La Compagnie de Publication de la Revue Canadienne (p. 120-125).

XXVIII


L’œuvre de la mère Seton était accomplie. Ouvrant les bras à toutes les misères, les Sœurs de la Charité allaient se répandre à travers les États-Unis.

Auprès des trois enfants que Dieu lui avait laissés, Élisabeth jugeait aussi sa tâche finie. Elle disait que la Providence l’avait bénie bien au-delà de ce qu’elle aurait pu espérer. Elle aurait voulu se consumer en actions de grâces, et constatait avec bonheur que l’heure du départ approchait. Un jour qu’elle se sentait mieux, elle voulut gravir encore une fois la montagne. Elle y resta longtemps et écrivit ensuite :


« Seule, cette après-midi, assise sur un rocher, en présence d’une des plus belles scènes de la nature, j’adorais Dieu, je lui rendais gloire de sa magnificence et de sa bonté. Mes yeux appesantis ne pouvaient, il est vrai, se plaire qu’à demi à ce qu’ils voyaient ; mais l’âme s’écriait : « Ô Dieu, ô Dieu, donnez-vous vous-même : qu’est-ce que tout le reste ? » Une voix d’amour, une voix silencieuse me répondit : « Je suis à toi ». — Ah, tendre Seigneur, faites-moi demeurer telle que je suis maintenant, pour le temps que vous me laisserez à vivre, car c’est là le vrai contentement : ne rien espérer, ne rien désirer, ne rien attendre, ne rien craindre ! La mort, l’éternité… Oh ! combien paraissent petits tous les objets que poursuivent ces êtres affairés, empressés, aveuglés et déçus ».


Sa maladie était, une langueur, un épuisement de toutes les forces. De grandes souffrances s’ajoutèrent à la faiblesse. Au mois d’août 1820, elle était si mal qu’on appréhendait la fin d’un moment à l’autre. Mais, au commencement d’octobre, elle se ranima, et put, chaque jour, se lever et passer quelques heures près de son feu. De sa chambre, elle suivait tout ce qu’elle pouvait des exercices de la communauté, et continua ainsi jusqu’à la fin.

Elle aimait la visite des élèves, surtout, la visite des élèves de l’école des pauvres. Souvent elle se faisait amener les plus jeunes de ces enfants et les retenait à jouer près d’elle.

La pensée de la vie future ne la quittait pas.


« L’éternité, écrivait-elle à l’une de ses amies, oh ! comme elle me paraît proche maintenant. Pensez-y, ma bien chère ; pensez-y, vous aussi, quand vous êtes oppressée par l’ennui. Oh ! qu’il durera longtemps ce beau jour sans nuit. Puissions-nous le passer à louer, à bénir, à adorer à jamais…

« Je ne vois plus rien que l’azur du ciel et nos autels ; tout le reste ne mérite pas qu’on y fasse attention. Nous parlons tout le long du jour de ma mort, de la manière dont il se pourra qu’elle arrive, comme on parlerait de toute autre affaire de la maison. Qu’est-ce, en effet, autre chose ? Que sommes-nous venus faire en ce monde ? Pourquoi nous y sommes-nous attardés si longtemps, si ce n’est pour cette dernière, grande et éternelle fin ? Elle me paraît si simple quand je regarde le crucifix. Un cercueil, quelques mottes de terre, une tombe ! Quelle vie, en vérité !… Si je me voyais parvenue à la dernière étape sur ce chemin de souffrances, si j’entendais l’écroulement des murs de ma prison, je ne sais vraiment pas comment je pourrais supporter ma joie. Mais, dira-t-on, vous n’avez donc pas peur de mourir ? Il est vrai, une pécheresse comme moi devrait avoir peur ; mais je serais plutôt portée à craindre de vivre, car je sais bien que chacun de mes examens du soir me force d’ajouter au poids de ma dette. Je ne crains pas la mort moitié tant que ma chétive et détestable personne. »

Elle souffrait beaucoup : mais, sans les gémissements que la douleur lui arrachait pendant le sommeil, on n’aurait pu se douter de ce qu’elle endurait. Elle conserva jusqu’à la fin cette aménité, cette grâce qui rendait son commerce si agréable.


« Je suis faible, il est vrai, disait-elle ; mais chaque jour se passe si calme et si heureux ! Si c’est là le chemin qui mène à la mort, rien de si paisible et de si doux. Mais, dussé-je en revenir, que c’est une chose délicieuse de reposer entre les bras de Notre-Seigneur ! Je n’ai jamais si bien senti la présence de ce Sauveur bien-aimé, que depuis que je suis malade. C’est comme si je le voyais, lui, le bon Jésus, lui et sa sainte Mère, ici, continuellement assis à mes côtés, sous une forme visible, pour me consoler, me récréer, m’encourager. Cela vous surprend, disait-elle, à celles qui l’écoutaient, vous allez rire de mes imaginations. Celui qui est notre tout a bien des manières de consoler ses petits atômes. »


Elle parlait souvent du bonheur de mourir catholique ; et comme Antonio Filicchi avait été le premier instrument dont la Providence s’était servie pour l’attirer à l’Église romaine, ne sachant comment prouver sa reconnaissance, elle lui avait écrit qu’elle s’offrait à Dieu pour souffrir à sa place tout châtiment qu’il aurait pu encourir pour quelque péché que ce fût en sa vie.[1]

Les regrets et les pleurs de celles qui voulaient la retenir ne l’impressionnaient point. « Sa volonté, sa divine volonté. » répondait-elle suavement.

C’est avec une foi magnanime qu’elle abandonna Dieu le soin de sa communauté et de ses enfants.

Elle communiait plusieurs fois la semaine, et toujours avec une ardeur nouvelle. Dans la nuit du 1er  janvier, la sœur qui la veillait, la pressa, après minuit, de prendre une potion prescrite.

« Ne pensez pas à cela, dit-elle : une communion encore, et puis, notre éternité ! » Et, elle resta à jeun jusqu’au matin.

Le 2 janvier, entourée de toutes ses filles, elle reçut l’Extrême-Onction.

Le supérieur, M.  Dubois[2] dit en son nom à la communauté :

« La mère étant trop faible pour parler, me charge de vous recommander l’union entre vous et la fidélité à vos règles. Elle vous prie humblement de lui pardonner les peines qu’elle a pu vous causer et les mauvais exemples qu’elle a pu vous donner. »

Alors la mourante éleva sa voix défaillante :

« Je vous remercie, mes sœurs, d’avoir bien voulu m’assister à ce moment de l’épreuve. Soyez enfants de l’Église, soyez enfants de l’Église. »

Pendant qu’on l’administrait, elle tint constamment les yeux levés au ciel, avec une expression qui ne se peut rendre.

Elle resta dans un recueillement profond, et, se sentant aux prises avec la mort, elle-même suggéra sa prière de prédilection :

« Que la très sainte, très puissante, très aimable volonté de Dieu soit accomplie à jamais. »

Elle se sépara sans peine de sa chère communauté ; les sanglots déchirants de sa fille Catherine[3] ne troublèrent ; point sa paix. Elle la vit, sans s’émouvoir, s’évanouir de douleur. La mort ne lui fut point amère ; cette âme sainte se détacha, sans effort.

M. Bruté de Rémur, son confesseur[4], qu’on avait envoyé chercher, arriva comme elle venait d’expirer.

« Quel air cette chère morte conservait ! Quels sentiments s’éveillaient ; à sa vue dans l’âme de celui qui depuis dix-huit ans avait su tous les secrets de cette vie, continuelle aspiration vers le ciel et vers Dieu ? Quels souvenirs remontaient au cœur du confident de tant de douleurs qu’elle avait éprouvées ? Quels regards vers le passé pour l’y voir, envoyant devant elle, avec tant de foi, tant d’amour, ses deux filles et ses deux sœurs, près desquelles, lui, l’ami, le prêtre allait la déposer elle-même le jour d’après. Ô mère ! ô Élisabeth ! ô foi profonde ! ô piété si tendre ! ô recueillement dans l’attente de votre divin Maître, et dans votre abandon à lui d’autant plus parfait à mesure que votre faiblesse était plus grande et que votre fin approchait ! ô simplicité ! ô véritable humilité avec tant d’esprit ! ô bonté sur toute bonté… »


La pauvre chambre où Élisabeth a rendu le dernier soupir est devenue pour ses filles un lieu sacré. Malgré les transformations qu’a subies la maison, rien n’y a été changé, et sur le mur, on lit cette inscription :


Ici, à côté de cette porte, près de ce foyer, sur une pauvre et humble couche, mourut notre chère sainte mère Seton, le 4 janvier 1821. Elle mourut dans la pauvreté, mais riche de sa foi et de ses bonnes œuvres. Nous qui sommes ses enfants, puissions-nous marcher sur ses traces, et partager un jour sa félicité.

  1. Antonio Filicchi mourut à Livourne en 1847.
  2. Plus tard évêque de New-York.
  3. Catherine se fit Sœur de la Miséricorde et mourut à New-York en 1892. Peu après la mort de sa mère, Richard entra dans la marine. En 1823, on l’envoya en mission de confiance à Libéria où il mourut à l’âge de vingt-six ans. William épousa Mlle  Emily Prince, et mourut en 1868, laissant sept enfants.
  4. Plus tard évêque de Vincennes.