaux ; quelques lois trop souvent inspirées par l’ignorance ou la barbarie ; quelques règlements que l’ambition ou les vues d’une politique momentanée ont dictés aux hommes revêtus de l’autorité : tels sont les matériaux dont lamas informe compose notre jurisprudence.

Au milieu de ce désordre, quel homme de génie osera porter une main réformatrice ? Sur quels prin-prin prin-cipes appuiera-t-il la base d’une législation nouvelle ? Sur la nature de l’homme, sur ces lois morales que les établissements humains peuvent contrarier, mais qu’ils ne peuvent détruire. Il appuiera le code criminel sur les droits de l’homme, qui ne s’est mis en société que pour assurer sa liberté et sa vie ; sur l’humanité, qui ne doit jamais permettre d’oublier, je ne dis pas qu’un accusé, mais qu’un coupable est un être sensible : il appuiera le code civil sur le droit de propriété territoriale, droit antérieur à la société elle-même ; il réglera la manière de prouver ce droit ou de l’acquérir, en sorte que chacun possède tranquillement, sache ce qu’il doit posséder, et soit en état de le défendre ; il réglera les droits des époux, des pères, des héritiers, d’après ce que demandent l’équité naturelle, le maintien des mœurs et le soin de la prospérité publique.

En élevant ainsi sur des fondements posés par la nature, et invariables comme elle, un édifice destiné pour l’éternité, il se gardera bien d’en gâter l’ordonnance majestueuse et simple, et d’y conserver quelques restes barbares de ruines gothiques.

Le génie de l’Hôpital n’était pas au-dessous d’un tel ouvrage, mais son siècle n’était pas au niveau de son génie. Les sciences morales ont, comme les sciences physiques, leurs périodes et leurs progrès. Fondées également sur des lois générales que l’observation seule apprend à connaître, elles ne sont longtemps que l’assemblage de quelques vérités que l’instinct a fait découvrir à des hommes de génie : il vient un moment où les véritables principes de ces sciences, la méthode de les étudier et l’art de les réduire en système sont enfin découverts ; c’est la confusion même, c’est, le nombre et la complication des objets, c’est le besoin qui amène ce moment ; mais il doit arriver plus lentement dans les sciences morales, où les vices des hommes ajoutent aux difficultés de la nature : et Descartes a dû précéder Montesquieu.

Ne reprochons point à l’Hôpital de n’avoir pas fait ce qu’il n’était point en son pouvoir de faire ; et avant déjuger ce grand homme, comparons-le avec son siècle. Pour apprécier le génie, il ne suffit pas de savoir ce que le génie a exécuté, il faut encore le mesurer et avec les moyens dont il a pu se servir, et avec les obstacles qu’il a surmontés.

Jamais les circonstances ne furent moins favorables à une réforme, que celles où se trouva l’Hôpital : il faut un temps tranquille, et la France était déchirée par des guerres civiles ; une nation éclairée, et elle était fanatique ; une autorité respectée, et tous se croyaient en droit de désobéir, parce que tous le pouvaient impunément. Voyons cependant ce que l’Hôpital a osé entreprendre, et ce qu’il n’a pu exécuter.


Réforme de la magistrature.


Il porta ses premiers regards sur la réforme de la magistrature ; et la vénalité des charges fut le premier abus qu’il attaqua, parce que cet abus était la source de tous les autres, et rendait tout remède impossible. L’usage de la vénalité était encore récent, et l’habitude n’avait point familiarisé avec ce scandale une nation où l’amour de l’or n’était pas devenu la passion dominante de tous les ordres, et n’avait pas encore gangrené toutes les âmes au point d’y éteindre tout principe de sentiment et de vie.

Je sais que la vénalité des charges a eu Montesquieu [35] pour apologiste, et que l’autorité d’un grand nom est bien puissante, surtout quand c’est une erreur qu’elle appuie : mais qu’elles sont faibles les raisons par lesquelles il défend ce préjugé ! Comme le génie, si puissant lorsqu’il soutient la cause de la raison et de l’humanité, perd toutes ses forces lorsqu’il a le malheur de la combattre !

Combien, au contraire, les raisons qui proscrivent l’usage de la vénalité sont-elles simples, faites pour être saisies partons les esprits, pour parler au cœur de tous les hommes, signe presque certain pour reconnaître, en politique comme en morale, les vérités vraiment utiles !

La vénalité des charges les rend bientôt héréditaires ; les tribunaux se remplissent d’hommes ignorants et vains, qui dédaignent l’étude et l’abandonnent à ceux qui ont leur fortune à faire : la vénalité ferme l’entrée de la magistrature et à la noblesse pauvre, et aux jurisconsultes qui n’ont, pour y prétendre, que leurs talents ou la connaissance approfondie des lois : elle détruit toute émulation ; il ne suffit plus de mériter les premières places, il faut être assez riche pour les acheter.

Les hommes nés dans les tribunaux, et ceux qui, venus d’ailleurs, veulent s’y faire pardonner une origine étrangère, y entretiennent, y renforcent même l’esprit de corps, cet esprit si puissant sur les têtes faibles, sur les petites âmes, sur les hommes corrompus, sur tous ceux qui ne peuvent avoir ni opinion, ni force qui leur appartiennent, sur ceux qui cherchent un prétexte pour couvrir leurs vues intéressées, ou dont les vices ont besoin d’appui : cet esprit de corps, toujours séparé des intérêts de la nation, devient plus dangereux encore dans une classe d’hommes dont le premier mérite devrait être le désintéressement le plus pur et la plus sainte impartialité. Et même chez des peuples où l’opinion publique aurait peu de force, combien ne serait-il pas à craindre de voir les préjugés antiques s’enraciner dans des corps toujours recrutés par eux-mêmes ; de voir ces corps ne point changer, tandis que tout change autour d’eux, et les lumières leur être étrangères, leur devenir même odieuses, parce qu’elles ne servent qu’à éclairer la distance qui est entre eux et leurs contemporains [36]!

Mais en voilà trop sans doute ; et s’il est un homme qui puisse voir trafiquer du droit de prononcer sur la vie et sur l’honneur des citoyens, comme d’une vile marchandise ; qui puisse voir de jeunes gens acheter des devoirs redoutables, dont les hommes les plus éclairés par l’expérience, et du courage le plus éprouvé, trembleraient de se charger ; si, dis-je, il est un homme qui puisse voir ces abus, et qu’il ne pleure pas sur l’humanité, quels raisonnements pourront le convaincre ? Il suffit aux vérités physiques d’être prouvées, mais on ne croit les vérités morales que lorsqu’on aime à les croire.

Qui ètes-vous, me dira-t-on peut-être, pour condamner un usage approuvé par Montesquieu, et que le silence de la magistrature semble avoir consacré ? Je ne suis rien ; mais j’ai pour moi la voix de la magistrature elle-même dans le temps de sa gloire, dans le temps qu’elle voyait dans son sein les de Thou, les Montagne, les la Boëtie, les du Vair ; j’ai pour moi le vœu de la nation, qui n’a cessé dans les états généraux de condamner la vénalité comme un abus également honteux et funeste ; j’ai le suffrage de l’Hôpital.

Il supprima les charges qu’on n’avait créées que pour les vendre, et qui n’étaient, dans la réalité, qu’un impôt déguisé sous un vain prétexte d’utilité publique : il réduisit à une seule les différentes juridictions royales, qui, placées dans une même ville et sur un même territoire, ne servaient qu’à exciter des querelles toujours payées par le peuple. Ces réductions devaient se faire à mesure que les places viendraient à vaquer : dans la suite, les magistrats inférieurs auraient été choisis par leurs justiciables, les magistrats supérieurs par leurs corps ; moyen qui, en conservant peut-être une partie des inconvénients de la vénalité, détruisait du moins les plus honteux.

Cette réforme utile aurait été amenée sans secousse, sans exiger du trésor royal un sacrifice qu’on peut si rarement espérer d’obtenir, lorsqu’il ne s’agit que du bien du peuple : mais il fallait du temps ; et la réforme n’était pas commencée, que déjà l’Hôpital était hors de sa place, et le bien public oublié.

Les grands seigneurs, les évêques, les villes et même jusqu’à des communautés de moines avaient dans les tribunaux des magistrats à leurs gages ; l’Hôpital proscrivit cet usage scandaleux ; il défendit aux magistrats de recevoir des pensions de qui que ce fût ; il voulait qu’ils n’appartinssent qu’au peuple. « Croyez-vous, leur disait-il, croyez-vous donc vous honorer en renonçant au titre de magistrats, pour devenir les créatures des chefs de parti qui vous traitent comme ces vils ministres de leurs plaisirs, qu’ils payent et qu’ils méprisent ? Vous n’êtes grands que par la vénération publique ; c’est d’elle seule que vous pouvez attendre une véritable puissance : vainement, en vous livrant aux passions des chefs de factieux, vous croirez partager leur crédit, vainement vous vous croirez leurs égaux, parce que vous êtes devenus leurs complices : vous ne serez jamais que les aveugles instruments de leurs intrigues ; et en croyant travailler à votre propre grandeur, vous ne faites que servir des projets ambitieux, dont on ne daigne pas même vous confier le secret. »

L’Hôpital s’éleva contre l’amour effréné des richesses, qui portait les uns à rechercher les épices avec une avidité déshonorante, les autres à s’intéresser secrètement dans le commerce et dans les affaires, et à donner par là des protecteurs cachés et puissants au monopole et aux vexations.

Il réprima ceux qui abusaient de leur puissance et de l’impunité que leur assurait l’esprit de corps, pour perdre ou effrayer leurs ennemis, envahir des successions, séduire des héritières ; il voulut détruire cet esprit de brigandage, qui, des autres corps de l’État, avait pénétré jusque dans la magistrature, où il était d’autant plus scandaleux, que le mal venait de ceux même dont le devoir était de le réprimer.

Les haines religieuses, l’esprit de faction, avaient introduit dans les tribunaux une partialité révoltante : on était innocent ou coupable, on était privé de son bien ou enrichi du bien d’autrui, selon qu’on était du parti de la maison de Guise ou de celui du prince de Condé, qu’on suivait les dogmes de Calvin ou ceux des catholiques. L’Hôpital remontrait sans cesse aux magistrats qu’il fallait juger l’homme et le droit, et non le parti ou la croyance ; et cette maxime si simple avait peine alors à être entendue.

Enfin, la faiblesse d’une régente, et la faiblesse plus dangereuse de deux jeunes rois, avait fait naître dans les tribunaux des idées d’un pouvoir que la loi ne leur avait pas donné. Les ordonnances res-res res-taient sans exécution, et l’usage des tribunaux l’emportait sur elles : les édits étaient sans cesse violés par des arrêts. Les cours s’étaient arrogé le droit d’interpréter les lois du prince, de les limiter ; tandis que les grands envahissaient l’autorité souveraine, elles avaient cru pouvoir du moins en saisir quelques débris ; et oubliant qu’elles devaient défendre les droits du peuple, elles combattaient pour leurs privilèges.

L’Hôpital, également ennemi du despotisme et de l’anarchie, de la corruption et du zèle outré, du relâchement et de l’esprit de corps, de l’avilissement et de la morgue, s’éleva également contre tous ces abus. Laissant aux cours le droit de faire des remontrances, il déclara, de l’avis des chefs de la nation et des membres les plus éclairés de la magistrature, que si les remontrances n’étaient pas écoutées, les parlements devaient exécuter les édits ; qu’ils ne pouvaient déroger aux lois que lorsque l’autorité législative les avait changées ; qu’ils étaient les exécuteurs de la loi, et qu’ils y étaient soumis.

Gardons-nous de croire que l’amour du pouvoir ait inspiré ces principes à l’Hôpital. Ce désir si vif dans les esclaves, d’augmenter la puissance de leurs maîtres, eût-il pu souiller son âme ? L’Hôpital eût-il pu même songer à augmenter le pouvoir de sa place ? Un si faible intérêt ne le gouvernait pas. Ne pouvant se dissimuler ses talents, il désirait sans doute d’obtenir une autorité qui lui permît de développer toute l’étendue de son génie : mais il ne regardait le pouvoir attaché à sa place que comme un moyen d’être plus utile ; il jouissait du plaisir d’avoir fait le bien, de l’espérance d’assurer, par l’exécution de ses vues, un bonheur durable à son pays : mais il était loin de s’enorgueillir d’une puissance que le hasard lui avait donnée, et dont il se voyait d’autant plus près d’être dépouillé, qu’il se rendait plus digne de la conserver. Ce ne fut donc, ni l’ambition ni un zèle servile pour l’autorité absolue, ce fut l’amour de l’ordre qui porta le chancelier de l’Hôpital à désirer qu’aucune opposition étrangère ne pût arrêter l’exécution d’une loi émanée du trône. Aussi, par le même édit, défend-il aux magistrats d’obéir aux ordres particuliers du monarque même, lorsque ces ordres sont en contradiction avec la loi ; et, par une distinction sans laquelle il ne resterait aucune ombre de liberté dans une monarchie, il sépare les lois adressées à la nation entière, où le monarque statue sur des objets généraux, et qui sont l’ouvrage de la justice, d’avec les ordres particuliers, qui ne sont jamais qu’un acte de sa puissance.

L’Hôpital ne crut pas la réforme des justices subalternes indigne de ses soins : il voulut que les magistrats supérieurs parcourussent les provinces, examinassent la conduite des tribunaux, recueillissent les plaintes du peuple, dont la voix trop souvent étouffée perce si difficilement la foule des oppresseurs qui assiègent le trône. Il voulut que ces magistrats observassent dans les provinces les effets des différentes lois sur les mœurs, sur la richesse publique, et vinssent lui apprendre celles qu’il devait réformer. Malheureusement, on n’a pas même besoin de dire qu’un tel projet ne fut point exécuté. C’était peu de rappeler aux magistrats leurs devoirs et la sainteté de leurs fonctions. La sûreté publique exigeait que les juges coupables de prévarication, de faiblesse, d’ignorance (car l’ignorance d’un devoir qu’on s’est imposé volontairement est un crime), eussent eux-mêmes des juges, et fussent soumis à des peines. Le chancelier savait trop bien que l’impunité des ministres des lois est une source de tyrannie, et que l’abus des formes de la justice est encore plus scandaleux et plus funeste que l’abus de la force.


Lois de justice.


De la réforme de la magistrature, l’Hôpital aurait voulu passer à celle de la jurisprudence ; mais, ne pouvant attaquer le principe des maux de l’État, il chercha du moins à les pallier, à en suspendre les progrès. Il crut que si une réforme générale, mais alors impossible, pouvait seule sauver l’État, des lois particulières, opposées à chaque abus particulier, pouvaient du moins être utiles.

Il simplifia plusieurs formes de procédures.

Il concilia, dans l’exercice de la juridiction prévôtale, la nécessité d’avoir dans ces temps malheureux une justice prompte, avec le droit des citoyens de n’être jugés que par leurs juges naturels.

L’avidité des secrétaires des magistrats fut répri-répri répri-mée, et l’impôt qu’ils avaient établi, cette manière indirecte de vendre la justice, fut flétrie par des lois.

Il institua à Paris, et dans la plupart des villes de France, une juridiction destinée pour les seules affaires du commerce ; il lui donna une jurisprudence simple, prompte et peu dispendieuse.

En ordonnant l’exécution provisoire des transactions entre majeurs, en assujettissant à une forme authentique les donations et les substitutions, en déclarant qu’une demande en justice abandonnée pendant trois ans n’arrêterait point le cours de la prescription, en réglant la forme des évocations et des récusations, il ôta des prétextes à la chicane, sans nuire à la défense des droits légitimes.

Les jugements prononcés par les arbitres furent exécutés par provision, et l’appel ne put être porté qu’aux cours souveraines.

Il voulut que dans les affaires entre parents, dans les procès entre négociants, un tribunal d’arbitres tînt lieu d’une première juridiction, diminuât les frais, et épargnât des scènes scandaleuses.

La preuve par témoins ne fut admise dans les affaires civiles que pour des sommes très-modiques [37], où la corruption des témoins n’était plus à craindre.

Les femmes mariées en secondes noces ne purent donner à leur mari qu’une part d’enfant : l’Hôpital crut avoir assez accordé à l’amour en l’égalant à la tendresse maternelle. Il opposa des barrières à la mauvaise foi des débiteurs, en ordonnant que les sommes demandées produiraient un intérêt du jour de la réclamation. Dans le cas où le riche, abusant de son crédit ou du besoin que le pauvre craint d’avoir de lui, refusait le salaire des ouvriers, il devait être condamné à payer le double ; injustice apparente, mais qui cesse de l’être, si l’on songe que l’objet de cette loi n’est pas de condamner un débiteur à payer plus qu’il ne doit, mais de soumettre à une peine l’homme inhumain et injuste.

Il voulut que le débiteur de mauvaise foi fût puni par la perte de sa liberté ; loi dure, mais nécessaire peut-être dans un temps où une noblesse factieuse et corrompue regardait comme une marque d’honneur le droit de n’être pas contrainte à payer ses dettes.

Le roi renonça à l’usage de suspendre par des lettres les poursuites des créanciers ; moyen d’autant plus dangereux, qu’il n’est pas regardé comme infâme, parce qu’il faut avoir du crédit pour l’employer.

Le peuple, qui presque partout est soumis seul au joug de tant de lois, dont aucune n’est faite en sa faveur, le peuple ne fut pas oublié par l’Hôpital. Il savait trop bien que c’est l’avantage du peuple seul qui doit diriger les vues des législateurs, et que lui seul forme véritablement la nation, puisque les autres classes de citoyens n’ont été établies que pour lui, et ne subsistent que par son travail.

L’Hôpital fit déclarer par Charles IX que, dans les états généraux, le consentement du liers état serait nécessaire pour l’établissement des impôts, et que les suffrages réunis de la noblesse et du clergé ne suffiraient pas pour assujettir le peuple à une charge que ces deux corps auraient pu faire retomber en entier sur lui.

La levée de la taille devint plus régulière et plus douce.

Il défendit aux gentilshommes de chasser dans les terres ensemencées ; c’était assez sans doute que le champ du laboureur fût dévoré par le gibier, sans être dévasté par les chasseurs : il permit aux propriétaires des champs d’effrayer les bêtes fauves par leurs cris, et même de leur jeter des pierres, mais sans les offenser ; car il fallait respecter encore les prétendus droits de ceux qui préfèrent le plaisir de tourmenter les animaux à celui de faire du bien aux hommes, et qui aiment mieux que la terre nourrisse des sangliers qu’ils égorgent impunément, que des hommes de qui ils ne peuvent attendre un si noble plaisir.

Il défendit aux soldats, aux chefs des troupes d’exiger du peuple des vivres, des chevaux ou des journées sans les payer. Pouvait-il ne pas sentir que forcer le peuple au sacrifice des seuls biens qui lui restent, son temps et son travail, c’est le soumettre à l’impôt le plus avilissant à la fois et le plus onéreux ?

L’Hôpital ne voulut point qu’on traitât comme coupable l’accusé, peut-être innocent, qui n’avait pas assez de confiance à l’équité ou aux lumières de ses juges pour remettre sa vie entre leurs mains. Il déclara que le bien des contumaces, leurs charges, leurs droits ne pourraient être confisqués que cinq ans après leur condamnation ; et il frustra l’avidité des courtisans, qui s’empressaient à multiplier les accusations pour envahir le bien des accusés.

Il est incertain qu’un accusé soit coupable, et il est sûr qu’il est malheureux. La prison, où la sûreté publique exige quelquefois que l’on traîne un innocent, ne doit pas être un supplice. On n’a droit de faire éprouver à un coupable même que la peine infligée par la loi, et il ne peut être juste de le soumettre à aucune autre peine. Les prisons doivent donc être saines, et telles, en un mot, que la perte de la liberté soit le seul mal qu’on y éprouve. L’Hôpital ordonna que jamais elles ne fussent au-dessous du rez-de-chaussée : il eût fait disparaître de la France ces cachots malsains, où l’innocent et le coupable sont exposés aux mêmes dangers, et que l’avarice et le mépris pour le peuple ont multipliés bien plutôt que le besoin de la sûreté publique ; ces cachots qui prouvent si puissamment qu’il existe une classe avilie et opprimée, et une autre classe qui a fait les lois et qui se croit à l’abri de leur justice.

Enfin, l’Hôpital mit des bornes à la profusion des lettres de grâce, qui, cessant d’être un acte de clémence lorsqu’elles pardonnent au puissant qui a opprimé le faible, n’étaient devenues qu’un moyen d’assurer l’impunité à quiconque avait du crédit, de l’intrigue, de l’or et des patrons.

Lois d'administration.


Jusqu’ici nous n’avons vu dans l’Hôpital qu’un législateur sage et éclairé.

Peut-être le reste de sa législation, ce qui appartient à l’administration plus qu’à la justice, mérite-t-il des reproches. Nous ne dissimulerons point la vérité ; nous ne balancerons point entre l’intérêt du bonheur public et celui de la gloire d’un grand homme.

L’Hôpital eût voulu donner à sa nation les lois des anciens Romains, dont il avait la simplicité, les mœurs et les vertus. Il fit donc des lois somptuaires, sans songer qu’elles ne peuvent être exécutées que chez les peuples où la honte d’avoir manqué aux lois est un frein suffisant pour en maintenir l’exécution ; sans songer que, chez une grande nation déjà corrompue, le luxe sait éluder les lois somptuaires, et qu’elles ne font plus qu’ouvrir la porte aux délations et à l’espionnage ; sans songer enfin que le luxe n’étant pas un crime, interdire aux citoyens cet usage de leurs richesses, c’est attenter à leurs droits. Le luxe, qui multiplie les productions inutiles et dissipe les productions nécessaires, qui n’excite l’industrie que pour faire servir le travail du grand nombre aux fantaisies de quelques individus, qui corrompt, avilit et détruit les nations, le luxe n’a d’autres ennemis que les bonnes mœurs, l’exemple des rois et celui des grands hommes, la prospérité de l’État, l’égalité des fortunes, surtout l’égalité de considération entre le riche et le pauvre : et si l’Hôpital a pu suspendre un moment chez quelques citoyens les progrès du luxe, ce n’est point par des lois trop faciles à éluder, trop contraires aux mœurs de son siècle pour être exécutées ; c’est en donnant lui-même l’exemple de la simplicité, c’est surtout en ne distinguant les hommes que par leurs vertus et non par leurs richesses.

L’esprit de justice et d’ordre porte à tout régler par des lois ; et la connaissance des vraies causes de la félicité publique et des véritables droits de l’homme et du citoyen, la vue des abus que la manie réglementaire fait naître, abus bien plus grands que ceux qu’elle veut supprimer, peuvent seules contenir cet esprit dans de justes bornes. Les principes de l’administration des États n’étaient pas connus du temps de l’Hôpital, et il serait injuste de lui reprocher de n’avoir pas créé une science nouvelle.

Pardonnons-lui donc cette foule de règlements pour les arts et métiers ; pardonnons-lui d’avoir ignoré que ces règlements attaquaient la propriété la plus sacrée que puisse avoir l’homme, celle de son travail. Il voulait maintenir l’ordre, et il ouvrait la porte aux vexations ; il croyait encourager l’industrie, et il ne faisait que la soumettre à un impôt de plus. Pardonnons-lui d’avoir ignoré que la taxe des subsistances n’est qu’un moyen de les maintenir au-dessus de leur prix naturel ; que défendre de porter des grains à l’étranger, c’est défendre à la terre de les produire. Pardonnons-lui de n’a-a a-voir pas su que ces ordres de garnir les marchés de grains, ces entraves mises à la liberté du commerce intérieur, ces gènes imposées aux laboureurs, tous ces règlements, qu’il étendit même sur la manière de cultiver, sont un véritable impôt qui augmente le prix des denrées, une source de découragement qui en diminue la quantité réelle ; et qu’ainsi tant de soins pour la subsistance du peuple ne pouvaient servir qu’à rendre cette subsistance plus chère et moins assurée [38]. Enfin, ce grand homme n’avait pas senti que chaque article de ces lois était un attentat contre les droits les plus inviolables de l’homme et du citoyen, contre ces mêmes droits pour le maintien desquels il eût été prêt à faire le sacrifice de sa vie, la propriété et la liberté. Pleurons sur la vertu trompée, qui signe d’une main pure l’ordre du malheur public, et tirons une leçon utile des fautes mêmes d’un homme de génie. Comme ce n’était ni par routine, ni par faiblesse, ni par un goût secret pour les abus, qu’il fit tant de lois prohibitives, il y porta la force de son caractère et l’étendue de son esprit ; et c’est par ces lois mêmes qu’il faut apprendre à quels excès pourrait empor-empor empor-ter la manie des règlements, si une heureuse inconséquence ne venait l’arrêter.

Cet homme, qui voulait à la fois rétablir la magistrature dans sa dignité et dans sa gloire en y détruisant la vénalité et la corruption, rendre au clergé ses mœurs antiques en lui donnant des lumières nouvelles, maintenir la paix entre deux partis aigris et sous les armes, faire régner les lois au milieu des guerres civiles et l’humanité au sein du fanatisme ; cet homme, qui combattit seul la politique de la cour de Rome et la perfidie de Philippe II, la faiblesse de Charles IX, l’inconstance de sa mère, les intrigues du cardinal de Lorraine, les talents et la gloire du duc de Guise, l’esprit factieux des grands, l’avidité de la cour ; cet homme n’est plus le même lorsqu’il se livre à l’esprit réglementaire : ce génie si étendu, si puissant, semble se rabaisser au niveau des préjugés auxquels il s’est soumis. On a peine à croire jusqu’à quel point il a porté l’attachement à ce faux principe, qu’on ne doit abandonner à l’intérêt et aux passions des hommes que ce que les lois ne peuvent leur enlever, et quels étranges règlements le système prohibitif a inspirés à un homme d’un esprit si élevé, si conséquent. Partisans de ce système, lisez ces lois et jugez [39]. Pour favoriser le commerce et perfectionner les manufactures, l’Hôpital crut devoir mettre des droits sur les marchandises étrangères ; mais ces droits nuisibles, parce qu’en ôtant la concurrence ils ôtent le seul moyen juste et vraiment efficace d’exciter l’émulation entre les manufactures, ces droits injustes, parce qu’ils augmentent nécessairement le prix des marchandises, ces droits ont encore l’inconvénient de n’encourager qu’une seule espèce d’industrie ou de culture, et si le ministre a mal choisi, de l’encourager aux dépens d’une industrie ou d’une culture plus avantageuse. Administrateurs, laissez ce choix à l’intérêt et à la nature qui ne se tromperont jamais. Aussi l’Hôpital détruisit lui-même les lois qu’il avait


faites sur cet objet ; mais peut-être ce fut moins par la conviction de leur inutilité, que par l’impossibilité d’exciter l’industrie dans un royaume en proie aux guerres civiles : il sentit que ces lois n’étaient qu’un impôt de plus, et il les révoqua.

Il existe une loi qu’il est affreux de voir signée du nom de l’Hôpital, celle qui défend, sous une peine capitale, d’imprimer un livre sans permission. Certes, ici la peine n’est pas en proportion avec le délit ; mais lorsqu’un livre peut allumer la guerre, un livre peut être un crime : dans des temps paisibles, une telle loi eût été le comble de la tyrannie et de l’opprobre ; dans ces temps malheureux, elle pouvait n’être qu’une précaution indispensable.

Il faut plaindre l’Hôpital de s’être cru forcé à cette précaution cruelle ; il faut plaindre cet homme ami des lumières, ami de l’humanité, d’avoir donné une loi qui outrage l’humanité, et qui éteindrait les lumières s’il était au pouvoir des mauvaises lois de les éteindre. Comparons cette loi avec le cœur de l’Hôpital ; voyons ce qu’il a dû lui en coûter pour la signer, combien il fallait qu’il la crût nécessaire, et félicitons-nous de vivre dans un autre siècle.

De toutes les lois de l’Hôpital, celles qui contraignaient trop ou l’intérêt ou les passions des hommes puissants, furent bientôt anéanties : il ne resta que le petit nombre de celles qui faisaient du bien à la nation, sans faire à ses ennemis un mal sensible ; mais du moins il put, dans sa retraite, se rendre ce témoignage si honorable et si doux : Tout ce qui dans mon temps a été fait pour le bonheur du peuple, a été mon ouvrage.


L’Hôpital dans la retraite.


Ce n’est que dans la disgrâce et dans la retraite qu’on peut juger l’homme d’État. Tant qu’il est en place, obligé, s’il est coupable, de masquer d’un voile hypocrite ses déprédations, et de couvrir d’un motif honnête des lois qui préparent le malheur public ; forcé, s’il est vertueux, de dérober aux ennemis du peuple les sages motifs de ses opérations, et de cacher comme un crime l’étendue de ses projets bienfaisants ; célébré, s’il veut le mal, par la foule des hommes corrompus, et presque dispensé de tenir à ses gages des orateurs et des poètes, ayant, s’il veut faire le bien, autant d’ennemis que les abus nourrissent de gens avides, l’homme vertueux voit sa fermeté passer pour l’amour du pouvoir, son zèle de la justice pour un esprit de vengeance : on traitera de trahison contre le prince, son courage pour défendre la liberté des citoyens ; on traitera sa tolérance, d’irréligion ; ses grandes vues, d’esprit de système ; son humanité et son amour du peuple, de philosophie romanesque. S’il n’a pas voulu s’abaisser à employer d’autres armes que ses talents et ses vertus, il sera maladroit ; s’il a dédaigné de ménager les hommes corrompus, on lui reprochera de ne pas connaître les hommes.

Le ministre coupable, au contraire, verra tous ses vices érigés en vertus, parce que ceux dont la voix peut se faire entendre sauront profiter de ses vices. S’il favorise une corruption de mœurs utile à ses desseins, on louera sa politique ; s’il n’agit que d’après les circonstances et ses intérêts, on louera sa souplesse et ses ressources ; plus il fera de mal au peuple, plus on exaltera sa bienfaisance : la voix des citoyens honnêtes sera étouffée par ce concert d’admiration.

Mais l’un et l’autre sont-ils renversés par ces intrigues qui, heureusement pour les nations, n’épargnent pas les ministres corrompus plus que les ministres vertueux, la disgrâce les met tous deux à leur place.

L’un a perdu tous ses flatteurs ; à peine quelques complaisants subalternes, qui n’existaient que par lui, se chargent de le soulager du poids du temps. Incapable de tout, hors du mal public dont il ne lui est plus permis de s’occuper ; étranger à tous les sentiments, hors celui de l’ambition ; sans occupation comme sans attachement ; déchiré par le regret d’avoir perdu sa puissance ; tourmenté par le remords, qui dans tous les hommes lui montre des ennemis, parce qu’il a fait du mal à tous les hommes, il ne lui reste qu’un orgueil que personne ne daigne plus flatter, et des mépris qu’il n’a plus le pouvoir de punir.

L’autre a conservé ses amis : tous les sentiments qu’une passion plus énergique et plus profonde avait comme suspendus, reviennent remplir son âme et la consoler ; il retourne à des études qu’il n’avait pu sacrifier qu’au bonheur public ; chaque homme qu’il voit est un ami, parce qu’il n’y a point d’homme dont il n’ait voulu être le bienfaiteur. Devenu l’objet de la vénération des méchants même, sitôt qu’ils ont cessé de le craindre ; dispensé du soin pénible de les combattre, et d’arrêter ses yeux sur les tristes détails de leurs crimes, il a retrouvé sa sérénité, et il semble que la disgrâce l’ait délivré d’un fardeau. Sa vertu lui suffit ; il ne hait ses ennemis que comme il hait tous les méchants, et il n’a pas même besoin de sentir que tôt ou tard le mépris public doit le venger.

Une seule douleur peut le troubler, celle d’être témoin du malheur de sa patrie ; mais il sait encore l’adoucir en préparant de loin, par ses travaux, le bonheur des races futures.

Tel fut dans sa retraite le chancelier de l’Hôpital. La poésie, qui depuis sa jeunesse avait été pour lui un délassement dans le tumulte des affaires, devint l’amusement de sa vieillesse. Ses ouvrages en vers ne contiennent que des épîtres : on y chercherait en vain une poésie harmonieuse ou brillante ; mais on trouve partout un goût simple et pur, formé par l’étude de l’antiquité, une philosophie élevée et consolante, la haine de l’oppression et du fanatisme, l’amour des lettres et du repos ; il ne parle des grandes places que comme de grands devoirs à remplir, et de sa disgrâce que pour célébrer les douceurs de la vie privée, plaindre son roi et pleurer sur son pays. Ce goût de la vertu, qui donne des charmes si touchants aux ouvrages où il règne, prend un caractère plus intéressant et plus respectable encore, lors-lors lors-que le poète a lui-même contribué au bien public dont il veut inspirer l’amour [40].

Un ouvrage plus utile et plus important occupa longtemps le chancelier de l’Hôpital. Il se proposa de comparer le droit romain avec nos usages et avec nos mœurs, de le rectifier, et d’en tirer un code de lois qu’on pût substituer à toutes nos coutumes. Ne connaissant pas les vrais principes de la législation puisés dans la nature, il les cherchait dans l’ouvrage des hommes le moins imparfait, et dans les lois d’un peuple à qui tous les peuples avaient obéi.

Les soins de l’agriculture, les travaux champêtres, les plaisirs simples et touchants d’un père de famille n’avaient point perdu leurs charmes pour l’Hôpital ; et cette âme longtemps remplie des plus grands objets, cette âme longtemps agitée des intérêts les plus importants, revint sans effort à tous les goûts de la nature.

L’Hôpital, en renonçant à sa place, n’avait pas eu besoin de changer de vie. Pauvre et retiré à la campagne, il y fut tel qu’il avait été à la cour, où il avait donné l’exemple d’une frugalité digne des héros de Rome ancienne.

Pendant son ministère, sa conversation instructive et agréable, formée d’un mélange piquant de philo-philo philo-sophie et de littérature, faisait le seul plaisir de sa table, où l’honneur d’être admis était brigué par les courtisans : on n’y servait qu’un seul plat de viandes bouillies. Modernes Apicius, pardonnez à la bassesse de ces détails ; daignez songer que les dépenses des gens en place sont payées par le peuple, et que l’homme de bien, qui se défie d’autant plus de ses forces que lui seul s’en défie, se conduit dans les grandes places de manière à n’avoir pas même de privations à s’imposer lorsque son devoir lui ordonne de les quitter.

Il y avait quatre ans que l’Hôpital menait dans sa retraite une vie libre et indépendante, lorsque ses yeux furent témoins du crime le plus horrible dont soient souillées nos annales.

À un signal donné du haut du palais des rois, des troupes d’assassins catholiques égorgent, au nom de Dieu et du roi, les protestants endormis sur la foi des traités solennellement jurés : la politique n’avait proscrit que les chefs ; le fanatisme, l’esprit de vengeance, la soif du butin, multiplièrent les victimes.

Paris fut pendant trois jours la proie des assassins : ni l’âge, ni le sexe, ni les vertus utiles à la patrie, ni les talents, ne furent épargnés. Quand il ne resta plus de victimes qu’on pût immoler impunément, Charles arrêta le carnage pour s’avilir encore par d’autres forfaits.

Il accuse devant le parlement les sujets qu’il vient de faire assassiner ; ce qui restait dans ce corps d’hommes justes, échappés à peine au fer des assassins, n’ose élever la voix ; les vengeurs des lois consacrent l’assassinat par un arrêt : Coligny, que le roi appelait son père, à qui il avait juré, peu de jours auparavant, de le venger de ses ennemis, Coligny, accusé par ce même roi d’une conspiration imaginaire, est condamné, après sa mort, à un supplice infâme ; et pour donner à cette horrible fable une apparence de réalité, on traîne au supplice deux protestants que les meurtriers avaient épargnés.

Toutes celles des grandes villes où commandaient des hommes dévoués aux favoris imitèrent l’exemple que la capitale avait donné : on eut soin de prévenir les contre-ordres que les remords arrachèrent au roi peu de temps après les massacres.

La fille de l’Hôpital était à Paris : au crime de sa croyance, elle joignait le crime plus grand d’être la fille de l’homme vertueux à qui les meurtriers ne pardonnaient pas d’avoir suspendu leur rage pendant huit années ; la mère du duc de Guise eut le crédit d’arracher cette victime aux satellites de son fils ; l’Hôpital alors cessa de craindre. Les meurtriers avaient paru autour de sa maison : on lui propose de leur opposer une résistance qui laisserait aux remords et à la honte le temps de changer le cœur de Catherine et de son fils ; mais l’Hôpital ne peut regarder comme un bonheur de survivre à la désolation et à la honte de son pays : Si la petite porte ne leur suffit pas, dit-il, qu'on leur ouvre la grande.

Enfin, on lui annonce que le roi veut bien le laisser vivre : Je croyais n’avoir mérité, répond-il, la mort le pardon. Il mourut six mois après ; ses yeux fatigués de tant de crimes, se fermèrent enfin, et avec lui s’éteignit la dernière espérance des Français : lui seul eût pu changer en vertus utiles les remords qui déchirèrent le malheureux Charles IX.

Telle fut la fin de la vie de l’Hôpital. Cette vie fut-elle heureuse ? Ce grand homme réunit tout ce qui mérite les désirs des hommes : des amis tendres et fidèles ; une famille à qui il était cher, et dont jamais il n’eut à rougir ; une fortune bornée, mais au-dessus de ses désirs comme de ses besoins, et qui lui permettait d’être bienfaisant ; une santé qui jamais n’interrompit ses travaux ; de grandes places, des talents., et des vertus dignes de ces places ; la gloire, l’amour du peuple, le respect des gens de bien, et ce concert si doux à l’oreille de l’homme vertueux, les cris des méchants : jamais son âme inébranlable et pure ne connut ni les remords, ni le trouble, ni la crainte. Mais pourquoi faut-il que les crimes des méchants soient aussi un supplice pour l’homme de bien qui n’a pu les empêcher, et que la nature ait laissé en leur puissance cette manière de lui faire du mal ?

La vertu ne suffit donc pas pour assurer le bonheur des hommes ! Mais du moins elle est pour tous les hommes le moyen d’être Je moins malheureux qu’il est possible.

O hommes ! dans quelques circonstances que vous vous trouviez, quels que soient vos concitoyens et vos maîtres, soit que la vertu règne autour de vous, soit que le vice y domine, au milieu des frémissements de l’oppresseur comme au milieu des béné-béné béné-dictions du malheureux soulagé, faites toujours ce que vous conseillent la vertu et le courage.

Employez, pour le bonheur public, tout ce que la nature vous a donné de talents et d’énergie ; et dussent les supplices ou même le mépris être votre partage, dussent vos travaux être t in utiles, soyez sûrs encore que vous avez bien choisi, et qu’en évitant le remords ou le sentiment accablant d’avoir été faibles, vous avez évité de plus grands maux.

Sans doute, il est des siècles condamnés à des malheurs irréparables, et réduits à préparer, par ces malheurs mêmes, la félicité des races futures ; mais que l’exemple des vains efforts du génie et de la vertu ne nous fasse pas désespérer du bonheur de l’espèce humaine.

Tant que les lumières ont été renfermées dans un peuple seul, qui n’avait de rapport avec les autres que pour les mépriser ou les vaincre ; tant que chaque nation isolée a combattu seule contre le malheur et l’ignorance, et que le secours des lumières étrangères ne pouvait l’aider à réparer ses pertes ; tant que les sciences morales ont été bornées à un petit nombre de vérités grandes et profondes, qu’une sorte d’inspiration dévoilait à quelques âmes privilégiées ; tant que l’instruction, bornée à des écoles publiques, obligeait les sages de déguiser la vérité sous des emblèmes dont le sens se perdait après eux, et qu’il leur fallait se conduire avec leurs disciples comme un chef de conjurés avec ses complices ; tant que les livres n’ont été que des manuscrits qu’il était difficile de multiplier et facile d’anéantir ; alors sans doute les ennemis du genre humain pouvaient espérer de le tenir enseveli dans les ténèbres, et de lui dérober à jamais la connaissance de ses maux, et surtout celle des remèdes. Ainsi, les tyrans de la Grande-Grèce, en brûlant les sages renfermés dans l’école de Crotone, purent aisément se flatter d’assurer à leurs esclaves une éternelle imbécillité.

Mais à présent que l’invention de l’imprimerie permet à la vérité une circulation rapide que rien ne peut arrêter, et que la vérité une fois découverte ne saurait être anéantie ; à présent que les vrais principes des sciences morales sont dévoilés, que les véritables méthodes sont connues ; à présent que la voix de la raison s’est fait entendre des glaces de Pétersbourg aux mers de Philadelphie, et des rochers de la Norwége aux plaines de la Bétique, et que partout elle a réveillé le génie qui dormait depuis tant de siècles ; à présent que les hommes éclairés de toutes les nations se prêtent leurs lumières, ont les mêmes idées, parlent le même langage, sont animés des mêmes intérêts, cette force lente de la vérité, souvent trop faible, mais toujours agissante, l’emportera à la longue sur les obstacles qu’on lui oppose.

L’oppresseur, le corrupteur d’une nation, condamné par toutes les autres, entendra avec une douleur impuissante le jugement prononcé contre lui, et tremblera de le mériter. Les maux que le méchant peut faire encore seront passagers comme lui. Il pourra punir les sages, mais il ne les empêchera pas d’être utiles : il leur ôtera la liberté, la vie ; mais l’espérance du bonheur des hommes, la douceur d’y avoir contribué, les suivront jusqu’à la mort ; et le bien qu’ils auront fait subsistera encore lorsqu’il ne restera plus du méchant que le mépris attaché à son nom.

Ô l’Hôpital ! dans un siècle plus heureux, les fruits de tes travaux, immortels comme ta gloire, auraient formé dans la postérité les vengeurs des peuples et les restaurateurs des nations ; mais il ne reste de toi que l’exemple de ton courage. Puisse cet exemple, puisse la vue de ce monument que t’érige un citoyen digne, comme toi, de faire entendre la vérité au cœur des rois[41], former parmi nous des hommes qui te ressemblent, et produire, dans une nation peut-être plus énervée encore que corrompue, ces vertus fortes et courageuses, qui seules ont le pouvoir de changer la face de la terre, et d’en chasser à la fois le crime et le malheur !

    commandement de l’armée au duc d’Anjou, à peine sorti de l’enfance. Un conseil de généraux, ou plutôt de favoris, commandait sous lui. Charles fut trop heureux que le défaut d’argent obligeât le prince de Condé à lui accorder la paix. On est étonné que Charles IX, d’un tempérament robuste, d’un caractère violent, n’ait jamais commandé ses troupes. Mais Philippe II gouvernait alors le conseil de France ; il ne voulait pas qu’on inspirât le goût de la guerre au jeune monarque ; il craignait que Charles, qui avait de la hauteur et qui aimait la gloire, ne voulût venger les défaites de Pavie et de Saint-Quentin, la prison de François I er et la mort d’Elisabeth.

    chancelier de Marguerite de Valois, devenue duchesse de Savoie, et avait suivi cette princesse en Italie.

    Si le cardinal de Lorraine n’avait cherché qu’un homme dévoué à ses projets, Bertrandi avait fait ses preuves : il avait présidé, sous Henri II, au lit de justice où Anne du Bourg fut arrêté, et dressé les lettres patentes de la commission qui le jugea.

    C’est réellement à Catherine que l’Hôpital dut sa place, et elle eut soin de l’en instruire. Il lui montra constamment sa reconnaissance, en ne lui donnant que des conseils conformes à ses intérêts et à sa gloire.

    On pourrait, avec plus de justice, reprocher à l’Hôpital d’avoir, dans ses vers, prodigué aux princes lorrains les éloges et la satire ; de s’être abaissé, dans son testament, jusqu’à recommander sa famille à Catherine, fumante encore du sang de la Saint-Barthélémy. Ces faiblesses, qu’on trouverait peut-être à excuser s’il s’agissait d’un homme ordinaire, sont une tache pour l’Hôpital : qu’elles servent à consoler la malignité humaine, qui est plus vivement blessée de la perfection que de la grandeur, sans doute parce que la perfection est encore plus étrangère à notre nature !

    pas été exécuté. Le concile de Trente ordonna qu’il fût remis en vigueur, et l’Hôpital crut devoir, sur cet article, se conformer aux règlements du concile.

    char-retiers, le nombre des mets qu’on pouvait faire servir dans un festin, ce qu’un voyageur devait dépenser dans une auberge, l’espèce de viandes qu’il lui serait permis de manger. Un voyageur pouvait, à la vérité, doubler la portion de son cheval, mais il ne pouvait augmenter la sienne. Les cuisiniers, les hôteliers étaient condamnés à des peines afflictives, s’ils violaient ces règlements.

    D’autres lois déterminaient la forme des hauts-de-chausses et des vertugadins, défendaient de faire des bûches et des échalas carrés, de manger des agneaux et des volailles en certains temps de l’année.

    Enfin, l’Hôpital défendit de crier des petits pâtés dans les rues, pour ne pas exposer les pâtissiers à l’oisiveté, et le public à des indigestions.

    Si le docteur Swift eût voulu tourner en ridicule l’esprit réglementaire, il n’eût pas imaginé des lois plus étranges. Pourquoi donc l’Hôpital fit-il ces lois ? Je le répète, c’est qu’il avait l’esprit conséquent ; c’est qu’elles étaient la suite nécessaire des principes qu’il avait adoptés.

    hon-neur de porter la parole au roi pour le clergé. La noblesse et le tiers état répondirent avec fierté qu’ils ne voulaient point souffrir à la tète de l’assemblée de la nation le ministre contre qui elle avait à demander justice.

    Le docteur Quintin porta la parole à la place du cardinal de Lorraine. Suspect de luthéranisme, il prononça, sans geste, sans inflexion de voix, le discours que le cardinal avait préparé. Il y demandait qu’on exterminât les hérétiques, et qu’on fit le procès à ceux qui avaient présenté des requêtes en leur faveur. C’était attaquer personnellement l’amiral de Coligny, qui se plaignit aux états. Quintin fut obligé de lui faire une réparation publique. Coligny eût sans doute également méprisé les injures du docteur Quintin et ses excuses ; mais il regardait ces excuses ordonnées par les états comme une humiliation pour le cardinal, auteur connu du discours.

    Condé, des magistrats connus par leur modération, respectés pour leur probité et leurs lumières. On accorda au prince des conseils. Ces magistrats, ces conseils, étaient les amis de l’Hôpital, avaient les mêmes opinions, les mêmes principes ; d’ailleurs, il était presque sûr que, pour sauver le prince de Condé, il ne fallait que gagner du temps. Quelque soin que l’on prît de cacher François II aux regards de ses sujets, et même de ses courtisans, il y avait, dans l’intérieur de sa maison, quelques protestants attachés au prince de Coudé, et l’on savait par eux ce que le cardinal de Lorraine voulait tant, cacher, que la vie de François ne pouvait être longue. La même raison qui obligeait les princes lorrains à se conduire avec tant de précipitation et d’audace, devait donc obliger les partisans secrets de la maison de Bourbon à ne leur opposer que des lenteurs, qui rendissent impossible la réussite des projets des Guises sans leur en ôter l’espérance.

    doute les meurtres juridiques, où le plus fort égorge le plus faible de sang-froid, sans danger et avec le fer des lois, ces meurtres sont, aux yeux de tout ce qui n’est pas indigne du nom d’homme, le plus exécrable des assassinats ; et plus le coupable est puissant, plus le crime est atroce. Gardons-nous donc de chercher à excuser ces excès, en disant que tel était l’esprit de ce malheureux siècle ; comme si le crime cessait d’être crime parce que les coupables sont en grand nombre, ou qu’ils ont étouffé leurs remords : mais rendons en même temps justice à la fidélité du parlement et à son attachement pour le sang de ses rois.

    d’une maladie qu’on attribua à la dureté de sa prison, dont on ne lui permit de sortir que peu de jours avant sa mort.

    dé-fendre ; ils voulurent connaître leurs forces, et eux-mêmes furent étonnés de leur nombre et de leur puissance.

    Si les protestants n’avaient demandé que la réforme de quelques abus ; si les catholiques s’étaient bornés à défendre la pureté de leurs dogmes, peut-être eût-on conservé quelque espérance de les réunir ; du moins eût-on pu se flatter de voir ces deux religions suivre chacune ses dogmes et son culte, et n’être plus rivales que par la pureté des mœurs. Mais trop de gens étaient intéressés à fomenter les troubles. En vain les ministres protestants, plus attachés aux intérêts politiques de leur parti qu’aux opinions de leur secte, s’expliquaient sur l’eucharistie et sur le culte des saints avec une modération qui semblait les rapprocher des catholiques. On vit des hommes, qui cherchaient à troubler la paix, remplir d’images les grands chemins et les places publiques ; on arrêtait les protestants ; on les forçait de rendre un culte à ces images ; on maltraitait ceux qui s’y refusaient. Ulcéré de ces violences, le culte rendu aux images leur parut une lâcheté ; déjà ils traitaient d’idolâtrie ce qu’ils n’avaient d’abord regardé que comme une innovation dangereuse faite dans le culte ; et il était aisé de prévoir qu’ils finiraient par briser ce qu’ils osaient nommer des idoles, et qu’il n’y aurait plus de réconciliation à espérer entre des hommes qui se regardaient réciproquement comme des idolâtres ou comme des sacrilèges.

    ga-gnerait encore à la destruction de ces abus, si déshonorants pour la magistrature, quand bien même il eût fallu augmenter un peu la dette nationale. S’il se fût refusé à ce moyen, on en eût trouvé d’autres qui peut-être n’eussent été d’onéreux.

    On prétendit alors que cet édit ouvrait la porte au pouvoir arbitraire, et qu’il suffirait à la cour de séduire un semestre. Cependant la cour eut à peine reçu le prix des nouvelles charges, qu’elle cessa de payer les appointements, laissa les épices se rétablir, et renonça aux vues profondes que les hommes zélés pour la liberté publique et pour les épices lui avaient supposées.

    L’Hôpital, qu’on accusait d’avidité et d’ambition, était alors si pauvre, qu’il ne pouvait donner une dot à sa fille ; et il avait si peu de crédit, qu’il fut obligé d’employer celui de Marguerite de Valois pour obtenir de la cour l’agrément d’une charge de maître des requêtes, qu’on lui avait promise pour son gendre.

    Il encourut encore, dans la suite, le même reproche d’avidité, pour avoir cédé aux instances de Charles IX, qui, instruit de sa pauvreté, le força d’accepter un don de cinquante mille livres. A la vérité, les hommes qui lui faisaient ces reproches étaient des courtisans déjà enrichis des dons du prince, et qui passaient leur vie à solliciter de nouvelles grâces.

    leur temple ? Croira-t-on que les marchands ou les laboureurs d’un bourg de Champagne aient attaqué les premiers une troupe de soldats commandée par un prince gouverneur de Champagne, et regardé comme un des plus grands capitaines de l’Europe ?

    Ce prince, à qui l’on ne peut refuser de la grandeur d’âme et de la générosité, avait perdu le droit d’être cru sur parole, lorsqu’il avait juré qu’il n’avait aucune part au procès du prince de Condé.

    En vain a-t-on prétendu qu’il protesta, en mourant, de son innocence. Dans ce moment où la nation, lassée de la guerre civile, en détestait les auteurs, ce désaveu, si propre à frapper le peuple, était devenu trop nécessaire à la famille du mourant : et d’ailleurs on aurait peine à reconnaître, dans l’écrit qui fut publié pour lors, le langage d’un héros forcé de se disculper d’un crime.

    Et quand même ce désaveu ne serait pas supposé, doit-il être d’un si grand poids ? Osons le dire : on attache trop de prix aux fastueuses déclarations des mourants. Qui sait jusqu’à quel point ils nourrissent en secret l’espérance de revenir à la vie ? On croit qu’ils n’ont plus aucun intérêt ; comme si ce n’était pas seulement pour les âmes petites et froides que la nécessité de renoncer à tout peut être une raison de ne plus s’intéresser à rien. On fait valoir la crainte d’un juge suprême ; mais cette crainte est-elle donc si puissante dans le cœur de ceux qui ont fait du nom de Dieu l’instrument de leur ambition ?

  1. Il naquit, en 1506, à Aigueperse, en Auvergne.
  2. Il avait travaillé à ménager la paix entre la France et l’empereur.
  3. La profonde connaissance que l’Hôpital avait du droit romain, lui avait mérité, avant l’âge de vingt-cinq ans, une place d’auditeur de Rote : il la quitta pour revenir en France.
  4. Le concile, d’abord convoque à Trente, venait d’être transféré à Bologne.
  5. On porta au parlement, dans une même affaire, sept lettres du sceau, toutes expédiées par Bertrandi, trois en faveur d’un des parties, et quatre en faveur de la partie adverse. Un courtisan dit à cette occasion : Bertrandi aime tant à sceller, que si je lui envoyais mon mulet, il le scellerait. (Mém. du temps.)
  6. Voyez les poésies de l’Hôpital.
  7. Il serait plus utile que ce genre de crime ne fût puni que par l’opinion ; il deviendrait plus rare, si ceux qui le commettent étaient aussi méprisés qu’ils sont méprisables.
  8. Voyez les poésies de l’Hôpital.
  9. Cet édit partageait le parlement en deux semestres, et créait des charges nouvelles. Des appointements fixes, payés par le gouvernement, devaient remplacer les épices. La cour n’avait songé qu’à se procurer, par la vente des nouveaux offices, un secours momentané. L’Hôpital consentit à cet édit, et se chargea même de le dresser. Il avait vu des juges rechercher, avec une avidité scandaleuse, les affaires qui devaient produire des épices considérables ; d’autres, prolonger ou embrouiller les procès, pour les rendre plus lucratifs ; quelques-uns, abuser de leur crédit pour s’arroger des épices énormes. Il crut que le peuple ga-ga-
  10. Voyez les poésies de l’Hôpital.
  11. Le trésor royal ne peut suffire à payer les sommes qui sont dues ; le cardinal défend, sous peine de mort, d’en solliciter le payement.

    Les lois sanglantes, publiées contre les protestants, sont exécutées à la rigueur.

    C’est un crime capital d’être soupçonné d’avoir écrit contre le premier ministre, et même d’avoir plaint ceux qu’on traîne à la mort pour ce crime imaginaire.

    Un gentilhomme, suspect au cardinal, est appliqué en secret à la question dans une prison d’État, et meurt dans les tortures.

  12. Ils avaient à leur tête le beau-frère de ce même gentilhomme, sacrifié avec tant de barbarie aux soupçons du cardinal de Lorraine.
  13. Lorsque l’Hôpital fut nommé chancelier de France, il était
  14. Ces lois, tombées en désuétude, mais que les ministres de la justice peuvent remettre en vigueur, ne servent qu’à donner des armes aux méchants contre l’homme vertueux, à qui l’on ne peut supposer que des crimes imaginaires.
  15. La religion catholique avait déjà perdu l’Angleterre, la Suède, le Danemark, une partie de l’Allemagne et de la Suisse. Les cruautés de Philippe II avaient soulevé contre elle les Pays-Bas ; la France avait d’abord paru tranquille.

    Les protestants, dispersés et tremblants, semblaient n’être occupés que du soin de cacher leur culte, et de conserver leur vie sans trahir leur conscience ; et tant que les victimes immolées par Henri II et par son père furent des prédicateurs ou des théologiens obscurs, les partisans qu’ils avaient à la cour, dans la noblesse, dans le clergé même, se contentèrent de gémir en secret. Mais le supplice d’Anne du Bourg, fils du chancelier de ce nom, condamné par des commissaires, malgré sa qualité de conseiller au parlement, montra qu’il n’y avait aucun partisan de la réforme qui ne dût trembler : alors ils songèrent à se dé-dé-

  16. Il fut mis à la Bastille, et y mourut peu de temps après,
  17. Les formules pour la suscription et la souscription des lettres avaient fait à la cour plus d’ennemis au cardinal de Lorraine, que la ruine de l’État et l’oppression du peuple.
  18. C’était pour le cardinal de Lorraine un moyen sûr de perdre ses ennemis. Granvelle, de son côté, avait moins songé à ôter aux Flamands le secours qu’ils espéraient des protestants français, qu’à exciter, dans le sein de la France, des troubles qui pussent empêcher cette puissance de profiter de ceux de la Flandre.
  19. Depuis longtemps le cardinal de Lorraine avait tenté d’introduire la corruption dans le parlement de Paris ; il s’y était fait un grand nombre de créatures : mais le corps du parlement n’était pas à lui. Après le supplice d’Anne du Bourg, et la longue prison de ses amis, ceux des membres du parlement qui penchaient pour la réforme ; ceux qui, fermes dans leur foi, se bornaient à désirer qu’on instruisît les protestants au lieu de les brûler, ou se tenaient dans la retraite, ou même se croyaient obligés d’affecter un zèle exagéré. L’esprit d’intolérance régnait donc dans le parlement ; mais le zèle pour les anciennes lois, l’amour de la maison royale y régnaient aussi. Tel fut constamment, durant ces longs troubles, l’esprit du parlement de Paris.

    Plaignons ce corps illustre d’avoir été entraîné, par un zèle inconsidéré, dans des excès qu’il déteste aujourd’hui. Qu’ils restent dévoués à un opprobre éternel, ces magistrats fanatiques dont les cris firent sacrifier le sang innocent à un zèle aveugle, ou aux vues d’une politique aussi fausse que sanguinaire ! Sans

  20. L’Hôpital fit nommer, parmi les commissaires du prince de
  21. Le cardinal de Lorraine ne put même obtenir le faible hon-hon-
  22. Peu de temps après cette assemblée, l’Hôpital défendit de nouveau d’exercer, au nom de la loi, un pouvoir que le législateur n’avait confié qu’à ses seuls officiers ; et en ordonnant encore par cette même loi aux protestants de rendre les églises dont ils s’étaient emparés, il eut l’adresse d’intéresser les catholiques à en favoriser eux-mêmes l’enregistrement.
  23. L’exécution de cet édit, connu sous le nom de l’édit de janvier, souffrit des difficultés : le voisinage des temples et des églises, les insultes faites aux protestants qui refusaient de rendre un culte aux images exposées dans les lieux publics, les prédications séditieuses des moines, les déclamations violentes de quelques ministres contre les catholiques, toutes ces causes de haine et de tumulte, fomentées par les ennemis de la paix, produisaient sans cesse de nouvelles violences ; on bravait avec audace l’autorité d’un roi mineur, gouverné par une femme qui n’avait pu cacher le secret de son inconstance et de sa faiblesse.

    Retirés de la cour, les princes lorrains savaient, du fond de leurs terres, exciter des tumultes à Paris et dans les provinces ; ils avaient, à leurs gages, des prédicateurs, des écrivains ; ils fomentaient la haine réciproque des deux partis ; ils savaient trop bien que la tranquillité de l’État aurait été la ruine de leurs espérances.

  24. Le bourg de Vassy était sur le chemin de ses terres à Paris : il s’y rend avec une troupe de brigands avides de sang et de pillage ; il fait ordonner de sa part aux protestants, occupés à réciter des prières, de se séparer. C’était sous la sauvegarde de la loi qu’ils étaient assemblés, et l’ordre du duc de Guise était un crime contre l’autorité du roi. Ces malheureux refusent d’obéir ; à l’instant les soldats du duc de Guise fondent sur eux, et les égorgent presque sans résistance. Le carnage dura tout le jour, il ne cessa qu’aux prières de la duchesse de Guise, princesse de la maison d’Est, qui jamais ne partagea ni les projets ambitieux de son époux, ni les fureurs de son fils ; qui sauva, à la journée de la Saint-Barthélémy, la fille du chancelier de l’Hôpital ; et dont l’esprit juste et l’âme sensible avaient été formés pour un autre siècle.

    Le duc de Guise voulut s’excuser de ce massacre ; mais il suffit de lire les apologies qu’il publia, pour voir combien il était coupable. Peut-on croire qu’il n’eût aucun projet de massacre, lorsqu’on voit qu’il avait promis à sa mère de la délivrer bientôt du voisinage des temples protestants ; qu’il se fit accompagner d’une troupe beaucoup plus nombreuse que son escorte ordinaire ; qu’il se détourna de son chemin pour traverser le bourg de Vassy ; qu’il fit prendre une autre route à sa femme et à ses fils ; qu’il leur avait fait entendre la messe dans un autre village, pour qu’ils n’eussent aucune raison de vouloir le suivre à Vassy ? Croira-t-on que le duc de Guise ait pu faire dire sérieusement aux protestants de Vassy d’interrompre leurs prières, parce que leurs chants l’empêchaient d’entendre la messe dans une église voisine de

  25. Il faut avouer seulement que la principale armée protestante, conduite par des chefs vertueux, épargnait aux peuples tous les maux qui n’étaient pas inévitables ; et comme les protestants, quoique également égarés par leur zèle, avaient des mœurs plus austères, on ne vit point leurs soldats exercer sur un peuple innocent, livré à leur rage, les raffinements de la cruauté unis aux horreurs de la débauche : mélange horrible, et le seul genre de fureur qui paraisse n’appartenir qu’à l’espèce humaine.
  26. On trouve dans les Mémoires de Condé des lettres de l’ambassadeur d’Espagne, où il se plaint de la mollesse avec laquelle Catherine faisait la guerre aux protestants. C’était aux insinuations secrètes de l’Hôpital qu’on attribuait cette mollesse de Catherine, et le refus d’accepter les secours de Philippe II, qui, sûr d’affaiblir du moins la France en y perpétuant la guerre civile, se flattait en secret de la conquérir ou de la démembrer.
  27. Le prince de Condé fut fait prisonnier ; Coligny gagna la basse Normandie, sans cavalerie, avec des troupes faibles et découragées ; il était perdu si, dans sa retraite, il eût été poursuivi par l’armée royale ; mais il en imposa par son audace. Le duc de Guise n’osa poursuivre un général habile et intrépide, sans avoir assuré la tranquillité de Paris par la prise d’Orléans ; et il périt à ce siège, assassiné par Poltrot. Cet homme, religieux jusqu’au fanatisme, mais sans morale, audacieux, quoique sans courage, faisait le métier d’espion dans l’armée protestante, et ne pouvant s’illustrer par de grandes actions, il voulait du moins s’immortaliser par un crime.
  28. On peut dire que Cypierre était un homme vertueux, si l’on songe dans quel siècle il a vécu. On lui a reproché de la dureté, et peut-être avec justice ; mais il conseilla, en mourant, à Catherine de Médicis, de maintenir la paix, et de traiter les protestants avec douceur.
  29. L’anarchie régnait dans toutes les provinces : l’Hôpital, ne pouvant faire exécuter partout également l’édit de pacification, était obligé de le modifier par des lettres patentes, par des ordres particuliers qu’il envoyait dans les différentes provinces, se pliant aux circonstances et à la disposition des esprits.
  30. Le prince de Condé rassembla le premier son armée ; et, ne voulant pas être prévenu comme dans la première guerre civile, il marcha vers Meaux, où était la cour ; mais il fut moins heureux que le duc de Guise. Charles eut le temps de se sauver, et ne pardonna jamais depuis aux réformés de l’avoir forcé à la fuite.
  31. Le connétable qui, à quatre-vingts ans, ordonnait la guerre civile, fut tué à la bataille de Saint-Denis, par un Écossais nommé Stuart, qui l’avait pris à la bataille de Dreux. On donna le
  32. A peine fut-elle conclue, que le pape permit, pour la seconde fois, de vendre les biens ecclésiastiques, pour fournir aux frais de la guerre contre les hérétiques. L’Hôpital n’eut plus le crédit de faire rejeter cette bulle scandaleuse, qui offensait également la religion et l’humanité ; il ne put même empêcher Charles de consentir au projet de s’assurer du prince de Condé et de l’amiral. Cette trahison fut découverte, elles courtisans accusèrent l’Hôpital de leur avoir épargné ce crime.
  33. Le pape l’avait envoyé en France avec le titre de légat à latere.
  34. L’Hôpital établit, dans chaque diocèse, un théologal, chargé d’y enseigner la doctrine de l’Église, dégagée de ces fables sous lesquelles on l’avait trop souvent montrée au peuple, et dont le ridicule, objet éternel des plaisanteries des réformés, faisait en France plus d’apostats que leurs arguments.

    Innocent III avait institué les théologales plusieurs siècles auparavant ; mais le canon du quatrième concile de Latran sur ce sujet, quoique renouvelé dans plusieurs autres conciles, n’avait

  35. La vénalité, dit Montesquieu, fait de la magistrature comme un métier de famille. Mais ne serait-ce pas plutôt une raison de la proscrire ? Quel serait donc l’avantage de transformer en métier ces fonctions respectables, de concentrer dans quelques familles des places qu’il est dangereux de confier à quiconque peut avoir d’autres intérêts que ceux de la patrie ?

    Le hasard fera de meilleurs choix que le prince. La vénalité ôte-t-elle donc aux ministres, s’ils sont ennemis du peuple, les moyens d’écarter les gens de bien ou d’introduire leurs créatures ? Leur ôte-t-elle les moyens de corrompre ? Eh ! qu’importe la facilité d’introduire dans les tribunaux des hommes déjà vendus, si, dans un corps d’hommes rassemblés au hasard, on est sûr d’en trouver toujours assez qui veuillent se vendre !

    L’espérance de s’élever aux magistratures excite l’industrie des classes inférieures. Mais la véritable récompense de l’industrie est la fortune. Les magistratures devraient être le prix des lumières et de la probité des jurisconsultes, et non le prix des richesses acquises dans le commerce ou dans la finance.

    Comment Montesquieu a-t-il pu cette fois être égaré par ces petites vues d’une politique subtile et fausse, que jadis on regardait comme le secret de l’art de gouverner, et que lui-même nous a instruit à mépriser ?

  36. En vain m’opposerait-on que la vénalité a subsisté longtemps en France sans produire ces effets funestes. C’est sans doute le plus grand éloge de ceux qui ont occupé parmi nous les charges de la magistrature : mais ce n’est pas une preuve qu’il ne soit pas dangereux que ces charges demeurent vénales. Faut-il donc attendre, pour s’opposer à un mal, qu’il ait eu le temps d’exercer tous ses ravages ? Ne devrait-on pas, au contraire, se hâter de l’extirper, tandis que des circonstances étrangères en suspendent encore les progrès, et de les prévenir, puisqu’on a pu les prévoir ?

    Vous voulez, me dira-t-on, détruire la vénalité : mais qu’y substituez-vous ? La vénalité a des inconvénients, on l’avoue ; mais ces inconvénients sont connus, on sait les évaluer ; l’habitude les a rendus supportables.

    Il ne m’appartient pas d’instruire les législateurs ; mais qu’il me soit permis de croire qu’il est d’autres moyens d’élever des hommes à la magistrature, que de mettre la magistrature à prix d’argent : qu’il me soit même permis de croire que ces moyens sont faciles. Hélas ! dans l’art de gouverner les hommes, ce n’est pas de faire le bien qui est difficile, c’est de le vouloir.

  37. Au-dessous de cent livres.
  38. La dévastation des campagnes, le danger des transports, la crainte de la famine pour des villes exposées sans cesse à des séditions ou à un siège, l’état critique d’un royaume où il y avait plus de brigands que de laboureurs, peuvent encore excuser l’Hôpital. Il crut peut-être que, dans un temps de brigandage, il fallait des lois tyranniques. Il se trompa ; au lieu de protéger le commerce, il acheva de le décourager. Mais se fût-il trompé dans un temps plus tranquille ?
  39. Le chancelier de l’Hôpital défendit aux valets de labourage de se marier sans la permission de leurs maîtres ; tyrannique, dont tout l’effet était d’augmenter le prix des salaires de ces domestiques, puisque leurs maîtres étaient obligés d’acheter à la fois leur temps et leur liberté.

    Il régla la manière dont un laboureur devait nourrir ses char-char-

  40. Il est beau de voir l’Hôpital, encore chancelier, conjurer, dans une épître touchante, le cardinal de Lorraine de ne plus s’opposer à la paix, et de permettre à la nation de respirer. Il est beau surtout de voir un ministre reprocher, en beaux vers, au duc de Guise, d’entourer le roi de satellites, et de lui apprendre à n’avoir plus besoin de l’amour de son peuple.
  41. M. le comte d’Angiviller, directeur général des arts, bâtiments et manufactures royales, a fait faire, aux frais du roi, la statue du chancelier de l’Hôpital.
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