La Compagnie de Publication de la Revue Canadienne (p. 21-47).

VIII


Le départ arracha bien des larmes à Mme  Seton, mais elle retrouva bientôt son énergie. Le 3 octobre, au sortir de la baie de New-York, elle écrivit à Rebecca :

« Notre William a beaucoup souffert en passant la batterie, mais il est bien remis. Mon crucifix m’est une source de paix et de consolation. Je suis maintenant si contente avec mon trésor caché que vous me prendriez pour un vieux roc. Tout va bien. Ma confiance est dans le Tout-Puissant. On nous menace d’une tempête, mais avec Lui je ne crains rien. Bénissez et embrassez pour moi mes chers petits. »

Sa confiance en Dieu ne lui donnait pas seulement la paix, mais encore la sérénité. Après avoir passé les îles Açores, elles écrivait à sa belle-sœur :

« D’heure en heure, nous espérons la rencontre de quelque navire qui se chargera de nos lettres. Je vous écris donc ; mais quand je vous aurai appris que mon cher William va mieux de jour en jour, et que ma petite Anna se porte bien et moi aussi, je crois que je n’aurai plus rien de bien intéressant à vous conter. Si j’osais me laisser aller à mon enthousiasme, et chercher à l’exprimer par des paroles, un cahier entier ne suffirait pas à vous dire mes folles joies en contemplant le lever du soleil, son coucher, les clairs de lune.

« Il est un autre sentiment que vous partagerez avec moi, et qui absorbe mon âme tout entière : c’est le tendre, le paisible, le suave amour qui surnage sur chaque moment, sur chaque heure de ma lourde épreuve. Vous me comprenez, parce que vous savez combien sont heureux ceux qui se reposent en notre Père céleste. Plus de luttes, alors ; plus de pensées de découragement. L’espérance la plus confiante, la paix la plus consolante n’ont point cessé d’accompagner mon chemin, me soutenant à travers de tels dangers, de telles tempêtes, que toute âme qui n’aurait pas eu le Christ lui-même pour rocher eût été véritablement terrifiée. »

M. Selon supporta bien la mer, mais il souffrit cruellement dans la baie de Gibraltar et Élisabeth a noté un rêve qu’elle y fit. Elle vit des anges debout sur la rive. Compatissants et radieux, ils l’encouragèrent à gravir les hauteurs escarpées.

C’est en mer, à la date du 14 novembre qu’Élisabeth écrivit le solennel engagement qui suit :

« Après avoir médité sur l’infirmité de notre nature corrompue qui voudrait l’emporter en nous sur l’esprit de grâce, me sentant pleine d’effroi à la pensée que la moindre indulgence à ces penchants me conduirait à d’innombrables offenses envers Dieu, dans l’anxiété d’une âme qui tremble de déplaire à son adorable Seigneur, j’ai pris aujourd’hui l’engagement solennel, avec l’aide de son Saint-Esprit, de ne plus jamais exposer cette nature corrompue, infirme, à la tentation même la plus légère, du moment que je le pourrai éviter. C’est pourquoi, s’il plaît à notre Père céleste de me ramener encore au milieu des miens, je ferai chaque jour le sacrifice de mes plus innocents désirs, de crainte qu’ils ne me détournent du vœu solennel et sacré que je viens de prononcer. Mon Dieu, par la force de votre Esprit-Saint, imprimez ce vœu dans mon cœur. Que la force de votre Esprit me défende, me soutienne, qu’elle me garde d’oublier jamais que vous êtes mon tout ; et que, sans un cœur pur, fidèle, souverainement, dévoué à votre sainte volonté, je ne pourrai entrer dans votre royaume. Ô Dieu, veillez sur moi, pour l’amour de Jésus-Christ. »

Le 18 novembre, les côtes d’Italie apparurent aux regards des passagers ; et, au moment où toutes les cloches sonnaient l’Ave Maria, le navire entra dans le port de Livourne. Mais, au départ, on avait négligé certaines formalités, et, la fièvre jaune sévissant à New-York, l’équipage et les passagers du brick américain allaient être traités comme des pestiférés.


JOURNAL D’ÉLISABETH
(Écrit pour Rebecca Seton)


19 novembre 1803, 10 heures du soir.

« Une voix qui vous offrirait de vous dire en ce moment où est votre sœur, la sœur de votre âme, comme vous l’écouteriez avec avidité ! Eh bien, vous ne pourriez plus dormir tranquille dans votre lit, si vous la voyiez comme elle est, sous les verrous, dans le coin d’une immense prison, n’ayant de jour que par une étroite fenêtre fermée d’un double grillage en fer. Si j’ai quelque chose à demander, c’est par là qu’il faut que j’appelle ; alors paraît la sentinelle, armée de pied en cap, qui se promène avec un long fusil ; et tout cela, parce qu’on veut se préserver de la terrible contagion qu’on suppose que nous avons apportée de New-York… Dans la matinée, on nous apprit qu’un bateau se trouvait par le travers de notre navire ; je volai sur le pont, et aussitôt apercevant le cher Carleton[1], venu à notre rencontre, j’allais me précipiter dans ses bras, quand un garde que je remarquai pour la première fois, s’écria : N’approchez pas ! On venait d’apprendre, à Livourne, que la fièvre jaune sévissait à New-York, et comme nous n’avions pas de certificat de la Santé, il n’y avait rien à répondre.

« Le navire dut aller en rade, et mon pauvre William se préparer à entrer au lazaret, malade comme il était. Pendant que nous faisions nos apprêts pour nous y rendre, la troupe de musiciens, qui s’empresse toujours au-devant des étrangers, est venue jouer sous la fenêtre de notre cabine le Hail Columbia, et ces petits airs que les enfants chez nous chantent en dansant… Mon cœur était gonflé de tristesse et prêt à éclater. Mon pauvre William me regardait ; ses yeux avaient une expression d’angoisse dont vous ne sauriez vous faire une idée ; il paraissait tellement souffrant, qu’on eût dit qu’il n’eût pu aller jusqu’au soir.

« Un bateau parut, remorqué par une barque à quatorze rames, et on nous fit entrer dans le bateau. Le lazaret étant à quelques milles de la ville, on nous ramena au large. Après une heure de navigation, nous arrivâmes devant les chaînes qui barrent l’entrée du chenal par lequel on a accès dans la place. Ces chaînes s’abaissent à un signal donné successivement par plusieurs cloches ; nous passons sous des murailles plus hautes que les fenêtres d’un second étage ; nos marins, après beaucoup de cris et de disputes, finissent par s’accorder sur le lieu de notre débarquement ; notre bateau s’arrête. De nouveaux tintements de cloches amènent un garde, et puis un autre ; et, environ une demi-heure plus tard, celui que l’on appelle ici Monsieur le capitano, qui, après maintes consultations, maints chuchotements à l’oreille de son lieutenant, dit que nous pouvions prendre terre. Sur quoi, tout l’équipage s’étant retiré, un garde nous indique avec sa baïonnette le chemin que nous devons prendre. À ce moment, un ordre écrit du commandant, de la barque qui venait de nous remorquer fut expédié au capitano, qui reçut ce papier au bout d’un bâton ; et on alluma du feu, pour le faire passer à travers la fumée avant de le lire. Mes livres, qui vont toujours avec moi, ont été soigneusement mis à part ; on les a tous examinés et aussi ma boîte à écrire. La personne qui a fait cet office et qui a visité nos matelas sera soumise à une quarantaine aussi longue que la nôtre.

« Pauvre petite Anna, comme elle tremblait pendant tout ce temps-là ! et William, il chancelait, comme s’il avait été au moment de défaillir. Si cela lui fût arrivé, personne n’aurait osé le toucher ni le secourir, tant ils ont peur pour leur vie. Nous fûmes conduits juste en face des fenêtres de la maison du capitano, où était venue Mme  Filippo Filicchi. Regards affectueux, signes d’amitié sans nombre. Il y avait la grille devant nous ; je crains pourtant de n’avoir pu cacher ma fatigue de corps et d’esprit.

« Pour commencer, on nous a offert des sièges ; ou plutôt, on en a placé à notre portée. À présent que nous les avons touchés, il n’est plus permis de les rapporter à la maison. Après, on nous a montré la porte par où nous devions entrer : no 6 ; un escalier de pierre, vingt marches roides à monter ; une grande chambre voûtée, très haute, aussi haute que le plafond de Saint-Paul ; le pavé en briques ; les murailles toutes nues. Le capitano nous a envoyé trois œufs à la coque, une bouteille de vin et quelques tranches de pain. On avait mis à terre un matelas pour William, et il s’était couché dessus ; il n’a pu goûter ni au vin, ni aux œufs. Nos sirops, nos gelées, nos potions qu’il fallait lui donner d’heure en heure, à bord du vaisseau, où sont-elles ? Je n’ai rien apporté ; j’avais toujours entendu dire que le lazaret était un endroit tout exprès pour les malades. J’ai découvert auprès de notre chambre un petit réduit, où j’ai été m’agenouiller un instant. Là, j’ai laissé mon cœur déborder ; mes larmes ont arrosé le pavé. Je suis revenue ensuite vers mon pauvre William ; lui et Anna avaient grand besoin de quelques paroles d’encouragement. Petite chérie ! elle ne fut pas longue à trouver un bout de corde qui avait lié une de nos caisses, et elle s’est mise à sauter ; le froid nous faisait grelotter sur ce pavé de briques, dans cette grande chambre aux murailles nues.

« À la tombée de la nuit, les excellents Filicchi nous ont envoyé de quoi dîner, et, en même temps, plusieurs choses de première nécessité. Nous sommes retournés à la grille pour les voir. Maintenant, William et Anna dorment étendus sur des matelas de bord qu’on a posés sur ce pavé froid. Je me confie en Dieu, espérant qu’après avoir donné à mon pauvre malade la force de résister à l’épreuve d’une telle journée, il nous assistera pour nous faire aller plus loin. Il est vraiment notre tout… Mes yeux me font mal, après toutes ces larmes, et ce vent, et cette fatigue ; il me faut les fermer et élever mon cœur. Le sommeil ne viendra pas facilement. Comme vous auriez aimé la petite Anna, si vous l’aviez vue tout à l’heure, pendant ses prières, ses petits bras enlacés à mon cou ; elle répandait des larmes à flots. Je lui ai lu, pour l’endormir, quelques courtes paroles de confiance et d’abandon à Dieu ; elle m’a dit : Maman, si papa allait mourir ici ! mais Dieu est avec nous.

« Oui, Dieu est avec nous ; et « si nos souffrances abondent, ses consolations surabondent et surpassent toutes paroles. » On dit qu’on n’a jamais vu un tel vent dans cette saison. Si dans ce vent qui se déchaîne et mugit dans la cheminée avec un bruit de tonnerre, qui éteint presque notre lumière et s’abat sur William par toutes les fentes des murs ; si dans tout cela, nous ne voyions pas l’effet du vouloir de Dieu ; si dans le délaissement de notre situation, nous ne voyions pas l’accomplissement des desseins de Dieu qui règle tous les événements de notre vie, vraiment nous serions bien à plaindre. Voici une heure qu’il a eu une violente crise de toux, et il a encore craché du sang. Il fait tout ce qu’il peut pour me le cacher, et cela l’agite et le tourmente encore davantage… que dirons-nous ? C’est ici l’heure de l’épreuve. Que le Seigneur, qui la permet, nous soutienne et nous fortifie. Regarder autour de soi, cela jette en trop d’angoisses. Regardons en avant vers le but, vers la récompense.


Le 20 novembre, dimanche, 9 heures.

« Les cloches du matin ont éveillé mon âme aux regrets les plus douloureux, et l’ont plongée dans une telle agonie de tristesse, qu’au premier moment la prière elle-même a été impuissante à me soulager. De ma petite chambre, j’ai regardé longtemps au loin la pleine mer ; plus près, les vagues qui se brisaient contre les hauts rochers, aux abords de cette prison. Elles montaient, toutes écumantes, jusqu’à la hauteur de nos murailles. J’ai fini par rentrer en moi. J’ai vu que j’étais là, offensant Dieu, mon unique ami, mon unique ressource dans mon malheur. La prière que j’ai faite pour obtenir force et pardon m’a apporté la paix ; j’ai pu revenir auprès de mon William, la sérénité sur le visage. On venait de tirer les verrous de notre porte ; le pauvre Filippo, dans sa peur d’approcher de trop près, avait déposé une jatte de lait pour nous, sur le seuil de notre chambre. Anna et William ont pris un peu de pain trempé dans ce lait ; et moi, tout en marchant de long en large, une croûte de pain avec un peu de vin. William ne pouvait se tenir assis. Une crise lui est, revenue, et avec elle toute l’agonie de mon âme. Voir mon mari gisant sur ces carreaux glacés, sans feu, gémissant et grelottant ! Ses yeux tristes, presque éteints, fixés sur mon visage, tandis que ses larmes coulaient sur son oreiller, sans qu’il prononçât un mot. Anna se mit à frotter l’une de ses mains, moi l’autre, jusqu’à ce que la chaleur de la fièvre fût survenue. Le commandant[2] est venu nous apporter la nouvelle que notre quarantaine est abrégée de cinq jours. Il m’a dit qu’on devait toujours demeurer content dans l’accomplissement des desseins de la Providence, etc. Notre réponse n’a été qu’une suite de sanglots, aussi n’a-t-il pas tardé à s’éloigner.

M. Filicchi est venu pour consoler mon William. Après qu’il nous eut quittés, nous avons récité de nos chères prières autant qu’en a pu suivre William. Après, j’ai été obligée de laisser reposer un peu ma tête. On nous a envoyé de la ville notre dîner et un serviteur qui restera avec nous tout le temps de notre quarantaine. C’est un vieillard, Luigi, tout petit, avec des cheveux blancs. Il a des yeux bleus dont le regard passe tour à tour de la gaieté à la tristesse, comme s’il voulait nous plaindre et nous ranimer en même temps. Quand il est entré, j’avais le visage couvert avec un mouchoir, et je n’ai pas seulement levé les yeux, tant j’étais fatiguée de voir tous ces hommes avec leurs chapeaux retroussés, leurs cocardes, leurs baïonnettes, etc. Pauvre Luigi, je me souviendrai longtemps de sa voix pleine de larmes et de tendresse, quand il vit que je refusais de dîner. Il regarda au ciel, en élevant ses mains, dans quelque prière qui demandait à Dieu de me consoler. Vraiment, je serais toute consolée, si je n’avais pas là mon pauvre William. Mais le voir ainsi, en l’état où il est, c’est pire que la mort !

“ On a tiré les verrous d’une autre porte, et l’on a donné à Luigi un logement à part, à côté de nous. Maintenant, qu’il est entré dans notre chambre et qu’il a touché ce que nous avons touché, il est devenu pour eux tous un objet de terreur. Que de fois, dans une seule journée, ce pauvre vieillard monte et redescend nos vingt marches roides, presque perpendiculaires, pour nous procurer ce qui nous est nécessaire, ou pour nous apporter quelque soulagement !


Lundi, 21 novembre.

À mon réveil, même impression de calme et de consolation qu’hier en me mettant au lit, — apporté à William le lait chaud qu’il prend chaque matin — Réfléchi avec lui sur notre situation. Bien qu’elle soit si contraire à ce qu’exigerait son état, commencé à l’envisager comme le premier pas dans la voie où nous veut cette volonté toute-puissante, qui dispose toutes choses pour votre profit. Mis ma petite Anna en train à son travail ; moi-même appliquée à ma chère Écriture sainte, tout contre le lit du pauvre malade, tremblant d’un accès de fièvre.

« Le commandant est venu avec des gardes et a fait monter pour nous un lit fort propre avec des rideaux, envoyé par Filicchi. Il a fait dresser des bancs sur lesquels nous pourrons coucher, Anna et moi, et il y a inscrit nos noms : Signor Gugliemo, Signora Elisabetta, Signorina, Anna-Maria. Le ton de sa voix, qui de nouveau m’exhortait avec douceur à me tourner vers le bon Dieu, m’a fait lever les yeux sur lui. Son grand chapeau, qu’il venait d’ôter, m’avait caché jusqu’alors ses cheveux blancs, avec une bonne » et douce figure. Il m’a dit : “J’ai été marié ; j’avais une femme que j’aimais, que j’aimais, ah !… elle m’a donné une petite fille, et elle est morte presqu’aussitôt après, en me recommandant son enfant. »

Il joignit les mains, leva les yeux en haut, puis regardant mon William : « Si Dieu l’appelait, qu’y pourrions-nous ? E che volete, Signora. »

« Je commence à aimer notre capitano.

« Lu, et sauté à la corde pour me réchauffer. Regardé tout autour de moi dans notre prison, et trouvé que notre position était supportable. Consolé mon William autant que je l’ai pu, tenant ses mains dans les miennes, essuyant ses larmes, lui suggérant des paroles de piété ; son âme est trop accablée pour pouvoir prier d’elle-même. Écouté lire Anna, pendant que je contemplais le soleil couchant, au milieu d’un nuage. Quand ils ont été endormis tous les deux, lu, prié, pleuré et prié encore jusqu’à onze heures. Il est bien facile ici de savoir les heures du jour et de la nuit : il y a quatre cloches qui sonnent à toutes les heures et à tous les quarts.


Mardi, 22 novembre.

« William s’est trouvé mieux ; il est tout encouragé par le docteur Tutilli qui est plein de bontés pour lui, comme l’est aussi le commandant. Celui-ci parait maintenant me comprendre un peu ; il m’a encore répété : « J’aimais ma femme, je l’aimais, et elle est morte ; e che volete, Signora. » — Causé avec les Filicchi, de l’autre cédé de la grille. Quelle difficulté j’ai eue pour ramener mon William jusqu’en haut de l’escalier — soigné mon William. Fait la lecture pour lui — Écouté Anna — Rangé, mis tout en ordre ; notre Luigi nous a apporté un élégant bouquet de jasmins, de géraniums et d’œillets. Il sait faire des soupes excellentes. Il fait tout cuire sur du charbon, dans une petite marmite. Point de soleil à l’heure du couchant. Un vent impétueux ; il aurait certainement renversé nos murailles, si quelque chose pouvait les renverser. Les mugissements de la mer semblables au tonnerre. Passé cette soirée comme la précédente ; mais tout à fait réconciliée avec les verrous, les barreaux et la sentinelle en faction. Mon flambeau ne me fait plus peur ; d’ailleurs, autour de nous, il n’y aurait rien à brûler que le volet de la fenêtre. »


Mercredi, 23 novembre.

« Non seulement je suis résolue à porter ma croix, mais je l’ai baisée. Mais à ce même moment, tandis que je rendais gloire à Dieu de ses consolations, mon pauvre William a été pris d’une crise presque au-dessus de ses forces. Il m’a dit, comme déjà plusieurs fois, qu’il n’y avait plus rien à faire pour lui, que ses forces s’affaiblissaient d’heure en heure ; qu’il s’en allait et qu’il n’irait pas loin. Ceci pour moi seule. Avec ses amis, il est tout à fait gai. Il n’est plus en état d’aller jusque vers eux ; on les admet au seuil de notre porte. Le bout du bâton de notre capitano avertit mon pauvre William de demeurer à distance, au moindre mouvement qu’il fait vers eux dans l’ardeur de la conversation. C’est tout à fait comme dans mon enfance, quand on allait voir les lions. Un des gardiens a apporté de l’encens dans un vase, pour purifier l’air. Au coucher du soleil, une demi-heure de calme ; Anna et moi avons chanté les hymnes de l’Avent, à mi-voix. »


Jeudi, 24 novembre.

«…Notre commandant nous a encore fait grâce de cinq jours ; le 19 décembre nous serons libres. Le pauvre William a dit avec un soupir : « Je crois qu’avant ce moment-là…

« Nous pleurons et prions ensemble, et quand il a épanché sa tristesse, il paraît un peu soulagé. Il a toujours un sommeil paisible après ces crises. Une tempête violente, qui fait jaillir l’écume de la mer jusqu’à notre fenêtre, ajoute encore à sa mélancolie. Dans de pareils moments, si je pouvais oublier mon Dieu un seul instant, je deviendrais folle. Mais il apaise tout : Ne t’agite pas. Souviens-toi que je suis ton Dieu, ton Père. Notre chère maison là-bas… Nos chères sœurs… mes chers petits enfants… Eh bien, ils sont sous la garde de Dieu en ce monde, ou au ciel. Tous ceux que j’aime le plus tendrement aiment Dieu ; si nous ne devons plus nous revoir ici-bas, nous serons réunis là-haut, où nous ne nous séparerons plus ; que c’est là, pour s’y arrêter longtemps, une douce pensée ! S’ils sont maintenant perdus pour moi, leur gain est infini, éternel — Que de fois j’ai dit à mon William : « Quand vous vous réveillerez en cet autre monde, vous verrez que ce monde n’a rien à donner, rien qui vaille qu’on soit tenté d’y revenir »… Père céleste, prenez pitié de vos pauvres créatures, faibles et surchargées d’un si lourd fardeau. La force nous manque pour lever les yeux vers vous. Relevez-nous de la poussière, pour l’amour de Celui qui est notre résurrection et notre vie, Jésus-Christ, notre adorable Rédempteur. »


Vendredi, 25 novembre.

« Journée de souffrances pour le corps, mais de paix en Dieu. — Prié à genoux sur nos nattes, autour de la table, et récité notre office — grand vent et tempête. Carleton a été admis au bas de notre escalier ; d’en haut, j’ai pu m’entretenir avec lui, ce qui m’est une grande douceur ; car je le regarde comme un être parfait. C’est aujourd’hui l’anniversaire de la naissance de notre cher petit William[3] ; je l’ai rappelé à mon mari ; j’ai mal fait, car il en a été ému jusqu’aux larmes. Hélas ! il est si faible, qu’il pleure à la seule pensée de notre foyer. Que Notre-Seigneur est bon de donner un peu de force à mon âme ! Imaginez que vous voyez mon pauvre mari, lui qui a tout quitté pour venir chercher un climat plus doux, emprisonné entre ces murailles hautes et humides, exposé au froid et au vent, qui le pénètrent jusqu’aux os ; et impossible d’avoir du feu, si ce n’est celui de la cuisine, fait avec du charbon de terre, dont la fumée l’oppresse, lui serre la poitrine jusqu’à lui donner presque des convulsions ; et pas une goutte de sirop, rien pour calmer cette toux. Du lait seulement, du quina, du lichen d’Islande, ou encore des pilules d’opium, qu’il prend sans dire mot, comme par devoir, sans avoir seulement l’air d’en rien espérer. Lorsque je sens en moi que la nature succombe, et que je ne puis même trouver un sourire, je cache ma tête contre la chaise à côté de son lit ; il s’imagine que je prie. Je prie, en effet : la prière est toute ma consolation. Sans elle, je serais de bien peu d’utilité pour lui. Nuit et jour, il m’appelle « son âme, sa vie, sa chérie, son tout. » — Notre commandant est venu cet après-midi, et voyant le pauvre William dans un violent accès de fièvre, il s’est : écrié : « Dans cette chambre, que de souffrances j’ai vues déjà ! Ici, un Arménien, en lutte avec la mort, qui suppliait qu’on lui donnât un couteau pour mettre fin à ses angoisses. Là, à la place même du lit de la Signora, un Français, pris du délire de la fièvre, qui voulait absolument qu’on lui tirât un coup de feu ; et il mourut au milieu de convulsions terribles. Ces petits carrés de papier que vous voyez collés sur les portes, marquent combien de jours les personnes qui s’y sont succédé y ont passés. Le volet est couvert d’entailles avec les nombres 10, 20, 30, 40, qui signifient autant de jours. » — Mon Dieu, je ne les marquerai pas, nos jours ; j’espère qu’ils sont comptés là-haut. »

« Cher William, je parviens quelquefois à lui inspirer, pendant quelques moments, la pensée qu’il lui serait doux de mourir. Mon Père et mon Dieu, que votre volonté soit faite. Père de miséricorde et de compassion, Seigneur, notre Dieu tout-puissant pour nous secourir et nous sauver, vous qui nous promettez le pardon et nous rachetez par les mérites de notre adorable Rédempteur, non, vous ne laisserez pas périr ceux pour qui Jésus a répandu son sang précieux. Oh ! si nous ne connaissions pas notre Dieu, si nous ne sentions pas ses consolations, si nous n’embrassions pas sa radieuse espérance, si nous ne trouvions pas nos délices dans l’étude de sa vérité et de sa sainte parole, qu’est-ce que nous deviendrions ? »


Mardi, 29 novembre.

« La nuit dernière, j’ai été obligée de me mettre au lit à dix heures, pour me réchauffer dans les bras de la petite Anna. Ce matin je me suis réveillée comme la lune brillait encore juste en face de la fenêtre ; mais je n’ai pas joui de sa clarté, l’écume de la mer rend les carreaux toujours obscurs. Restée au lit, avec ma petite Anna, à lui expliquer le Te Deum jusqu’à neuf heures. Après déjeuner, lu nos psaumes à mon William, et le trente-cinquième chapitre d’ïsaïe ; nous y avons trouvé un charme tel que cela nous a rendus tout joyeux. Il a lu, à la demande de la petite Anna, le dernier chapitre de l’Apocalypse ; mais l’accent de cette voix ! Non, il n’y a pas de cœur qui y eût résisté. Encore la tempête en mer, et le vent qui souffle, et un froid si vif ! William, avec une couverture sur ses épaules, se traîne vers le feu de notre vieux serviteur ; Anna saute à la corde, et Mme  Élisabeth fait cinq ou six fois de suite le tour de la chambre, en sautant sur un pied. Vous riez, ma sœur, mais c’est un bon exercice, qui réchauffe plus vite que le feu quand on se remue de bon cœur.


Saint-André, 30 novembre.

« William a pu retourner auprès du feu, dans la cuisine. La nuit dernière, trente ou quarante pauvres créatures de toutes les nations, Grecs, Turcs, Espagnols, Français, venant de faire naufrage, sont arrivés ici. Point de matelas, point d’habits, point de nourriture. De grandes jaquettes et pas de chemises ; ou des chemises et pas d’habits. On les a entassés tous dans une seule chambre aux murailles nues, avec une cruche d’eau, en attendant que le commandant trouvât le temps de s’occuper d’eux. Notre capitano dit qu’il ne peut rien faire, sans avoir des ordres. « Patienza, E che volete, Signora ». — Anna dit : « Encore que nous ayons si froid, et que nous soyons dans une prison, comme nous sommes heureux, en comparaison d’eux ! Et puis, nous avons la paix, tandis qu’eux ne font que se quereller, que se battre, et ils crient tout le temps. Le capitano nous envoie jusqu’à des marrons et des fruits de sa propre fable ; eux, ils n’ont pas même de pain. » Nous avons récité notre office de chaque jour auprès du lit de William ; il se figurait que cela arrêterait ses frissons. L’âme de mon William est abattue ; elle a peine à embrasser cette foi qui est notre unique ressource. C’est en notre Rédempteur qu’il nous faut chercher notre vie ; mais si notre âme est au moment de son départ, oh ! c’est alors qu’il faut nous suspendre à lui, par une étreinte encore plus forte ; que deviendrions-nous sans lui ? Cher William, ce n’est pas un sentiment de terreur qui vous pousse vers votre Dieu. Vous désiriez le servir, vous y faisiez tous vos efforts longtemps avant cette épreuve. Pourquoi donc ne pas voir en lui un père qui reçoit dans sa bonté tous ceux qui viennent à lui par la voie qu’il leur a choisie ?

« Nous avons eu la visite du second de notre vaisseau, envoyé par le capitaine O’Brien. J’ai été pour lui parler de l’autre côté de la grille ; il avait, avec lui un des matelots qui, lorsque nous étions à bord, paraissait nous aimer comme sa vraie âme, toujours en mouvement pour nous servir et ne sachant qu’imaginer pour nous être agréable. Pauvre Charles ! il est devenu tout pâle lorsqu’il a vu ma figure à travers les barreaux de fer : « Eh quoi ! madame Seton, êtes-vous en prison ? » — Tout le long du chemin, en s’en retournant, il a regardé en arrière.

« Que mon maître adorable est bon de donner une expression de compassion et de douceur, même au regard d’un étranger. Depuis le jour où nous sommes arrivés, j’ai remarqué qu’un des gardiens de notre chambre a toujours un air de tristesse et de sympathie quand il nous regarde. Je ne comprends pas ce qu’il dit, et il ne m’entend pas non plus ; cependant nous nous parlons beaucoup et très vite. Hier, en me montrant sa poitrine et son gosier, il m’a fait entendre qu’il était malade. Quand le commandant est venu, je lui ai dit que j’étais bien triste pour le pauvre Filippo : « Ah, Signora, il n’est pas à plaindre : voici deux ans qu’il s’est marié avec une belle jeune femme de seize ans ; il a deux enfants et il reçoit par jour, trois sols et six deniers. Il est vrai qu’il est obligé de passer les nuits au lazaret ; mais, le matin, il peut aller chez lui une heure ou deux. Il n’y a pas eu moyen de lui accorder plus de temps, à cause de son emploi : E che volete, Signora. Père clément et miséricordieux, qui donnez plein contentement à cet honnête cœur, avec trois sols et six deniers par jour ! une femme et deux enfants à nourrir avec de si faibles ressources ! faites que je me souvienne de Filippo quand quelque chose me manquera, ou quand je penserai que quelque chose me manque…


1er  décembre.

« Levée entre six et sept heures, avant que le jour eût paru. La lune était brillante, en face de notre fenêtre ; sa clarté l’emportait encore sur l’aube qui naissait. Pas un souffle de brise. La mer, que j’avais vue jusqu’alors si violente, semblait caresser les rochers qu’elle avait battus tant de fois. Autour de moi, tout était calme et en repos. Là-haut seulement, comme deux points dans l’azur, deux petites mouettes blanches se jouaient au-dessus de ma tête. Elles ont pris leur vol vers l’ouest ; vers ma maison, là-bas, vers mes amours, — oh, non, pas cette pensée !…


2 décembre.

« Goûté la douceur de l’aube naissante et de la matinée. Lu le commentaire du psaume 104 ; et chanté des hymnes jusqu’à dix heures. — Forte gelée pendant la nuit. — Essayé de faire du feu dans ma chambre avec des broussailles ; mais tout a été perdu de fumée. — Les pauvres étrangers arrivés d’hier, devenus presque fous de froid et de faim, se sont querellés, battus, et enfin assis par groupes, sur la terre, pour jouer aux cartes, ce qui les a rendus encore plus bruyants que leurs querelles. — Patience… Anna est souffrante. William succombe… Coucher du soleil clair et pur.


4 décembre.

«…Jour d’anxiété passé entre Anna et son père. Elle a été très souffrante pendant quelques heures. Quand elle s’est trouvée un peu mieux, nous nous sommes mises à genoux toutes les deux. Ah ! puisse sa chère âme répandre longtemps de ces larmes précieuses comme elle en répandait tout à l’heure. — Chère, chère Rebecca, que de fois n’avons-nous pas veillé ensemble, nous deux auprès du foyer, comme m’y voici, maintenant toute seule. Seule, oh ! non, je ne suis pas seule. J’ai ma Bible, mes livres de piété, mon Imitation, visibles objets d’une jouissance continuelle ; quand je n’ai pas des heures à leur donner, j’ai des minutes… »


12 décembre.

« Une semaine vient de s’écouler, chère sœur, sans qu’une seule ligne sortie de ma plume en ait fixé les souvenirs. Le premier jour, ce cher jour du dimanche, qui d’ordinaire m’apporte ses constantes bénédictions, s’est passé en prières interrompues, dans l’anxiété, et toute la nuit à veiller. — Lundi, le 5, je fus réveillée de très bonne heure par mon pauvre William, souffrant toujours davantage. Je fis appeler le docteur Tutilli, qui, sitôt qu’il l’eut vu, me dit : « Ce n’est plus moi qui suis nécessaire ici. Il faut faire appeler celui qui peut assister son âme. » À ce moment, je me sentis comme seule au monde. Mon William me regardait dans une agonie muette ; et, moi, de même, je le regardais, chacun de nous ayant peur d’affaiblir le courage de l’autre. Tout à coup il s’est jeté dans mes bras, et il a dit : « Je rends mon âme près de toi… je meurs. » — Une crise affreuse est survenue, et après, une révolution extraordinaire s’est opérée en lui ; tellement que quelques heures plus tard il ne paraissait pas plus mal que lors de notre arrivée au lazaret. Oh ! quelle journée !… Je l’ai passée tout entière à côté de son lit, sur ma petite natte. La plus grande partie du temps, il est demeuré assoupi. Comme je priais, comme je louais Dieu ! Nul n’est venu troubler ce silence solennel. Ni déjeuner, ni dîner pour interrompre ce repos… Carleton est venu à la tombée de la nuit ; puis notre commandant, tout bon, tout empressé. Il a été effrayé du calme où il a trouvé William, et désespéré de voir que j’allais rester seule avec lui ; car le docteur lui avait dit que, malgré le soulagement actuel, tout annonçait qu’il pouvait s’éteindre en quelques heures. — Et moi, est-ce que j’aurais voulu avoir quelqu’un avec moi dans ma chambre ? Oh ! non… Je n’avais pas pour… Je fis semblant de me coucher comme pour dormir, afin de ne pas lui faire de la peine. — Prêté l’oreille toute la nuit ; tantôt auprès du feu, tantôt couchée ; m’imaginant par moments que sa respiration s’arrêtait ; glacée d’effroi, la minute d’après, en écoutant le souffle oppressé de sa poitrine. J’ai été baiser son pauvre visage pour voir s’il n’était pas froid… J’étais seule… ! Père indulgent et chéri ! et pourtant je n’étais pas seule, tandis que je me tenais si fortement unie à Toi, par une prière incessante et en action de grâces. Prière pour lui. Joie, étonnement, ravissement pour moi, de voir que ce secours sur lequel j’avais compté si tendrement, avec une foi si affermie, une espérance si abandonnée, l’heure de l’épreuve étant venue, me soutenait, me consolait au delà de tout ce que j’avais pu espérer, même concevoir ! Oui, je sentais que mon Dieu me soutenait. Je sentais qu’il me soutiendrait et m’aiderait au milieu de ses épreuves les plus sévères ; en continuant de me donner cette même force, cette confiance, cet abandon, qui, dans une situation telle que la mienne, étaient au-dessus de ce qu’eût jamais pu espérer une créature humaine… Ces consolations qu’il donne, qui les dira ? quelle parole essaierait d’exprimer ce que lui seul peut faire sentir ?

« Dès le matin, sitôt que le jour a paru, agitation, désir de partir, de changer de place — M. Hall[4] est venu avec M. Filicchi et le commandant ; ils ont promis de revenir. — Nos journées et nos soirées se passent à nous occuper du seul nécessaire, avec une attention de plus en plus soutenue. J’ai écrit, car, par moments, pour me tenir éveillée, je ne trouve d’autre moyen que de revenir à cette vieille habitude… William ne va pas plus mal, mais je suis bien occupée auprès de lui. Anna est un trésor. Elle lisait hier dans son Évangile que Jean-Baptiste avait été mis en prison. Oui, papa, disait-elle, Hérode le mit en prison, mais Hérodiade le délivra — non, ma chérie, Hérodiade demanda qu’on le fît mourir. — Eh bien, papa, elle le délivra de sa prison et l’envoya à Dieu. — Enfant selon mon cœur ! »


13 décembre.

« Cinq jours encore, et notre quarantaine sera finie. Nos logements sont retenus à Pise, sur le bord de l’Arno. Autrefois, le seul nom de ce fleuve célèbre éveillait en mon esprit mille visions poétiques. Il n’y a plus de place aujourd’hui pour les visions de la poésie ; une seule image est là, devant moi.

« Personne n’a jamais vu mon William sans être charmé de son amabilité et de l’attrait de toute sa personne. Mais voir maintenant ce caractère aimable transformé jusqu’à faire de lui le chrétien le plus doux, le plus humble ; soumis à la volonté de Dieu avec une patience plus qu’humaine, affermi dans sa foi par la piété la plus ardente, c’était une consolation qui m’était réservée à moi, pauvre femme et pauvre mère, destinée à ne plus connaître aucune des autres joies qui accompagnent un tel bonheur. Il n’est ni souffrance maintenant, ni défaillance, ni angoisse qui puisse l’empêcher de me suivre chaque jour dans la prière, la récitation de nos psaumes, même dans la lecture souvent très prolongée de nos Saintes Écritures. S’il se sent mieux, il redouble d’attention ; quand il est plus mal, il n’en a que plus d’ardeur à ne pas perdre un moment. C’est ainsi qu’il a toujours été depuis que nous sommes renfermés dans ces murs de pierre ; toujours, excepté ce jour que nous avons cru le dernier. Il dit souvent : « Soit que je vive, soit que je meure, je regarderai ce moment de ma vie comme un temps de bénédiction : c’est le seul temps que je n’ai pas perdu. » Jamais le moindre murmure. Oh ! avec un regard vers le ciel : c’est, le seul mot de plainte que j’ai jamais entendu de lui ; bien qu’il soit épuisé, presque réduit à rien, par les rapides progrès d’un mal dont la nature même est de ne pas lui laisser de trêve entre l’irritation de la toux, les frissons, les suffocations, les défaillances, la faiblesse continuelle. Pourquoi es-tu triste, mon âme ? Voilà les seules paroles qui semblent le soulager. Souvent il parle de ses chers petits enfants ; plus souvent encore du bonheur de les revoir au ciel. Il parle de ceux que nous avons quittés, il regrette surtout notre cher Henry Hobart[5] dont les visites et la société lui eussent été une si grande consolation dans l’affliction où il est. Lorsque je remercie Dieu de ce qu’il m’a créée et de ce qu’il me conserve, je le remercie maintenant avec une ardeur que je ne m’étais pas connue.

« Ne rien attendre que de Dieu seul pour l’âme et pour le corps de mon William ; adoucir et consoler de pareilles heures d’accablement et de souffrance ; le secourir en de telles défaillances, ce que nul ne peut faire ici, hors moi seule après Dieu ; lui chanter les hymnes triomphantes de l’espérance et de la victoire du chrétien, tandis que son amour, prévenu en ma faveur, m’attribue toute la joie qu’il y trouve ; l’entendre prononcer le nom de mon Rédempteur, en me disant que c’est moi qui la première lui en ai fait sentir la douceur : oh ! cette œuvre de bénédiction, pour qu’elle fût possible, il fallait ces jours de retraite et d’absolue séparation d’avec le monde entier ! M’eût-on jetée au fond du cachot de ce lazaret, j’y bénirais encore et j’y louerais mon Dieu. »


14 décembre.

« Récité mes chères prières, seule, pendant que mon William était assoupi ; je n’ai pas osé lui proposer de les dire avec moi, car la faiblesse et les souffrances l’accablent tout à fait. — Pluie et tempête, comme nous en avons eu chaque jour, on peut le dire, pendant les vingt-six jours que nous avons passés ici. L’humidité qui règne autour de nous, on la trouverait dangereuse pour une personne en bonne santé ; qu’est-ce donc pour un malade comme William ! Ah, je sais bien que Dieu est là-haut !… Commandant, qu’ai-je besoin que votre regard et le signe de votre main me montre toujours le ciel ? Si je considérais notre situation comme l’œuvre d’un homme mortel, bien loin d’être une Madeleine en pleurs, comme il vous plaît de m’appeler gracieusement, vous verriez en moi une lionne furieuse, prête à mettre, s’il se pouvait, le feu, sous vos yeux, à votre lazaret, pour en tirer mon prisonnier et lui faire respirer l’air du ciel. Emprisonner un pauvre être qui vient demander la vie à votre pays ! Le garder trente jours entre ces murailles humides, avec la fumée et le vent qui souffle de tous côtés, enlève les rideaux de son lit, pénètre jusqu’à la moelle de ses os, et le fait trembler de froid, s’il veut se tenir debout seulement quelques minutes, pâle comme l’ombre de la mort ! — Il faut qu’il aille à Pise pour sa santé ! Ah ! aujourd’hui, elles sont bien loin de Pise, ses pensées… Mais, ô mon Père céleste, je sais que tous ces maux viennent de votre volonté ; de votre volonté qui est toute sagesse et lumière. Nous sommes ici plongés dans les ténèbres ; et nous devons vous bénir, car les desseins que vous aviez sur nous, sont toujours saints et parfaits, si obscurs qu’ils nous semblent ; soyez toujours présente à notre esprit, miséricorde infinie, qui, tandis que vous permettez les souffrances de nos corps mortels, consolez et nourrissez si largement nos âmes, afin de les faire arriver à cette vie éternelle, où nous verrons très certainement que tout ici-bas avait été disposé pour notre profit et pour affermir notre confiance en Dieu. »


15 décembre.

« Achevé de lire le Nouveau Testament que j’avais commencé le 6 octobre. Avancé la lecture de ma Bible jusqu’à Ezéchiel ; je l’ai toujours lue seule, par ordre, chapitre par chapitre. Avec William, je lis seulement les leçons marquées dans mon livre de prières. Aujourd’hui, j’ai choisi pour lui plusieurs passages d’Isaïe : il les a goûtés tellement que, pendant quelques minutes, il s’est trouvé délivré de toute souffrance et de tout souci. Vraiment, ces lectures nous sont d’un secours infaillible. William dit qu’il se sent comme quelqu’un qui serait amené à la lumière, après avoir passé des années dans l’obscurité… »


16 décembre.

« Jour d’accablement. Récité notre office ensemble jusqu’à la moitié ; le reste, à moi toute seule. Le soir, quand ils sont partis, après nous avoir mis sous les verrous, j’ai vu qu’ils ne s’attendaient pas à retrouver mon William le lendemain matin ; mais il repose tranquillement. Dieu est avec nous. »


17 et 18 décembre.

« Tristes journées de lutte entre la faiblesse de la nature et le courage que lui inspire l’attente de son départ du lazaret pour aller à Pise. »


19 décembre.

« Levée avant le jour. Tout préparé pour cette heure que je redoute. À dix heures, tout était prêt. À onze heures, deux hommes ont assis mon William sur leurs bras, pour le porter du lazaret à la voiture des Filicchi. Je lui tenais la main. Une foule de gens nous entouraient et répétaient avec des soupirs : Poverino ! Le cœur me battait à croire que j’allais me trouver mal, de la crainte que j’avais de le voir mourir. Mais le grand air l’a ravivé. Son esprit était tout remonté. Il s’est soutenu pendant un trajet de quinze milles, par une route pénible ; et, en arrivant, il a paru plus fort qu’au moment du départ. — Mon Père et mon Dieu — c’est là tout ce que pouvait balbutier mon cœur débordant de gratitude. »


20 décembre.

« Laissez-moi m’arrêter ici, me demander si je suis en état de continuer ces pages avec la même sincérité, la même exactitude scrupuleuse. Engloutie sous ce flot d’afflictions qui s’est abattu sur moi dans un si court espace de temps, me sera-t-il possible de maîtriser l’émotion qui me suffoque et de conserver mon âme dans sa solitude avec son Dieu ?… Oui, je continuerai d’écrire, car chaque moment est à sa louange et mérite d’être rappelé. — Mon William a été tranquille la plus grande partie de la journée, étendu sur un canapé, heureux du changement de sa situation, charmé du goût et de l’élégance de toute chose autour de lui. Tout ce qu’il peut souhaiter, il l’a maintenant à sa portée. Nous avons lu, causé, comparé le passé avec le présent, parlé des espérances célestes ; puis nous avons eu de bonnes heures avec notre cher Carleton, qui était venu ici pour nous donner quatre jours. Tout annonçait que nous pouvions espérer une bonne nuit : mais, à peine avais-je arrangé les coussins du sofa qui me sert de lit, que je l’ai entendu qui m’appelait pour le soutenir. À partir de ce moment, les derniers symptômes, ceux que le docteur Tutilli m’a dit devoir être les derniers, se sont manifestés. »


21 décembre.

« Une sorte de langueur s’est emparée de son esprit en même temps que de son corps. Pourtant il a dit qu’il devait sortir, qu’il voulait sortir en voiture. Le docteur Carlelach m’a dit tout bas que rien qu’à l’essayer il pourrait y rester. Mais lui refuser ce qu’il désirait était presque impossible. D’ailleurs, le docteur a dit que rien ne pouvait être pire que de le contrarier. On l’a descendu dans un fauteuil, appuyé sur des coussins que soutenaient mes bras tremblants. Nous sommes partis. Ô mon Dieu ! vous avez bien fait de me soutenir à cette heure… Au bout de cinq minutes, nous avons été forcés de revenir, de le sortir de la voiture et de le porter sur son fauteuil, dans l’escalier et à son lit. »


22 décembre.

« Jour voilé de sombres nuages, mais calme. »


23 décembre.

« La souffrance a semblé diminuer un peu. Il a voulu encore essayer d’une nouvelle sortie en voiture. J’ai pris avec moi Mme  de Tott, la dame qui nous loue la maison. Nous sommes revenus mieux que nous n’étions partis. Il semblait mieux se soutenir. J’ai commencé vraiment à croire que ces sorties lui seraient bonnes… »


24 décembre.

« Souffrances continuelles. Pour la première fois, il ne peut plus du tout quitter son lit. Il a parlé avec tendresse de ses chers petits enfants ; remercié Dieu de lui avoir donné le temps de réfléchir, de l’avoir soutenu par de si grandes consolations goûtées dans sa parole et dans la prière. Il a reposé jusqu’à minuit, grâce à quelques gouttes de laudanum. Ensuite il s’est éveillé ; s’est étonné de voir que j’étais encore debout. Je lui ai dit : « Mon cher amour, les pensées les plus douces éloignent de moi le sommeil ; la nuit de Noël est commencée… »


26 décembre.

« Il était si impatient, de partir ! À peine, si j’ai pu obtenir qu’il me permît d’humecter ses lèvres. Il ne cessait de demander à son Rédempteur de lui pardonner et de le délivrer. Comme il voulait toujours que sa porte fût tenue fermée, je n’ai pas été dérangée d’auprès de lui. Carleton s’était chargé de tenir Anna éloignée. Je ne cessais de lui rappeler les promesses de l’Écriture et les prières que ma mémoire me rappelait. Il n’y avait que cela uniquement qui parût le soulager. Si je m’arrêtais un instant pour lui rendre quelque soin, il me disait : « Que fais-tu là ? de quoi ai-je besoin ? Je n’ai besoin que d’aller au ciel. Prie, prie pour mon âme. » Il se sentait si consolé dans la confiance que son Rédempteur le recevrait ! Il croyait voir devant lui sa chère petite Rebecca qui lui souriait. Il a dit à la petite Anna : « Oh ! si ton père pouvait t’emmener ! » — À minuit, la sueur froide est venue, il a essayé d’étendre ses deux bras hors de son lit, et il a répété à plusieurs reprises : « Tu m’as promis que tu repartirais. Viens, viens, sauvons-nous ! » — À quatre heures, la lutte violente a cessé. Seulement quelques faibles sanglots, de longs soupirs… quelques mots : « Ma chère femme, mes chers petits ! »… et « mon Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié de moi, recevez-moi… » C’est tout ce que j’ai pu distinguer. Et encore à plusieurs reprises : « Jésus-Christ ! … Jésus-Christ ! » Et ainsi jusqu’à sept heures et un quart, que sa chère âme a pris son vol vers la nouvelle et bienheureuse demeure après laquelle il soupirait.

« Je lui demandais souvent, quand déjà il ne pouvait plus parler : « Tu sais bien, mon cher amour, que tu vas vers ton Rédempteur. » Et il me répondait : « Oui » par un faible mouvement et par un regard de paix… À sept heures et un quart, le mardi matin, 27 décembre, son âme a été délivrée ; et aussi la mienne a été délivrée d’une angoisse voisine de la mort. — La vraie sœur de mon âme, qui n’a pas été témoin de ce qu’a souffert mon pauvre William, ne comprendra peut-être jamais que j’aie pu prendre dans mes bras ma petite Anna, et l’agenouiller près de ces chers restes, et lui faire rendre grâces avec moi à notre Père céleste d’avoir délivré notre bien-aimé de ses misères… Après, ouvrant la porte, pour faire savoir aux gens de la maison que tout était fini, tous, les serviteurs et la maîtresse de la maison se montrèrent fort en peine de ce qu’il fallait faire. Les voyant : tous épouvantés de s’approcher de nous, comme si nous avions eu la fièvre jaune, j’ai fait venir deux femmes, des laveuses qui s’étaient déjà employées pour moi, et ayant fermé la porte, moi toute seule, avec leur secours, j’ai accompli près de lui le dernier de tous les devoirs ; et après, j’ai senti que j’avais fait tout, oui, tout ce que le plus tendre amour et le devoir pouvaient faire. »

  1. Guy-Carleton Bayley, frère de Mme  Seton.
  2. Un des gardes du lazaret.
  3. Le second des enfants de William et Élisabeth.
  4. Ministre du culte anglican.
  5. Ministre anglican de New-York et ami d’enfance de William Seton.