Éloge de Blaise Pascal

Œuvres de Condorcet
Didot (Tome 3p. 567-634).
ÉLOGE
DE
BLAISE PASCAL.

PRÉFACE[1].
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Pascal est un de ces génies extraordinaires qui ont plus de droit à notre admiration qu’à notre reconnaissance, et que la nature semble n’avoir formés que pour étonner les hommes, et déployer à leurs yeux toute sa puissance. L’enthousiasme qu’inspirent les écrits de cet homme illustre m’a fait désirer de connaître sa personne. J’ai voulu lire ce qu’ont écrit de lui sa sœur, ses amis, et j’ai vu, avec indignation, qu’ils semblaient affecter de ne rapporter de sa vie que tout ce qu’il avait fait d’indigne de lui[2].

Ces puérilités ne sont pas le seul tort que le zèle aveugle des amis de Pascal ait fait à sa mémoire. Cet homme célèbre avait jeté sur le papier les idées qui se présentaient à son esprit. Il s’en trouve un grand nombre qu’il est bien étrange de voir sortir de la même tête, qui avait trouvé le secret de peser l’air, et d’assujettir au calcul les effets du hasard. Ce sont ces pensées que les éditeurs ont rassemblées avec le plus de soin, dans le dessein, non d’en faire honneur à Pascal, mais de donner de la valeur à des misères scolastiques, ou mystiques, en les appuyant du nom de cet homme célèbre.

De telles pensées auraient nui à la réputation de Pascal, et à sa cause même, si quelque chose pouvait leur nuire. J’ai donc cru qu’il serait utile de faire, des pensées de Pascal, une édition nouvelle, où l’on supprimerait beaucoup de ces pensées[3], et où l’on en ajouterait

quelques-unes, que des motifs particuliers avaient engagé les éditeurs à retrancher dans la première édition. On a trouvé dans les manuscrits de l’abbé Perrier, son neveu, une copie de ces pensées, rejetées par les éditeurs ; et cette copie authentique avait été faite sur l’original de Pascal, déposé à la bibliothèque de Saint-Germain des Prés.

Un homme de lettres, qui les cultive comme une source de consolation, et non comme un moyen de gloire, m’a permis d’y joindre un éloge de Pascal qu’il a fait, il y a quelques années. Cet éloge, auquel j’ai ajouté quelques notes, me paraît peindre le génie et le caractère de Pascal, beaucoup mieux que sa vie écrite par madame Perrier. D’ailleurs, il a le mérite, bien rare aujourd’hui, de n’être point infecté de l’esprit de parti ; et cela était difficile, en parlant d’un homme qui ne peut être indifférent pour aucun parti. Jansénistes, molinistes, croyants, incrédules, tous virent dans Pascal un défenseur ou un adversaire.

L’auteur de cet éloge trouve quelques défauts dans le style des Provinciales, et il a osé le dire. Il serait injuste de lui en faire un reproche : plus un homme a laissé une réputation imposante, plus il est utile d’avertir les jeunes gens des fautes qui lui sont échappées, et c’est pour les jeunes gens qu’il faut écrire. Les hommes du monde ne lisent que pour s’amuser : les gens de lettres cherchent dans les livres des matériaux pour leurs ouvrages. Mais les jeunes gens, dont les opinions ne sont pas encore fixées, dont l’âme se laisse entraîner à toutes les impressions ; les jeunes gens, qui n’ont point encore appris à se défier ni des livres, ni des hommes, prennent, sans s’en douter, les idées, les sentiments des auteurs qu’ils lisent. Ainsi les préjugés, une fois consacrés dans les livres classiques, se transmettent de génération en génération.

On lit, dans le même éloge de Pascal, que ce pieux philosophe ne croyait pas qu’on pût trouver, par la raison seule, ni une démonstration de l’existence de Dieu, ni une base solide pour la morale. En relisant ses pensées avec plus d’attention, j’ai vu que cela n’était que trop vrai. J’ai craint d’abord qu’il n’y eût du danger à donner à cette opinion l’appui du nom de Pascal ; mais plusieurs considérations m’ont rassuré.

Il n’y a point, dans la philosophie spéculative, de dogmes importants qui n’aient été soutenus et combattus par des hommes également célèbres. Ce fait, qu’on ne peut dissimuler, nous montre que ce n’est point par l’autorité, mais par la raison que ces questions doivent être décidées, et nous apprend à souffrir, avec indulgence, que l’on ne soit pas de notre avis.

D’ailleurs, si l’opinion de Pascal, sur l’existence de Dieu, semble favoriser les athées, elle est très-défavorable aux déistes, c’est-à-dire à ceux qui prétendent parvenir, par la raison seule, à la connaissance d’un Dieu qui veille sur nos actions, et qui, juste d’une justice analogue à la justice humaine, récompense nos vertus et punit nos crimes. Il semble qu’il faut conclure de là que l’opinion de Pascal ne peut que servir à la religion. La religion n’a rien à craindre des athées. Leur morale a pour règle l’utilité générale des sociétés, et pour motifs l’intérêt que les hommes ont d’être bons, et l’aversion naturelle de l’homme pour causer de la douleur à son semblable. Cette morale parle trop peu à l’imagination et aux âmes communes, pour devenir jamais populaire. D’ailleurs, on accusera toujours les athées de détruire toute morale, et il leur sera toujours impossible de faire à cette objection une réponse satisfaisante, surtout de mettre cette réponse à la portée du commun des hommes.

La morale des déistes, au contraire, est appuyée sur la même base que celle de la religion. Ils offrent les mêmes espérances et les mêmes craintes ; l’âme y trouve les mêmes consolations ; leur système a ce caractère imposant de majesté et de grandeur, auquel l’imagination a tant de peine à résister. Leurs preuves, tirées de l’ordre qui paraît régner dans le monde, sont à la portée de tous les esprits ; au lieu que, pour sentir la force des objections qui attaquent ces preuves, il faut avoir étudié et même approfondi les sciences naturelles. Enfin, les raisonnements des déistes contre la religion sont propres à séduire les âmes honnêtes et douces : on ne peut pas dire que, fatigués du joug d’une morale austère, ils cherchent à le secouer ; et ils n’attaquent les religions exclusives qu’en parlant de la bonté universelle d’un Dieu, père de tous les hommes, qui n’a dû parler à tous ses enfants que le même langage.

Une autre raison de croire que ce sont les déistes, et non les athées, qui sont vraiment dangereux pour la religion, c’est qu’il y a eu beaucoup d’athées qui ont prétendu qu’une religion, même fausse, pouvait être bonne politiquement, et qui, en conséquence, se sont conduits avec un zèle plus ardent que celui des croyants les plus convaincus ; au lieu que jamais déiste n’a marqué le moindre zèle pour ce qu’il a le malheur de regarder comme une superstition.

L’intérêt de la religion est donc de détruire le déisme, de prouver la nécessité d’une révélation, en montrant que la raison seule ne peut élever l’homme à la connaissance de Dieu. Quant à l’opinion, qu’il est impossible d’établir sur la raison seule une morale solide, il est clair que, si elle est fondée, la croyance d’une révélation devient nécessaire au genre humain, et que l’utilité temporelle des religions en est une conséquence incontestable.

On sait que M. de Voltaire a examiné quelques-unes des pensées de Pascal. J’espère que cet homme illustre me pardonnera d’avoir joint ses réflexions aux pensées critiquées par lui, et que j’ai cru devoir conserver. M. de Voltaire est le premier qui ait osé dire que tout ce que Pascal avait écrit n’était pas sublime ; on l’a accusé d’envie, et on a fini par convenir qu’il avait raison. Le sort de ce grand homme a été de devancer son siècle sur tous les points, et de forcer son siècle à le suivre.

Pascal a prétendu que, pourvu que la religion chrétienne ne fût pas impossible, il fallait la croire, et se conduire comme si elle était vraie, parce qu’il y avait peu à gagner, et beaucoup à risquer en ne la croyant pas. Il s’ensuivrait de cet argument que, s’il se trouvait sur la terre cinq ou six religions, qui toutes menaceraient les non-conformistes de peines éternelles, il faudrait les croire et les pratiquer toutes à la fois, ce qui pourrait devenir embarrassant. Cet argument suppose encore qu’on est maître de croire ce qu’on a intérêt de croire : cela n’arrive que trop souvent dans la conduite de la vie ; mais il n’en faut pas faire une règle de philosophie. La religion chrétienne a tant d’autres preuves, quelle doit en rejeter une que toutes les religions intolérantes et cruelles peuvent employer avec un égal avantage. Ainsi, je n’ai pas craint de placer, à la suite de ce recueil de Pascal, une réfutation peu connue, qu’on attribue à M. de Fontenelle, et où l’on semble reconnaître sa philosophie et son style.

Il ne me reste plus qu’un mot à dire.

J’ai parlé beaucoup de moi dans cette préface, sans recourir ni au pluriel ni à la troisième personne.

L’usage de supprimer le moi, que l’austérité janséniste a introduit, me paraît plus propre à embarrasser le style qu’à montrer la modestie de l’auteur. On ne peut, d’ailleurs, me soupçonner de vanité. Je ne me nomme point ; et, en parlant de moi, on ne sait pas de qui je parle.

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ÉLOGE
DE
BLAISE PASCAL.
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Blaise Pascal naquit à Clermont, en Auvergne, le 9 juin 1623, d’Étienne Pascal, premier président de la cour des aides, et d’Antoinette Begon.

Étienne Pascal était fort habile en géométrie, et savait sur la physique tout ce qu’on pouvait savoir de son temps. Il ne voulut pas abandonner à des mains étrangères le soin de l’éducation de son fils. Cette négligence si commune suppose, dans un père, bien de l’indifférence, ou bien de la modestie ; mais elle est moins nuisible que l’on ne croit communément. Il est probable qu’un homme capable de confier à d’autres le soin d’élever son fils, ne l’aurait pas mieux élevé qu’un étranger. Le jeune Pascal montra, dès son enfance, les dispositions les plus heureuses, et son père, croyant qu’il serait plus utile à son pays en formant un grand homme qu’en exerçant une charge, vint à Paris, et y vécut dans la retraite jusqu’en 1638, uniquement occupé de l’éducation de son fils, et des nouvelles découvertes de la géométrie qu’il cultivait en silence, sans même prétendre à la gloire. Lié avec Fermat et Roberval, il s’unit quelquefois avec eux pour combattre Descartes ; au reste, respectant un grand homme persécuté, il ne voulut point mêler sa voix à celle de Voétius, et de ces écrivains maintenant oubliés ou méprisés, mais alors écoutés et dangereux, qui ne pardonnaient pas à Descartes le bien que sa philosophie devait faire aux hommes. Étienne Pascal, après avoir combattu Descartes avec honnêteté, voulut devenir son ami ; et il le fut jusqu’à la mort de ce grand homme.

Quoique Étienne Pascal eût entièrement renoncé aux affaires, il fut obligé de quitter Paris en 1638. Un de ses amis s’était vu forcé de s’opposer au cardinal de Richelieu, alors tout-puissant, et qui savait également violer les formes, ou les faire servir à sa vengeance. Cette résistance de l’ami de Pascal fut regardée comme un crime, et punie par la prison. Pascal n’abandonna point un ami malheureux ; il osa même attester publiquement son innocence ; il réfuta la basse calomnie, qui cherche toujours des crimes à ceux qui sont opprimés. Il alla enfin jusqu’à défendre ceux qui avaient eu le même courage que son ami, et qu’on appelait ses complices. La conduite de Pascal fut présentée au chancelier Séguier comme un attentat contre l’autorité : car le mérite modeste et obscur a encore des ennemis ; et Pascal, sachant que le plus sûr moyen de suspendre l’activité de la haine est de soustraire à ses regards l’objet qui l’excite, se retira à la campagne. Il n’y fut pas longtemps : les vices de Richelieu n’étaient pas sans un mélange de grandeur. Souvent petit et cruel dans les tracasseries de la cour et dans ses vengeances particulières, il avait de la hauteur et de la noblesse dans les affaires publiques.

Il ne vit dans Pascal qu’un homme courageux, mais honnête et simple, dont il n’avait rien à craindre ni pour sa vanité, ni pour sa place. Il le rappela à Paris, et l’intendance de Rouen fut le dédommagement de son absence volontaire et la récompense de ses vertus.

Son fils avait alors retiré de son séjour dans la capitale tous les avantages que le père en avait espérés, et d’ailleurs une ville qui avait produit le grand Corneille ne pouvait être regardée comme étrangère aux arts.

Le jeune Pascal était déjà célèbre ; son père n’avait pas cru qu’il pût être utile de surcharger la tête d’un enfant de mots auxquels il ne peut attacher que des idées fausses ou incomplètes. Il avait retardé jusqu’à douze ans le moment de commencer l’étude des langues : celle des sciences exactes, pour lesquelles son fils avait une espèce d’instinct, fut renvoyée à une époque encore plus reculée. Étienne Pascal avait éprouvé avec quel empire ces sciences s’emparent de l’esprit ; quelle fâcheuse incertitude elles font apercevoir dans toutes les autres ; et il craignit que, si son fils s’y livrait trop tôt, il n’eût plus dans la suite que du dégoût pour l’étude des langues anciennes, dont la connaissance approfondie était alors regardée comme nécessaire. Ainsi, jusqu’à douze ans, on n’avait presque rien appris au jeune Pascal, et de tous les enfants célèbres, le seul peut-être qui l’ait été à juste titre, a reçu une éducation tardive, ou plutôt n’en a point eu d’autre que son génie.

Étienne Pascal avait écarté de son fils tous les livres de géométrie. Ce jeune homme ne connaissait que le nom de cette science, et l’espèce de passion qu’avaient pour elle son père et les savants, parmi lesquels il était élevé. Son père, cédant quelquefois à ses importunités, lui avait donné quelques notions générales ; mais on se réservait à lui en apprendre davantage quand il en serait digne. Toute l’ambition des enfants est de devenir hommes. Ils ne voient dans les hommes que la supériorité de leurs forces, et ils ne peuvent savoir combien les préjugés et les passions rendent si souvent les hommes plus faibles et plus malheureux que des enfants.

Pour Pascal, devenir homme, c’était devenir géomètre. Tous les moments où il était libre étaient employés à tâcher de deviner cette science des hommes, dont on lui faisait un mystère ; il cherchait à imiter ces lignes et ces figures qu’il n’avait fait qu’entrevoir. Son père le surprit dans ce travail, et vit avec étonnement que la figure que traçait son fils servait à démontrer la trente-deuxième proposition d’Euclide. Cet événement a été rapporté par madame Perrier, sœur de Pascal : elle a joint à son récit des circonstances qui l’ont fait révoquer en doute. Mais si on examine le fait en lui-même, si on songe qu’il est moins question ici d’une démonstration rigoureuse que d’une simple observation faite [4] sur les figures que Pascal avait construites, on verra [5] qu’il n’y a plus de prodige.

Qu’on juge des sentiments que dut éprouver à cette vue un père sensible, qui préférait les mathématiques à toutes les autres sciences, et qui voyait le seul objet de ses soins donner une preuve si certaine de sa passion pour les sciences de combinaison, et d’une sagacité singulière. Dès ce moment, l’étude des mathématiques lui fut permise ; et il y fit des progrès si rapides, que quatre ans après il composa un traité des sections coniques assez supérieur à son âge, pour qu’on crût cet ouvrage digne de la curiosité de Descartes. On mandait à cet homme illustre que plusieurs propositions étaient mieux démontrées que dans Apollonius. Descartes, qui prétendait avec raison que de nouvelles questions demandaient une analyse nouvelle, et qui aurait voulu hâter la révolution qu’elle devait opérer, vit, avec peine, qu’on attachait en France quelque prix au mérite d’avoir démontré, avec un peu plus d’élégance, ce qu’Apollonius avait découvert quinze siècles auparavant. D’ailleurs, le traité des sections coniques pouvait n’être qu’une compilation que le jeune géomètre aurait faite des leçons de son père et de Desargues, et c’est ainsi qu’en jugea Descartes. Il s’obstina à le regarder comme un ouvrage des maîtres de Pascal, où il lui était impossible de distinguer ce qui appartenait à leur écolier.

Pascal était alors à Rouen, où bientôt il se montra digne de sa réputation par une invention brillante ; et ce n’était plus l’ouvrage d’un enfant qui donne des espérances. A dix-neuf ans, il conçut l’idée d’une machine arithmétique, et la fit exécuter. On sait que les règles d’arithmétique réduisent à des opérations techniques tous les calculs de cette science, et que l’addition, la soustraction et la multiplication des nombres simples sont les seules opérations qui restent à faire à l’esprit. Mais la simplicité de ces opérations devient elle-même un inconvénient. L’esprit se lasse bientôt de ces opérations tant répétées et si monotones ; elles ne peuvent ni se passer de l’attention de celui qui les fait, ni la captiver. Une machine arithmétique n’a pas les mêmes inconvénients : toutes les opérations y sont purement techniques, à peu près comme dans la méthode de calculer par les jetons, et dans celle que le Gentil a trouvée chez les brahmes, et par laquelle ils exécutent, avec tant de promptitude et de sûreté, les calculs les plus compliqués. Avec une de ces machines, le géomètre, l’astronome feraient eux-mêmes, avec facilité et sans dégoût, tous leurs calculs numériques ; et ils seraient dispensés de recourir à la ressource moins sûre et plus dispendieuse des calculateurs subalternes. Ce fut la vue de cette utilité qui arrêta longtemps l’esprit de Pascal sur cette idée, et qui engagea Leibnitz à s’en occuper après lui ; mais les machines arithmétiques, proposées jusqu’ici, sont d’une construction trop compliquée et d’un usage trop embarrassant pour être employées. Il faut attendre leur perfection du temps, et surtout de cette énorme complication des calculs numériques, que le progrès de l’astronomie rationnelle rend inévitable, et qui déjà nous fait sentir le besoin de nouvelles ressources.

Pascal avait éprouvé, dès l’âge de dix-huit ans, les premières atteintes de ces maux, qui le conduisirent au tombeau après plus de vingt ans de souffrances. Il disait que depuis dix-neuf ans il n’avait passé aucun jour sans souffrir. Cependant, son goût pour les sciences était toujours le même ; et jusqu’à vingt-cinq ans ou environ, il y consacra tous les moments de relâche que ses douleurs lui laissaient. Ce fut dans ces intervalles qu’il fit ses expériences célèbres sur la pesanteur de l’air. Elles furent l’occasion de son traité sur l’équilibre des liqueurs ; et c’est le premier ouvrage français où cette science ait été appuyée sur des principes solides. Galilée avait remarqué que l’eau ne montait pas dans les pompes au delà de trente-deux pieds, et il en conclut que la force, qui la soutenait à cette hauteur, n’était pas une force indéfinie, telle que l’horreur du vide des scolastiques, mais qu’elle était déterminée et égale au poids d’une colonne d’eau de trente-deux pieds.

Galilée s’arrêta à cette remarque. Il savait cependant que l’air est pesant, et qu’un ballon rempli d’air pèse davantage que lorsque cet air en a été chassé.

Toricelli confirma, par de nouvelles expériences, l’observation de l’ascension de l’eau dans les pompes ; il prouva que cette force élevait l’eau dans les tuyaux inclinés à la même hauteur perpendiculaire ; que le mercure ne montait qu’à vingt-huit pouces, hauteur proportionnelle au rapport des pesanteurs des deux fluides. Le père Mersenne avait été témoin de ces expériences dans un voyage d’Italie ; il en rendit compte à Pascal, et vraisemblablement d’une manière assez vague, puisqu’il ne lui dit pas même que Toricelli en fût l’auteur. Pascal les répéta de plusieurs façons, ce qui était important dans un temps où ces premières vérités d’expérience étaient offertes à des hommes remplis de tous les préjugés des philosophes scolastiques : ces expériences furent publiées en 1647. Alors Pascal attribua la suspension des liqueurs à l’horreur limitée du vide. Il se préparait même à soutenir la possibilité du vide contre Descartes, qui avait déjà aperçu que c’était à la pesanteur de l’air qu’était due l’élévation du mercure, et qui même avait indiqué les expériences qu’il fallait faire pour le démontrer. Jamais peut-être l’esprit humain ne fit, en si peu de temps, d’aussi grands progrès que dans cette époque. Trente ans s’étaient à peine écoulés depuis la mort de Descartes, que déjà Newton avait deviné le secret de la nature qui avait échappé à Descartes, et corrigé les fautes de ce philosophe. L’histoire même des travaux de Pascal nous présente une observation qui prouve à la fois et combien la marche des sciences fut alors rapide, et combien ceux qui parlent en juges des sciences qu’ils n’entendent pas, s’exposent à se rendre ridicules. Pascal avait reconnu, en 1647, l’horreur du vide pour une cause naturelle ; cependant, lorsque le traité de l’équilibre des liqueurs fut imprimé, en 1663, les éditeurs, qui, comme tous les hommes animés de l’esprit de parti, ne veulent pas reconnaître la moindre imperfection dans leurs héros, disent, dans leur préface, que Pascal n’avait garde de soutenir une doctrine aussi absurde que celle de l’existence du vide. Ils ne pouvaient pas deviner que vingt ans après seulement (en 1687), l’opinion de l’existence du vide reparaîtrait dans Newton avec une nouvelle force ; en sorte que s’il n’y a point de preuve convaincante qu’il existe dans la nature un vide absolu, du moins est-on trop avancé maintenant pour croire que des raisonnements métaphysiques puissent en prouver l’impossibilité. Cependant, Pascal apprit enfin que Toricelli avait eu la même idée que Descartes sur la cause de la suspension des liqueurs. Il crut alors devoir s’assurer, par des expériences, de la vérité de ces conjectures. Descartes lui avait proposé de porter un baromètre au haut d’une montagne, et l’avait assuré que le mercure y serait sensiblement plus bas que dans la plaine, parce qu’alors la colonne d’air qui pèse sur le mercure serait devenue plus courte. Pascal, avant de tenter cette expérience, qui demandait des apprêts considérables, en imagina une non moins convaincante. Près de l’extrémité supérieure d’un baromètre simple, dont le haut du tube était fermé avec un bouchon, Pascal avait scellé un tuyau coudé, communiquant par la partie supérieure de sa plus petite branche avec le haut du baromètre ; la plus haute branche était fermée hermétiquement, et le coude était rempli de mercure, qui se tenait de niveau dans les deux branches, tandis que dans le baromètre il était élevé de vingt-sept pouces au-dessus. Ainsi, l’on voyait le mercure de niveau toutes les fois que la colonne d’air pesait ou ne pesait pas en même temps sur les deux surfaces du mercure ; au lieu que, toutes les fois que l’air ne pesait que sur une des deux surfaces, le mercure s’élevait dans l’autre branche au-dessus du niveau.

Encouragé par ce succès, Pascal voulut encore essayer dans sa maison, et sur le clocher de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, l’expérience que Descartes lui avait proposée : il vit qu’elle avait un succès sensible ; alors il se détermina, pour achever de lever tous les doutes, à la répéter sur une montagne d’Auvergne, haute de cinq cents toises. Perrier, son beau-frère, l’exécuta d’après ses instructions ; car l’admiration qu’inspirait le génie de Pascal avait subjugué toute sa famille et il avait fait de tous ses parents des physiciens et des savants aussi facilement que dans la suite il en fit des jansénistes et des dévots. La même expérience réussit à Descartes en Suède, et, dès ce moment, la cause de ce grand phénomène fut connue ; une foule d’effets, et de ces effets qui se présentent journellement, dépendait de cette cause. Telle est la résistance qu’on éprouve en ouvrant un soufflet, dont le tuyau est bouché ; l’adhérence d’une clef à la lèvre qui la suce ; la cohésion de deux corps polis que l’on veut séparer. Ainsi, cette découverte de la philosophie nouvelle, qui substituait une cause physique et lumineuse aux causes obscures et vagues de la physique ancienne, fut bientôt une connaissance populaire. Bientôt l’ancienne physique devint susceptible de ridicule, et il fut du bon ton de s’en moquer. C’est peut-être ce qui contribua le plus à hâter en France la décadence des chimères de l’école, et le triomphe de la bonne philosophie.

Dans le cours de ses expériences, Pascal eut occasion de remarquer l’élasticité de l’air, et de voir que cette élasticité tient l’air en équilibre avec le poids dont il est chargé. Un ballon, flasque au bas du Puy-de-Dôme, reprit en haut toute sa rondeur, et redevint flasque au bas de la montagne ; un autre ballon, qu’on avait rempli d’air au sommet, s’aplatit en descendant.

Pascal observa aussi que les variations du baromètre, qui répondaient au poids de l’atmosphère, avaient quelques rapports avec les changements de temps. Descartes avait eu la même idée. Il avait imaginé le baromètre double pour observer ces rapports sur une échelle plus grande. Le baromètre devait se tenir plus haut lorsque l’atmosphère était plus pesante. Il était naturel d’imaginer que, dans le temps de pluie, l’air est plus pesant. Aussi Pascal trouvait-il, d’après quelques expériences équivoques, que le baromètre baissait lorsque l’air était chaud, agité et serein, et qu’il haussait lorsqu’il était froid, calme et pluvieux.

L’erreur était d’autant plus difficile à reconnaître, qu’on ignorait alors que les variations du baromètre prédisent souvent celles du temps plutôt qu’elles ne les accompagnent.

Nous n’avons garde de faire à Pascal un reproche de cette erreur, nous la rapportons seulement comme une preuve de la lenteur à laquelle sont nécessairement assujettis les progrès des systèmes fondés sur les faits. Cette lenteur est la source de bien des jugements injustes ; ne pouvant suivre la chaîne des progrès insensibles de l’esprit humain, au milieu des erreurs de chaque siècle et des inutilités dont chaque âge embarrasse la philosophie, la plupart des hommes méconnaissent la lente circonspection du génie, et n’admirent que les sophistes éloquents et prodigues de promesses [6].

A ces expériences sur les fluides, Pascal joignit des recherches profondes sur la théorie de l’équilibre des liqueurs.

Archimède, qui, le premier des anciens, traita de la théorie des fluides, n’avait considéré que l’équilibre des solides plongés dans un fluide. Il avait déterminé le poids des corps pesés dans un fluide plus léger, le degré d’enfoncement où ils restaient en équilibre dans un fluide plus pesant, la force avec laquelle ils tendaient à s’élever lorsqu’on les avait forcés de s’y plonger tout entiers, et la position qu’ils y prenaient relativement à leur figure.

Stevin, mathématicien flamand, paraît avoir prouvé le premier, par l’expérience et la théorie, que les fluides pèsent dans la direction de leur pesanteur, en raison de leur base et de leur hauteur, et qu’ainsi le cylindre et le cône fluide, qui ont une base et une hauteur égales, pèsent également sur cette base.

Pascal démontra la même vérité dans son ouvrage ; et il employa de même et l’expérience et la théorie, dont le concours est si nécessaire, lorsque les sciences ont à combattre à la fois les préjugés du peuple et les erreurs des savants.

Des deux démonstrations de Pascal, l’une est fondée sur ce principe de mécanique, connu de Toricelli, que si, en supposant un changement dans la position de deux corps liés ensemble, il arrive que leur centre de gravité ne doive pas changer de place, ces deux corps seront en équilibre ; ce principe ne s’applique immédiatement qu’à l’équilibre des fluides pressés par deux pistons de masses proportionnelles à leurs bases ; il faut donc, pour l’appliquer à l’équilibre des fluides en général, les considérer comme divisés en canaux de figure quelconque, à l’extrémité desquels on suppose que la force des pistons soit appliquée : cette même considération de canaux de figure quelconque, et supposés en équilibre, a conduit de savants analystes à déterminer en général les lois de l’équilibre des fluides, que D’Alembert a démontrées ensuite d’une manière encore plus directe et moins hypothétique. La seconde démonstration de Pascal est fondée sur l’égalité de pression, et il déduit cette égalité de l’incompressibilité des fluides. Dans ce siècle, une géométrie nouvelle devait apprendre aux analystes le moyen de déduire de ce principe les lois générales du mouvement des fluides. Ces recherches sur les fluides furent les derniers efforts de ce génie, à qui la nature n’avait refusé que des organes proportionnés à sa force ; ramené sans cesse à lui-même par la douleur, l’étude de l’homme fut la seule à laquelle son esprit, absorbé par la mélancolie, pût alors se livrer. Cette mélancolie avait encore été augmentée par un accident singulier. Pascal était allé se promener à quatre chevaux, et sans postillon, comme c’était alors l’usage. En passant sur le pont de Neuilly, qui n’avait pas de garde-fou, les deux premiers chevaux se précipitèrent. Déjà ils entraînaient la voiture dans la Seine ; mais heureusement les traits se rompirent, et Pascal fut sauvé. Son imagination, qui conservait fortement les impressions qu’elle avait une fois reçues, fut troublée le reste de sa vie par des terreurs involontaires. On dit que souvent il croyait voir un précipice ouvert à côté de lui. Pascal, ne pouvant ni chercher des ressources dans les sciences, ni trouver de repos en lui-même, n’eut plus d’espoir qu’en la religion. Jamais il n’avait cessé de l’aimer ; et elle fut, dans ses infirmités, sa consolation et son appui.

L’Église de France était alors divisée en deux partis. L’un avait pour chefs les jésuites, et l’autre les hommes de France les plus savants [7]. Le premier était tout-puissant, l’autre était opprimé. C’était celui que Pascal devait préférer ; les chefs de ce parti affectaient de mépriser les sciences humaines, tandis qu’ils étaient avides de passer pour y exceller. Pascal y renonce de bonne foi : mais comme il fallait toujours à ce génie ardent et profond de grands objets et des routes nouvelles, il se proposa d’établir la vérité de la religion, et de l’appuyer sur une connaissance plus approfondie de la nature humaine. Ce projet, qu’il suivit tout le reste de sa vie, ne fut interrompu que par quelques distractions, et nous leur devons des ouvrages de genres bien différents, les Provinciales, le Triangle arithmétique et le Traité de la roulette.

Le docteur Antoine Arnaud, fils de celui qui avait dénoncé les jésuites à la France entière comme des ennemis du trône, de la morale et de la religion, était à la tête des jansénistes. Tandis que les autres théologiens se faisaient presque un devoir de conscience d’ignorer les sciences naturelles, et de combattre la philosophie de Descartes, Arnaud avait approfondi [8] les sciences, et s’était montré le disciple de cette philosophie nouvelle. Sa profonde érudition théologique ; une éloquence incorrecte, mais véhémente, abondante, quoique diffuse ; une réputation de science et de vertu, qui s’était étendue loin des bornes de l’école ; un caractère inflexible, une âme qui, née pour les passions, les avait toutes sacrifiées à celle de dominer sur les esprits, et de soutenir contre les jésuites ce qu’il regardait comme la cause de sa famille ; tout cela le rendait l’ennemi le plus redoutable de la société : elle résolut de le perdre. Les ouvrages d’Arnaud, sur les querelles du jansénisme, en furent le prétexte, et la Sorbonne allait le condamner, lorsque ses amis espérèrent arrêter ce corps par la force de l’opinion publique. Cette espèce de tribunal, qui n’inflige point d’autre supplice que le ridicule ou le déshonneur, fait souvent trembler les tribunaux les plus redoutables ; mais pour armer ce tribunal de l’opinion en faveur du savant qu’on cherchait à opprimer, il fallait faire entendre à un public frivole ce que c’était que le pouvoir prochain et la grâce suffisante, qui ne suffisait jamais ; il fallait rendre ridicule la querelle suscitée à Arnaud, afin de rendre ses juges méprisables et ses ennemis odieux. Le projet était excellent. On en chargea Pascal, et ses premières lettres eurent un succès qu’on n’aurait pu espérer de l’espèce de matière qu’il était obligé de traiter. Cependant, ces lettres ne produisirent aucun effet. Arnaud fut condamné, malgré la voix publique, par des moines docteurs, dont les jésuites avaient rempli la Sorbonne, soit que cette voix n’eût pas eu le temps de se faire entendre, soit qu’elle ait moins de force sur les moines que sur les autres hommes. Pascal crut alors devoir consacrer quelques lettres à la vengeance d’Arnaud ; mais il connaissait trop le monde pour croire que l’apologie d’un innocent pût intéresser longtemps ; il savait que la sensibilité des hommes se lasse plutôt que leur malignité ; et la morale des jésuites lui parut propre à servir d’aliment à cette malignité.

Les rapports des hommes entre eux sont devenus si compliqués, que souvent il se présente des circonstances où la voix de la conscience ne suffit plus pour les guider, où leur devoir semble se contredire. Dès lors, l’homme ignorant et faible, craignant à la fois Dieu et les remords, voulant être honnête, sans pourtant qu’il lui coûte de trop grands sacrifices, a besoin de guides qui puissent lui montrer ses devoirs et en fixer les limites.

Les scolastiques portèrent dans l’examen de ces actions douteuses toute la subtilité de leur philosophie. Au lieu de soutenir cette belle maxime de Zoroastre : Dans le doute, abstiens-toi[9], ils prenaient plaisir, pour faire briller la finesse de leur dialectique, à combiner des actions qui eussent toutes les apparences du crime, et ensuite à trouver des principes pour les justifier. Comme le but de leurs travaux était, non de faire haïr le crime, mais de décider si telle action était ou n’était pas un péché, si elle devait être punie par l’enfer ou si elle méritait seulement des peines plus légères, ils voulurent tracer, entre le juste et l’injuste, une ligne imperceptible, sans songer que celui qui ne veut s’interdire que ce qui est injuste à la rigueur est bientôt emporté, par ses passions, bien loin des limites de la morale.

Il paraissait plus aisé de rendre ces casuistes odieux, que de faire rire à leurs dépens ; mais ils avaient discuté si doctement les questions les plus niaises[10], et les plus burlesques ; ils avaient donné, avec tant de bonhomie, des moyens si plaisants pour trahir la vérité sans mentir, pour imputer à ses ennemis des crimes supposés sans les calomnier, pour les tuer sans être homicides, pour s’approprier le bien d’autrui sans voler, pour se livrer à tous les raffinements de la débauche sans manquer au précepte de la chasteté, qu’ils étaient encore plus ridicules que dangereux. Le corps entier des jésuites n’avait point enseigné toutes ces sottises, mais chaque particulier en avait adopté quelques-unes. Heureusement pour le projet de Pascal, que, selon la plupart de ces casuistes, une action, que plusieurs docteurs graves regardaient comme indifférente, pouvait être suivie dans la pratique : de là, Pascal conclut que, tous étant des docteurs graves, il n’y avait pas une seule action justifiée par deux casuistes, qui, selon tous les autres, ne dût être regardée comme permise.

Cette maxime générale devenait par là un vaste champ pour le ridicule ; et en présentant cette opinion comme un système adopté par la société des jésuites, il était aisé de la faire passer pour le résultat d’un projet formé de corrompre le genre humain. Ce probabilisme, qui a causé tant de disputes, contre lequel on s’est élevé avec tant de force, et dont il était si facile d’abuser, devait peut-être son origine à cette observation très-simple et très-vraie : on ne dispute sur la légitimité des actions que lorsqu’elles sont presque indifférentes. Ainsi, en permettant ces actions, on tendait moins à détruire la morale qu’à guérir des scrupules, qui, à la vérité, ne produisent pas des crimes, mais qui empêchent d’agir et de vivre. Au reste, quand le probabilisme [11] n’aurait pas été dangereux par lui-même, il le serait devenu par les subtilités des casuistes, qui avaient étendu leurs doutes sur la légitimité de beaucoup d’actions, que le simple bon sens et la conscience abandonnée à ses mouvements n’auraient pas hésité à mettre au rang des crimes.

Pascal, en attaquant ces jésuites, si scandaleux et si sots, eut l’art de placer continuellement le ridicule à côté du crime, sans que l’horreur que l’un excite empêchât jamais de rire de l’autre. Par cet art heureux de mêler la plaisanterie à l’éloquence, ses lettres devinrent le livre de tous les états, de tous les esprits, de tous les âges. Les jésuites furent immolés à la risée de tous ceux qui savaient lire.

Toute puissance fondée sur l’opinion est perdue sans ressource, dès l’instant où l’on a pu s’en moquer publiquement, et quelques bonnes plaisanteries peuvent briser les pieds d’argile du colosse le plus effrayant ; mais sa chute peut être lente [12]. Tel fut l’effet des Provinciales. Si, cent ans après la mort de Pascal, les jésuites ont été chassés de France, et bientôt détruits dans toute l’Europe, c’est dans les lettres de Pascal que leurs ennemis ont appris à les haïr et à les mépriser, et que ceux qu’animaient des intérêts particuliers ont cherché un prétexte pour justifier le mal qu’ils voulaient faire aux jésuites. Lorsque les Provinciales parurent, Descartes était le seul qui eût écrit en français d’un style à la fois naturel et noble. Pascal joignit au même mérite celui de la finesse et d’une correction dont il a été le premier, et pendant longtemps l’unique modèle. Ce qui est encore plus étonnant, c’est que dans un ouvrage de plaisanterie, sur les matières théologiques, il n’y ait peut-être pas un seul mot de mauvais goût, excepté le titre : Lettres à un Provincial. Mais ce titre est l’ouvrage de l’imprimeur, et Pascal a eu soin d’en avertir[13].

Si on osait trouver des défauts au style des Provinciales, on lui reprocherait de manquer quelquefois d’élégance et d’harmonie ; on pourrait se plaindre de trouver dans le dialogue un trop grand nombre d’expressions familières et proverbiales, qui maintenant paraissent manquer de noblesse[14]. La cour polie et délicate de Louis XIV ne sentit pas ce défaut ; et l’on voit par beaucoup d’écrits, postérieurs à Pascal, que les auteurs se plaisaient alors à placer dans leurs ouvrages ces tournures familières, comme un moyen de ne point passer pour pédants, et pour se donner un air cavalier. Depuis, on a senti que le style devait être plus élevé et plus soutenu que la conversation, puisque l’auteur a plus de temps pour écrire, et le lecteur plus de temps pour juger. La conversation même a pris un ton plus noble, sans cesser d’être naturelle ; et c’est peut-être encore plus à la nécessité, à l’habitude de bien parler, qu’à l’étude des grands modèles que nous devons l’avantage d’avoir, à cette époque de notre littérature, un plus grand nombre de gens de lettres qui écrivent avec agrément et avec élégance.

On pourrait dire encore que les plaisanteries de Pascal perdent une grande partie de leur prix pour les lecteurs à qui les matières de théologie sont étrangères ; que la crainte d’être accusé d’impiété et de profanation l’oblige d’émousser ses plaisanteries, et de les resserrer dans un cercle plus étroit ; qu’il parle souvent des hérésies des jésuistes sur la grâce, avec une chaleur qui ne pouvait échauffer que les théologiens de son parti ; qu’enfin, en attaquant la morale relâchée des jésuites, et leur acharnement dans les disputes de jansénisme, il a respecté leur intolérance et leur fanatisme, et qu’il n’a vengé que les jansénistes, au lieu de venger le genre humain. Le plus grand défaut des Provinciales, c’est d’avoir été écrites par un janséniste ; et si Pascal l’a été, c’est la faute de son siècle.

Les jésuites ont reproché aux Provinciales quelques infidélités ; mais elles doivent moins être imputées à Pascal qu’aux théologiens qui lui ont fourni des mémoires. Il se serait fait un scrupule d’en avoir la moindre défiance. Ces taches légères, que quelques corrections eussent fait disparaître, ne méritaient pas le bruit qu’en firent les jésuites, et ne les rendaient pas innocents. On doit savoir gré sans doute à ceux qui, en examinant l’ouvrage d’un homme de génie, y observent des défauts ; mais ils doivent se souvenir que le soleil, malgré ses taches, a aveuglé les yeux qui les ont découvertes.

Un autre reproche grave, c’est que Pascal a présenté, comme un système formé par les jésuites, ce qui n’était qu’un abus de la scolastique, commun aux jésuites et aux autres ordres. Peut-être même que, dans la pratique, les jésuites n’en avaient guère plus abusé que les autres ; pourquoi donc donner, pour le crime d’un seul ordre, ce qui était celui de tous ? C’est que quelquefois on va rechercher les crimes oubliés d’un coupable insolent et dangereux, tandis qu’on pardonne à ses complices, méprisés ou repentants : c’est que Pascal avait besoin, pour perdre les jésuites, de ménager les autres moines, ou même de les attirer dans son parti.

Il y a peut-être, dans cette conduite, plus de politique que de justice rigoureuse ; mais c’est ici un de ces cas où la faiblesse oppose un peu de ruse à la force ; et Pascal eut été absous, du moins par les maximes des casuistes jésuites. D’ailleurs, en relevant la turpitude de tous les scolastiques, ou catholiques, ou réformés, il eût élevé un scandale nuisible à tout le christianisme, et si le zèle des jansénistes leur ordonnait de mettre au jour les scandales des jésuites, la charité leur prescrivait d’étendre un voile sur ceux des autres ordres.

La fureur des jésuites éclata de toutes les manières dont peut éclater la fureur d’une société de moines.

Pascal fut accablé d’injures grossières, auxquelles il répondait par d’excellentes plaisanteries. On rendit aux jansénistes leurs calomnies, et même avec usure.

L’auteur des Provinciales fut accusé d’hérésie, d’impiété, de sédition ; il était peut-être hérétique, mais il n’était ni impie ni séditieux ; et ces accusations, qui pouvaient compromettre sa sûreté, firent dire que les jésuites suivaient, dans la pratique, les maximes de leurs casuistes ; enfin, ils portèrent l’aveuglement jusqu’à faire un crime à l’auteur des Provinciales, de ce qu’il avait révélé dans ses lettres, des opinions que l’utilité publique devait ensevelir dans le silence : mais si le livre où Pascal ne parlait de ces opinions que pour les combattre et les rendre ridicules, était encore dangereux, combien donc n’étaient pas coupables ces auteurs contre qui Pascal s’était élevé, et qui avaient sérieusement soutenu ces mêmes opinions ? C’est cependant sur ce prétexte que les jésuites sollicitèrent la condamnation des Provinciales à Rome, et dans ceux des tribunaux de France où ils croyaient avoir du crédit. Enfin, ces lettres furent condamnées par l’inquisition de Rome, par le parlement d’Aix et le conseil d’État. Un siècle après, Rome a détruit les jésuites ; le parlement d’Aix, en faisant brûler leurs livres, comme les Provinciales, et en chassant les jésuites, a pris dans ces mêmes Provinciales le motif de ses arrêts[15]. Exemple instructif et qui montre quelle force a le génie, lorsque, dans une nation éclairée, il s’élève contre une puissance qui ne doit sa force qu’à l’erreur et à l’habitude de la craindre. Rien ne prouve mieux l’utilité des lumières et ne donne une espérance mieux fondée, que le temps n’est pas éloigné, peut-être, où les erreurs, qui ont fait si longtemps le malheur des hommes, disparaîtront enfin de la terre.

C’est en 1656 que parurent les Provinciales ; et les questions proposées à Pascal par Fermat, et discutées dans les lettres de ces deux grands géomètres, avaient produit, en 1654, le traité du triangle arithmétique, ouvrage très-court, mais plein d’originalité et de génie.[16]

Les problèmes dont Pascal y donne la solution, consistent à sommer les nombres naturels, triangulaires, pyramidaux, et à trouver aussi les sommes de leurs carrés et de toutes leurs puissances. Ces questions, que l’habitude de l’algèbre a rendues faciles, et que Fermat a aussi résolues, ont été traitées par Pascal selon une méthode ingénieuse et singulière. Il forme des cases dans un triangle équilatéral, en le divisant par des lignes parallèles à chacun de ses deux côtés, et également distantes entre elles. Il place dans les cases les plus voisines de chaque côté les nombres constants, et ensuite, successivement dans chaque case de l’intérieur, la somme de tous les nombres écrits dans la suite des cases qui la précèdent, depuis le sommet de ce rang, jusqu’au terme correspondant à la case qu’on veut remplir. D’après cette formation, on voit que tous les nombres figurés se trouveront successivement inscrits dans ces cases ; et puisque chaque case est déterminée par deux nombres, relativement à chaque côté du triangle, un des deux marquera le rang que le nombre figuré occupe dans la suite à laquelle il appartient, et l’autre l’ordre qu’occupe cette suite parmi celle des nombres figurés.

Pascal déduit ensuite, de la formation de son triangle, le rapport de chaque nombre avec celui qui le précède dans les deux rangs qui lui sont supérieurs, chacun par rapport à un des côtés du triangle. Ce rapport une fois trouvé, il applique cette connaissance à la détermination de la somme de chaque suite de nombres figurés, à celle de leurs puissances, à la doctrine des combinaisons, et enfin celle-ci au calcul des probabilités.

Les formules trouvées par Pascal conduisent à celles du binôme de Newton, lorsque l’exposant du binôme est positif et entier. Aussi la découverte de Newton consiste-t-elle principalement à avoir étendu la formule du binôme aux exposants négatifs ou tractionnaires, par lesquels Wallis avait appris à exprimer les radicaux et les dénominateurs. Cette considération de Wallis, qui semble d’abord n’être autre chose qu’une manière différente d’écrire ces quantités, a été une des principales causes des grands progrès de l’analyse moderne ; et l’on peut même dire, en général, que les découvertes qui ont paru plus d’une fois changer la face de cette partie des sciences, n’ont presque jamais consisté qu’à imaginer des notions nouvelles, par lesquelles on pût exprimer, sous une manière simple et susceptible d’être soumise au calcul, une classe très-étendue de quantités, qu’auparavant on ne pouvait exprimer que par des formules très-compliquées. Cette remarque ne doit point diminuer la gloire de Wallis, ni celle de Newton. En effet, si le moyen de déduire, des recherches de Pascal, la formule du binôme nous paraît très-simple maintenant, il faut observer que, indépendamment des progrès de la théorie, l’habitude d’employer l’algèbre a rendu cet instrument d’un usage si simple, qu’il n’y a point de jeune homme qui, après six mois d’étude, ne sache s’en servir avec plus de facilité que Newton ou que Descartes. Pascal n’a considéré qu’un seul cas du calcul des probabilités ; c’est celui où l’on propose de partager un enjeu donné, lorsque les joueurs veulent cesser de jouer, et que la probabilité de gagner n’est point égale entre eux.

Les principes que Pascal a employés reviennent à ceux de Huyghens, qui s’occupait de ce calcul à peu près dans le même temps, et il me semble que Pascal les appuie sur des fondements encore moins solides.

S’il était question de donner ici l’histoire de ce calcul, je ferais observer que ces principes ne sont pas incontestables, qu’ils supposent une égalité parfaite entre deux cas essentiellement différents, celui d’un homme qui est sûr de gagner une somme, et celui d’un autre homme qui n’a qu’une petite probabilité de gagner une somme beaucoup plus forte ; que, à la vérité, la différence entre l’état de ces deux hommes diminue, si on multiplie le nombre des coups où les deux joueurs feraient entre eux cette convention ; en sorte que le principe, qui fait regarder semblable l’état des deux joueurs, n’est surtout applicable, en aucune manière, au cas où le jeu ne pourrait être joué qu’une seule fois. Cette condition rappelle une application singulière que Pascal fit du calcul des probabilités. Il observa qu’il y avait une différence infinie entre le sort qui attend les impies, s’il y a des peines éternelles, et le peu qu’ils ont à gagner, s’ils subissent un anéantissement total ; et il en conclut qu’il y a un avantage infini à préférer, dans sa conduite, l’opinion de l’éternité des peines, pour peu que la probabilité ne soit pas infiniment petite : c’est-à-dire, en langage ordinaire, pourvu qu’elle ne soit pas absurde.

On est étonné que Pascal se soit permis, dans une matière si respectable, un raisonnement qu’il est si aisé de prendre pour une plaisanterie ; mais il est plus étrange encore que ses éditeurs aient pu le croire sérieux. Les jésuites mêmes, qui avaient commencé par en parler comme d’une dérision impie, finirent par la proposer aux incrédules comme une raison sans réplique. Un des sectateurs du parti de Pascal, mais qui n’était pas un Pascal, a fait à cette occasion un ouvrage curieux. Il soutient qu’il y a des démonstrations d’un autre ordre que celles de la géométrie, et plus certaines encore ; l’auteur prétend, par exemple, qu’il est plus sûr de l’existence de la ville de Rome, que de cette vérité : deux et deux font quatre.

Pascal, tourmenté par une longue insomnie, se permit d’abréger l’ennui de ses veilles en méditant sur la théorie des cycloïdes. C’est l’excuse que sa sœur donne à cette violation du vœu qu’il avait fait de renoncer aux occupations profanes. Baillet prête à ce travail un motif plus religieux. On croyait alors en France que l’étude des sciences naturelles, et des mathématiques surtout, menait à l’incrédulité ; c’était principalement aux géomètres et aux physiciens, à ces hommes qui doivent être les plus difficiles en preuves, que Pascal avait destiné son ouvrage ; et il voulait les prévenir d’avance en sa faveur, et leur montrer que celui qui avait entrepris de les éclairer sur la foi, aurait pu les instruire, même sur les objets de leurs occupations.

Roberval et Descartes avaient déjà fort avancé la théorie de la cycloïde, celle de toutes les courbes, après les sections coniques, sur laquelle les géomètres avaient le plus travaillé, et celle, sans exception, qui leur a fourni le plus de vérités curieuses ou utiles. On sait que la cycloïde est égale à quatre fois le diamètre de son cercle générateur, et que son aire est triple de celle du même cercle ; que tous les solides, et toutes les surfaces courbes, que produit la cycloïde, les centres de gravité de ses arcs, de son aire, des solides qu’elle engendre, et de leurs surfaces, sont déterminés en supposant la quadrature du cercle ; on sait que la développée de la cycloïde est une cycloïde égale, et que cette courbe enfin réunit les deux propriétés, d’être la courbe de la plus vite descente, et celle où les oscillations sont isochrones.

Pascal avait écrit d’abord un petit ouvrage latin, intitulé : Historia trochoïdes : c’est un factum pour Roberval, contre Toricelli et Descartes, plutôt qu’une histoire.

Roberval avait été l’ami de Pascal le père, et son fils était très-capable de prévention ; il avait à la fois un esprit vif et une âme simple ; il crut Roberval sur le compte de Toricelli, comme il avait cru les Solitaires de Port-Royal sur les jésuites. Il serait à désirer qu’on pût excuser aussi facilement la conduite de Pascal dans les démêlés avec Wallis et le jésuite Laloubère. Pascal s’était engagé à donner cent pistoles à chaque géomètre qui résoudrait, avant le 1er octobre 1657, les problèmes proposés sous le nom de Détouville. Wallis les résolut avant ce terme : un certificat d’un notaire d’Oxford le prouvait, et Pascal avait même reçu cette solution avant le jour prescrit. Mais Détouville exigeait, dans son programme, que la solution fût remise à un notaire de Paris, ou à M. de Carcavi, dépositaire des cent pistoles ; et c’est uniquement sur le défaut de cette formalité que le prix fut refusé à Wallis. Laloubère, dont la solution avait été trop tardive, ne pouvait prétendre au prix ; mais il avait résolu les problèmes proposés ; Pascal ne voulut pas en convenir.

Nous avons dit que son projet, en publiant ces problèmes, était de gagner de l’autorité auprès de ce qu’on appelait alors esprits forts [17]. Sans doute il crut que, pour l’intérêt de la bonne cause, il ne fallait pas qu’un jésuite partageât sa gloire. Quelques fautes de copiste, que Laloubère avait laissées dans le manuscrit envoyé à Pascal, furent le prétexte de cette injustice. Pascal, dans les écrits qu’il publia à ce sujet, eut encore, comme dans les autres querelles avec les jésuites, le secret d’être plaisant, et d’avoir le public pour lui. Peut-être Pascal s’imaginait-il n’avoir été que juste envers Laloubère, et qu’il haïssait trop les jésuites, pour imaginer qu’il pût y avoir chez eux de bons géomètres. Il serait cruel d’être obligé de soupçonner Pascal de mauvaise foi ; disons plutôt qu’il se laissa entraîner à l’esprit de parti, seule tache qu’il faille reconnaître dans cet homme célèbre, et qu’on doit pardonner, surtout dans un siècle où la raison, réduite à quelques disciples isolés et cachés, n’avait point encore de parti. Pour ce qui regarde Wallis, comme il n’était point question de gloire, mais d’intérêt, il est impossible qu’un motif si bas pût animer un homme qui avait dissipé sa fortune en aumônes. Mais ce défi de Détouville avait été une espèce de bravade adressée aux ennemis des jansénistes, encore plus qu’aux géomètres. L’honneur de ce parti demandait que l’auteur des Provinciales n’eût pas de rivaux dans les sciences, et surtout qu’il n’eût pas un hérétique pour rival. Or, quand l’intérêt d’une secte est compromis, on ne peut plus compter sur la justice de personne.

Pascal ne survécut que trois ans à l’impression du traité de la Roulette. Il y avait vingt ans que la vie n’était pour lui qu’un supplice ; on trouva, sur des feuilles volantes, le peu qu’il avait pu ramasser des matériaux de son grand ouvrage, quelques pensées sur la méthode géométrique, et des notes informes qui paraissaient avoir été faites dans le temps de la composition des Provinciales. Il y a dans ces notes une pensée d’une vérité frappante, à l’occasion de cette persécution, qui, suscitée par les jésuites contre les Solitaires de Port-Royal, attira à ses auteurs la haine de tous ceux qui cultivent les lettres, de ces hommes chez qui les générations futures vont apprendre ce qu’elles doivent penser, et qui par là deviennent bientôt les maîtres de l’opinion. Ils sont bien peu politiques en persécutant Port-Royal, dit Pascal ; chacun des Solitaires, une fois dispersés, osera dire ce que la crainte de causer la ruine de Port-Royal l’obligeait de dissimuler. Que ceux qui se croient intéressés à mettre des bornes à la liberté de penser, apprennent, de cette réflexion, que le seul moyen qui leur puisse réussir est de protéger les sociétés savantes, et de laisser à ces sociétés assez de liberté pour que ceux de qui le génie est à craindre puissent désirer d’y occuper une place.

Je m’arrêterai peu aux pensées sur la méthode de démontrer, selon Pascal, que, hors de la géométrie, il n’y a point de véritables démonstrations. En cherchant ce qui donne à la géométrie cet avantage, on voit qu’elle n’emploie aucun terme qu’elle ne l’ait défini, que jamais le sens de ce terme ne varie, et qu’ainsi on peut dans chaque proposition, en substituant à chaque terme sa définition, parvenir à des propositions évidentes par elles-mêmes, et à des notions simples, qu’il ne faut plus ni prouver ni définir. Sans cela, on tomberait dans une fausse subtilité qui deviendrait une nouvelle source d’erreurs. Cette méthode est applicable aux sciences même de faits, parce qu’alors une propriété donnée par l’expérience, ou un fait observé, y tient lieu des notions simples, des propositions évidentes par elles-mêmes, qui ne doivent plus être ni définies ni prouvées.

Si l’application de cette méthode est facile dans presque toutes les sciences naturelles, elle devient difficile dans les sciences morales, parce que la plupart des termes de celles-ci sont employés, dans l’usage ordinaire, avec un sens vague et confus, et qu’il faut, après en avoir fixé le sens, veiller toujours à ce qu’il n’arrive jamais de les employer dans le sens vulgaire. Mais il est temps de venir à ce qui a mérité à Pascal le nom de philosophe, et augmenté encore la réputation de l’écrivain des Provinciales, je veux dire à ses Pensées sur l’homme.

Pascal croyait que les preuves de l’existence de Dieu, tirées des considérations métaphysiques, ne donnent de l’Être suprême qu’une connaissance inutile à la morale. Il croyait que les preuves que l’on déduit de l’ordre du monde, quelque imposantes qu’elles soient par elles-mêmes, quelque force qu’elles aient sur les bons esprits, ne sont pas suffisantes contre des athées endurcis, qui peuvent y opposer avec quelque avantage et le désordre apparent du monde, et ces phénomènes dont l’ordre ou le désordre nous échappe, et dont le nombre est immense, eu égard au petit nombre d’objets dans lesquels l’ordre a pu nous frapper. Pascal ne se flattait pas de pouvoir résoudre ces difficultés ; et l’eût-il pu, il ne s’en fût pas occupé : ce n’aurait été que livrer aux disputes des gens instruits et des philosophes une vérité dont la croyance est nécessaire à tous les hommes. Il crut donc qu’il fallait chercher des preuves d’un autre genre, et il pensait de même sur les preuves historiques de la religion chrétienne. Il restait toujours, selon lui, des objections assez fortes pour rendre impossible la conviction de tout homme dont le cœur ne sentirait pas qu’il a besoin d’un Dieu.

C’est dans la connaissance de l’homme qu’on doit trouver ces preuves palpables, et qui doivent parler au cœur de tous les hommes. Pascal s’était souvent plaint, dans ses profondes spéculations géométriques, de ne pouvoir faire partager à personne l’intérêt qu’elles lui inspiraient. Quand il se mit à étudier l’homme, il trouva qu’il y avait encore plus de gens qui étudiaient la géométrie qu’il n’y en avait qui s’étudiaient eux-mêmes. Il fut aisé à Pascal de prouver combien l’homme est faible et corrompu ; peut-être il eût été plus philosophique de chercher comment il l’est devenu, puisque c’est le seul moyen d’apprendre ce qui pourrait le corriger. Mais Pascal attendait tout de la religion, et il ne voulait que bien convaincre les hommes de leur faiblesse, et surtout la leur faire fortement sentir. Selon Pascal, l’homme est tellement soumis à l’empire de l’habitude, que ce qu’on nomme nature n’est peut-être qu’une première coutume.

L’homme est faible et vain à la fois, parce que sa faiblesse lui faisant éprouver à chaque instant le besoin qu’il a des autres, il veut leur donner une opinion de sa force : toutes les folies, toutes les inconséquences qu’on lui reproche sont les conséquences nécessaires de sa faiblesse ou de sa vanité : les marques extérieures de respect sont toujours, en dernier ressort, un hommage que la faiblesse rend à la force ou réelle, ou imaginaire ; et moins elle est réelle, plus elle attache de prix aux marques extérieures, plus elle se distingue par des ornements ou des cérémonies. Ainsi, les magistrats de justice, les médecins, les docteurs qui doivent la vénération publique, non à leurs connaissances réelles, mais à l'opinion qu’on en a ; ainsi, toutes les puissances qui ne doivent qu’aux erreurs de l’imagination l’idée qu’on a de leurs forces, sont jalouses à l’excès de leurs étiquettes et de leurs ornements ; tandis que la milice les dédaigne, parce qu’elle sent combien sa force est réelle.

Si l’opinion, c’est-à-dire la croyance de la multitude, est la reine du monde, c’est parce qu’elle dirige la force qui réside dans le plus grand nombre : Comme la mode fait l’agrément, aussi fait-elle la justice. La justice change selon les pays. Ce qui est juste sur le bord d’un fleuve, est injuste de l’autre côté : et cette instabilité est encore un effet de la faiblesse humaine ; car il fallait que la justice fut unie à la force pour conserver la paix, qui est le souverain bien. On sait facilement où est la force, l’on ignore où est la justice ; et il est plus aisé de faire dire que ce qui plaît à la force est justice, que d’assujettir la force à céder à la justice. La justice na donc été, chez les différentes nations, que l'expression de la volonté du plus fort. Ainsi, il ne faut pas dire au peuple que ses lois sont injustes ; car il est quelquefois nécessaire de le tromper ; il ne faut pas même lui dire qu’il doit obéir aux lois parce quelles sont justes ; il n'aurait qu’à vouloir les examiner : il faut lui dire qu’il doit leur obéir parce quelles sont établies ; car il faut surtout éviter les séditions. Ainsi, le sage doit parler comme le peuple, en conservant cependant une pensée de derrière.

Si l’homme, soumis de toutes parts à l’empire de la force, rentre ensuite en lui-même, il y trouve d’autres preuves de sa faiblesse. S’applaudira-t-il d’avoir fait le destin des États ? Un grain de sable, placé dans l’urètre de Cromwell, a décidé du sort de l’Europe, et si le nez de Cléopâtre eût été plus court, la face de la terre eût été changée. S’enorgueillira-t-il de la force de son esprit ? Le bourdonnement d’une mouche l’empêche de penser. Si vous voulez qu’il puisse trouver la vérité, chassez cet insecte importun qui trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les royaumes. Sera-ce de la connaissance de la vérité ? Placé entre deux infinis en grandeur et en petitesse, et tous deux également incompréhensibles, ne trouvant qu’ignorance à chaque pas qu’il veut faire dans l’étude de la nature ; entouré partout ailleurs d’obscurité et de contradictions, il ne reste donc à l’homme de science réelle que la géométrie ; et dans cette science même, il voit devant lui une immensité de vérités que jamais la race humaine ne peut épuiser, quelle que soit sa durée ; et derrière lui, des principes qui le ramènent à une métaphysique impénétrable. Cependant, loin d’être abattu sous tant de faiblesse, cet être misérable semble sentir que ce n’est point là son état naturel ; il cherche à en imposer à ses semblables par une fausse idée de sa force, et à se rendre maître, par l’opinion, de la force réunie de plusieurs. Il cherche à s’en imposer en s’efforçant de se distraire de lui-même ; de là naissent en lui l’amour des plaisirs et la vanité ; tout son bonheur, toute sa force se fondent sur l’erreur, et c’est la source de cette haine contre la vérité, fruit nécessaire de l’amour-propre.

Nous ne pouvons souffrir le bien qu’on nous fait en nous avertissant de nos défauts. Aussi la société n’est-elle qu’un commerce de fausseté et de dissimulation. On se brouillerait avec son meilleur ami, si on savait ce qu’il pense de nous, ou ce qu’il en dit, lorsqu’il en parle sans prévention ; et il n’y aurait pas quatre amis dans le monde, si tous les hommes savaient ce qu’ils disent les uns des autres.

Plaignons Pascal d’avoir assez peu senti l’amitié, pour croire qu’on peut juger son ami sans prévention, et de n’avoir connu des erreurs des hommes que celles qui les divisent, et non celles qui font qu’ils s’aiment davantage. Les éditeurs n’ont point imprimé la pensée que nous venons de citer ; elle aurait donné une trop mauvaise idée des amis de Pascal.

Ce mépris profond que Pascal sentait si fortement pour la bassesse et la fausseté humaine, il voulait l’inspirer à l’homme pour l’homme même. C’est là ce qu’il voulait opposer au sentiment que l’homme a de sa grandeur. En montrant ainsi, dans un contraste effrayant, tant de grandeur avec tant de bassesse, en faisant observer que l’ordre des sociétés n’est fondé que sur notre faiblesse et sur nos vices, que nos découvertes sublimes dans les sciences nous ont laissé toute notre méchanceté, que nos actions les plus sublimes sont corrompues par le désir qu’elles soient connues, que le sentiment du juste et de l’injuste, si général et si prompt, n’en est que plus propre à nous égarer, et ne peut être assujetti par la raison à une règle invariable et solide ; Pascal espérait faire sentir à l’homme qu’il est sous la main d’un Être tout-puissant qui l’a créé pour un état de grandeur, mais qui le punit ; et lorsque, sentant le poids de cette main toute-puissante, notre âme, accablée de l’idée de la grandeur de son Dieu et de sa propre faiblesse, aurait cherché, avec crainte et avec amour, dans le sein de ce Dieu, des connaissances et des consolations que la nature n’avait pu lui donner, alors Pascal lui aurait présenté la religion chrétienne, dont elle aurait embrassé avec ardeur l’économie toute miraculeuse et les consolations surnaturelles.

Tel était le projet de Pascal ; son ouvrage devait être également éloigné de la méthode sèche et fatigante de Charron et de la liberté de Montaigne, plus propre à délasser l’esprit et à l’inviter à chercher en lui-même les vérités qu’on lui indique, qu’à le forcera croire une vérité dont on veut le convaincre. Le style devait être celui de la pensée de Pascal : La nature, qui seule est bonne, disait-il, est tout à fait familière et commune ; et l’on peut juger, par ce qui nous reste de ses pensées, que le style de son ouvrage eût été conforme à cette règle. Les pensées énergiques et fortes y sont exprimées par des mots communs ; et ce qui blesserait dans un homme qui aurait moins de génie et de goût, devient, dans Pascal, piquant et sublime. Il n’a pas songé à l’harmonie : ses phrases ont une gravité, et quelquefois même une espèce d’aspérité convenable à l’austérité de son sujet. Jamais on n’a démêlé, avec plus de finesse, tous les détails de la corruption et de la vanité. Jamais on n’a su fouiller avec tant de profondeur dans le cœur de l’homme, et jamais un mépris plus froid et mieux exprimé n’a montré la supériorité du génie qui a su pénétrer sa propre misère.

Ces pensées n’ont pas été toutes imprimées. Les amis de Pascal en ont fait un choix dirigé malheureusement par les vues étroites de l’esprit de parti. Il serait à désirer qu’on en fit une nouvelle édition, où l’on imprimerait plusieurs de ces pensées qui ont été supprimées, soit par une fausse délicatesse pour la mémoire de Pascal, soit par politique ; mais il faudrait en retrancher un plus grand nombre, que les dévots éditeurs ont publiées, tout indignes qu’elles sont de Pascal.

S’il m’était permis de hasarder mon opinion sur le projet de cet homme célèbre, je dirais que ce projet me paraît digne de son génie. Persuadé de la vérité de la religion chrétienne, son but était moins de la prouver que de la faire croire. Il ne faisait pas à la nature humaine l’honneur de penser que, dans les sciences morales, où l’intérêt, les passions, l’amour de la vertu même, se mêlent à nos jugements et les corrompent, on pût attendre de la raison seule la chute des erreurs ; il croyait que, dans les sciences naturelles même, la vérité ne triomphe qu’avec une lenteur extrême, lorsque les causes morales n’en accélèrent point les progrès[18].

Ainsi Pascal, convaincu que les vérités morales ne germent que dans une terre bien préparée, crut qu’il fallait n’offrir qu’à l’homme effrayé de sa faiblesse et tourmenté des terreurs de l’avenir, ces preuves de la vérité du christianisme ; selon lui, des esprits plus calmes n’en seraient frappés que trop faiblement ; peut-être même ils négligeraient ou dédaigneraient de les examiner[19].

Cette méthode d’aller à la raison, en ébranlant d’abord l’imagination, n’a qu’un inconvénient, terrible à la vérité : c’est que l’homme intimidé, qui cherche un appui dans la religion, doit naturellement se jeter dans les bras de celle dont l’habitude de son enfance lui cache les absurdités et les inconséquences ; aussi cette méthode est-elle surtout propre à raffermir en général les hommes dans leur religion, fausse ou vraie. Mais le but principal de Pascal était de ramener au christianisme les

incrédules élevés dans son sein, et il suffirait de leur faire sentir vivement les horreurs du doute, et la paix qui accompagne une foi soumise, afin que, fatigués de leur incertitude, ils se rendissent moins difficiles sur les preuves de la religion chrétienne. D’ailleurs, le christianisme doit à ses nombreux ennemis, et à la supériorité de lumières qui règne dans les pays chrétiens, l’avantage d’être la seule religion qui puisse parler de ses preuves. Les autres règnent sur des peuples abrutis et crédules, et leurs ministres n’ont jamais connu d’autre manière de raisonner que de menacer au nom du ciel, d’ordonner des pratiques et d’inventer des miracles. Ainsi l’homme, convaincu du besoin d’une religion, et qui cherche la véritable, sera plus naturellement porté vers celle dont les sectateurs ont daigné raisonner. Enfin, Pascal, fortement convaincu de sa religion, croyait que pour la faire embrasser à l’univers, il suffirait d’inspirer aux hommes le désir violent et durable de n’être point trompés sur cet objet.

Un tel ouvrage, écrit avec une éloquence forte et passionnée, eût été sans doute utile au christianisme ; il eût encore servi à rendre en général les hommes religieux. Cela même devait être un grand avantage aux yeux d’un philosophe, qui ne voyait dans la morale humaine aucune base fixe sur laquelle on pût appuyer la distinction du juste ou de l’injuste.

La nature de l’ouvrage que Pascal méditait, la réputation de sainteté unie à celle du génie, l’adoration d’un parti, les clameurs de l’autre, tout inspira pour ses pensées une sorte de culte ; et lorsqu’un homme célèbre, rival digne de Pascal, comme philosophe et comme écrivain, et aussi grand poète que Pascal avait été grand géomètre, osa attaquer quelques-unes des pensées, et avoir presque toujours raison, on regarda cette entreprise comme un sacrilège. Il faut pourtant oser le dire : quoique en général le tableau que Pascal a fait de l’homme soit aussi vrai qu’il est fortement tracé, cependant dans ses pensées, jetées au hasard, et que Pascal devait revoir, il lui en est échappé beaucoup de fausses. D’ailleurs, si Pascal a toujours raison lorsqu’il peint la corruption des hommes, il cesse de l’avoir lorsqu’il regarde cette corruption comme générale, et surtout comme naturelle et incurable. Des philosophes plus doux, peut-être plus raisonnables, ne voient dans l’homme qu’un être faible et sensible, plutôt bon que méchant, puisque les maux d’autrui sont des maux pour lui, lorsqu’il est sans passion et sans intérêt. De longues erreurs l’ont abruti et corrompu ; les maux qu’elles ont accumulés sur lui l’ont rendu méchant ; mais on ne doit pas désespérer trop tôt de lui rendre, en l’éclairant, le courage de devenir meilleur et plus heureux[20].

Nous avons une vie de Pascal écrite par sa sœur : on y chercherait en vain les mots profonds ou fins qui devaient échapper souvent à l’auteur des Provinciales et des Pensées ; on y trouvera encore moins le caractère de cet homme illustre ; cette vie est l’ouvrage d’une dévote janséniste, plus occupée de prouver que son frère était un saint, que de faire connaître un grand homme.

Il paraît qu’il était peu sensible ; du moins sa sœur admire ce parfait détachement de tout lien profane, qui rendait son frère indifférent aux soins qu’elle lui prodiguait pendant sa longue et cruelle maladie. Il ne pleura point la mort de sa sœur, religieuse de Port-Royal, qui avait terminé une vie sainte par une fin digne de sa vie. On a de lui une lettre de consolation sur la mort de son père, adressée sans doute à quelqu’une de ses sœurs ; et cette lettre est plutôt un sermon, que l’épanchement d’une âme abattue par une perte si grande et si irréparable. On est étonné, en lisant cette lettre, que, sur un sujet qui lui offrait tant de réflexions touchantes ou profondes, Pascal ait pu trouver tant d’idées mystiques, qu’il assure modestement être bien supérieures à tout ce que Sénèque ou Épictète ont dit sur la mort.

Cependant un héros ou un philosophe, dans le malheur, peuvent lire Sénèque avec fruit : et Pascal ne peut apprendre à mourir qu’à des religieuses [21].

Pascal était bien éloigné de cette haine pour la vérité, qu’il reprochait si fortement à la vanité et à la faiblesse humaine. Il souffrait sans peine qu’on l’avertît de ses défauts et de ses fautes ; douceur, au reste, qui n’est jamais bien méritoire dans ceux qui ont de petits défauts et de grandes qualités.

C’est à lui que les jansénistes ont dû l’usage de ne jamais parler de soi qu’à la troisième personne, et de substituer partout l’on au moi ; comme s’il n’y avait pas bien plus de véritable modestie à parler de soi avec simplicité, qu’à chercher des tournures pour avoir l’air de n’en point parler. C’était surtout à la vanité des auteurs que Pascal imposait cette loi : il ne pouvait souffrir qu’on dît mon discours, mon livre; et il disait assez plaisamment à ce sujet : Que ne disent-ils notre discours, notre livre, vu que d’ordinaire il y a plus en cela du bien d'autrui que du leur ? Il portait dans son cœur le sentiment de l’égalité primitive de tous les hommes aux yeux de la nature et de la religion. Il ne pouvait se résoudre à exiger de ses domestiques ces services qui semblent dégrader l’homme, quand c’est la vanité qui les exige et non la faiblesse qui les demande. Il ne voulait pas employer en superfluités un bien auquel les pauvres, privés du nécessaire, avaient, selon lui, un droit plus sacré que celui de la propriété. Telle fut, à la fin de sa vie, la source de cette fantaisie respectable, d’avoir dans son appartement un pauvre à qui il eût voulu qu’on rendît les mêmes soins qu’à lui-même [22]. Peu de jours avant sa mort, l’enfant d’un homme qu’il logeait chez lui par humanité fut attaqué de la petite-vérole. Il fallait que l’un ou l’autre fût transporté, parce que Pascal avait besoin du secours de sa sœur, qui eût craint pour ses enfants la contagion de la petite-vérole. Une opinion bien ou mal fondée faisait regarder ce transport comme dangereux pour l’enfant ; Pascal voulut donc avoir la préférence, et il sortit de chez lui, quoique malade lui-même et épuisé par de longues douleurs. Il jugea, entre cet enfant et lui, comme un homme qui ne voyait pas de différence entre des hommes tous enfants d’un même père.

Le caractère naturellement vif et impatient de Pascal avait été aigri par la douleur et par une mélancolie qui altérait même sa raison. Mais ces écarts étaient courts, et il se hâtait de les réparer par son repentir et ses excuses. Les derniers mois de sa vie furent remplis de souffrances, auxquelles on ne peut comparer que la résignation avec laquelle il les supporta. Il succomba le 19 août 1662, âgé de trente-neuf ans deux mois.

On a opposé avec force l’exemple de Pascal à ceux qui semblent avoir relégué, chez des femmelettes, la foi et les vertus purement religieuses.

Pascal non-seulement croyait les dogmes avec soumission ; mais il pratiquait la morale chrétienne jusqu’au scrupule. Il s’accablait de mortifications, de macérations même, comme si la nature ne lui avait pas donné des maux assez cruels. Il portait une ceinture de fer, dont il s’enfonçait les pointes dans la chair, lorsqu’il ne pouvait se défendre de quelques mouvements d’orgueil, seul péché qu’il pût commettre ; sa chasteté n’était ni celle d’un homme que l’habitude de méditer sur de grands objets éloigne des idées voluptueuses, ni celle à laquelle ses douleurs et sa faiblesse l’avaient condamné ; mais cette chasteté qu’un mot effarouche, qu’une seule pensée inquiète, et qui est aux yeux du monde une petitesse plutôt qu’une vertu. Voilà ce qu’on a répondu souvent à ceux qui osent parler avec mépris de la foi ou des vertus qu’elle enseigne, et qui ne sont pas celles de la nature. Mais la longue mélancolie de Pascal ôte à cette réponse un peu de sa force ; et d’ailleurs il n’y a rien d’extraordinaire, d’absurde même dans les opinions ou dans la conduite, qu’on ne trouvât à justifier par l’exemple de quelques grands hommes.

Nous avons parlé de deux sœurs de Pascal, et de Perrier, son beau-frère, qui exécuta les expériences du Puy-de-Dôme. Une des filles de Perrier fut guérie à Port-Royal d’une manière qui fut regardée comme miraculeuse par les jansénistes.

Cette secte, qui avait Pascal et Arnaud pour chefs, faisait alors des miracles : depuis elle n’a plus produit que des convulsions. La guérison de mademoiselle Perrier fut opérée à Port-Royal dans le temps même où les jésuites excitaient le gouvernement contre cette maison, qu’ils peignaient comme un repaire de séditieux et d’hérétiques, et qui n’était que la retraite de quelques gens de lettres, occupés de travaux utiles à la littérature ou à la religion. Mais ce miracle ne sauva point Port-Royal[23], quelque bien attesté qu’il fût, et cette maison fut détruite, malgré la voix du public, qui croit toujours volontiers aux miracles des gens persécutés[24].

Si l’attachement de Pascal au parti janséniste fut inébranlable, sa docilité pour les docteurs de cette secte ne fut point aveugle. Avec un esprit trop conséquent pour être bon sectaire, il avait un caractère trop ferme et une âme trop sincère pour approuver la politique des jansénistes ; s’obstinant à ne vouloir ni abandonner leurs opinions, quand le pape les condamnait, ni avouer qu’ils n’étaient pas d’accord avec le saint-siége, ils montraient dans leur conduite une subtilité et une souplesse qu’un zèle bien pur ne pouvait approuver. Les jésuites se flattèrent d’établir, sur le bruit de quelque refroidissement survenu entre Pascal et Port-Royal, que Pascal avait abjuré le jansénisme, et désavoué les Provinciales. Un jésuite fit même imprimer une déclaration du curé qui avait vu Pascal dans ses derniers moments ; mais les jansénistes, qui avaient un si grand intérêt à conserver le nom de Pascal, répondirent avec tant de hauteur, que les jésuites n’osèrent plus citer cette déclaration, qui n’a servi qu’à augmenter la liste des fraudes pieuses.

La réputation de Pascal, après sa mort, fut si grande ; le nom imposant de défenseur de la religion contre les incrédules fut répété avec tant d’avantage ; les gens de lettres, français ou étrangers, se réunirent pour l’admirer d’une voix si unanime, que les jésuites mêmes furent en quelque sorte forcés de respecter sa mémoire. Maintenant qu’ils ne sont plus, que le parti janséniste, soutenu par quelques hommes de mérite, que les jésuites avaient eu la maladresse de se rendre contraires, va être anéanti avec eux, le nom de Pascal survivra seul à ces querelles, parce que, de tous ceux qu’elles ont agités, lui seul a eu un véritable génie, et qu’elles n’ont pu l’absorber tout entier. Les Provinciales et ses Pensées l’ont placé au rang des hommes éloquents et des grands écrivains[25] ; son nom, lié avec la découverte de la pesanteur de l’air, tiendra toujours une place honorable dans l’histoire de la physique ; et son Traité de la Roulette sera regardé comme un monument imposant de la force de l’esprit humain.

Parmi les pensées de Pascal, on en trouve quelques-unes sur l’art d’écrire : le plus grand art, selon lui, est de paraître naturel et simple, de ne point annoncer qu’on veut ou persuader, ou se faire admirer. Il faut qu’un auteur soit pour nous un ami qui nous confie ses pensées, qui se laisse aller devant nous à l’impression de ses idées ou au mouvement de son âme. Pascal sert lui-même d’exemple que cette espèce d’abandon n’exclut ni la correction du style, ni la force des pensées. Il appartenait sans doute à Pascal d’être législateur dans un art où il avait mérité le premier d’être un modèle ; mais n’est-il pas bien étrange que cet homme, dont le goût dans la prose était si sûr et si épuré, ait pu dire que la poésie n’est qu’un amas d’expressions bizarres que l’on est convenu d’admirer[26] ? Cependant, Pascal n’avait que vingt ans lorsque Cinna parut, et il n’écrivit ses lettres que douze ans après cette admirable pièce. Il n’avait donc pas été permis à Pascal de lire Cinna, et rien assurément ne prouve mieux combien l’esprit de bigoterie est ennemi des arts.

Le renoncement de Pascal aux sciences naturelles, dans lesquelles son génie eût pu être si utile, ne montre pas moins combien ce même esprit est ennemi des sciences. Contemporain de Descartes, Pascal n’eut aucune part aux progrès de sa philosophie, et il ne peut être compté ni parmi ses partisans, ni parmi ses adversaires. Mais on voit, dans le caractère de ces deux philosophes, pourquoi Pascal ne fut pour rien dans cette révolution si grande que Descartes opéra dans les esprits, révolution à laquelle le genre humain devra son bonheur, si ce bonheur est possible. Tous deux grands géomètres, doués tous deux d’un génie égal pour imaginer des

expériences, leur manière de voir la philosophie était absolument opposée. L’un, plein de mépris pour les opinions antiques, commença par les rejeter toutes, en y substituant ce que ses méditations avaient pu lui apprendre. Cette marche hardie devait étonner les hommes, et exciter l’enthousiasme pour qui des révolutions, que le temps n’aurait amenées qu’avec lenteur, sont quelquefois l’ouvrage de peu d’années.

Pascal, au contraire, plein de respect pour les opinions que le temps avait consacrées, ne les abandonnait que lorsqu’il y était forcé par l’évidence même. C’est ainsi qu’il s’obstine à attribuer l’ascension de l’eau ou du mercure à l’horreur du vide ; et quand il se voit obligé de renoncer à cette opinion, il semble en demander pardon : Ce n’est pas, dit-il, sans regret que je m’écarte de ces opinions reçues, je ne le fais qu’en cédant à la force de la vérité qui m’y contraint.

D’ailleurs, bien loin de chercher à contribuer aux progrès de la philosophie nouvelle, il semblait les croire impossibles, et cette philosophie lui paraissait dangereuse[27]. Il craignait que si les sciences naturelles étaient trop estimées et trop approfondies, les bons esprits ne les regardassent comme le seul objet digne de les occuper, et que les hommes ne s’accoutumassent à ne suivre plus que la marche lente et sûre de l’expérience et du calcul.

  1. On n’a pas cru devoir supprimer cette préface, que Condorcet avait mise à la tête de l’éloge et d’un choix de pensées de Pascal, parce qu’elle fait, comme l’éloge même, partie du jugement que portait cet homme illustre sur l’auteur célèbre des Provinciales.
    (Note des premiers Éditeurs.)
  2. Voici ce qu’on trouve dans la vie de Pascal, par madame Perrier :

    Un régent de philosophie s’occupe gravement de rechercher avec quelle matière le corps de Jésus-Christ a été formé. Pascal imagine que l’opinion de ce professeur est hérétique, le dénonce et le force de se rétracter.

    On voit ensuite Pascal se revêtir d’une ceinture de fer, armée de clous, et il a soin de se l’enfoncer dans la chair lorsqu’il se surprend avoir quelque plaisir. Il craignait surtout de trouver bon ce qu’il mangeait, et il tâchait d’appliquer son esprit de manière à ne recevoir jamais de sensations agréables.

    Si madame Perrier disait qu’elle avait vu une jolie femme, Pascal se fâchait, et prétendait qu’il ne fallait pas tenir ces discours devant des laquais ou des jeunes gens, parce qu’on ne sait pas quelles pensées cela peut leur faire naître. Madame Perrier se donne beaucoup de peine pour prouver que Pascal était chaste ; comme s’il lui eût été possible de ne pas l’être : et une de ses preuves, c’est que peu de temps avant sa mort, Pascal rencontra une jeune fille, aimable et malheureuse, et qu’il respecta sa beauté et sa misère. C’est ainsi que depuis deux mille ans, aucun rhéteur n’a manqué de louer Cyrus et Scipion de n’avoir pas violé leurs prisonnières.

    Pascal était parvenu au point de perfection de n’aimer personne, et il ne voulait point qu’on l’aimât. C’est une faute, disait-il, plus grande qu’on ne croit, que d’aimer un autre homme, ou de souffrir qu’on en soit aimé. C’est faire à Dieu un larcin de la chose du monde qui lui est la plus précieuse. Il avait, dit-on, autant d’éloignement pour faire la guerre civile que pour voler sur les grands chemins, ou assassiner le monde ; et l’on assure que de tous les péchés, la guerre civile était celui dont il était le moins tenté.

    Il avait un amour sensible pour l’office divin, et surtout pour les petites heures.

    Il s’était procuré un almanach pour toutes les menues dévotions qui se pratiquent dans les églises.

    Enfin, cet homme, dont la santé eût été si utile à ses semblables, préférait d’être malade, parce que, disait-il, la maladie est l’état naturel d’un chrétien ; comme si l’état d’un chrétien était de n’être bon à rien.

  3. Je doute que ceux qui s’intéressent à la mémoire de Pascal, et même à la religion, puissent regretter beaucoup qu’on ait supprimé les pensées suivantes :

    « L’Ancien Testament contenait les figures de la joie future, et le Nouveau contient les moyens d’y arriver. Les figures étaient de joie, les moyens sont de pénitence. Et néanmoins l’agneau pascal était mangé avec des laitues sauvages, cum amaritudinibus, pour marquer toujours qu’on ne pouvait trouver la joie que par l’amertume.

    « Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie. Libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi. Malheureuse la terre de malédiction, que ces trois fleuves de feu embrasent, plutôt qu’ils n’arrosent ! Heureux ceux qui, étant sur ces fleuves, n’ont pas plongé, n’ont pas été entraînés, mais immobilement affermis ; non pas debout, mais assis dans une assiette basse et sûre, dont ils ne se relèvent jamais avant la lumière, mais après s’y être reposés en paix, tendent la main à celui qui les doit relever, pour les faire tenir debout et fermes dans les porches de la sainte Jérusalem, où ils n’auront plus à craindre les attaques de l’orgueil, et qui pleurent cependant, non pas de voir écouler toutes choses périssables, mais dans le souvenir de leur chère patrie, de la Jérusalem céleste, après laquelle ils soupirent sans cesse dans la longueur de leur exil !

    « La charité n’est pas un précepte figuratif. Dire que Jésus-Christ, qui est venu ôter les figures pour mettre la vérité, ne soit venu que pour mettre la figure de la charité, et pour en ôter la réalité qui était auparavant, cela est horrible.

    « La distance infinie des corps aux esprits, figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité ; car elle est surnaturelle.

    « Les faiblesses les plus apparentes sont des forces à ceux qui prennent bien les choses : par exemple, les deux généalogies de saint Matthieu et de saint Luc ; il est visible que cela n’a pas été fait de concert. S’il n’y avait qu’une religion, Dieu serait manifeste ; s’il n’y avait des martyrs qu’en notre religion, de même.

    « Les septante semaines de Daniel sont équivoques pour le terme du commencement, à cause des termes de la prophétie ; et pour le terme de la fin, à cause des diversités des chronologistes ; mais toute cette différence ne va qu’à deux cents ans.

    « Croyez-vous qu’il soit impossible que Dieu soit infini sans parties ? Oui. Je veux donc vous faire voir une chose infinie et indivisible. C’est un point, se mouvant partout d’une vitesse infinie ; car il est en tous lieux, et tout entier dans chaque endroit.

    « Jésus-Christ a été dans une obscurité (selon que le monde appelle obscurité) telle, que les historiens qui n’écrivent que les choses importantes, l’ont à peine aperçu. »

  4. Un enfant qui serait parvenu de lui-même à faire des multiplications de nombres composés, ne l’aurait pu sans faire, pour chaque exemple, des raisonnements qui, étant généralisés, donneraient les règles de la multiplication algébrique. Cependant, on ne pourrait pas dire qu’il eût inventé ces règles. De même Pascal apercevait, sur la figure qu’il avait construite, la vérité de la trente-deuxième proposition d’Euclide, sans avoir une démonstration générale de cette proposition.
  5. N’est-ce pas trop dire ? Un génie aussi singulier que Pascal, n’est-ce pas lui-même un prodige ? D’ailleurs, l’auteur de l’éloge, qui paraît très-familiarisé avec les idées de la géométrie, n’est peut-être pas assez étonné qu’un enfant soit parvenu sans secours à acquérir ces idées.
  6. La justice nous oblige d’observer que dans tout ce récit, l’auteur de l’éloge accorde beaucoup à Descartes, tandis que les éditeurs de Pascal lui ont presque tout refusé. Mais on a rapporté dans cet éloge les faits tels qu’ils résultent des lettres de Descartes, et de sa vie écrite par Baillet.

    Les savants italiens trouveront sans doute qu’on est ici trop favorable aux deux philosophes français, et peut-être auront-ils raison.

  7. Dans la grammaire, dans les langues, dans l’histoire ecclésiastique, dans la théologie, car la France avait alors des hommes bien supérieurs dans les sciences humaines. On aurait dû faire ici une distinction, d’autant plus nécessaire que l’enthousiasme ignorant des jansénistes a souvent mis Nicole et Arnaud à côté de Descartes ou de Pascal ; à la vérité, dans un siècle où l’on attachait tant de prix à la scolastique, les solitaires de Port-Royal pouvaient être regardés comme de grands hommes ; mais la postérité n’a point confirmé ce jugement. L’auteur nous paraît trop favorable aux jansénistes.
  8. Approfondi, c’est trop fort. Arnaud savait très-peu de géométrie, d’astronomie, d’optique, d’anatomie ; de son temps, les autres sciences naturelles étaient encore au berceau, ou étaient demeurées un secret entre les mains de leurs inventeurs.

    Ce qu’Arnaud avait approfondi, c’était la partie systématique de la philosophie de Descartes, c’est-à-dire, précisément tout ce qui n’en valait rien.

  9. J’ajouterais volontiers à cette maxime : si tu as quelque intérêt à agir ; mais si tu n’en as point, agis, de peur que la paresse ou l’indifférence pour le bien ne soient la cause secrète de ton doute.
  10. Par exemple, ils demandent quelle espèce de péché il y a à coucher avec le diable ? si le sexe sous lequel le diable juge à propos de paraître change l’espèce du péché ? Ils répondent que non, mais qu’il y a complication ; et ils appellent cette espèce bestialité, quoique le diable ne soit pourtant pas si bête : ainsi, lorsque le diable prend la forme d’une religieuse, il y a bestialité, avec complication d’inceste spirituel. Ils demandent si une religieuse, qui donne un rendez-vous à son amant, sur la brèche du monastère, et qui a la précaution de n’avoir hors du couvent que la moitié du corps, échappe par ce moyen au crime d’avoir violé la clôture ? si un homme, qui entretiendrait cinq filles, et qui, en reconnaissance de leurs services, aurait promis de dire un ave Maria pour chacune, pécherait en accomplissant ce vœu, ou en ne l’accomplissant pas, etc. ?

    Tout cela est fort curieux, et surtout fort important pour le bonheur de l’humanité. Cependant, c’est ce qu’on a appelé longtemps, et ce que, dans les écoles, on appelle encore la morale.

  11. Cette remarque me paraît juste : si l’on pouvait faire qu’il n’y eût pas de méchants, la morale, qui empêche de faire le mal, serait suffisante ; mais puisque l’on ne peut empêcher qu’il n’y ait des méchants, il faut que les bons agissent ; et toute morale qui tend à les faire rester dans l’inaction devient dangereuse pour la société. Voilà pourquoi une morale austère, minutieuse, qui, en détruisant les passions, détruit l’activité, me paraît mauvaise. De tous les écrivains français du siècle de Louis XIV, la Fontaine est le seul qui ait senti combien les passions pouvaient être utiles. Son instinct a devancé la philosophie du siècle suivant. Voyez la fable du Philosophe scythe et du Jardinier.
  12. L’auteur aurait pu remarquer que les plaisanteries ne font rien contre la vérité. Celles des Cartésiens n’ont pas empêché la gravitation universelle d’être regardée, par tous les gens instruits, comme une loi de la nature. Celles de Despréaux et de Gui-Patin n’ont point empêché l’usage de l’émétique de s’établir : c’est pour cette raison que, malgré des plaisanteries sans nombre, la religion catholique se soutient toujours dans le même état.
  13. Dans les pensées manuscrites on trouve ce passage : « Nul ne dit courtisan que ceux qui ne le sont pas… pédant, qu’un pédant : provincial, qu’un provincial ; et je gagerais que c’est l’imprimeur qui l’a mis au titre des Lettres au Provincial.
  14. Ce jugement paraîtra peut-être trop sévère. Voici cependant quelques passages qui pourraient le justifier : « Je les viens de quitter sur cette dernière raison pour vous écrire ce récit, par où vous voyez qu’il ne s’agit d’aucun des points suivants, et qu’ils ne sont condamnés de part ni d’autre.

    « De sorte qu’il n’y a plus que le mot de prochain sans aucun sens qui court risque.

    « Mais je vois qu’elle ne fera point d’autre mal que de rendre la Sorbonne moins considérable par ce procédé, qui lui ôtera l’autorité qui lui est si nécessaire en d’autres rencontres.

    « Le bon Père se trouvant aussi empêché de soutenir son opinion au regard des justes qu’au regard des méchants, ne perdit pourtant pas courage.

    « Comme je fermais la lettre que je vous ai écrite, je fus visité par M. N***, notre ancien ami, le plus heureusement du monde pour ma curiosité, car il est très-informé des questions du temps ; il sait parfaitement le secret des jésuites, chez qui il est à toute heure, et avec les principaux. »

    J’ajouterai que quand Pascal, après avoir cité un passage des casuistes jésuites, demande sérieusement si ce sont des Chrétiens ou des Turcs qui parlent ? si leurs textes sont des inspirations de l’agneau, ou des abominations suggérées par le dragon ? quand, après avoir rapporté je ne sais quelles sottises du père le Moine, il s’écrie : Cette comparaison vous paraît-elle fort chrétienne dans une bouche qui consacre le corps adorable de Jésus-Christ ? quand il fait un long parallèle de Jésus et du diable ; quand, pour s’excuser d’avoir plaisanté les jésuites, il rapporte : Que Dieu le Père s’est moqué d’Adam dans le paradis terrestre, et qu’au jour du jugement il plaisantera les damnés, etc. ; on est obligé de convenir que ces traits ne sont ni d’assez bon goût ni d’assez bon sens. Il ne faut pas accuser notre auteur de manquer de respect à Pascal, en remarquant quelques défauts. Le respect superstitieux, qui ne voit pas les fautes des grands hommes, ou les dissimule, ne peut convenir qu’à des esprits petits et froids. L’enthousiasme qu’un grand homme inspire à de grandes âmes, ne le leur fait point voir comme parfait, mais comme supérieur à ses défauts.

  15. J’aurais désiré que, en applaudissant à la destruction des jésuites, l’auteur se fût élevé contre l’horrible dureté avec laquelle on a traité tant d’individus, la plupart innocents du fanatisme et des intrigues de leur ordre. On a trop oublié qu’ils avaient été des hommes et des citoyens, avant d’être des jésuites ; et l’opération la plus utile à la raison et au bonheur de l’humanité a été souillée par les emportements de la vengeance et du fanatisme.
  16. Je crains que l’auteur ne se trompe ici, et que la destruction des jésuites n’ait plus été l’ouvrage du jansénisme que de la raison. Peut-être le genre humain est-il condamné à être toujours esclave des préjugés, et ne fera-t-il que changer d’erreurs. Cela peut tenir à la prodigieuse inégalité des esprits, de laquelle il résulte nécessairement qu’il y aura toujours des opinions que la multitude adoptera sans les entendre.
  17. C’est le nom que, dans le siècle dernier, on donnait à ceux qui ne croyaient pas la religion chrétienne, comme si c’était là une preuve de force d’esprit. Ce mot devenu de mauvais goût, les noms de libertins, d’incrédules, de matérialistes, de déistes, d’athées, ont passé rapidement, et on s’est arrêté à celui de philosophes, ou d’encyclopédistes, dont l’un signifie ami de la vérité, et l’autre coopérateur de l’Encyclopédie ; ces mots dureront plus longtemps, parce que, les rendant ainsi synonymes d’incrédules, on peut espérer de trouver le moyen de nuire aux véritables philosophes, et aux savants célèbres qui ont travaillé à l’Encyclopédie.
  18. Pascal a dit lui-même qu’il n’y a de véritables démonstrations qu’en géométrie : donc dans toutes les autres sciences, il restera toujours un fondement au doute ; donc on ne peut jamais être sûr de convaincre, toutes les fois que le doute favorisera nos passions, nos erreurs, ou seulement notre paresse. Voilà pourquoi ceux qui veulent influer sur les opinions des hommes, sur la morale, la politique, etc., doivent imiter Pascal, Montesquieu, Voltaire, et disposer ceux à qui ils présentent la vérité à se passionner pour elle. Il faut séduire les hommes pour les rendre raisonnables.
  19. Ceux qui aiment la religion doivent bien regretter que Pascal n’ait pas rempli son projet. Les nombreux apologistes que la religion chrétienne a eus dans ce siècle, comptant sur la bonté de leur cause, ont trop négligé les moyens humains. En vain un livre contient-il les raisonnements les plus forts, pour qu’il soit utile, il faut qu’on le puisse lire. Pourquoi s’obstiner à combattre les idées de tolérance, d’humanité, de bienfaisance universelle, qui sont dans le cœur de tous les gens de bien ? Pourquoi affecter tant de mépris pour ces sciences physiques, qui ont donné à l’homme tant de ressources à opposer aux rigueurs de la nature ?

    Pascal méprisait les sciences ; mais les successeurs de Pascal ont-ils le même droit que lui ? Surtout il ne fallait pas dire que l’amour des sciences naturelles est un indice d’irréligion : cette assertion, injurieuse à la religion même, est combattue par de grands exemples que ceux qui osent la faire sont eux-mêmes obligés de respecter.

    La première chaire de physique expérimentale établie en France est due en grande partie aux soins de M. le cardinal de Rochechouart, et l’estime qu’il fait des sciences naturelles a seule empêché l’étude de la physique d’être abolie dans le collège de sa ville épiscopale. Il n’y a qu’un seul collège en France où les jeunes gens puissent recevoir une éducation raisonnable, où ils n’apprennent que ce qu’il est utile de savoir, et ce collège est l’ouvrage de M. l’évêque de Rhodez. Il ne fallait pas se fatiguer à prouver que les plus grands hommes de ce siècle sont ennemis du christianisme : ce peut être un bon moyen de leur nuire ; mais sûrement c’est une fort mauvaise preuve de la vérité de la religion. Enfin, il fallait ne jamais permettre que la cause de Dieu fût défendue par des échappés de Bicêtre, et que… succédât à Pascal.

  20. Espérons donc ; mais j’ai peur que l’auteur ne se trompe encore ici. Je suis mal ; mais pour être mieux, il faudrait commencer par me mettre plus mal encore : et ce mieux est-il donc si sûr ? Voilà ce que peuvent se dire tous les hommes. Voilà ce qui retient dans l’avilissement et la misère ceux même qui osent envisager les moyens d’en sortir.

    Sans doute l’homme souffre quand il voit souffrir un autre homme ; mais que peut produire ce sentiment affaibli par l’habitude, par la dissipation, depuis que, dans nos grandes sociétés, les hommes sont devenus des machines dont on calcule le produit, et que nous avons trouvé l’art infernal de composer nos plaisirs des larmes et des souffrances de nos semblables ?

  21. Il y a plus de rapport entre la manière dont Pascal considérait la mort, et les idées des stoïciens, que lui-même ne le croyait peut-être : selon lui, la mort nous réunit à Jésus-Christ ; selon les stoïciens, elle nous réunit à l’âme du monde. C’est au fond la même idée ; mais quelle différence dans les conséquences qu’ils en tirent !
  22. Madame Perrier prétend que le projet de Pascal, s’il avait pu guérir, était de se consacrer tout entier au service des pauvres. Il est douteux que Pascal eût été un bon garde-malade ; et il ne l’est pas qu’il eût pu faire de sa vie un usage plus utile à l’humanité. Les scieurs de pierres sont plus nécessaires que les architectes ; mais ce n’est pas une raison pour que Vitruve passe sa vie à scier des pierres.

    La véritable vertu consiste à faire, de toutes ses facultés, l’emploi dont il résultera le plus de bien pour les hommes. Il est des vertus pour tous les degrés d’esprit, comme il en est pour tous les états. La vertu d’un homme de génie ne doit pas plus être celle d’une sœur d’hôpital, que la vertu d’un roi ne doit être la vertu d’un moine ; et T..... se fût rendu aussi coupable en refusant d’administrer un grand empire, que tant d’autres ont pu l’être en ne refusant pas.

  23. Les réformateurs du seizième siècle ont bouleversé l’Europe entière sans avoir fait un seul miracle. Les jansénistes en ont fait beaucoup, sans pouvoir même exciter la plus petite émeute. Cela prouve combien le progrès des lumières a contribué à la tranquillité publique.
  24. Depuis que l’on a imaginé d’attester juridiquement les miracles, on en a vérifié un grand nombre, et personne n’y a cru, même parmi ceux qui se feraient égorger pour d’autres miracles plus anciens, et transmis seulement par la voix publique. En général, la croyance, pour les miracles, augmente en raison de leur antiquité et de l’obscurité de preuves. Cette observation contredit un peu l’assertion de Craig, qui, dans le livre intitulé : Theologiæ christiania principia Mathematica, prétend, d’après un fort beau calcul sur la loi selon laquelle décroissent les motifs de crédibilité, qu’il n’y aura plus, en 3150, de motifs raisonnables de croire la religion chrétienne. Il en conclut qu’alors il n’y aura plus de foi sur la terre, et que le monde finira. Craig s’imaginait apparemment que les hommes ne croyaient jamais que sur de bonnes raisons.

    Un compatriote de Craig (Pierre Péterson) a résolu le même problème ; mais il assigne une autre loi au décroissement des motifs de crédibilité, et il prétend que c’est vers 1789 que la religion chrétienne cessera d’être croyable. Il en conclut, comme Craig, la fin du monde ; et ce qui le confirme dans son opinion, c’est que la comète de 1661 doit reparaître vers la même époque.

    Son ouvrage a été imprimé à Londres en 1701, sous le titre : Animadversiones in Joannis Craig principia Mathematica. Au reste, ce ne sont point les seuls savants qui se soient amusés à prédire la fin du monde. Mais depuis qu’un célèbre ministre luthérien du seizième siècle a eu le malheur de survivre à l’époque de sa prédiction, ses successeurs ont eu soin d’en fixer une à laquelle les prophètes ne puissent atteindre. Ceux même qui sont jaloux de leur gloire, auprès de la postérité, ne manquent pas de reculer cette époque à plusieurs milliers d’années.

  25. L’auteur de l’éloge aurait dû avertir les jeunes gens que le style des pensées de Pascal est souvent obscur, incorrect, sans harmonie, et que Pascal y est, à la fois, un homme très-éloquent et un mauvais modèle d’éloquence. On peut dire la même chose de Corneille et de Bossuet. Quiconque tenterait d’imiter ces hommes célèbres, sans avoir un génie de la même trempe, n’imiterait que leurs défauts, et ne parviendrait qu’à se former un style ridicule.
  26. « Comme on dit beauté poétique, on devrait dire aussi beauté géométrique et beauté médicinale. Cependant, on ne le dit point, et la raison en est qu’on sait bien quel est l’objet de la géométrie et quel est l’objet de la médecine. Mais on ne sait pas en quoi consiste l’agrément qui est l’objet de la poésie. On ne sait ce que c’est que ce modèle naturel qu’il faut imiter ; et, faute de cette connaissance, on a inventé de certains termes bizarres, siècle d’or, merveille de nos jours, fatal laurier, bel astre, etc. : et on appelle ce jargon beauté poétique ! Mais qui s’imaginera une femme vêtue sur ce modèle, verra une jolie demoiselle toute couverte de miroirs et de chaînes de laiton ; et, au lieu de la trouver agréable, il ne pourra s’empêcher d’en rire ; parce qu’on sait mieux en quoi consiste l’agrément d’une femme, que l’agrément des vers. Mais ceux qui ne s’y connaissent pas l’admireraient peut-être en cet équipage ; et il y a bien des villages où on la prendrait pour la reine ; et c’est pourquoi il y en a qui appellent des sonnets, faits sur ce modèle, des reines de village. » (Pensées de Pascal.)
  27. On a trouvé, dans les papiers de Pascal, la note suivante : Écrire contre ceux qui approfondissent trop les sciences : Descartes.
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