Élie de Saint Gille/La saga d’Élie

Anonyme
Traduction par Eugène Koelbing.
Texte établi par Gaston Raynaud (p. 93-181).

LA SAGA D’ÉLIE


TRADUCTION FRANÇAISE

(I)


Entendez, sages gens, une belle histoire de haute valeur sur la vaillante chevalerie et les exploits célèbres d’un duc renommé, qui était gouverneur et maître, dominateur, gardien et protecteur du pays de Saint-Gilles, au sud-ouest du royaume du roi de France. Ce duc vécut si longtemps que sa barbe fleurit en boucles blanches ; il était si heureux que la crainte de Dieu et la faveur du sort gouvernaient toute sa vie par la grâce de Dieu. Dès sa jeunesse et dans un âge tendre, il possédait de bonnes mœurs et des façons courtoises : son cœur était si bon que jamais fille ou veuve, que jamais orphelin sans protection n’avait eu à souffrir de sa violence ou de son injustice dans son honneur, dans ses possessions, dans son héritage ou dans ses biens. Bien au contraire, son âme était toujours portée à honorer Dieu et à faire de bonnes œuvres. Il construisit à grands frais de nombreux ponts de pierre sur les fleuves et sur les routes difficiles, pour la commodité durable des riches et des pauvres ; il[1] dota des hôpitaux importants[2] ; sa table était toujours ouverte à ceux qui voulaient y prendre place ; ses aumônes étaient abondantes ; ses dépenses de charité et de bienfaisance étaient considérables.

(II)

Or il arriva à une fête de saint Denis que ce puissant duc se tenait dans sa salle, qui était entièrement construite en marbre de diverses couleurs, bleu et brun, vert et jaune, rouge, noir, blanc et bigarré, et couverte de tous les ornements que l’art des hommes peut faire ; autour de lui étaient ses puissants vassaux et autres princes[3] qu’il avait réunis dans un magnifique banquet, à l’occasion de cette fête. Le duc leur adressa ces paroles amicales : « Écoutez, seigneurs », dit-il, « écoutez mes paroles et donnez-moi un conseil amical et bienveillant : considérez ce qui est le meilleur et le plus utile et le mieux approprié pour l’avenir de mes descendants et héritiers. Voici déjà soixante hivers passés que j’ai revêtu l’armure guerrière du chevalier ; je suis aujourd’hui tellement appesanti par l’âge qu’il ne m’est plus possible de porter les armes. Il me sied désormais de rester en repos et, pour mon bonheur dans l’autre monde, de mener une vie agréable à Dieu en la consacrant aux saintes prières, à l’église et aux aumônes, afin que ma vieillesse vaille mieux que ma jeunesse. Mais ma femme m’a rendu père de deux enfants : un bon fils que Dieu m’a conservé[4] et une belle fille, Orable[5] la courtoise, demandée par le seigneur Guérin de Piereplate[6]. Elle est trop jeune encore pour se marier, mais Guérin a juré[7] par le corps de saint Hilaire de l’épouser avant qu’elle ait trente ans[8] et de l’emmener chez lui à Blaye[9] avec honneur. Or je veux que mon fils vienne devant vous dans cette salle ; il est bien fait ; il est sage et de bonnes manières, grand de taille, large d’épaules et fort de tous ses membres ; mais je ne sais pas, et je m’en émerveille, s’il est très vaillant, lui dont le corps est bien bâti pour la prouesse et les actions vaillantes. Il y a plus de douze mois qu’il pourrait porter les armes et être chevalier : je m’étonne de le voir vivre si tranquillement, comme destrier à l’écurie ou moine au cloître. Il lui vaudrait pourtant beaucoup mieux être à Paris au temps de Pâques et servir le roi Louis, fils de[10] Charlemagne, dont les conseils l’aideraient à conquérir un royaume comme patrimoine et propriété ; car quand j’étais jeune et à l’âge de mon fils, je fis, par ma bravoure et la force de mes armes, tant de conquêtes, que je possède encore trente châteaux, six grandes villes et vingt-cinq autres. Mais, » dit-il, « je veux devant vous tous déclarer une chose, afin que mon fils sache qu’il devra gagner[11] par les armes un domaine assuré, un héritage et des possessions, comme je l’ai fait ; il n’aura pas un denier de tout mon bien ; car[12] c’est ma fille qui restera dans ce domaine que j’ai gagné, et qui, au jour de ma mort, doit être héritière et maîtresse de tout ce que j’ai conquis. »

Quand Élie[13], son fils, entendit ces mots[14], il sentit la rage et le plus vif chagrin : il se leva aussitôt de son siège et sauta par dessus la table sur le sol, et il voulait s’en aller. Mais son père l’appela : « Arrête, dit-il, « vaurien, et ne t’éloigne pas ! je ne veux encourir ni blâme ni reproche à cause de toi ; et, si tu t’en allais maintenant ainsi sans argent et sans suite, l’on dirait bien vite à Paris et à Chartres[15] : Regardez le fils du vieux Julien que son père a chassé par colère de son domaine, après l’avoir injustement accusé. C’est ce que je ne voudrais à aucune condition : pour tout l’or qui[16] est au pays de Jacob, non, cela ne peut être ! J’aime mieux te donner mon meilleur destrier et toutes mes armes : ma brogne, plus blanche que l’argent, et mon heaume doré, un écu bien éprouvé, peint à fleurs vertes, une forte lance au pennon broché d’or, et tu chevaucheras en notre présence sur nos plaines vastes et unies. Je ferai planter en terre un pieu de chêne qui te servira de but : on y fixera deux bons écus et une brogne éprouvée. Là tu feras assaut en chevalier : tu courras de toute la vitesse de ton cheval et tu frapperas de toute la force de ta lance. Si tu transperces les deux écus, si tu déromps et démailles la brogne, je te récompenserai selon la prouesse, la chevalerie, le courage et l’adresse que je te verrai déployer : je te donnerai comme suite vingt chevaliers avec tout leur équipement, de l’or et de l’argent assez pour ton entretien, afin que les fous alors ne te traitent pas d’inutile, toi le fils d’une noble race. Mais si, au contraire, je vois dans cet assaut que tu couvres ta race de honte et te montres incapable du métier des armes, alors, par l’apôtre du Seigneur, vers lequel les peuples de tous les pays chrétiens vont en pèlerinage pour implorer sa grâce, je te reprendrai le cheval et tout l’équipement, la blanche brogne et le heaume orné de feuilles, le bon écu et l’étendard doré, et je tondrai tes cheveux en rond par dessus les oreilles ; je ferai de toi un moine ou un abbé, et te ferai apprendre à chanter et à lire, pour que tu deviennes prêtre ; et tu chanteras et liras ici dans notre monastère avec les autres moines. »

« Sire, » dit Élie, « vous me blâmez beaucoup ! Permettez-moi plutôt de partir ! Par Dieu, qui m’a créé par sa grâce, je ne veux prendre avec moi ni votre cheval ni aucun chevalier[17] : je préfère partir seul et aller à pied. Je croyais être un riche homme et avoir à attendre dans l’avenir beaucoup d’honneur, de puissance et de revenu ; mais maintenant, vous m’avez déshérité complètement, de sorte que je n’ai plus le droit de disposer même d’un denier de tout ce que je croyais posséder. Puisque vous vous êtes ainsi détourné de moi, que Jésus-Christ, en échange, m’accorde sa grâce ! » Sur ces mots, il sortit ; et quand il fut arrivé au bas des degrés de la salle, son père courut après lui, le saisit par son manteau, et le retint et lui parla : « Vaurien, » dit-il, « je te jure par mon chef que, quoi qu’il arrive[18], tu ne partiras pas ainsi ! Je veux auparavant te donner un[19] équipement et de bons destriers, les meilleures armes de défense qui se puissent trouver et mes plus fidèles chevaliers pour te suivre : je veux aussi te donner de l’argent en abondance, de façon que partout tu puisses vivre largement ; car il est dit et reconnu pour vrai que l’on estime chacun d’après ce qu’on voit de son extérieur. »

(III)

« Sire, » dit Élie, « puisque vous le voulez, donnez-moi au plus vite un cheval et des armes, et faites dresser dans la plaine le pieu chargé des deux écus et de la brogne. Je veux y courir, et je verrai quel coup je puis porter, que cela doive tourner à mon honneur ou à ma honte, et je te le jure par le saint apôtre de notre Seigneur, que les pèlerins vont à pied visiter, je ne dormirai pas plus longtemps sous ton toit, car vous m’avez refusé tout l’héritage qui devait me revenir, et de riche vous m’avez fait pauvre. Il est misérable, celui qui n’a rien, et misérable aussi, celui qui ne sait rien faire ! » Ainsi parla Élie devant tous les puissants princes réunis ; tous furent affligés de ces paroles et soupirèrent de grande douleur. Mais la noble dame[20], la mère du bachelier pleura lamentablement, et appelant le duc : « Sire, » dit-elle, « grâce[21], pour l’amour de Dieu ! Nous n’avons pas d’autre fils ni d’autre héritier que celui-ci, qui possède les qualités d’un homme vaillant. Vous ne savez pas quel malheur ou quel danger peut arriver à vous-même, et vous mettre en discorde avec d’autres puissants barons qui se disent vos pairs : s’il arrive quelque chose de tel, notre fils pourra faire la guerre à nos ennemis ; ce sera notre protection, notre défense, notre bouclier dans nos malheurs à venir. Il faut considérer ce qui est utile, aussi bien ce qui paraît le moins important que ce qui semble l’être davantage. » Le duc répondit : « Que dis-tu, folle ? Un jeune homme ne doit pas trop longtemps vivre tranquille ; car tout homme vaillant[22] doit accroître son activité et sa gloire, aller dans les pays étrangers, faire connaissance avec les gens inconnus, montrer sa bravoure, apprendre les lois et les droits, les vrais dits et les justes sentences ; il faut qu’il s’inspire de bons exemples, et montre à la fois menace et amour : à ses ennemis menace et à ses amis humilité, bon cœur, courtoisie et respect[23] ; c’est ainsi que les hommes vaillants acquièrent leur renom, de façon qu’un homme vaillant et de bravoure excellente, pour son honneur, son bonheur et sa gloire devient le chef et le protecteur de tous ceux de sa race. Par saint Pierre, l’apôtre de Rome, je veux sur le champ le faire chevalier. » Aussitôt le duc appela Salatré, son écuyer, et lui dit : « Apporte-moi mes[24] meilleures armes et mon meilleur équipement : je veux sur l’heure, armer mon fils chevalier ; et, à l’instant, dans la plaine, près de Darbes, notre château-fort, fais dresser le poteau d’attaque, et fais y attacher les écus et la brogne. Je veux, devant ces princes, ces chevaliers et tous les habitants de la ville, hommes et femmes, éprouver la vaillance de mon fils et voir s’il sait exécuter une action héroïque et s’il est vraiment brave. » Quand le duc eut dit cela, plus de cent chevaliers partirent, tous revêtus de bonnes robes de velours ; et ils dressèrent le poteau avec les deux écus et une brogne blanche. Élie, dans la salle où il était, se couvrit d’une quadruple brogne et d’un heaume doré. Le vieux duc vint le trouver et le ceignit d’une bonne épée, et lui donna la colée avec une si grande force qu’il l’en fit chanceler et qu’il tomba presque à terre. Tout l’entourage du duc se mit à rire de ce que le coup était si fort ; Élie le trouva mauvais, il n’en voulut rien dire, mais il parla bas entre ses dents : « Tu es méchant et félon, vieux ! Par la foi que je dois offrir à Dieu[25], si tu n’étais pas mon père, tu paierais cher ce coup-là. »

(IV)

Il est connu de tous[26], et chacun a entendu dire que lorsqu’un chevalier prend les armes pour la première fois, les jeunes gens se montrent hardis et se réjouissent de voir comment il se comportera. Ainsi firent tous ceux qui étaient venus là en ce jour. Quand Élie monta à cheval, tout le peuple accourut autour de lui pour le voir, comme si aucun d’eux ne l’avait jamais vu jusque-là. Tous ceux qui le virent prièrent Dieu de défendre son corps de danger et de peine. Mais toutes leurs prières lui aident si peu que le même jour, avant que vêpres soient finies, il lui arrivera si grand déconfort et si grande pesance que, si Dieu n’a pitié de lui, il n’en sortira pas vivant. Quand le poteau fut dressé et bien assujetti et que tout le peuple de la ville fut rangé alentour, il y eut plus de cent chevaliers, notables et hommes principaux de la ville de Saint-Gilles, qui, par amour pour Élie, voulurent s’armer et faire caracoler leurs chevaux dans la prairie avec des jeux et des plaisanteries. Mais le duc Julien qui était le plus en avant de la troupe s’écria à haute voix : « Dieu vous garde, bons seigneurs ! sortez du chemin et tenez-vous tranquilles, tandis que ce jeune homme joute et éprouve sa valeur. Ainsi nous pourrons voir ce qu’il se montrera dans une grande entreprise, car les petites choses préjugent les grandes. » Les seigneurs de la suite de Julien allèrent tout de suite en un lieu et là prirent position comme le duc l’avait dit. Le jeune homme commença à entrer en colère, il mit sa lance en arrêt et poussa de l’éperon son cheval, aussi vite qu’il pouvait courir sous lui et, quand il eut cessé d’éperonner le cheval, il releva sa lance et fit flotter son étendard au vent. Il prit alors un peu de repos ; puis, poussant le cheval[27], il s’élança contre le poteau et transperça de la lance les deux écus et la double brogne avec une telle force que le poteau se brisa en deux et tomba tout entier par terre. Quand le duc Julien vit le grand coup qu’avait frappé son fils Élie, il rit et appela Élie à haute voix[28] : « Mon fils, » dit-il, « tu es un brave ! Tu resteras auprès de moi, et tu serviras mes entreprises à l’avenir. »

(V)

Sire[29] Julien était très joyeux, et sa joie était grande de son fils. Quand il vit le poteau brisé et gisant à terre, il appela à lui le jeune homme en souriant et lui dit tendrement : « Chevalier, » dit-il, « tu es un héros vaillant, fort et courageux ! Je sais maintenant, car je l’ai vu réellement, que tu es solide et fort contre tes ennemis. Maintenant tu resteras avec moi, tu posséderas ma terre et mon domaine, car il ne te convient pas de m’abandonner dans mes vieux jours, et de servir des gens étrangers. » « Sire, » dit le jeune homme, « votre langage m’étonne : vous avez juré et fait serment que je ne dormirais pas dans votre demeure, d’ici à nombre d’hivers. Par le saint apôtre que vont trouver les pèlerins, si on me donnait tout l’or de Saint-Martin, je ne resterais pas à ton service, tant je l’ai fortement juré ! » Quand sire Julien entendit ces mots, il s’élança sur lui, et dit : « Mauvais fils de putain, tu es mon vassal ; de rien j’ai fait de toi un homme. Je vais te faire saisir et jeter en prison ; là tu y resteras quatorze hivers, puisque tu préfères à mon service celui de gens inconnus. Tu cherches toi-même tes malheurs ; jamais tu ne reviendras dans le pays ou dans le domaine, pour y gagner même un denier avec honneur. Il en sera ainsi, car mon cœur me le dit. Va maintenant où tu voudras ! »

Élie partit irrité et affligé. Quand le vieillard le vit s’en aller, il soupira de tout son cœur et pria le Dieu tout puissant de l’aider et de le protéger. Il appela alors Aimer[30] et Tierri[31] et le comte Agamer, et leur parla ainsi d’un air pensif : « Hommes, » dit-il, « suivez-le, et, je vous en prie par amour, soyez ses défenseurs, car il est encore jeune et enfant. Mais s’il devient raisonnable, il accomplira de grands exploits, s’il a le courage qu’il faut qu’il ait et qu’il semble devoir posséder. Emmenez avec vous Gillimer[32] de Corin, Agamer de Lesam et le brave Auberi[33]. Si vous marchez tous ensemble, celui-là s’attirera de la honte, qui voudra faire mal à l’un de vous ; vous êtes des frères de sang, des compagnons d’armes et des camarades. »

Cependant Élie chevaucha seul son chemin, jusqu’à midi, triste et courroucé, et il parla ainsi : « Dieu tout puissant, » dit-il, « regarde-moi, comme seul, pauvre et sans argent, j’abandonne mon pays et ma famille ! Toi, Seigneur, qui ne mentis jamais, père et seigneur de toutes créatures, aie pitié de mon infortune, car je n’ai même pas un écuyer pour me servir. Et maintenant il me faut supporter peines et travaux, jusqu’à ce que ta grâce me console, comme tu en as décidé pour moi avant ma naissance ! » Quand il eut parlé ainsi, il regarda devant lui sur le chemin, et aperçut, couché à l’ombre d’un arbre qui était au bord de la route, un homme dont le corps était percé de trois lances, et il avait au visage une blessure si terrible, qu’on pouvait voir sa cervelle à travers ses sourcils[34]. Il était étendu sur le visage, et demandait grâce à Dieu, et se frappait la poitrine, car il craignait la mort. Lorsqu’Élie l’eut aperçu, il s’approcha de lui et lui dit amicalement : « Qui es-tu, chevalier ? Dieu te prenne en grâce ! dis-moi, qui est celui qui t’a ainsi blessé et honni ? Je te vengerai certainement, de sorte qu’il n’en peut être doute. » Quand le chevalier l’entendit, il répondit en quelques mots[35] : « Ami, sire chevalier, es-tu prêtre ou clerc, que je puisse me confesser et dire mes péchés ? Les gens qui m’ont ainsi traité sont tels, que s’ils venaient maintenant, ils t’auraient bientôt renversé et honni[36]. Mais tu m’as adjuré par le Dieu qui m’a créé, et je veux donc que tu le saches : je suis le fils d’Amauri[37], le valeureux et courageux comte ; je suis né à Poitiers[38] ; sire Julien, le duc du pays de Saint-Gilles, est mon proche parent ; et maintenant mon père est de sa suite et préside à ses plaids. Moi, j’étais en France, au service du roi Louis[39], quand il fut couronné à l’abbaye de Saint-Denis : il y eut alors grand tournoi de chevaliers montés sur de bons chevaux arabes. Comme nous étions là en joie et en réjouissance, arriva un messager, et il annonça la nouvelle que les païens, avec une armée puissante, étaient arrivés dans le pays. Aussitôt nous fîmes grande hâte, et n’attendîmes aucun secours, mais nous traversâmes sur-le-champ, avec l’armée que nous avions, l’Anjou et le Berri[40], et rencontrâmes les païens auprès de la Bretagne ; et cette première affaire fut une grande victoire pour nous. La seconde fois, nous leur tuâmes bien mille hommes[41] ; la troisième fois, comme ils étaient déjà vaincus, presque tous tués, blessés et prisonniers, survint un renfort de quinze mille païens, et ils nous poursuivirent jusqu’à Angers, firent prisonniers Guillaume et Bertran, son parent, Bernard et Ernaud[42] le beau. Ils ont conquis toutes les villes du rivage, et ni jour ni nuit ne cessent d’avancer. Ils comptent prendre et gagner Montpellier[43] et la ville de Saint-Gilles. Le roi m’a parlé et m’a prié de porter ces nouvelles à sire Julien[44], son parent. Mais quand j’eus pris congé du roi, les païens aussitôt m’aperçurent, me barrèrent le chemin et me percèrent de quatre blessures, trois au corps et une au visage. Et maintenant je te donne le conseil de te garder[45], car pour moi, ils m’ont tué. » Quand Élie l’entendit, il rit de ses paroles et dit : « C’est un chagrin, pour moi, chevalier, que tu sois mon proche parent ; mais, par l’apôtre[46] que vont implorer les pèlerins, je veux, pour l’amour de toi, te venger de ces païens ; avant ce soir, je pense, je veux de ma lance tuer sept de ces chiens d’enfer. » Là-dessus il[47] s’élança très promptement sur son cheval, bien et magnifiquement vêtu. C’était agir en fou et en téméraire que de s’aventurer ainsi seul et imprudemment contre une si grande quantité de païens.

(VI)

Élie poursuit sa route et le messager reste derrière lui gisant. Il[48] traversa des forêts et des plaines pendant très longtemps. Les païens avancent aussi rapidement que possible avec leur grande armée. Macabré était leur chef et Jossé[49] commandait en second. « Seigneurs, » dit Macabré, « par ma barbe blanche, Mahomet nous a déjà heureusement aidés, en nous faisant mettre les chrétiens en fuite au milieu même de leur pays et en nous faisant conquérir de grandes richesses. Nous sommes fous si nous négligeons de surveiller nos prises. Nous avons ici en notre pouvoir le duc Guillaume d’Orange et le chevalier Bertran, son parent, un guerrier renommé. Faisons une chose qui me vient à l’esprit : envoyons ces gens vers le bord de la mer et montons sur nos vaisseaux ; si les chrétiens s’arment et veulent combattre contre nous, nous sommes mieux gardés sur les vaisseaux que sur terre. » Alors le méchant Malpriant dit : « C’est là pour nous le conseil le plus raisonnable et le plus convenable : faisons donc ainsi, il est toujours bon de prendre soin de sa sûreté. » Ils appelèrent alors Malchabarié et Rodoant[50] de Calabre, Corsaut de Tabarie et Granduse[51] d’Orcle, Salatré le faux et Malpriant le perfide[52]. Malpriant était le dixième, Dieu fasse honte à sa barbe blanche[53] ! Ils amenèrent les comtes dans la prairie, les attachèrent et les firent monter sur les mulets, pieds et mains liés, car ils craignaient qu’ils ne pussent leur échapper, et ils s’éloignèrent alors avec eux de l’armée et marchèrent vers la mer ; cinq d’entre eux allaient en avant avec les prisonniers pour veiller sur eux. Voilà qu’ils rencontrent Élie, au sortir de la forêt, et il est à croire qu’il rompra sa lance avant de partir. Que Dieu qui a tout en sa garde dans sa miséricorde, le protège ici et partout !

(VII)

Les cinq princes chevauchent devant les prisonniers ; et ils ont lié les chevaliers placés sur les mulets. Guillaume d’Orange soupirait souvent de douleur et d’affliction ; il appela Bertran, son parent, et ses autres compagnons : « Amis honorés, » dit il, « vaillants chevaliers, c’est grande pitié pour nous d’être embarqués sur ces vaisseaux et d’aller sur mer avec ces gens maudits : jamais plus nous ne pouvons espérer d’être secourus par aucun homme vivant. Guibourc[54], » dit-il, « courtoise dame, je vais bien m’éloigner de toi ! Je ne sais plus que dire maintenant ; Dieu tout-puissant, je te demande de prendre à jamais nos âmes en grâce ! » « Méchant vaurien, » dit Rodoant, « ces paroles nous déplaisent, que tu appelles à ton aide ta loi et tes faux dieux ! Pour l’amour de ton dieu, auquel tu crois, tu vas recevoir de moi un coup dur et pesant ! » Et il leva un gros bâton, et le frappa si fort sur la tête que le sang jaillit partout sur lui. Quand Bernard vit comment il traitait Guillaume, son parent, il hocha la tête et mordit sa barbe : « Vilain chien, » dit-il, « c’est grande pitié que nous soyons enchaînés, et que tu nous frappes ! Puisse Dieu m’accorder d’assister à ta honte » Comme le païen s’apprêtait[55] à frapper une seconde fois, ils virent derrière une vigne s’avancer Élie, revêtu d’un bon, solide et élégant équipement. Le méchant Rodoant lui parla le premier : « Quelle espèce de chevalier es-tu, dit-il, « toi qui chevauches ainsi seul ? Tu es un oison et un butor, si tu oses te mesurer à moi ! Je te prendrai ton cheval rapide, ta brogne et ton heaume doré, ton écu, ton épée et tout ce que tu portes avec toi. » « Ami, » dit Élie, « tu as parlé comme un enfant. Avant de me prendre mon écu, la brogne, le heaume et l’épée, tu éprouveras si grand déconfort que jamais depuis ta naissance tu n’en as supporté aussi grand. »

(VIII)

« Ami, » dit Élie, « tu m’as demandé quelle est ma famille et quel homme je suis. As-tu vu, » dit il, « ce grand parc près de la prairie où vous êtes passés ? Je suis le fils d’un prévôt de ce territoire ; mon père est riche en terres et en argent, et il m’a acheté aujourd’hui un équipement de chevalier et m’a donné des armes, et je suis venu jusqu’ici pour m’amuser et essayer mon cheval. Je sais maintenant, par une preuve réelle, que mon cheval est très rapide et que tout homme vivant, désireux de combattre et de se mesurer à d’autres, fût-il le plus noble et le plus brave de tous, trouvera toujours en moi son homme. Je veux savoir de vous, puisque vous êtes armés, où vous avez fait ces prisonniers que vous traînez derrière vous, à leur si grande honte. Sont-ce des marchands, ou des bourgeois ou des paysans[56] ? » « Non, » dit ce méchant chien[57], « ce sont des vassaux de naissance. L’un d’eux est Guillaume d’Orange : un autre Bertran, le fils de sa sœur, vaillant guerrier et chevalier, Bernard et Ernaud[58]. » Quand Élie entendit ces paroles, du plus profond de son cœur il soupira de douleur : « Que dis-tu, » dit-il, « diable incarné ? Est-ce vrai que c’est là sire Guillaume et Bertran, son neveu, Bernard et Ernaud[59], leur compagnon ? Chien maudit, c’est bien imprudent à toi d’avoir mis la main sur eux, car, je le jure par la sainte foi que je porte à Dieu, tu auras payé cher tout cela quand nous nous séparerons. » Aussitôt Élie éperonna son cheval rapide, et, quand ils se rencontrèrent, il perça de sa lance son écu[60] et son corps même et le renversa mort de[61] son cheval, et dit : « Voilà la récompense de ton service ! »

(IX)

Quand Corsaut de Tabarie vit Rodoant mort[62] sur le sol, si bien que ni secours ni soins ne lui pouvaient plus servir, il cria à Élie à haute voix : « Vantard et fils de putain, » dit il, « que Mahomet garde mes yeux ! tu as tué cet homme pour ton malheur ! Avant que le soir vienne, tu le paieras chèrement. » Quand Élie entendit ces mots, il fut fort irrité des menaces et des insultes du païen, et poussa vivement son cheval[63], qui partit en courant aussi vite qu’il le voulait. Quand il fut arrivé près du païen, il traversa de sa lance la blanche brogne et la poitrine du païen, et le renversa mort[64] de son cheval, et dit : « À bas, vilain chien et ne t’arrête qu’en enfer ! »

(X)

Élie a tué Rodoant de Calabre et Corsaut de Tabarie ; et tous deux gisent morts. Quand les trois survivants virent la chute de leurs compagnons, ils devinrent presque enragés de douleur et s’élancèrent tous aussitôt sur Élie ; ils ne l’abattirent pas de son cheval, tant sa défense fut solide, car Dieu le protégeait dans sa miséricorde et sa puissance. Quand il eut brisé sa lance, il frappa avec son épée[65], et celui-là ne put jamais plus raconter une histoire qui reçut son premier coup. D’un second coup il fendit en deux l’armure du deuxième païen ; quant au troisième, il le saisit de ses mains et le pendit à un arbre, et il se hâta alors d’aller vers les prisonniers qui attendaient son aide, et ç’aurait été un grand bonheur s’il avait pu les délivrer. Mais alors commencèrent à croître les embarras et la misère, car les cinq païens qui étaient restés en arrière, à leur repas, l’aperçurent aussitôt. Quand ils l’eurent vu, ils se le désignèrent mutuellement. Tiacre[66] dit à ses compagnons : « Voyez ici, chevaliers, ce jeune homme qui descend la colline, et qui, par bravade et arrogance, ne porte aucun écu ; le cheval qu’il monte est très rapide à la course. Si vous me le permettez, je courrai droit sur lui et le jetterai à bas de cheval. » « Par ma foi, » dit Malatré, c’est grande folie. Que Mahomet me protège ! tu n’auras pas ce cheval. Ce matin, » dit-il, « quand nous avons quitté l’armée, nous avons fait association et camaraderie : fol est qui les rompra ! Nous irons tous ensemble contre lui et le jetterons à bas de cheval. Alors entre nous, nous ferons le partage le plus juste de son cheval et de ses armes, pour que chacun de nous ait un lot égal. » « Par mon chef, » dit Tiacre, « ce serait bien manquer de courage que de chevaucher[67] tous cinq et d’assommer un seul Franc ; ce serait lâcheté, et non bravoure. Honni soit et déshonoré celui qui s’unira à d’autres pour le combattre, au lieu de se présenter seul ! »

(XI)

Tiacre s’éloigna alors de ses compagnons, et s’approcha d’Élie. Quand il fut dans la plaine, il dit : « Qui es-tu, chevalier ? Crois-tu en Mahomet qui gouverne tout le monde ? » « Certes non, » dit Élie, « non plus qu’en quiconque le sert. Je suis le fils de Julien, le duc renommé. Mon père, ce matin, m’a fait chevalier et m’a donné cet équipement, et je pars pour mon plaisir et pour me mesurer aux ennemis, car les païens ont débarqué dans notre pays, et je cherche à les rencontrer, s’ils se laissent approcher, et, avant ce soir, je leur prépare un grand tumulte. » « Par Mahon, » dit Tiacre, « il va t’arriver un terrible malheur ! tu me laisseras ce cheval, et, à ta grande honte, tu seras renversé de sa selle, les pieds[68] en l’air et la tête en bas. » Quand Élie entendit ses paroles, il lança son cheval[69] dans une course impétueuse, et perça de sa lance l’écu du païen, la brogne et son corps, et il le jeta mort à bas de son cheval[70] ; et quand il fut tombé, il[71] s’écria d’une voix haute : « Arrogant et mauvais chien, je suis encore sur mon cheval et sur ma selle, et c’est ton cheval que je conduirai par la bride, et je pendrai à mon épaule gauche ton heaume doré et orné de feuillage, car avant ce soir, je le prévois, j’en aurai encore besoin. »

(XII)

Quand les quatre païens virent la chute et le sort de Tiacre, ils eurent de sa mort un violent chagrin. « Voyez, seigneurs, » dit Malatré, « quel triste et lamentable dommage nous cause ce jeune homme, à peine âgé de quinze hivers, qui nous a tué ce prince noble et vaillant, et, par sa bravoure et ses armes, l’a vaincu et déshonoré. Qu’il ne soit jamais honoré, celui qui ne regardera pas mon combat avec lui ! » Aussitôt il éperonna son cheval et lui lâcha la bride ; et Élie[72], de son côté, poussa contre lui son cheval de toute sa vitesse, et quand ils se choquèrent, chacun d’eux frappa l’écu de l’autre avec une telle violence que les deux lances[73] se brisèrent et que les deux champions tombèrent à terre. Aussitôt ils se relevèrent d’un bond et brandirent leurs épées, et Malatré se précipita sur Élie et le frappa par en haut, sur son heaume, si fort que toutes les feuilles en tombèrent à terre devant ses pieds, ainsi que toutes les courroies du heaume, et il frappa le cheval au cou, si bien que la tête vola au loin et que le corps tomba. « Vraiment » dit Élie, « tu m’as fait grand dommage. Tu as là une bonne épée ; et il est fâcheux qu’elle ne soit pas mieux tenue. Si je l’avais en ma possession, je ne la donnerais pas à mon propre frère pour la plus belle ville de France. » « Par ma foi, » dit Malatré, « tu me fais rire avec tes folies ! cette épée est la meilleure qui soit et est bien placée[74] dans la main qui la tient. Tu vas de cette épée recevoir un tel coup sur la nuque, qu’il finira ta vie. » Élie lui répondit[75] : « Tu le penses ; mais moi aussi, j’ai une épée, qui te fera voir tout à l’heure si elle s’y connaît à trancher. » Et Élie, de son épée, frappa le heaume du païen, de telle sorte que tous les feuillages et toutes les courroies tombèrent de part et d’autre, et le bras droit avec lequel le païen devait se défendre, fendu jusqu’à l’épaule, tomba aux pieds d’Élie avec l’épée ; il[76] saisit alors l’épée[77] : « Loué sois-tu, mon seigneur tout puissant, qui as enlevé cette bonne épée du pouvoir de mon ennemi pour me la donner, et qui as rendu moindre le danger qui me menace ! » Il dit alors au païen : « Païen méchant et incrédule, sans toi ni Dieu, tu peux voir aujourd’hui[78] que la puissance et l’amitié protectrice de mon seigneur Jésus-Christ, notre Dieu à nous chrétiens, est bien plus forte que celle de votre Mahon, païens. Tu as reconnu comment coupe mon épée ; mais je vais te servir maintenant avec ta propre épée. » Et il le frappa entre les épaules sur le cou et le coupa en deux dans toute sa longueur, de sorte que chacune des deux moitiés tomba à terre. Puis il[79] sauta sur le cheval du païen. Qui maintenant le défiera, aura fier combat à soutenir.

(XIII)

Quand Jossien vit mort et étendu à terre Malatré, le fils de sa soeur, il dit : « Celui qui t’a frappé, mon beau neveu, m’a fait grand dommage. » Il se précipita alors aussi vite que possible sur Élie, et de sa lance frappa l’écu si fort, que les éclats de la lance volèrent par-dessus sa tête. « Vraiment, » dit Élie, « tu es un rude guerrier, un hardi chevalier ! tu aurais bien voulu me tuer, si Dieu te l’avait permis. Mais mon Dieu, Jésus-Christ, me protège toujours dans sa miséricorde ! » À ces mots, il brandit son épée, marquée de caractères païens, et frappa le païen par en haut sur le heaume de façon que la tête vola loin du corps et tomba à terre sur l’herbe. Élie saisit le cheval rapide par la bride[80] : « Je veux donner celui-ci, » dit-il, « à Guillaume ou à Bertran, son parent. » Alors le vieux Salatré dit ; « Celui-ci est un enchanteur, puisque même de forts chevaliers[81] n’ont rien pu lui faire. » « Oui, » dit Malpriant, « par la foi que je dois à Mahon, laissons-le aller librement, et éloignons-nous au plus vite de lui : il veut nous en faire autant à l’un et à l’autre, s’il peut nous tenir. »

(XIV)

Le vieux Salatré dit : « Pourquoi prononces-tu ces paroles monstrueuses ? Que Mahon dans sa colère maudisse mon corps, si je pars d’ici avant de connaître ce qu’il est ! » Ils trouvèrent Élie à l’ombre d’un arbre qui s’appelle osier[82], auprès des prisonniers, qui souhaitaient fort son aide ; s’il avait pu les délivrer, il aurait été affranchi de la mort. Mais les païens s’avancèrent par derrière et lui crièrent : « Méchant chien, tu es bien imprudent de mettre ainsi la main sur ces hommes ! ils sont nos prisonniers ! » Quand Élie les entendit, il sauta à cheval et Salatré s’avança et lui donna un fort coup sur son écu ; mais, pardessous le bouclier, Élie lui assena un coup oblique en plein corps et le fendit en deux de sorte que ses entrailles sortirent. Malpriant[83] que Dieu lui prépare la défaite ! prit la fuite ; mais Élie le poursuivit le plus vite qu’il put. Malpriant monte un si bon cheval, que lors même qu’il courrait soixante quarts de lieue et traverserait un large golfe à la nage, Élie ne pourrait l’atteindre ni aux montées ni en plaine ; et il fera bien de ne pas le suivre trop loin, car il ne sait pas à quelle masse d’ennemis il serait obligé d’avoir affaire.

(XV)

Faites paix, maintenant, et écoutez ! Belle histoire à entendre vaut mieux que remplir son ventre ! Cependant on doit boire pendant le récit, mais sans excès. C’est un honneur de raconter une histoire, quand les auditeurs sont attentifs ; mais c’est travail perdu, quand ils refusent d’écouter.

Élie poursuivit Malpriant si longtemps que dans une vallée il l’atteignit presque, et lui cria : « Méchant païen, retourne sur tes pas ! Dieu te maudisse, toi qui si longtemps m’as tenu en haleine ! » Malpriant répondit : « Tu parles comme un fou et comme un méchant[84]. Vois-tu[85], le terrain est si inégal là où nous sommes, qu’on n’y peut faire courir aucun cheval de guerre. Mais plus loin devant nous il y a de belles prairies avec de beaux gazons ; là nous pousserons nos chevaux l’un contre l’autre, et nous verrons qui est le plus fort. Le cheval que je monte est agile et très vite : si je tombe de la selle, tu pourras l’emmener avec toi. » Élie répondit : « Sire Dieu, fais-moi ce don : je désire tant cet excellent cheval d’Aragon[86]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . qu’il le poursuivit pendant cinq étapes. Mais le cheval d’Élie était fatigué, et il[87] s’abattit sous lui sur le sable. Alors il cria au païen avec grande colère : « Malheur à toi, lâche païen ! retourne en arrière ! Dieu te maudisse ! »

(XVI)

Malpriant répondit : « Tu es maintenant trop fou, en tes paroles, et tu ne t’entends pas à te préserver. C’est bien imprudemment que tu as entrepris cette chasse après moi que tu poursuis depuis si longtemps, car voici devant nous rassemblés sept mille de mes compagnons, et il n’en est pas un d’entre eux qui ne désire te tuer. En vérité, » dit Malpriant, « c’est de la folie et de l’imprudence ! Tu nous as fait aujourd’hui tel dommage qu’il ne se pourra jamais réparer ; mais le temps vient que tu t’en repentiras. » Ils parlèrent si longtemps ensemble que toute l’armée s’approcha. Quand les païens les virent, ils accoururent et vinrent au-devant d’eux. Et maintenant que Dieu prenne en grâce le bon et courtois Élie ! Il est bien en danger de mourir ou de perdre quelques-uns de ses membres.

(XVII)

Quand Élie vit les païens qui étaient à pied accourir vers lui, et le gros de l’armée qui les suivait à cheval, il demanda de tout son cœur à Dieu de[88] le prendre en miséricorde, et il s’aperçut alors que Malpriant prenait position et chevauchait lentement et ne le craignait pas. Le cheval d’Élie, qui était fatigué tout à l’heure, avait regagné des forces, car il avait repris haleine et s’était reposé pendant qu’ils parlaient ensemble. Élie poussa alors son cheval contre Malpriant, et de sa lance le frappa sur son écu qui, du coup, aussitôt se sépara en deux, et il enfonça la lance dans sa brogne et jeta le païen de cheval aussi loin que portait le bois de sa lance ; il le renversa dans une ornière de la route, de sorte que le[89] bois de sa lance s’échappa de sa main[90] et qu’il tomba sur le visage. Élie sauta sur le cheval du païen aux yeux de toute l’armée, et poursuivit son chemin. Dieu le protège ! Aucun homme vivant ne peut plus l’atteindre ni se rapprocher de lui, aussi longtemps qu’il voudra fuir, car le cheval[91] n’a jamais trouvé son pareil pour la rapidité, et ne peut jamais être fatigué.

(XVIII)

Malpriant[92] regarda derrière lui et vit Élie monté sur son cheval, lui qu’il haïssait le plus au monde, et il vit aussi qu’il préparait sa lance à l’attaque, comme s’il fût tout prêt à combattre et à jouter, et il cria alors à haute voix[93] : « Païens, vaillants guerriers, et champions d’élite, si celui-ci s’échappe, c’est la honte pour nous tous ! » Élie, qui entendait leur jargon, poursuivit son chemin. Il était monté sur l’excellent cheval, qui peut courir aussi fort et aller aussi loin qu’il veut. Une forte troupe de païens le poursuivit ; mais ils ne purent l’atteindre que lorsqu’il le jugea bon. Il se retourna alors pour combattre ceux qui étaient le plus près ; car ce fut pour lui un plaisir de les faire tomber, de les tuer, et de les bafouer, de les blesser et de leur faire honte.

(XIX)

Il nous faut maintenant parler des comtes prisonniers, qui étaient étendus et enchaînés dans la prairie derrière Élie, plongés dans la douleur et le chagrin. Guillaume, le comte d’Orange, dit : « Sire glorieux, Dieu tout puissant, qu’as-tu fait du noble héros qui était venu ici pour nous secourir ? Je crains dans mon âme qu’il ne poursuive trop longtemps cet arrogant païen. S’il l’a attiré après lui jusqu’au gros de l’armée païenne, le secours nous viendra tard. Dieu puissant, maître de toute créature, doux consolateur de tous ceux qui souffrent, cher sauveur des affligés et des malheureux, prends nous en grâce, en miséricorde et en aide ! Si nous étions déliés, nous n’aurions plus de peine : nous irions à ces bons destriers de guerre et nous les prendrions ! » Comme il parlait ainsi, un paysan vient[94] vers eux de la forêt : il portait pendue à l’épaule sa cognée avec laquelle il avait travaillé tout le jour. Mais quand il vit les païens[95] étendus à terre, il[96] s’enfuit loin d’eux ; Guillaume l’appela[97] très doucement : « Ami, » dit-il, « n’aie crainte ; viens ici à nous, et tu entendras de quoi te faire plaisir, et tu auras, si tu crois en Dieu et à ses saints, compassion de notre malheur et de notre infortune. Nous sommes de France, et loin de nos amis. Il y a aujourd’hui un mois que ce peuple maudit et incrédule nous a faits prisonniers, et aucun jour ne s’est passé depuis sans que nous ayons souffert misère et affliction[98]. Coupe ces liens, que nous soyons libres. » « Excellent seigneur, » dit-il, « que puis-je faire ? J’ai sept enfants à élever ; je suis si pauvre et misérable, que l’aîné n’a pas assez de raison pour prendre soin du plus jeune. » Quand sire Guillaume entendit ces paroles, il eut pitié de sa pauvreté : « Va, » dit-il, « prends la bonne étoffe de soie et la pelisse de fourrure blanche qui ont appartenu à l’arrogant païen étendu mort à tes pieds, et vends le tout au marché pour trente escalins ; et nourris tes enfants avec, en attendant que tu vendes aussi ces quatre mulets que nous te donnons. » Quand le paysan entendit ses paroles, il fut content et joyeux, et il tira son couteau de la gaîne[99] et les délivra tous.

(XX)

Quand sire Guillaume, comte d’Orange, se sentit libre, il bondit sur ses pieds et dit : « Dieu[100]tout puissant, roi du ciel, tu sais que je serai blessé de vingt blessures et percé de cent lances plutôt que de me laisser lier et saisir encore par les païens ! » Bertran, son neveu, dit : « Malheur aux païens, maintenant que je suis libre ! Si je les approche, je ne veux prendre d’eux d’autre rançon que la tête de leur corps[101]. » Et Bernard de Brusban[102] parla ainsi : « Païens, » dit-il, « chiens maudits ! Dieu nous donne de nous venger sur vous du mal que vous nous avez fait ! » Ernaud le barbu reprit : « Il ne me plaît pas de dire autre chose que ceci : prenons pour nous en servir les armes qui sont là, et ces bons chevaux, et partons pour aider ce vaillant guerrier, qui a tué nos ennemis et nous a délivrés de la mort qui nous menaçait. »

(XXI)

Maintenant voilà ces vaillants barons francs et libres de leurs maux, et joyeux de grande liesse. C’étaient les plus courtois et les plus braves chevaliers de tous les Français, en leur temps. Ils coururent aussitôt aux armes, et vêtirent leurs armures. Ils montèrent alors sur la colline et grimpèrent au haut d’une vigne et regardèrent autour d’eux, et ils reconnurent Élie, le bon et brave chevalier, qu’une grande masse de païens suivait et pourchassait, tant qu’il ne savait plus de quel côté pousser son cheval[103] ; et ils l’auraient vaincu et fait prisonnier, mais sire Guillaume d’Orange vint au plus vite à travers un vallon et quand ils arrivèrent au milieu des païens, on put voir leur vaillance, comment ils renversaient les païens de leurs chevaux, et les tuent, et abattaient leur orgueil. Ils en tuèrent tant que leur sang coulait, comme ferait une rivière. On put voir alors sire Bernard, le comte de Brusban, mordre sa barbe et tordre ses moustaches ; et les païens n’obtenaient jamais merci, quand ils étaient atteints par ses armes. Alors Jossé d’Alexandrie, le païen, dit : « Voilà un singulier peuple. Ici est aujourd’hui venu le roi Artur de Bretagne, le roi renommé et victorieux, et avec lui Gafer le fort et Margant l’irascible, et Golafre[104] le furieux, qui mange cinq ou six hommes à un repas. Retournons le plus vite possible à notre armée pour être secourus, car à ceux-ci aucun homme vivant ne peut résister. Ce sont des héros du peuple chrétien qui étaient morts depuis longtemps et qui maintenant sont ressuscités pour nous tuer et pour défendre leur royaume contre nous. »

(XXII)

Comme un lion met en déroute un troupeau de moutons, quand, à l’improviste, il sort de sa caverne pour choisir celui qui, de tout le troupeau, lui paraît le plus gros, ainsi s’avançait sire Guillaume, comte d’Orange, contre la troupe des païens maudits, desquels il avait à se venger. Il les tuait et les dispersait, de sorte que tous ceux qui voyaient sa manière de faire étaient affolés. Aucun de ceux qui l’attendirent ne recommença à parler. Ses compagnons en faisaient tout autant. Et les païens s’enfuient vers leur armée ; mais ceux-ci les chassèrent, les tuant de leurs lances et ne s’arrêtèrent pas avant d’avoir mené la poursuite jusqu’au gros de l’armée ; et ce fut grande folie et imprudence de les pourchasser si loin. Jossé d’Alexandrie dit : « Mahon et Apollon, maudites soient la nuque et l’épaule de celui qui désormais jour ou nuit s’inclinera devant vous ou vous obéira, si vous laissez s’échapper ces hommes, qui nous ont fait tant de honte et de dommage, eux si peu nombreux contre une multitude ! » Ils commencèrent alors l’attaque de tous côtés, et ils eussent remporté la victoire sur les comtes ou les eussent blessés, si Dieu ne leur fût venu en aide. Les vingt chevaliers que sire Julien avait envoyés après Élie arrivèrent de la forêt par un autre chemin. Quand Élie les vit et les reconnut, il fut tellement[105] joyeux et content, qu’il[106] poussa son cheval et joignit Tanabré[107], un grand prince d’Alexandrie, et il lui assena avec son épée un coup si fort sur le cou, que la tête avec le heaume et la coiffe roula au loin dans la plaine. Mais les vingt chevaliers se hâtèrent et se mêlèrent aussitôt au combat avec leurs lances tranchantes et leurs bonnes épées.

(XXIII)

Les vingt chevaliers se sont donc joints aux cinq qui étaient là d’abord. Quand Élie vit cela, il remercia Dieu de leur venue ; et ils jouèrent, avec les sept cents païens, un jeu si rude, qu’aucun de tous ceux-ci n’en revint sans blessure et sans mal. La chose se fût bien passée, si les païens n’eussent eu d’autres plus nombreux compagnons, mais voici venir tout le gros de l’armée, à la tête de laquelle est Macabré ; et il n’y a rien d’étonnant que nos gens n’en soient pas réjouis. Il arriva à la fin que pas un des vingt chevaliers qui étaient venus au secours n’en échappa en vie. Mais sire Guillaume, le comte d’Orange, et Bernard, son frère, qui n’étaient jamais fatigués et ne s’arrêtaient jamais dans leur carnage de païens, crièrent et appelèrent Élie : « Bon chevalier[108], » dirent-ils, « viens ici vers nous, et nous nous défendrons mutuellement[109] : il le paiera cher, celui qui voudra te faire dommage ! » Et Élie fit aussitôt ce qu’ils lui disaient ; mais comme il entendit un païen qui demandait le combat, il lança son rapide cheval contre lui, car il préférait mourir à être appelé couard.

(XXIV commt.)

Élie était très affligé et chagrin de la mort de ses gens et souvent les plaignait et disait : « Mal vous en a pris, nobles barons, de m’avoir suivi, puisque les païens vous ont vaincus, tués et faits prisonniers ! » En ce moment sur le front de l’armée s’avança un païen déloyal ; il était fort et grand, avait quatre aunes et demie de haut depuis la ceinture jusqu’en haut ; Dieu maudisse ses jambes, car elles étaient fortes et l’ont porté trop longtemps ! Son épée était d’une longueur extraordinaire, et son écu était si grand et si pesant que le paysan le plus fort n’aurait pu le soulever de terre. Plein d’ardeur, il appela Élie à haute voix[110] : « Par ma foi, chevalier[111], » dit-il, « tu t’es bien défendu aujourd’hui ; mais le moment est venu de ta défaite. Je te conseille plutôt de renoncer à ta croyance et à ton Dieu : crois en Tervagant[112], qui fait des miracles pour nous, et à Mahon, qui donne le feuillage aux arbres, les fleurs et les fruits. Élie répondit : « Tu es le roi des fous ! Par mon seigneur et créateur, je serais le pire de tous les infâmes et semblable au misérable juif qui renia saint Martin à cause d’une salle où il était assis, si je reniais et abandonnais le seigneur du monde entier et de toute créature pour vos idoles. Je suis bien plutôt prêt à prouver par les armes, en la force de Dieu, que Mahon et Tervagant et Apollon, vos dieux, ne valent pas un fétu comparés aux saints de Dieu, qui habitent aux cieux ! » Quand le païen entendit la réponse d’Élie, il s’emporta de colère avec une grande arrogance et ardeur, car il ne se croyait pas d’égal au monde en force, en valeur et en chevalerie. Ils poussèrent tous deux leurs chevaux en avant ; et, comme les chevaux étaient très rapides, ils se heurtèrent si vivement et si fortement, les coups furent si grands et si puissants, l’attaque si violente que chacun d’eux renversa l’autre de cheval. Quand ils furent tombés tous deux, Élie, plus rapide à l’attaque, courut sus au païen et leva son épée à deux mains aussi haut qu’il put, et le coup à travers l’écu tomba sur la poitrine du païen et trancha toute la brogne, les entrailles, les deux mains et les pieds, de sorte que l’épée ne s’arrêta pas avant de toucher terre[113]. Le païen fit une telle chute que toute la terre trembla à l’entour, quand fut renversé ce corps maudit. Élie dit alors : « Mahon et Apollon t’ont mal protégé ! »

Quand les païens virent tombé et mort leur plus grand champion, toute l’armée poussa un grand cri, tel qu’on eût cru que tous les diables d’enfer étaient rassemblés. Plus de mille païens se précipitèrent alors avec leurs armes et leurs épées tirées. Malpriant était le plus près : quand il voit son cheval, il le saisit tout de suite par la bride, chevaucha avec lui et le donna à garder à un païen. Ils se jetèrent tous sur Élie de chaque côté, et lui opposèrent leurs écus, et le saisirent de leurs mains et le lièrent si fort que la peau et la chair se détachèrent des os[114] avec une grande perte de sang. Et quand sire Guillaume et ses compagnons virent cette triste aventure, ils s’élancèrent là où la mêlée était la plus forte, et frappèrent des deux côtés, si bien qu’en peu de temps ils massacrèrent cent païens. Mais voilà que plus de trois cents païens les attaquèrent. Lorsque Élie vit qu’ils allaient être pris, il leur cria : « Sire Guillaume, sauve ta vie et abandonne[115] ce combat, car je suis étroitement enchaîné, je suis prisonnier, et mon sort ou mon tourment ne sera pas meilleur, si vous êtes tués avec moi. » Et quand Guillaume et ses compagnons entendirent les paroles d’Élie, ils trouvèrent que le conseil était bon : ils se retirèrent donc du combat, mais les païens les pourchassèrent pendant plus de deux étapes, au nombre de sept cents, et ne purent s’emparer d’aucun d’eux.

(XXVI fin)

Jossé d’Alexandrie dit aux autres païens : « Il nous est arrivé malheur, car ceux qui se sont échappés sont de grands et puissants princes, de braves chevaliers, tels qu’aucun homme vivant ne peut tenir contre eux ou leur attaque, et avant que ces deux jours soient passés, ils nous reviendront avec vingt mille chevaliers ; et s’ils nous rencontrent, aucun homme de toute notre armée n’en réchappera, car un d’entre eux est plus vaillant au combat que vingt des nôtres.

(XXVII commt.)

Toute l’armée alors se précipita vers les vaisseaux : et ils s’embarquèrent, et jetèrent Élie sous le pont entre les pieds des chevaux, et là l’enfermèrent, lié comme il était. Voilà les païens sur leurs vaisseaux ; ils larguèrent leurs voiles, et, ayant bon vent, prirent la mer. Et ils parlaient beaucoup des comtes qui s’étaient échappés, disant que c’étaient des hommes forts et très braves, mais ils louèrent bien plus et par dessus tous l’excellent chevalier Élie. Alors le roi Macabré dit d’amener Élie devant lui, et cela fut fait. Et quand Élie fut venu devant lui, il parut au roi très beau, fort et bien fait de tous ses membres, et à la fois terrible et beau, et plaisant à voir, élégant et imposant. Alors le roi dit à Élie : « Jure par Mahon que tu abandonneras ta foi et renieras ton Christ. Alors je te ferai couronner à Sobrie et je te marierai avec ma fille Rosamonde. » Le roi le fit délier.

XXIV fin

Laissons maintenant Élie au milieu de ses ennuis, et parlons des comtes qui s’étaient enfuis de la bataille. Ils chevauchent leur chemin auprès du bord et regrettent fort Élie. Ernaud dit : « Il nous faut hâter notre voyage, afin de pouvoir arriver avant le soir au château de Saint-Gilles, car nous avons grand besoin de réconfort et de bon gite. » Alors ils prirent le chemin à gauche près d’Arles[116], et traversèrent le fleuve qui porte le nom de Rhône[117] et arrivèrent avant la chute de la nuit au château de Saint-Gilles. Quand les habitants de la ville les virent passer par les rues, avec leurs chevaux couverts de sueur, avec leurs brognes rompues, leurs écus fendus et leurs lances brisées, ils furent étonnés, et ils ne savaient quelles gens ce pouvait être, ni d’où ils pouvaient venir avec leurs vêtements en lambeaux.

(XXV)

Ils marchèrent vers le château, et souhaitaient d’y entrer, quand ils rencontrèrent un homme méchant et fou qui leur dit de s’éloigner et ajouta avec une grande sottise : « Méchants hommes, que voulez-vous ici ? Vous cherchez sûrement de grands désagréments, comme vous montrez votre témérité et votre folie, en venant dans notre château équipés et armés comme des ennemis ! » Guillaume dit : « Tu as eu tort de nous recevoir si follement. Bel ami, » dit-il, « nous sommes de France, et messagers du roi Louis, et il nous a envoyés ici pour faire ses messages au duc Julien qui a la garde de ce château. C’est un déshonneur pour tout vaillant homme, envoyé en message, de ne pas porter ses armes ou son armure pour se protéger contre les méchants, car il est pénible de tomber au pouvoir de ceux qu’il ne vous convient pas de servir. » Le gardien de la porte du château reprit : « Par ma foi, vous n’entrerez pas céans, ni par flatteries ni par belles paroles, car tu ne viens pas pour parer un autel ni chanter des messes. Et si tu veux aller plus loin, tu feras comme un malotru et un sot, car je t’ai préparé un si grand coup de ce gros et lourd bâton que voici, que tu en tomberas presque mort. » Et au même instant il assena à sire Guillaume quatre coups aussi forts qu’il put ; mais Guillaume lui opposa son écu, qui se fendit en long depuis la poignée jusqu’en bas. Quand le duc Guillaume vit la folie de cet homme et l’accueil peu bienveillant qu’il lui faisait, il se rappela qu’il était un seigneur et qu’il n’était pas convenable de recevoir un coup d’un serf sans le rendre. Il brandit son épée et frappa ce mauvais homme par en haut au milieu de la tête, et le fendit dans toute sa longueur ; et il tomba coupé en deux devant Guillaume qui le lança dans un fossé profond au pied du château. Quand le fils du gardien vit son père tombé et mort, il courut aussitôt, très effrayé, pour annoncer à sire Julien tout ce qui s’était passé entre son père et les nouveaux venus.

(XVI Commt.)

Le fils du portier arriva dans la salle et cria à haute voix : « Sire Julien, que fais-tu ? Mon père t’a servi plus de quatorze hivers, et jamais pour prix de son service n’a reçu un cheval ou un mulet : aujourd’hui son service est cruellement payé. Je l’ai vu jeter dans un fossé de telle sorte qu’il en a eu l’échine brisée. Que jamais Dieu ne t’aide, si tu ne punis pas cela ! » Quand le duc Julien entendit ces paroles, il fut très courroucé, et jura pas sa barbe blanche : « Il n’est pas d’homme en ce royaume, que, s’il nous a fait ce dommage, je ne fasse pendre aussitôt. » À ce moment tous les comtes à cheval arrivèrent tout armés dans la salle. Sire Guillaume avait un autre nom, celui de nez tort ; il parla ainsi : « Que le Dieu qui gouverne tout, qui a créé le ciel et la terre, et est meilleur et plus puissant que tous, vous bénisse et vous aide, sire Julien, vous et votre royaume ! Je[118] vous dirai que je suis Guillaume d’Orange au nez tort ; celui-ci est Bertran, mon neveu, qui est presque aussi grand que moi ; le troisième est Bernard de Brusban[119] ; le quatrième est Ernaud, mon frère[120]. Il y a maintenant un mois passé que les païens nous ont faits prisonniers. Aujourd’hui de bonne heure nous avons été délivrés, et depuis nous avons chevauché si longtemps, que nous sommes arrivés ici. J’ai trouvé à la porte du château un homme fou et malveillant ; il m’a porté quatre coups sur mon écu ; au cinquième je me courrouçai, je lui donnai un léger coup de mon épée, et je le lançai dans un fossé au pied du château. Mais nous sommes prêts à vous engager pour cela notre honneur, et à vous laisser à vous même le jugement de cette affaire plutôt que de vous voir à ce sujet fâché contre nous. » Et quand sire Julien l’entendit, il alla à eux et embrassa sire Guillaume et tous les autres et leur dit : « Par Dieu, à mon avis, vous auriez mieux fait de le pendre ! » Alors il dit à ses gens : « Debout, chevaliers ; prenez leur équipement ; ce sont seigneurs et princes : remercions Dieu qu’ils soient venus ici. »

Les comtes sont chez le prince renommé : vingt bacheliers prirent leurs chevaux et leurs armures ; on leur prépara des bains, et ensuite ils s’assirent pour manger[121] ; et quand ils furent rassasiés, sire Guillaume dit au duc Julien : « Tu as une belle et vaillante suite ; sire Louis, l’empereur, s’étonne que vous ne lui ayez pas encore rendu visite, et il s’en est plaint devant les plus hauts princes et ses vassaux. On lui a aussi dit que tu avais un fils qui a[122] l’âge et la force d’endosser l’armure. Dites-moi : est-ce un de ces beaux jeunes gens qui sont ici ? S’il n’est pas ici, envoyez après lui, car nous voulons le voir et l’emmener à Paris avec nous, et il fera belle figure parmi les plus forts et les meilleurs hommes du roi. » Le duc Julien dit en grand chagrin : « Par Dieu, bons seigneurs, vous venez trop tard, car ce matin je l’ai armé chevalier ; mais au moment où il a été équipé, il s’est enfui et m’a abandonné. Je n’ai pas voulu montrer ma puissance en face de sa folie ; j’ai fait mieux : j’ai envoyé après lui pour l’aider vingt chevaliers, les plus considérés auprès de moi ; mais je ne sais pas maintenant où ils se sont dirigés ni dans quel pays ils ont pris leur résidence. » Quand les comtes entendirent ces mots, ils se regardèrent les uns les autres. Ernaud le barbu dit : « Dites-vous vraiment, sire, que c’était votre fils qui montait un cheval gris-pommelé et portait un vêtement de soie d’or d’un rouge-brun avec une fourrure blanche ? Ce matin, comme nous sortions d’une forêt, il a fait preuve de si bonne chevalerie, qu’en peu de temps il a tué neuf chevaliers : un seul s’échappa et ne se risqua pas à l’attendre. Il le poursuivit jusqu’au moment où, près d’un gué, sept cents païens s’opposèrent à lui, et l’auraient fait prisonnier et vaincu, si les vingt chevaliers que vous lui avez envoyés n’étaient venus à son aide, braves et bons combattants, dont pas un ne saurait être blâmé ; mais les mauvais païens les entourèrent en si grand nombre qu’aucun des vingt chevaliers ne sortit vivant. Alors ils serrèrent Élie près d’un fossé, et le firent prisonnier, et le lièrent et l’emmenèrent avec eux. Et vraiment ses amis peuvent déplorer la perte d’un tel homme ! » Et quand Julien entendit ces paroles, il s’affligea beaucoup ; et la mère et la sœur du jeune homme pleurèrent le triste sort d’Élie, si durement retenu chez les païens. Alors une grande tristesse se répandit dans la salle, et toute la joie qu’ils avaient auparavant se changea en silence triste et désespéré : on ne songea plus à entendre harpes ou vielles ou symphonies ou autres semblables instruments à cordes. Le duc alors appela un homme nommé Thomas ; c’était un riche marchand, et toutes les mers lui étaient connues. Julien lui dit : « Tu vas équiper au plus tôt mon vaisseau le plus grand, tu le fourniras de vivres suffisants et tu prendras avec toi vingt sommes d’or, des autours et tout ce dont tu peux avoir besoin ; tu iras aussi vite que possible et tu ne t’arrêteras pas avant de savoir sûrement en quel pays les païens ont emmené mon fils. Toi, Salatré, tu voyageras avec lui. Soyez tout-à-fait prêts aujourd’hui, et demain partez ! » Et on ne raconte plus rien d’eux dans cette histoire. Sire Guillaume et ses compagnons se sont levés de bonne heure et demandent la permission de s’en retourner. Sire Julien les traita avec beaucoup d’honneur ; il leur donna les destriers les plus excellents, à chacun d’eux cent escalins et un écuyer pour porter leurs armes et les servir, et ils se séparèrent amicalement.

(XXVII suite)

Les[123] païens naviguent sur mer, et abordent après cinq[124] jours dans le pays qui se nomme Ungarie. Quand ils eurent jeté l’ancre au pied des rochers de Sobrie, le roi Macabré appela les Francs qui étaient prisonniers et aussi Élie, et ils furent amenés devant le roi. Le roi dit à Jossé, qui avait le commandement d’Alexandrie : « Prends ces gens avec toi, et inflige-leur tel châtiment qu’il te semble bon ; mais ce beau jeune homme, qui est si remarquable et imposant, restera avec moi, et s’il veut adorer Mahon, je lui donnerai en mariage Rosamonde, ma fille. » Alors le roi fit placer Mahon sur un pilier qui tout entier était de[125] pierres précieuses. Il dit à Élie : « Jure le par ta foi, Franc ; as-tu jamais vu un si beau dieu que celui-ci ? Il fait tout ce que je veux ; il me transporte d’ici en Afrique aussitôt que je le veux, et au nord en Écosse et de là aux ports d’Almarie[126]. Sache vraiment maintenant : quand tu te seras soumis à lui, je te ferai riche en or et en terres. » « Sire, » dit Élie, « vous plaisantez, ou vous parlez comme un enfant ou comme un fou, quand vous dites avoir pour dieu ce maudit ennemi. Cette chose ne saurait se mouvoir et n’a ni vie ni corps ; et si un homme venait qui lui donnât un coup sous l’oreille, il tomberait, comme s’il n’avait jamais eu de vie. Malheur à sa puissance et à ceux qui le servent ! » Malpriant était tout près et entendit ce que disait Élie. Il en devint presque enragé de colère et courut vers Mahon, et lui dit à haute voix : « Dieu tout puissant, ne m’en veuille pas de ces paroles ! Ce Franc qui t’a injurié est fou et ne comprend rien. Je t’engage ici ma foi que je te vengerai, si j’arrive vivant au pays, et aussitôt je le ferai pendre à ce haut rocher. » Quand Élie entendit ces paroles, il se courrouça fort et implora instamment l’aide et la grâce du Dieu qui gouverne tout[127]. Élie était libre sur le vaisseau du roi : alors il s’aperçut, ce qui lui causa grand émoi, que Malpriant faisait sortir son cheval de dessous le pont et le faisait conduire à terre ; il avait une selle dorée ; il était bridé et prêt à être monté. Ce cheval était si bon, comme il a déjà été dit plus haut, que jamais roi n’en avait eu de pareil. Élie dit à voix basse : « Aide-moi, seigneur Jésus-Christ, fils de la vierge Marie ! Il n’y a pas encore six jours passés que ce cheval était en ma possession. Plût à Dieu que je fusse assis sur son dos et armé comme je voudrais [128] ! » Alors il bondit en l’air avec une force si merveilleuse que personne ne put le tenir, et il vint jusqu’à terre, et il courut aussitôt vers l’homme qui conduisait le cheval, et lui donna un si violent coup de poing sous l’oreille qu’il lui brisa la nuque. Élie sauta sur le cheval aux yeux de toute l’armée et partit au galop. Quand le roi Macabré vit cela, il se courrouça fort et avec rage cria à Mahon : « Méchant dieu, » dit-il, « que fais-tu ? es-tu fou ou dors-tu ? Je t’ai promis fidélité : malheur à ta puissance et à ceux qui te servent ! Maintenant le Franc s’en va, qui t’a toujours outragé ! » Il appuya son pied sur un côté de la statue de Mahon et le renversa de son pilier et lui cassa le nez et le bras droit en deux. Les païens le saisirent alors : « Mauvais roi, » dirent-ils, « que fais-tu ? tu es plein de colère, de folie et de brigandage, en frappant et brisant ton dieu ! Va maintenant vers lui, et prosterne-toi devant lui, et prie le de te pardonner : sans cela tu mourras ! » « Je jure par mon chef, » dit le roi Macabré, « que celui-là est fou qui le sert et croit en lui ; car son pouvoir est tout à fait miné et ne vaut rien, et ce n’est que tromperie et folie ! Il a laissé échapper le Franc qui l’avait insulté et avait tué ses fidèles. Je suis vraiment plein de douleur et de honte de l’avoir fait délier, car il s’est enfui. »

(XXVIII)

Lorsque le roi eut parlé ainsi, tous reconnurent qu’il disait la vérité, et quittèrent leurs vaisseaux. Le roi appela alors à lui sept cents chevaliers ; et il y avait là Jossé d’Alexandrie et Hector et Gontier[129] : « Vous allez vous rendre au gué de Dalbier et attendre le Franc, qui s’est échappé et nous a joués.

(XXVII fin)

« Si Mahomet le fait revenir, il aura bien agi dans son intérêt, et si le bon Mahomet se conduit si bien, je lui donnerai quatre cent mille marcs d’or pur ; et je referai sa tête et ses épaules, ses mains et ses doigts et ses mollets, ses chevilles et la plante de ses pieds, plus grands de moitié qu’ils n’ont jamais été ; je le ferai refaire tout neuf et de fin travail. »

(XXIX)

Maintenant les païens sont tous sortis de leurs vaisseaux, et le roi est allé chez lui dans son bon château de Sobrie. Toute sa famille vint au-devant de lui, sa femme et son fils et la brillante Rosamonde, sa fille ; et elle dit aussitôt à son père : « Vous m’avez promis, à votre retour de France, de ramener pour moi[130] de France un pauvre prisonnier, pour m’apprendre la langue welche. » « Par ma foi, belle fille, » dit Macabré, « j’en avais un comme tu le veux, auprès de moi ; jamais, depuis que Mahon a créé le monde, il n’en est venu de tel en ce royaume. Il a vaincu Malpriant, ton fiancé, et a fait tomber cet orgueil et cette fierté qu’il croyait pouvoir avoir pour l’amour de toi, si bien que, quel que soit le nombre des hommes en campagne, si ce Franc est dans l’armée ennemie, Malpriant n’ose même pas entrer en conversation avec lui ! » Quand la jeune fille entendit son père louer de la sorte le brave héros, tout son cœur soudainement se prit d’amour pour lui, de sorte qu’elle ne put rien répondre ni demander la permission de sortir, mais elle alla se prosterner devant ses dieux et les pria de tout cœur de garder ce noble héros de honte et de mort.

Il faut parler d’Élie qui chevauchait le long du rivage, et implora la bonté divine et dit : « Seigneur Dieu, roi doux et puissant, conduis-moi en tel lieu et en telle herberge que je puisse m’y restaurer, car depuis longtemps je souffre du manque de vivres. Voici cinq jours passés que je n’ai mangé, et ma vigueur et mes forces s’épuisent. » Il descendit alors la colline, et, arrivé dans la plaine, il vit dans un bois, assis à l’ombre d’un grand arbre, trois larrons, et ils avaient là beaucoup d’argent qu’ils avaient pris et volé, ainsi qu’un grand coffre rempli d’or fin de maint pays. Ils s’étaient donné là rendez-vous et tenaient conseil, et ils avaient apporté leur repas somptueusement préparé : deux paons et un cygne avec une bonne sauce au poivre, et un grand pot rempli de vin et de bière mêlés et deux grands pains de froment. Quand Élie vit qu’ils se disposaient à manger, et que le repas était prêt et qu’ils s’offraient entre eux le pain, le vin et la viande, il fut pris d’un si pressant désir de manger qu’il ne put, sous aucune condition, se retenir plus longtemps. Il descendit doucement de son cheval, et sans demander ni eau ni serviette, il s’attabla aussitôt auprès d’eux sur l’herbe, et les trois larrons ne pouvaient pas couper aussi vite qu’il mangeait lui seul ; et le chef des larrons lui dit : « Tu es bien osé, avide glouton, de t’asseoir à notre repas et de ne pas nous en demander la permission ! Jamais il n’y eut main d’homme qui ait si bien appris à vider les écuelles ; mais tu le paieras cher avant de nous quitter. Ce cheval que tu as amené ici, tu nous le donneras ; et si tu te plains en quoi que ce soit, tu recevras de nous tels coups de poing, de bâton et de pied que tu ne pourras trouver de médecin pour te guérir. » « Ami, » dit Élie, « tu as tort de t’exprimer de la sorte : en parlant ainsi, tu ne calcules pas ce qu’ont coûté ces viandes et cette boisson que nous avons consommées. Nous voulons maintenant en savoir le prix : dis-nous la vérité là-dessus, et je te paierai entièrement et sans faute ce que j’ai pris. » « Par mon chef, » dit le larron, « tu en sauras le prix ! Cent marcs d’argent pur ont été payés pour cela ; mais paie-moi dix marcs d’argent pur, et je te tiens quitte. » « Par ma foi, » dit[131] Élie, « je n’ai jamais vu chose pareille. Si tout est aussi cher dans ce pays, c’est bien mieux dans le pays où je suis né. Prenez, » dit-il, « ces cinq escalins d’argent pur et sans défaut, et ce vêtement de soie à fourrure blanche, qui m’a coûté cinq marcs d’or quand je l’achetai. » « Par mon chef, » dit[132] le larron, « tu vas parler autrement. Nous voulons avoir ce cheval que tu as amené ici[133] ; j’ai estimé que sa bride vaut vingt livres d’argent. Tu seras dépouillé et nous quitteras à pied, ayant à la main un bâton, comme un homme des bois. »

(XXX)

« Malheur à toi, méchant vagabond, » dit Élie, « Dieu te fasse honte ! Je pensais, quand je vous voyais préparer votre nourriture, que vous étiez des vassaux ou des chevaliers, des bourgeois ou des marchands, sachant bien accueillir un prudhomme ; mais maintenant vous[134] dites que vous voulez avoir mon cheval pour votre nourriture et votre boisson, et vous voulez me trahir comme Judas trahit Notre Seigneur à table ! mais je jure par Dieu même et par le cher apôtre qu’implorent les pèlerins[135], que si l’un de vous est assez audacieux pour oser m’approcher, je le traiterai de telle façon qu’il[136] n’en aura jamais aucune joie ; et[137] je donne un faux denier pour vous trois ! Il vous faudra plus grande force avant de me mettre en fuite ou de m’effrayer.

« Malheur à toi, mauvais homme, » dit Élie ; « Dieu vous confonde ! Je vois en vérité que vous êtes des larrons et de méchantes gens[138]. Où avez-vous pris cet or qui est là ? Si vous ne me dites sur-le-champ à qui il appartient, je vous pendrai ici même ! » Et il[139] frappa[140] de son pied la nuque du chef des brigands ; et le coup fut si lourd, que jamais plus il ne put répondre, car l’os de son cou fut rompu en deux ; puis il saisit de ses mains le bras du second larron, et l’attira à lui, de sorte qu’il lui brisa le bras à l’épaule, et le cœur lui sortit du corps avec les entrailles[141].

(XXXI)

Le troisième était[142] Galopin ; il était petit de taille ; il approcha, se jeta[143] à genoux, et demanda grâce pour lui et dit : « Excellent seigneur, fais toi honneur à toi-même ; et ne me tue pas. Reçois ici ma foi que jamais je n’ai voulu rien faire de mal contre toi. Si tu veux que je reste avec toi, ce sera une grande amitié de ta part : tu n’iras jamais nulle part que je n’y aille volontiers avec toi ; si tu as besoin d’argent, je t’en donnerai tant qu’il ne t’en manquera jamais : je connais caché dans le bois[144] de l’or en telle quantité qu’il dépasse en valeur quatorze bourgs et vingt-deux châteaux. Je suis resté quatorze hivers[145] le compagnon de ces hommes ; et souvent on m’a tendu des embûches dans ce bois, nuit et jour ; souvent j’ai été pris et jeté en prison et enchaîné cruellement. Mais je connais tant de ruses et d’artifices, que là où j’ai été le plus soigneusement gardé, je me suis échappé. Aussi je ne veux plus voler, car c’est un vilain métier que celui de larron, car le larron est vite pendu quand il est pris en volant. »

(XXXII)

Élie vit Galopin à genoux devant lui, demandant grâce[146] : « Excellent seigneur, ne me tuez pas, car je suis de bonne famille et d’un riche pays ; je suis le fils du comte Tieri[147] du Sud. Quand ma mère m’eut mis au monde, trois[148] fées pendant la nuit me prirent de la chambre où j’étais couché, et l’une d’elles voulait disposer de moi et me prendre avec elle ; mais cela déplut aux deux autres, et elles se dirent mutuellement que je ne croîtrais pas ni ne deviendrais grand, mais que je courrais[149] si fort que Dieu ne créerait jamais créature vivante qui puisse aller aussi vite. » Comme ils parlaient ainsi, vint en courant un malveillant païen, Jossé d’Alexandrie, avec deux autres païens, ses compagnons et amis, Hector et Gontier [150]. Quand Élie les aperçut, il pensa qu’un grand[151] danger le menaçait, car il était sans armes[152] ; mais néanmoins il attendit le choc. Jossé arriva là et lui perça l’épaule ; mais Élie se détournant devant la lance, elle se rompit. Comme un autre païen se préparait à[153] le frapper[154], Galopin bondit en avant et brandit à deux mains une grosse massue de bois de pommier[155] et il frappa aussitôt le païen au milieu entre les yeux, si bien que la cervelle avec le sang resta attachée à la massue et qu’il tomba mort à terre. Quand Élie l’aperçut[156], il fut saisi d’étonnement de voir que ce larron était assez résistant et hardi pour attaquer un païen[157] armé. Mais quand Jossé eut brandi son épée, et fait une seconde blessure à Élie, Élie le saisit par le bras et lui enleva violemment son épée ; et quand celui-ci eut perdu son épée, il prit la fuite. Alors arriva Hector le troisième[158], et Élie le frappa aussitôt avec l’épée et le lança mort à terre. Là dessus il prit son cheval et dit à Galopin : « Dieu me garde dans sa grâce et me délivre de cette maudite troupe de païens, comme il est vrai que je ne t’abandonnerai jamais quand[159] même je devrais m’exposer à la mort ! Prends maintenant ce cheval, car tu l’as bien mérité ! » Alors Galopin dit : « Seigneur chevalier, noble ami, que ferai-je de ce cheval ? je ne puis ni le pousser[160] ni le tourner ; si je montais sur son dos, je tomberais tout aussitôt en bas. Prenez plutôt celui qui est le meilleur de ces chevaux ; et moi, je prendrai cet écu doré aux attaches vertes qui est là à terre ; et je conduirai par la bride ce destrier arabe, et s’il ne me[161] suit pas aussi vite que je veux, je le tuerai aussitôt avec ma massue pour que nos ennemis ne s’en servent pas. »

(XXIII)

Quand Élie eut entendu ce que disait le larron, qu’il allait si vite à pied qu’il ne voulait pas de cheval, il le laissa faire comme il voulait. Mais[162] ils perdirent la route qu’ils devaient suivre, car il s’éleva une telle obscurité qu’ils ne purent reconnaître aucun chemin, et ils allèrent errant dans le voisinage de Sobrie, la ville importante ; et ce fut vraiment pitié qu’ils fussent arrivés là, car avant que le soir ne vienne, il pourra bien leur échoir souci et danger, douleurs et tribulations. À la porte du château, devant eux, se tenait Jossé qui, le même jour, avait poursuivi Élie et l’avait blessé ; et aussitôt qu’il les vit, il s’élança et disparut, et courut aussi vite qu’il put à la salle du roi ; et quand il vit le roi, il lui dit : « Par Mahon, sire roi, grande honte et grand dommage t’ont été causés en ce jour, car Hector[163], ton meilleur ami, a été tué, et Gontier et le roi Malgant, que tu as fait couronner. Quand le roi entendit ces paroles, il fut merveilleusement courroucé et chagrin : et il jura alors, par Mahon et par toutes ses autres idoles, que dans tous les châteaux et villes, aussi loin que s’étend son royaume, il ferait déclarer et juger Élie hors la loi et banni partout où on le saisirait. Le méchant Jossé répliqua : « Sire roi, » dit-il, « tu parles de grande folie. Par mon chef, tu n’as pas besoin de prendre tant de peine pour le chercher, car il est maintenant tout près, et vous pourrez vous rencontrer avec lui dehors devant la ville, si vous désirez le trouver. »

(XXXIV)

Élie est arrivé sous les murs de Sobrie, et quand il vit les tours et les châteaux de la ville, il dit à Galopin, qui était devenu son serviteur en toute bonne foi : « Dis-moi, ami, ce pays t’est-il connu ? Sais-tu quel est le seigneur de ce pays ? » « Oui, » dit celui-ci, « je le connais très bien. Ce[164] sont les tours et les châteaux de Sobrie ; dans cette ville est le roi Macabré et[165] son fils et[166] sa fille ; dans tout le monde on ne trouve aussi belle femme qu’elle. J’étais, il y a peu de temps, dans cette forteresse en compagnie de ces hommes que tu as tués ; et nous dérobâmes ici dans ce château beaucoup d’argent. Si le roi me prenait, tout l’or de Pavie ne l’empêcherait pas de me pendre aujourd’hui même. » « Tu m’as trahi, » dit Élie, « car par ta fourberie tu m’as conduit ici au pouvoir de mes ennemis. » « Non, sire, » dit-il, « par le noble seigneur qui naquit de la très sainte vierge Marie ! mais l’obscurité était grande, et le chemin ne m’est pas entièrement connu ! » Comme ils parlaient de cela et d’autre chose, de maudits païens arrivèrent en bondissant, que Dieu leur puisse donner honte, affront et dommage ! et ils tuèrent, sous Élie, le bon cheval qui valait plus de sept cents livres[167] d’or. Mais il les écarta de son épée et frappa de tous côtés. Galopin saisit une lance et l’aida autant qu’il put, de sorte qu’en peu de temps ils tuèrent quinze[168] païens et les survivants s’enfuirent. Élie et son compagnon cherchèrent devant eux et continuèrent leur chemin au pied des murs de la ville, et ils arrivèrent dans un jardin qui était sous la ville ; jamais nul homme n’en a vu un si beau et si bon. Mais les païens qui s’étaient échappés se hâtèrent vers le palais du roi et racontèrent au roi leur mésaventure. Quand Rosamonde entendit cela, elle se réjouit dans son cœur et dit : « Ô Mahon, mon seigneur suprême, permets-moi de vivre assez longtemps pour que je puisse avoir[169] ce vaillant chevalier en ma garde ; je mettrai en sa puissance ma vie et mon corps tout ensemble. »

(XXXV)

Toute cette nuit, Élie la passa dans le jardin herbu au pied des tours ; il était livré au chagrin et aux soucis, courroucé et affligé, et il tomba souvent en défaillance, déplorant ses malheurs, et il dit[170] : « Ô sire Julien, mon père, j’ai commis une grande folie, quand je te quittai sans ton congé et la rancune au cœur, car maintenant ma vie ne vaut rien[171]. Il est certain aujourd’hui que jamais plus tu ne me verras en bon état et bonne santé. Galopin, » dit-il, « va maintenant ton chemin ; ce jour nous séparera en grande affliction : car je n’ai plus de force[172]. » « Non, sire, » dit le larron, « je ne m’éloignerai pas même pendant ce jour, si vous ne m’accompagnez. Je me ferai plutôt tuer que de vous abandonner ainsi malheureux et sans soins. »

(XXXVI)

Quand la nuit fut passée et que le jour parut, les païens sautèrent sur leurs chevaux, les maudits fils de chiens ; et les voilà qui menacent Élie, voulant le prendre pour le mutiler ou le tuer. Mais Rosamonde s’était levée de bonne heure[173] ; elle entendit chanter aux petits oiseaux leur douce chanson qui salue le jour, et elle pensa aussitôt à la douceur de l’amour, et elle dit : « Ô Mahon, mon seigneur magnifique, tu es si fort et si puissant que tu fais pousser à l’arbre ses feuilles, ses fleurs et ses fruits : délivre mon Franc des mains des méchants princes païens, qu’ils ne le tuent ni ne le blessent ! » Quand elle eut parlé ainsi, elle regarda en bas au pied de la tour, dans la prairie, et vit Élie qui gisait dans le verger sous la tour. Pendant ce temps les Francs qui étaient en prison plaignaient et déploraient sans cesse le triste sort d’Élie. Entendant leurs paroles de compassion, Galopin alla dans leur direction et écouta attentivement, et ensuite prit Élie, le mit sur son dos et voulut l’emporter avec lui. La jeune fille alors lui dit de la tour : « Ami, petit compagnon, dépose le bon chevalier que tu portes sur ton dos ; si tu l’emportes plus loin, ce sera folie, car devant toi se tiennent trente païens, et il n’en est pas un d’entre eux qui n’ait hache ou lance, bâton ou pierre ; et ils sont postés là depuis hier soir, et toute la nuit ils vous ont gardés pour vous empêcher de fuir, car tel est l’ordre qu’ils avaient.

« Bon ami, » dit-elle, « petit compagnon, écoute mon conseil et suis-le. Dépose-le doucement de ton dos : je le recevrai et apprendrai ses aventures ; jamais je ne fus l’amie de ceux qui l’ont traité ainsi. »

(XXXVII)

Elle sortit alors de sa chambre à coucher, et ne prit avec elle aucun compagnon. Elle était vêtue d’un bliaut de la plus belle étoffe de soie à fourrure blanche, broché d’or et d’oiseaux, qui tombait jusqu’à ses pieds. Elle revêtit par dessus un petit manteau du meilleur velours. Sa peau était plus blanche que la neige nouvelle tombée sur les arbres secs ou que la plus blanche fleur de l’herbe. Il n’y a pas d’homme sur terre, qui, plongé dans le chagrin et l’affliction, ne fût, en la voyant, réjoui et heureux dans son cœur. Et elle vint à Élie, et lui mit la main droite sous le cou, là où il était étendu sur l’herbe. Quand le comte la vit, elle lui sembla si belle, si avenante, si agréable, si courtoise et si bien enseignée qu’il oublia toutes ses douleurs et se dressa sur l’herbe ; et la jeune fille lui parla : « Chevalier, » dit-elle, « qui es-tu ? Crois-tu en Mahon, qui gouverne tout le monde ? » « Non, par Dieu, » dit Élie, « ni à aucun de ceux qui le servent : je suis venu ici par mer ; j’arrive de l’ouest, de la bonne terre de Provence. Les païens m’ont fait prisonnier : Dieu me venge sur eux et leur fasse honte ! Je me suis échappé aujourd’hui de leurs mains, lorsque j’arrivais en ce pays. Après quoi, ils m’ont poursuivi et fortement endommagé, ils m’ont percé de quatre blessures que je crois mortelles ; et mon plus grand chagrin est de mourir sans avoir confessé mes péchés.  » « Par ma foi, » dit la jeune fille, « je sais maintenant de vrai qui tu es et je connais tout ce qui t’est arrivé. Ne te tourmente pas de ce que tu peux craindre, et suis-moi au plus vite : nous irons sans bruit, car je veux t’introduire dans un lieu où avant ce soir tu seras tout autre, si tu fais ma volonté. » Et elle prit Élie par la main droite et le conduisit[174]. Ils arrivèrent dans sa chambre, où étaient incrustées toutes sortes de figures d’animaux dorés ; et elle le fit coucher dans un lit dont les rideaux étaient d’or. Les couvertures du lit étaient de la plus belle soie ; celle de dessus était convenablement et noblement apprêtée ; et tout le reste de l’arrangement du lit était si excellent que le plus noble prince[175] de ce monde pouvait s’y reposer délicieusement. La jeune fille alors tira de sa réserve quatre herbes si puissantes que Dieu ne fit jamais homme ou créature vivante qui, goûtant ces herbes et les sentant descendre du cou à la poitrine, ne se trouve aussitôt aussi bien portant que le poisson dans l’eau. La courtoise jeune fille pila de ses propres mains les herbes et les donna à boire à Élie, le brave et fort chevalier. Quand il eut bu, et que la potion lui descendit dans la poitrine, il se sentit aussitôt guéri, et appela Galopin et lui dit : « C’est le paradis et la splendeur céleste ! nous y sommes entrés. Jamais je ne veux partir d’ici, si j’ai toujours pareilles délices »

(XXXVIII)

Rosamonde la courtoise, la belle et la renommée, la rayonnante et la bien prisée, aimait beaucoup le fameux et noble comte Élie, d’un amour ardent et profond. Elle lui prépara elle-même la potion. Quand il eut bu et que le breuvage l’eut bien remis, il revint complètement à la santé et demanda à manger ; et aussitôt un repas fut apprêté, comme il pouvait le désirer ; puis un bain fut préparé et il entra dedans. Au sortir du bain, il resta quelque temps sur le lit, puis on lui apporta des vêtements. Jamais duc ou prince ne revêtit de plus riches habillements. La jeune fille s’assit alors auprès de lui ; et il la prit sur son giron et l’embrassa plus de cent fois. « Galopin, » dit Élie, « vois quelle femme elle est ! dans tout le royaume du roi de France on n’en trouve pas une seconde semblable. Et maintenant plût à Dieu, qui règne sur tout et demeure au ciel, que j’eusse ici avec moi dans ce château Agamor et Bernart, et Gamart et Aïmart le fort et Berhart, braves chevaliers ![176] » Avant d’abandonner cette jeune fille, nous ferions mordre la poussière à nombre de païens qui maintenant sont sains et gais ! » Quand Galopin l’entendit, tout son corps trembla de frayeur[177] : « Excellent seigneur, » dit-il, « pourquoi dites-vous ainsi ? Je suis tellement épouvanté que j’ai à peine ma connaissance, car je sais certainement, que si le roi apprend que nous sommes ici, nous serons pendus tous deux aujourd’hui même. »

XXXIX
XL et XLI

Or fut Élie quatre jours durant en grande joie avec la jeune fille dans la tour, sans que les païens, à qui Dieu fasse peine et déconfort, en découvrissent rien. Cependant Macabré, le roi de Sobrie, s’est mis à table ; mais avant qu’il se lève de table il entrera en courroux et chagrin, car Jubien[178] le roi de Baudas, le vieux aux cheveux blancs, est sorti de son royaume avec trente mille païens, et soudain ils ont planté leurs tentes dans les prairies autour de Sobrie, et ont établi des pierrières pour abattre les murs du château. Alors il envoya son messager adroit et habile en parole avec son message : et dans sa lettre il demanda à Macabré de lui donner sa fille Rosamonde pour femme et avec elle la moitié de son royaume, et il dit qu’il s’en contenterait. Donc, comme Macabré était à table, le messager se présenta devant lui et lui dit : « Seigneur de Sobrie, fais taire ceux de ta suite, tandis que nous vous disons notre message. Un messager ne doit entendre vilenie ou souffrir méfait à cause de son message. Mon seigneur Jubien, le roi à la barbe blanche, te mande que tu lui donnes pour femme la belle Rosamonde, ta fille[179] ; et il est venu lui-même pour réclamer de ton royaume tribut et présents, car les plus anciens et les plus sages de ses hommes et ses conseillers lui ont dit que tu lui dois tribut. Que si tu lui refuses ces demandes, il t’appelle en combat singulier ici dans la plaine ; si tu peux le tuer ou le vaincre, alors toi et les tiens vous serez éternellement libres, et toute cette armée retournera sans te faire tort ni perte, et plus jamais tribut ne sera exigé de toi.

(XLII)

Macabré réfléchit[180], quand il eut entendu ces nouvelles, et répondit à l’envoyé de Jubien en grande colère et refus : « Ami, » dit-il, « dis à ton maître qu’ainsi puisse Mahon m’aider comme sa grande folie et son arrogance le rendent téméraire et le poussent pour son grand malheur à m’envoyer un tel message : car demain sans aucun doute il me rencontrera, ou un autre à ma place, pour l’empêcher les armes à la main de réclamer le tribut. Mais, ainsi m’aide Mahon, si tu n’étais pas un messager, je te ferais aussitôt couper un membre ou crever les deux yeux, et brûler ta barbe, et je te renverrais ignominieusement à ton honteux prince. Le messager s’effraya d’entendre chose pareille, qu’on voulût le mutiler à cause de son message ; ce n’est donc pas merveille s’il reprit son chemin le plus vite qu’il put.

(XLIII et XLIV)

Le messager s’en va et il s’est bien acquitté de son message[181]. Mais après son départ, Macabré est assis là triste et affligé, et il parla à son fils qui s’appelait Caïfas de Sobrie : « Mon fils, » dit-il, « peux-tu mener à bien ce combat ? car je l’ai accepté à cause de ta vaillance et de ta force. » « Sire, » dit Caïfas , « vous montrez et vous dites très grande folie : il y a aujourd’hui un mois que je fus pris d’une fièvre intermittente ; et je ne monterai de cheval de guerre pour l’amour d’aucun homme vivant. Donnez lui pour femme votre fille, qu’il aime et désire tant ; elle ne peut pas être mieux mariée, car il est considéré et très puissant. Que Mahon se courrouce contre moi, lui qui gouverne tout, si je me bats pour l’amour[182] d’elle ! »

(XLV)

Quand le roi entendit que son fils fait semblant d’être malade, il trouva qu’il était lâche par manque de courage ; mais il n’en dit rien à cause des autres gens. Alors le roi dit à Jossé : « Arme-toi, et fais ce combat[183] pour moi. » « Sire, » dit ce chien de païen, « je me serais volontiers engagé à cela, si[184] cela ne m’avait pas nui hier : quand vous m’envoyâtes contre le Franc, il me fit une grande blessure qui saigne encore, de sorte que je ne puis me tenir droit à cheval ni bien porter l’armure. Que Mahon me donne ignominie et honte si avec ma blessure j’allais au combat pour l’amour de toi et si je m’exposais au danger, alors que je suis si peu propre à porter les armes ! »

XLVI

Le roi entendit ces mots et que Jossé prétendait être malade, et n’osait pas aller au combat, et il appela Malpriant à lui et lui dit : « Bel ami, viens ici : tu iras au dehors dans nos champs[185] remporter la victoire dans ce combat[186], et tu vas t’armer à cette condition que si tu le tues ou vaincs ou réussis autrement à abaisser la colère et l’orgueil de Jubien, tu auras ma fille, qu’il demande avec ardeur et arrogance, et la moitié de mon royaume durant ma vie : et ensuite tu seras proclamé prince et seigneur, roi et empereur de tout mon royaume. » Le méchant Malpriant lui répondit : « Roi, tu dis des enfantillages et des puérilités ! Tu agis avec moi comme un vilain avec son chien, quand il le pousse là où il n’ose pas aller lui-même. Eh ! bien, puisque tu es prince et seigneur, roi et souverain élu de ce royaume, défends donc ton royaume et tes biens, ton domaine et ton honneur, ta puissance et ton peuple et la foule de tes sujets, pour ne pas être un couard et un lâche, contre celui qui jette le trouble dans ton royaume et veut t’humilier. Mais ainsi puisse Mahon le tout puissant m’aider, que jamais je n’enfourcherai un cheval de guerre pour te défendre non plus que ton royaume[187] ! » « Malheur à toi, méchant homme ! » dit le roi, « tu pâlis aussitôt[188] de peur, et ta couardise est toujours la même : c’est[189] une honte que tu aies pris les armes. Tu es pour tous un sujet de risée et de mépris ; il en a déjà été ainsi sur les vaisseaux : quand nous devions descendre, tu as laissé s’échapper[190] par ta lâcheté et ton manque de courage le noble chevalier, le bon héros, que nous avions pris en France. S’il était aujourd’hui valide et ici avec nous, il nous délivrerait vite par ses armes et sa bravoure, ainsi que mon royaume, de ce combat et de ces outrages.

« Caïfas, » dit-il, « tu t’es conduit envers moi comme un misérable, quand tu as refusé ce combat avec Jubien : maintenant qu’il y va de ton honneur et de notre détresse, ta crainte et ta lâcheté sont pour nous deuil et chagrin, pour toi-même honte et déshonneur. Mais peu m’importe ta triste situation, car je lui donnerai ma fille pour femme, et sa dot sera la moitié de mon royaume, comme il le désire ; mais je ferai un traité spécial avec lui, pour avoir libre et franc de tout tribut, en paix et en liberté, le quart de ce royaume, aussi longtemps que mes jours durent. » Le roi appela[191] à lui Omer, son conseiller[192]. « Va, ami, » dit-il, « en haut, à la chambre de Rosamonde, et dis-lui de revêtir ses plus beaux et plus riches habits : je veux la marier avec Jubien. » Omer répondit : « Volontiers, sire, à votre commandement ! » Quand ils arrivèrent à la chambre, toutes les portes étaient entièrement closes et ils saisirent l’anneau de la porte et le secouèrent quatre fois. Quand Rosamonde l’entendit, elle soupira de tout cœur[193] : « Par ma foi ; sire Élie, » dit-elle, « nous sommes ici dans une mauvaise affaire, car je pressens qu’on nous a espionnés et qu’on nous a bassement accusés. » « Demoiselle, » dit le comte, « ne crains point ! Si j’étais armé, tu me verrais donner de grands coups et prouver ma bravoure. » « Par ma foi, » dit la demoiselle, « il ne faut pas parler de chose semblable ; ne parle pas maintenant de combats ! Montez plutôt tous deux dans la[194] tour, et cachez-vous y. J’irai pendant ce temps à la porte répondre à ceux qui sont venus ; je pourrai donner une réponse convenable à leurs paroles. » « Qu’il en soit, demoiselle, » dit Élie, « comme vous le voulez ! » Quand ils furent cachés dans la tour, elle alla aussitôt[195] et ouvrit la porte. Omer[196] entra, le méchant traître, et dit : « Demoiselle, le roi vous ordonne de vous vêtir le mieux possible et de venir avec nous dans la salle ; je pressens qu’il veut vous faire honneur et vous marier. » Quand elle eut entendu l’ordre et la volonté de son père, elle s’habilla bien et noblement, comme il convenait à sa valeur et à son sens courtois ; elle revêtit un riche pelisson d’hermine, agrémenté au cou et aux manches d’ornements si beaux qu’on n’en avait jamais vu de pareils ; puis elle mit une robe tissue d’or, si fine et si coûteuse, qu’on n’en trouverait pas de semblable dans toute la païennie ; le petit manteau qu’elle prit sur elle avait été envoyé de l’ouest du monde païen, du pays où le soleil se couche et qui porte le nom d’occident ; trois fées tissèrent ce manteau du meilleur fil d’or avec tout le soin et toute l’adresse imaginables ; aussi, avant de finir ce tissu, passèrent-elles soixante hivers. Ce manteau était entièrement orné de grands oiseaux tout en or, et garni des plus grosses pierres précieuses ; les attaches du manteau et les agrafes des rubans avaient été vendus au roi Macabré soixante livres de[197] besants purs par le marchand Samarien. Ensuite la jeune fille se ceignit d’une ceinture précieuse, qui semblait être un ruban d’or avec des figures de toutes sortes ; les orfèvres les plus renommés y avaient travaillé. Plus beaux que l’or étaient ses cheveux, qui tombaient entre ses épaules en tresses brillantes. Sa peau, là où elle apparaissait à nu, brillait plus blanche que la farine de froment et que la neige nouvelle. Jamais homme vivant[198], à sa vue, ne pourrait vraiment s’empêcher de dire et de savoir réellement qu’il n’y en a pas de plus belle dans toute la chrétienté.

(XLVII et XLVIII)

Quand la jeune fille fut entrée dans la salle, toute la salle resplendit de sa beauté et de sa parure. Quand le roi l’aperçut, il soupira de tout son cœur, et dit : « Belle fille, je suis soucieux et plein de chagrin, car Jubien, le vieux à la barbe blanche, le méchant, l’entêté, est venu ici de son royaume avec trente mille païens, à cause de la lâcheté et de l’outrecuidance de ton frère ; il l’a provoqué en combat singulier, et ton frère n’ose pas accepter ce combat et tenir sa promesse, ni combattre avec lui : aussi suis-je forcé, à mon grand chagrin et contre ma volonté, de te marier à Jubien. » « Bon père, » dit la jeune fille, « j’aime mieux devenir folle furieuse ou me laisser réduire complètement sur le bûcher en charbons froids que si le vieux Jubien à la barbe blanche devait jamais toucher mon corps de ses mains tremblantes !

(XLIX)

« Bon père, » dit la jeune fille, « il n’est pas honorable à vous, non plus qu’à mon frère[199] et à Jossé, qui se proclame un combattant et un guerrier, qu’aucun de vous n’ose se mesurer avec Jubien ! Tous vous le craignez, et vous renoncez à votre indépendance devant un seul homme, un vieillard tremblant, au point de vouloir tous vous libérer de lui en livrant une femme ! Mais je vous le jure par le grand Mahon, si vous me le faites épouser par force, vous aurez des malheurs à craindre pour vous-mêmes, car avant qu’il ne se passe douze mois, je ferai abattre tous les murs de votre ville, ses châteaux et ses tours, et détruire et déshonorer votre demeure, puisque vous avez eu un tel dessein sur moi. Et maintenant que vous êtes tous anxieux et vaincus, soumis et accablés par Jubien, et que vous tremblez de lâcheté et de couardise, tombez à mes pieds et demandez grâce ; et je vous procurerai un homme si brave qu’il nous délivrera, vous et moi, de ce combat. »

(L)

La jeune fille dit : « Bons chevaliers, écoutez ma parole : si je puis trouver un si bon chevalier, qu’il ose marcher contre le vieux Jubien pour lui livrer bataille dans nos plaines, voulez-vous me promettre, seigneur, qu’il pourra, sans être nullement inquiété, se présenter à cheval et s’en retourner de même, et que personne[200] n’osera lui faire dommage ou tort, ou l’attaquer ? » « Bonne fille, » dit le roi, « n’en doute pas. Par la foi que moi et mon royaume nous devons à Mahon, je jure que partout où nous pourrons lui venir en aide, il ne lui sera fait aucun dommage ; que s’il est sans ressources, nous lui donnerons la fortune et le ferons riche et puissant et si tu le désires nous le marierons avec toi avec la pompe, la magnificence et les honneurs convenables.[201] » La jeune fille répondit : « Je ne demande rien de plus. »

(LI et LII)

Là-dessus[202] elle se leva et alla dans son appartement parler à sire Élie. « Par Mahon sire, » dit-elle, « je suis en grand chagrin et j’ai grand souci. Voici qu’est arrivé le vieux Jubien, qui demande bataille et combat, et personne de nos hommes n’ose se présenter contre lui. Il faut bien dire que nos païens tremblent, et sont si lâches que toute l’arrogance qu’ils montraient de leurs exploits est devenue maintenant folie ridicule, honte et vilenie. Pas un d’entre eux n’ose sortir et combattre Jubien pour nous : ils aiment beaucoup mieux périr ici. Mais vous, si vous vous sentiez assez déterminé et préparé au combat pour marcher contre lui[203], sachez-le vraiment, je vous ferais moi-même avoir si grand honneur que vous ceindriez la couronne dans cette salle au premier jour de fête de l’été qui vient. » « Demoiselle, » dit le comte, « ce que vous dites ne me convient point. Je n’ai aucun désir de puissance et de richesses, et pour le prouver je ne veux plus combattre à cause de cela. Je ne veux pas prendre[204] une femme qui ne soit pas dans la foi du vrai Dieu. Cependant, à cause de vos païens et de leur lâcheté dont vous me parlez[205], si vous me procurez un destrier et une armure complète, j’irai au combat. Et si je rencontre[206] Jubien, il sera en triste état quand nous nous séparerons ; car s’il en sort avec la vie sauve, il ne provoquera plus en combat personne qui soit né en France !

(LIII)

« Par ma foi, demoiselle, » dit Élie, « si vos païens veulent avoir un combat à cheval, et si le roi le demande, vous avez bien su trouver celui qui n’ira pas au royaume des morts en combattant contre Jubien, et je vous dis vraiment que Dieu n’a jamais créé de païen si fort et si puissant, s’il exige de vous avec arrogance ce qui ne vous convient pas, et s’il veut vous imposer le combat ou la soumission, qui ne rencontre ici un homme tel que je suis, qui défendra votre honneur et le vengera rapidement ! » Quand la jeune fille entendit ce qu’il disait, elle le remercia avec joie et dit : « Excellent chevalier, douce fleur de belle jeunesse, n’oublie pas mon amour, quand tu frapperas avec ta lance, et ne redoute pas les menaces et le verbiage du vieux Jubien ! Mais il a un si bon cheval ! il court plus vite dans les montagnes, sur les rochers et dans les pays montueux que les plus rapides destriers de nos gens sur le terrain plat. Aucun lévrier ne peut courir assez vite pour le suivre. Ce cheval se nomme Prinsaut[207] d’Aragon, et il est si intrépide, qu’il ne ressent aucune frayeur en allant au combat. Quand il se trouve dans une grande mêlée, il frappe avec ses pieds et avec ses jambes, de sorte qu’aucun homme touché par ses sabots n’en revient vivant ; il mord aussi avec ses dents et il déchire comme un loup et[208] un lion. » Quand la jeune fille eut dit cela, le petit Galopin s’élança, et gesticula de joie avec ses deux mains, et dit : « Sire Élie, par ma foi, sire, aujourd’hui il nous[209] faut être gais et joyeux et ne rien craindre. Ayez soin d’avoir un bon équipement : je vous procurerai certainement ce cheval, à qui que cela déplaise. »

(LIV)

« Par Mahon, sire comte » dit la jeune fille, « ce cheval est excellent, et c’est une grande aide dans le combat. Il a encore un autre usage dont il faut le louer beaucoup : il jette à terre tout cavalier qui n’a pas appris à bien monter à cheval ou à porter les armes ; aussi aucun mauvais chevalier ne peut-il le monter et il se choisit ainsi toujours les meilleurs cavaliers. » Galopin[210] va son chemin, il ne veut ni compagnon ni camarade ; il ne s’arrêta pas avant d’arriver à la tente de[211] Jubien ; il le trouva dehors, et le salua gracieusement et à la manière païenne : « Mahon, » dit-il, « qui garde tout, et qui gouverne le monde entier, protège[212] et honore[213] Jubien à la barbe blanche ! » « Bien puisse-t-il t’arriver, ami ! » dit celui-ci « qui es-tu ? et[214] de quel pays ? » « Sire, » dit le larron, « d’Alexandrie ; je suis un riche marchand ; et je conduisais ici un riche vaisseau de marchandises ; vous n’en avez jamais vu de plus beau ; et j’amenais ici dix chevaux de guerre et dix[215] mulets, les montures les plus commodes, que vous envoyait votre frère qui gouverne tout le pays d’Alexandrie et qui vous aime par dessus tout ; mais le roi Macabré m’a pris les chevaux et les mulets et a fait briser en deux et brûler mon vaisseau, en honte de vous, car il avait appris que vous vous prépariez à venir ici contre lui avec une nombreuse armée. Maintenant c’est un grand chagrin pour moi et pour vous un grand dommage que j’aie été volé, car il me semble que vous n’avez pas de si bon cheval que ceux qu’il m’a enlevés ; il m’a tué tous mes matelots, mais j’ai réussi à m’enfuir. Je suis venu ici me plaindre de mes malheurs et de votre honte, afin que vous preniez vengeance de lui par un châtiment convenable. » Quand[216] Jubien entendit ce qu’il lui disait, il se mit la main sur la tête et jura : « Ainsi puissé-je conserver cette tête », dit-il, « comme je te ferai rendre vingt pour un de ce qu’il t’a pris, et te ferai construire à ses frais un vaisseau aussi beau, avant que cette armée s’éloigne de sa ville. »

(LV)

« Sire, » dit le larron ; « je ne me chagrinais pas de l’argent que j’ai perdu ; mais mon seul chagrin est qu’il vous ait pris ces chevaux, si bons que jamais pareils n’ont été en votre possession. » « Ami, » dit Jubien, « ne te soucie pas des chevaux ! quand tu aurais amené mille destriers ensemble, des meilleurs que tu aies vus ou entendu vanter, j’en ai un que je ne voudrais pas donner et échanger contre eux tous[217] ; et tu vas à l’instant venir le voir : il ne faut pas plus longtemps tarder. » Le roi le prit alors par la main et le conduisit vers le cheval. L’écurie était tellement disposée pour la commodité du cheval, qu’il était attaché avec une chaîne d’or, qui lui prenait la tête ; sept païens le gardaient, et portaient tous leurs épées[218] : si un homme vivant était assez téméraire pour mettre les mains sur le cheval[219], ils le tuaient aussitôt. Jubien[220] prit alors la bride de son cheval ; sa tête et ses pieds étaient plus[221] blancs que neige, et sa crinière tout entière était jaune comme les plus beaux cheveux de femme, toute tressée en belles nattes et ornée de galons d’or. « Dis-moi, ami, » dit Jubien, « tes chevaux étaient-ils aussi beaux ? » « Non, sire, » dit-il, « jamais je n’ai vu un autre cheval semblable à celui-ci ; jamais je n’en ai vu si convenablement soigné ! » Puis il dit tout bas entre ses dents : « Ô toi, mon noble seigneur Élie, mon brave chevalier, si[222] je puis venir à bout de ceci, tu pourras dire en vérité que jamais roi de France n’a eu pareil cheval. Mais ce cheval a sûre garde et trop forte défense. Que Dieu m’aide, car je vais tenter la chose, quoi qu’il doive en résulter pour moi. »

(LVI)

Dès que le larron[223] eut vu le cheval, il ne pensa qu’au moyen de pénétrer auprès de lui. Quand on se fut rassasié à la table du roi, toute la suite s’en alla dormir, et quand toute l’armée fut plongée dans le sommeil, Galopin se leva, sans prendre aucun compagnon avec lui. Tout le monde dormait tranquille, car il ne pouvait venir à l’esprit de personne qu’il pût s’agir d’autre chose que de repos[224] au milieu d’une si grande et si terrible armée. Galopin arriva donc à l’écurie où était le cheval ; et il avait soigneusement fait attention à la porte et à la fermeture de la porte, quand le roi l’avait conduit là ; et quand il entra, le cheval qui ne le connaissait pas s’effraya fort, et se montra terrible, et leva haut son pied et pensa le frapper. Comme un de ses gardiens qui s’était éveillé le premier, se levait, il fut atteint par le coup, et le coup l’atteignit si fort qu’il ne remua plus jamais. Quand il fut tombé, Galopin saisit l’épée qui avait glissé de sa main, et tua tous ceux qui étaient là, sans qu’aucun d’eux pût dire un mot[225]. Puis il s’avança vers le cheval et voulut le saisir mais le cheval le mordit, et l’attira à lui, et le leva en l’air et le jeta au loin de telle sorte qu’il tomba à terre presque mort. Galopin s’enfuit alors, et n’osait plus l’approcher. Lorsqu’il eut saisi l’épée qui lui était échappée, il alla vers le cheval et lui assena avec le pommeau quatre forts coups[226] et dompta tout son orgueil ; et le cheval commença à se calmer, et Galopin lui mit la bride, enleva la chaîne d’or de sa tête et prit la selle qui était là et la mit sur le dos du cheval, et chaussa l’étrier, et sauta en selle. Quand le cheval commença à courir, Galopin tomba aussitôt à terre, et le cheval allait lui passer en courant sur le cou et la tête, quand, tout courroucé, Galopin le saisit par les rênes et l’emmena au plus vite avec lui ; et il maudit l’âme qui dans son enfance l’avait si mal élevé qu’il ne pouvait pas monter à cheval et ne le pourrait jamais.

(LVII)

Galopin cependant s’en va, et il a le cheval avec lui. Jubien dort d’un sommeil qui lui sera fatal : devant son lit pend son épée au pommeau d’or. Galopin attacha le cheval, et se hâta vers la tente ; et quand il arriva au lit de Jubien dormant, il saisit aussitôt l’épée et se la pendit à l’épaule ; puis il tira l’épée plus d’à moitié, et il lui vint à l’esprit de tuer Jubien ; mais il ne lui sembla pas bien de le tuer pendant son sommeil, et il le laissa dormir en paix ; il s’en alla avec le cheval et l’épée ; et avant que le seigneur Élie fût éveillé, le cheval qu’il désirait si fort posséder était arrivé.

(LVIII)

La nuit était passée et le jour levé ; et il y eut grand bruit dans l’armée de Jubien, quand les gens[227] s’aperçurent de l’absence du cheval, et ils coururent à la tente de Jubien avec cette nouvelle, et un païen lui dit : « Par ma foi, sire roi, tu dois être bien courroucé et affligé ! tu ne peux jamais plus faire seller Prinsaut d’Aragon ! » « Mahon puissant ! » dit le roi, « qui m’a fait ce grand tort ? » « Ainsi puissé-je jouir de la vie ! » dit le païen, « c’est le méchant gredin qui vint ici hier soir. Il n’a jamais été marchand ni messager d’autres pays ; c’est bien plutôt un mauvais larron et un traître espion, qui sait bien inventer mensonges et folies. Et il vous a volé aussi l’épée que le roi Gigant de Valterne vous avait donnée le jour que tu fis préparer un grand festin, et que Mahomet fut porté là-haut au sommet des rochers et offert à l’adoration. Avise maintenant au plus tôt, et prends un autre destrier, car le moment du combat approche, si tu veux obtenir la jeune fille ! »

(LIX)

« Seigneurs, » dit Jubien, « je suis en grand souci et chagrin, honte et outrage, d’avoir perdu mon cheval. C’était la plus grande force de ma valeur et de ma chevalerie, et cela ira mal pour moi, si[228] Macabré s’en aperçoit ; aussi faut-il m’armer avant qu’il ne s’en aperçoive. » Alors quatre rois païens le revêtirent de sa brogne ; le roi Maldras de Sorfreynt lui ceignit l’épée, et le roi Jodoan de Valdune lui amena un cheval ; et quand il fut monté sur le cheval, il quitta aussitôt l’armée pour se diriger vers les prairies au pied de Sobrie. Quand il y fut arrivé, il cria à haute voix[229] : « Méchant Macabré » dit-il, « où es-tu avec tes vantardises ? Viens au plus vite et combats avec moi ; je t’ai attendu tout le jour ; mais si tu as peur de combattre, livre-moi ta fille, la plus belle de toutes les femmes ! »

(LX)

Je veux vous conter maintenant de Rosamonde la courtoise et d’Élie le bon chevalier, comment elle lui mit son armure. Elle le revêtit d’une brogne éprouvée, que Pharaon, le roi de Biterne, avait possédée[230] ; puis elle lui attacha ferme son heaume d’acier, si bon que personne n’en pourrait chercher de meilleur. Ce heaume fut perdu par Pâris, le roi de Troie, qui enleva la reine Hélène de Grèce, le jour où le roi Ménélas[231] le renversa de sa selle et lui trancha la tête à cause de sa belle femme que Pâris avait enlevée par ruse ; et Troie tout entière fut détruite et complètement ruinée et désertée. Quand le heaume fut attaché et bien fermé, Galopin vint et lui offrit l’épée de la main droite : « Courtois seigneur, » dit-il, « prends cette épée ! jamais roi ne fut qui en eût une plus éprouvée ; et maintenant, sire, ceignez-vous cette épée au côté gauche, et je prie Dieu en même temps qu’il vous donne avec l’épée la force, la bravoure et la victoire. » Puis il alla à Prinsaut du château d’Aragon, et le lui amena avec tout le harnachement et la bride. Quand sire Élie aperçut le cheval, il embrassa Galopin[232] plus de cent fois, et ainsi joyeux[233] il sauta aussitôt de terre en selle. Prinsaut s’élança aussitôt en avant sous lui, mais le comte[234] le retint, et le fit retourner, et dit à Rosamonde : « Nous allons nous mettre en route à présent, demoiselle ; le moment et le jour sont venus, où je vais vous venger de Jubien et abattre son arrogance, si je puis le rencontrer. » Élie est si bien pourvu de cheval et d’armes que tout va à son gré : bon heaume, bonne brogne, excellente épée et cheval très rapide.

(LXI)

Cependant Jubien est au dehors dans les prairies et l’attend, et crie à haute voix : « Que fais-tu, Macabré, traître rusé et perfide ? Viens ici, si tu l’oses ! je te propose un combat singulier, ou envoie moi ta fille, ou Caïfas ton fils, ou Jossé ton champion[235]. Qui vienne d’entre eux, il ne pourra jamais retourner, car il laissera ici sa vie et ses membres, sache-le pour sûr. » Quand le roi entendit ses paroles, il devint presque fou de colère et de dépit il appela un païen à lui : « Ami, » dit-il, « va vite trouver Rosamonde[236] ; elle a dit qu’elle procurerait un chevalier qui la défendrait contre Jubien et combattrait ici en champ. Mais si elle n’a pas fourni celui qui doit la défendre, alors certainement nous la livrerons à Jubien. » Celui-ci répondit : « Je ferai volontiers ce que vous dites. » Comme ils[237] parlaient ainsi, Élie au même moment entra à cheval dans la salle et la parcourut au galop et fit tourner son cheval en parfait cavalier, et le fit arrêter court au milieu du pavé[238]. Quand les païens le virent, ils eurent tous grande peur ; le roi pensait que ni lui ni aucun autre ne pouvait espérer vivre, car il craignait qu’Élie ne le tuât ainsi que tous ceux qui étaient dans la salle ; et le roi jura devant ceux qui se tenaient à ses côtés que bien fou est celui qui se fie à[239] une femme. Mais Rosamonde savait mieux ce qu’elle avait fait, car celui-là doit la défendre, et vaincre sûrement ses ennemis.

(LXXII)

Alors la jeune fille dit : « Sire père, vous et tous les païens, vous m’avez engagé votre foi que ce Franc, partout où vous pourriez le protéger, serait en pleine paix. Maintenant tenez votre engagement[240], que vos paroles ne passent pas pour fausses ! » Alors ils ouvrirent devant lui la porte de la ville, et il sortit à cheval. Tout le peuple, beaucoup de centaines de païens, courut aux créneaux du château, pour voir leur combat. Le roi et[241] Jossé et Caïfas et Malpriant et Rosamonde étaient là aux créneaux ; et lorsqu’Élie fut arrivé hors de la ville, il regarda derrière lui, et quand il aperçut Rosamonde, il lui sourit d’un sourire plein d’amour, et il éprouva la vitesse de son cheval, et galopa tout le long des prairies ; et le cheval se montra excellent et très rapide, et Caïfas qui était auprès du roi dans la plus haute tour, dit : « Par Mahon, sire roi, tu viens de montrer[242] ici très grande folie, en laissant ce Franc aller à ce combat ! Maintenant il nous est échappé et il va s’enfuir. Mais, le pis à mon sens, c’est ma sœur qu’il a déshonorée : pendant quatre jours elle l’a caché et elle l’a eu dans son lit. Par le puissant Mahon, qui est le maître de tout, si toi, sire roi, et nos autres hommes le voulez[243], nous la brûlerons vive tout de suite, sans qu’il y ait aucun répit. » Quand Rosamonde eut entendu ses paroles, elle se courrouça fort : « Par ma foi, » dit-elle, « tu es le plus mauvais traître et le plus vil débauché et le plus grand menteur du monde, car tu as dis mensonge de moi[244] ; ce chevalier est un héros bien meilleur que toi et bien plus courageux. Misérable couard, » dit-elle, « c’est à toi qu’était proposé ce combat, et tu n’as pas osé le mener à bonne fin ; il sort maintenant pour combattre pour toi ; mais, par Mahon qui nous garde, si le roi et nos païens veulent avoir foi en mon conseil[245], jamais tu ne gouverneras le royaume, à cause de ta lâcheté pitoyable. » Quand Caïfas eut entendu cela, il la frappa de son poing avec toute sa force sur les dents, de sorte que ses lèvres se fendirent et que le sang en jaillit tout autour. Mais c’est bien imprudemment qu’il a porté les mains sur elle, car à cause du coup qu’il lui a assené, il sera frappé de mort encore avant ce soir.

(LXIII)

Élie est arrivé au champ en face de Jubien, et s’arrête. Quand Jubien le vit, il reconnut aussitôt le cheval, s’approcha de lui quelque peu et lui dit amicalement : « Qui es-tu, chevalier ? et qui t’a donné ce cheval ? Il n’a jamais été mon ami, celui qui l’a mis[246] en ta possession. Ta belle jeunesse est venue ici d’une façon bien imprévoyante, car elle va bientôt mourir. Je pense, » dit-il, « que Mahon est quelque peu fâché contre moi, car il a permis à Macabré de me tromper. Il m’a envoyé un méchant homme qui m’a débité des mensonges et des paroles trompeuses ; si je l’avais su, je l’aurais fait pendre et brûler ensuite sur un bûcher. Maintenant, pour ce qui touche ce combat, je te céderai, et donne-moi mon cheval. Tu m’accompagneras à Damas, ma capitale, et je te ferai échanson[247] : tu me verseras le vin et je te donnerai pour suite quatre cents païens ; et de plus tu auras un empire. » « Par ma foi, » dit Élie, « tu exprimes une folle intention ! Je suis un chevalier vassal de France, et je veux rester avec ce roi ; il a une fille qui ce matin m’a donné ce cheval, et ce serait un[248] bonheur si je réussissais à te faire tomber, car alors je posséderai son amour si fortement qu’elle n’aura jamais d’autre ami. » Quand Jubien l’entendit, il pensa devenir fou[249] : « Méchant fils de putain, » dit-il, « vagabond de basse naissance, es-tu donc si insolent, chrétien[250], que tu oses t’avancer et combattre contre moi ? Par Mahon, » dit-il, « et par tous les dieux en qui nous croyons, je ne serai jamais joyeux, aussi longtemps que je te verrai vivant ![251] »

(LXIV)

Aussitôt qu’il sut qu’il était chrétien, il[252] poussa son cheval, et porta à Élie de grands coups sur son heaume. Mais sire Élie était un brave chevalier très exercé aux armes : il ne fléchit pas devant lui ; au contraire, aussitôt que le cheval eut dépassé son adversaire, il le fit retourner ; et quand ils se rencontrèrent pour la seconde fois, avec un choc très dur, Élie lui transperça son écu, sa brogne et le corps même, et la lance s’enfonça si bien qu’il le lança loin de son cheval ; et quand il laissa échapper sa lance, Élie couru à lui, et lui tourna la tête vers la terre, tellement que son heaume fut fortement enfoncé dans le sable et que son cou[253] fut presque brisé. Alors Prinsaut d’Aragon, sur lequel Élie était monté, bondit et voulut aussitôt avec les pieds l’écraser à mort. Mais Élie le retint avec les rênes. Gondracle de Clis cria au roi Malinge et au vieux Onebras et au joyeux Scibras : « Par Mahon, païens, » dit-il, « cet homme est enragé ! jamais jusqu’ici notre maître ne rencontra pareil chevalier. Je ne sais qui il est, mais il s’entend merveilleusement bien à monter à cheval ; il a renversé notre maître de sa lance, et ce Prinsaut d’Aragon qu’il monte veut le tuer. Armons-nous le plus vite possible, et venons en aide à notre maître, car il en a grand besoin ! » Et maintenant Dieu protège sire Élie, car toute l’armée de Jubien le menace de lui trancher la tête.

(LXV)

Jubien fut affligé quant il se vit tombé de cheval et si mal descendu ; et il vit alors que Prinsaut voulait l’écraser avec ses pieds et l’aurait mis volontiers à mort. « Ho ! bon cheval arabe, » dit Jubien, « tu me fais bien aujourd’hui de grandes menaces, et tu veux me donner la mort ! je t’ai gardé pendant de longs jours, et je t’ai magnifiquement vêtu dans ton écurie ; je ne souffrais aucun autre être vivant dans la demeure où tu étais, et maintenant tu veux me rendre une dure récompense, en me voulant tuer et déchirer[254] mes membres en les foulant aux pieds ! Et toi, chevalier, » dit-il, « écoute mes paroles pour l’amour de ta foi : donne-moi mon cheval dont je suis tombé, et si tu me fais tomber une seconde fois, tu feras une action renommée ! » « Volontiers, » dit Élie ; « je le ferai pour ma foi et pour ma prouesse » Alors Jubien tira son épée, courut sus à Élie et le frappa des deux mains sur son heaume, tranchant les feuilles et les courroies, de sorte qu’il roula au loin dans la plaine. « Par ma foi, »dit Élie, « tu as une bonne épée ! mais j’en ai une autre, et nous[255] allons essayer maintenant si elle peut[256] t’endommager en quelque endroit ! » Et il tira son épée et frappa Jubien là où le heaume et la brogne se joignent, de façon que sa tête roula au loin dans la prairie. Quand Rosamonde vit cela, elle cria[257] à Caïfas : « Fou sans courage, » dit-elle, « tu peux voir maintenant ce dont ce Franc est capable. Plût à Dieu, qui gouverne le monde tout entier, que tu fusses armé là dans la plaine auprès de[258] sire Élie et qu’il sût combien honteusement tu m’as traitée ! Il aurait[259] bientôt éteint ton arrogance et t’aurait toi-même ignominieusement rabaissé ; mais je le jure par la foi que[260] nous professons, s’il veut avoir mon amitié, avant que ce jour ne prenne fin, tu paieras cher le violent coup que tu m’as donné ! »

(LXVI)

Quand Élie eut tué le roi Jubien de Baudas, il prit aussitôt le cheval de celui-ci par les rênes, pensant retourner à Sobrie ; et comme il chevauchait, il regarda devant lui et aperçut sept païens armés qui montaient de la vallée ; et quand il les vit, il appela[261] Dieu à son aide de tout son cœur, et il tourna contre eux son cheval rapide, et, à celui qui[262] marchait en tête, il donna si lourde paie que jamais dans la suite il n’en demanda plus. Au second assaut, il en renversa deux de cheval, tous deux blessés et hors de combat. Puis il tira son épée et frappa Tanabraz sur son heaume de telle sorte que l’épée resta enfoncée dans l’épaule, et jamais plus il ne put prononcer une bonne parole. Mais Kareld d’Alfatt s’écria à haute voix : « Par Mahon, païens, c’est le fils de Letifer de la roche de Garas ; il a tué Faraon et Mars ! S’il s’empare de nous, nous recevrons tous la mort[263] ! » Et alors s’enfuirent Selebrant et Jonatre. Mais Élie était monté sur le bon cheval, qui était plus vite qu’un épervier, et il les poursuivit jusqu’à leurs tentes. Selebraut fut le premier qu’il rattrapa : Élie le transperça[264] de part en part et blessa le cheval à mort. Aussitôt que le faucon de[265] Jubien, qui était attaché avec une chaîne d’or auprès de sa tente, eut aperçu Prinsaut[266], il voulut voler vers lui, car il reconnaissait le cheval et croyait que Jubien le montait ; mais il n’y put réussir, parce que la chaîne le retenait. Quand Élie le vit, il s’approcha de lui et le prit sur son poing, car il savait la manière courtoise de prendre les faucons[267] et il dit : « Cet oiseau, je le donnerai à demoiselle Rosamonde, qui ce matin m’a refait chevalier. »

(LXVII)

Élie revient, qui sait si bien combattre à cheval et se débarrasser de la foule des païens ; il portait le faucon sur son poing gauche et son épée nue dans sa main droite. De toute cette immense armée, personne n’était assez audacieux et puissant pour oser y trouver à dire ou seulement pour prétendre qu’il avait mal fait. Lorsqu’il fut sorti du jardin, et qu’il eut passé la porte de la ville, et qu’il arriva à la porte de la salle, il rencontra la jeune fille et lui dit : « Voici, belle[268], un présent qui convient à tes façons courtoises » Mais elle était courroucée et colère, et elle ne lui répondit rien. Mais Galopin vint à lui et lui dit ce qui s’était passé : « Par ma foi, sire Élie, » dit-il, « vous pouvez être mécontent : Caïfas lui a fait grande honte à cause de vous ; il l’a frappée jusqu’au sang. Si tu ne la venges pas, tu n’es pas digne d’être chevalier. »

(LXVIII)

Quand Élie entendit cela, il entra en colère et courroux, et monta dans la salle avec son épée nue ; et quand il vit Caïfas, il poussa vers lui, et lui abattit la main droite depuis le haut de l’épaule, et le marqua de telle façon qu’il ne put jamais monter à cheval ou être chevalier. Cependant les païens courent aux armes, et Macabré dit à haute voix : « Sire Élie, ne t’occupe plus de cette querelle. Prends ici mon serment : par la foi que je dois à Mahon, tu[269] peux être en paix et tu ne dois craindre d’autres maux que ceux que nous subirons ensemble, si tu veux te fier à moi dans ces circonstances. » Par ma foi, » dit Élie, « volontiers, comme vous le voulez, sire roi ! » Et il s’en alla déposer son équipement. Les païens virent le[270] comte très courroucé, qui portait à la main sa terrible épée ; de toute leur troupe aucun ne fut assez téméraire que d’oser lui dire quelque chose, excepté Macabré[271] et Jossé, qui[272] lui avaient engagé leur foi qu’il pouvait se considérer comme en sûreté. Là-dessus il alla dans l’appartement de Rosamonde, enleva son armure et ôta le heaume de sa tête ; Galopin prit sa brogne et la jeune fille saisit l’épée. Le fourreau et la courroie de l’épée étaient complètement ornés d’or pur et parsemés de pierres précieuses. Alors la jeune fille entoura le cou d’Élie de ses deux mains et dit : « Sire Élie de France, la grande force et le grand courage vous ont été octroyés dans une heureuse mesure ; jamais avant vous je n’ai vu de chevalier porter si bien ses armes de guerre. Le jour et le moment sont venus maintenant, où tu dois me recevoir comme légitime femme ; cela ne doit pas être retardé plus longtemps ! » « Tais-toi[273], demoiselle, » dit-il, « cela ne peut pas être. Tu es païenne et tu crois aux lois de Fabrin, et tu te courbes devant les idoles de bois de Mahon et de Tervagant ; or, quand on me donnerait cette grande vallée pleine d’or pur, je ne croirais jamais en eux. Mais plutôt accomplissons un projet qui m’est venu à l’esprit : prenons suffisamment d’or et d’argent et toute espèce d’objets de prix, et des vivres suffisants pour deux mois, ce n’est pas nécessaire pour plus longtemps, et nous nous rendrons dans la plus haute et la plus forte tour, et nous demeurerons là.

Nous[274] chercherons un[275] homme fidèle et nous l’enverrons vers mes gens pour avoir secours. Et alors viendra ici Julien, le duc de la ville de Saint-Gilles, et avec lui Guillaume d’Orange et une foule des meilleurs chevaliers ; et nous conquerrons toute la contrée, et tu seras baptisée et faite chrétienne. » « Volontiers, » dit la jeune fille, « si tu donnes à tes paroles plus de force par un serment sur ta foi. » Ils parlaient ainsi ; mais ils n’étaient pas à la fin, car voilà leurs tribulations qui se renouvellent. Mais comment Élie sortit de tous ces embarras, et comment il revint en France avec Rosamonde, ce n’est pas écrit dans ce livre. L’abbé Robert a traduit, et le roi Hakon, fils du roi Hakon, a fait faire ce livre norvégien pour votre divertissement. Et maintenant que Dieu donne à celui qui traduisit ce livre et l’écrivit, gratiam en ce monde, et dans son royaume, sanctorum gloriam ! Amen[276] !


Or toute l’armée qui avait suivi le roi Jubien s’en va et retourne dans ses foyers vers Damas ; mais Élie et Rosamonde se tenaient dans la plus haute tour de Sobrie, et prirent la résolution d’expédier Galopin. Demoiselle Rosamonde fait équiper un vaisseau à l’insu de son père ; elle choisit pour cela les amis qu’elle savait lui être fidèles et qui déjà avaient voyagé. Dans une anse cachée, elle fait équiper et bien garnir le vaisseau, et le remplit d’hommes d’élite. Alors Élie écrit une lettre et l’envoie à son cher père et lui raconte ses voyages ; il prie en même temps son père de lui envoyer de nombreux vaisseaux avec des hommes braves et bien armés. En même temps, il envoie à la hâte une lettre à sire Guillaume, à Bernard et à Ernaud, les priant de lui venir en aide, car il se trouve sous une surveillance si sévère qu’il ne peut s’échapper en aucune façon sans leur aide et leur assistance. Galopin part donc sur mer avec son vaisseau, il a un vent favorable ; il arriva en France, tout près du lieu où résidait le duc. Aussi Galopin lui fait au plus tôt une visite, lui apportant la lettre et le message du jeune Élie, et racontant en outre toutes les aventures des voyages d’Élie, depuis le jour où il partit à cheval de la cour de son père, jusqu’au moment « où nous nous sommes séparés, » dit Galopin. Le duc alors se courrouce et s’afflige, et est en même temps content ; content de ce qu’Élie vit, mais affligé et courroucé de ce qu’il est retenu par les païens. La mère d’Élie et[277] sa sœur pleurèrent douloureusement. Toute la suite était affligée ; mais aussi, d’un autre côté, il semblait bon au duc de savoir où Élie est arrivé. Le duc souhaite la bienvenue à Galopin et à tous ses hommes : il y a alors un riche festin. Galopin est assis à côté du duc ; ils boivent gaiement tout le jour et toute la nuit. Galopin raconte toujours ses voyages et ceux d’Élie. Quand le soleil éclaira le monde, le duc se lève avec toute sa suite, et envoie de quatre côtés un ordre de lui, disant que de tous les châteaux qui sont dans tout son domaine, dans le délai d’un demi-mois, tout homme vienne à lui qui peut monter à cheval ou tenir une lance, combattre avec l’épée et briser une brogne ; quiconque restera en arrière subira de grandes punitions. Le duc fait venir alors des chevaux richement harnachés : on monte à cheval. Galopin est placé sur une magnifique haquenée. Beaucoup de chevaliers du pays le suivent et tous ses gens avec des épées tranchantes et des heaumes incrustés et des écus ornés d’or ; ils avancent alors et ne se reposèrent pas avant de voir apparaître un magnifique château avec de grandes tours et de forts murs. Le maître en est le noble prince Guillaume, le plus renommé des hommes de France par ses qualités courtoises et sa chevalerie. Galopin entre et pénètre jusqu’à la salle de[278] Guillaume ; là ils trouvent de nombreux écuyers pour les débarrasser de leurs chevaux et de leurs armes, et pour les bien garder.

Le duc vient à leur rencontre avec toute sa suite, habillée de velours, et invite Galopin à rester là avec tous ses gens aussi longtemps qu’il le voudra. Ils entrent dans la salle, et le duc désigne à Galopin une place auprès de lui. Galopin donne alors la lettre du jeune Élie et la lettre que le duc Julien envoyait à Guillaume ; quand il a pris connaissance de la lettre d’Élie, il devient très joyeux et dit qu’il entreprendra volontiers ce voyage. Le duc alors les traite avec grande pompe, au milieu des réjouissances et des plaisirs les plus recherchés. Les uns jouent du psaltérion et de la lyre, d’autres touchent de l’orgue, quelques uns battent du tambour, d’autres encore soufflent de la trompette ; les uns jouent aux tables, d’autres encore aux dés ; ensuite on va dormir. Au matin, aussitôt que le soleil réchauffa le monde de ses rayons brillants, le duc se lève avec tous ses hommes, et envoie aussitôt dans tout son royaume un ordre rapide, commandant à tous ses meilleurs hommes de venir à Orange[279] dans le délai d’une semaine et faisant en même temps donner à Bernard et à Ernaud l’ordre de venir le trouver avec des hommes choisis dans le délai qui a été indiqué plus haut. Guillaume fait monter les chevaux et préparer les épées et polir les heaumes. Ainsi se passent sept jours ; le huitième arrive à Orange une si grande quantité d’hommes que presque tous les logis furent pleins ; Bertrand est venu aussi, ainsi qu’Ernaud à la longue barbe et Bernard le bon chevalier. Il y a alors joie et plaisir d’être ainsi réunis beaucoup ensemble. Tous s’émerveillent surtout de la petite taille qui était échue à Galopin, et comment il tenait courtoisement son petit corps, et en force il ne le cède pas aux hommes les plus robustes. On boit gaiement toute cette journée, mais aussitôt que le matin vient, sire Guillaume fait armer tous les siens, au nombre de dix mille chevaliers. Alors Guillaume part avec sa troupe et ne s’arrête pas avant d’avoir trouvé le bon duc Julien dans son beau château, et devant il y avait une si grande troupe d’hommes qu’on pouvait à peine les compter. Le duc Julien vient au devant de Guillaume avec toute sa suite et toute espèce d’instruments de musique. Ils entrent ainsi dans la salle et boivent du vin, que des écuyers à l’air guerrier leur versent en grande pompe et avec des manières courtoises ; il y a alors un beau festin. Galopin dit son message en présence de toute l’assemblée : sire Julien prie tous les hommes qui sont venus là de lui prêter autant que possible leur assistance pour délivrer son fils Élie, qui est, comme on l’a dit auparavant, dans une si pénible situation. Tous ces hommes le plaignent alors beaucoup et disent que tous ils lui prêteront volontiers assistance, jeunes et vieux, riches et pauvres, ceux qui sont le plus haut placés comme les plus modestes. Le duc équipe alors toute son armée de bons chevaux et d’armes excellentes. On peut entendre le hennissement des chevaux et le cliquetis des armes. Arrivent cinq mille chevaliers, que le roi Louis[280], le fils de l’empereur Charlemagne, lui envoie avec leurs brognes et leurs écus incrustés et leurs destriers magnifiques et pleins d’ardeur. Le duc alors sort de son château avec toute la masse de son armée, en imposant cortège ; ils sont là trente mille chevaliers et une foule de gens de pied. Le duc chevauche avec toute son armée, ne s’arrêtant pas qu’il ne soit arrivé au port où ses vaisseaux flottent déjà bien équipés et suffisamment approvisionnés. Galopin doit indiquer le chemin par où leur flotte se dirigera, si imposante à voir avec ses braves hommes de guerre. Le duc s’embarque alors, et sire Guillaume et toute cette immense armée avec les habillements les plus beaux et les bannières les plus magnifiques, préparées avec grand art. Ils voguent sur mer et cinglent avec un vent favorable ; et ils arrivèrent avec leurs nombreux vaisseaux à Sobrie, un soir, dans un beau port. Ils s’arrêtèrent là et jetèrent l’ancre et prirent des vivres au rivage. Ici le scribe se repose à son aise.

Revenons maintenant à Élie et à Rosamonde, qui étaient dans la plus haute tour de Sobrie, et y ont tenu pendant douze mois de telle sorte que jamais personne n’eut le moyen pendant tout ce temps d’entrer dans leur demeure, comme il a déjà été dit. Le roi Macabré faisait faire bonne garde sur Élie et sur sa fille, et chaque nuit quarante hommes bien armés veillaient autour de cette grosse tour. Caïfas excitait continuellement son père à prendre la tour d’assaut avec beaucoup d’hommes, à tuer Élie et à torturer et tourmenter Rosamonde, sa fille ; il disait qu’Élie avait fait d’elle sa putain. « Ils n’auront pas de cesse avant de vous avoir dépouillé du pays par leurs ruses et leurs artifices, de vous avoir tué vous-même ainsi que tous les hommes vaillants qui sont avec vous. C’est une grande merveille que vous souffriez une si grande honte que celle qu’il y a pour toi à ce que ta fille, dans ta maison, près de toi même, se déshonore avec un vilain étranger et soit honnie par un homme inconnu ! Tu ne peux plus jamais être compté parmi les hommes vaillants, si tu ne te venges pas de cela. Ce discours de Caïfas est accueilli par une grande approbation, et tous sont de son avis et poussent le roi à donner l’assaut à Élie le lendemain. Le roi est très courroucé des paroles excitantes de ses gens, et dit qu’ils iront le lendemain entreprendre l’assaut, et ne se reposeront pas avant de s’être emparés d’Élie et de Rosamonde et d’avoir abattu la tour. Il y a alors grand tumulte dans la salle, mais avant que ce qui a été décidé par le roi et ses gens arrive, il y aura bien des écus rompus et bien des brognes déchirées, bien des heaumes mis hors d’usage, bien des lances brisées, avant qu’Élie soit prisonnier de Macabré ou de ses gens. Tout ce que nous venons de raconter arriva le soir même où sire Julien le duc et le prince Guillaume abordèrent à terre. Ce soir-là on but joyeusement des deux côtés.

De très bonne heure le lendemain, quand le soleil éclaira de ses rayons toutes les campagnes, le duc Julien et sire Guillaume sont debout avec toute leur armée et envoient huit beaux chevaliers de leur armée pour faire visite au roi Macabré et lui dire que le duc Julien et sire Guillaume de France sont arrivés et se préparent à détruire sa terre et son royaume par le feu et l’épée et à tout dévaster et à tout ravager. Ces hommes[281] s’avancent et entrent dans la salle du roi Macabré. Il était assis à sa table et buvait avec tous ses guerriers. Ils disent leur message avec grande éloquence et manières courtoises. Mais aussitôt que le roi entendit ces nouvelles, il est aussi peiné que courroucé, disant qu’il conviendrait de pendre tous les messagers à l’arbre le plus haut. Ils furent donc heureux de revenir sans avoir perdu la vie et les membres. Le roi prit alors la parole : « Maintenant, il peut arriver que vous, mes champions, vous ayez à combattre contre ces chevaliers nouvellement arrivés ; mais Élie aura paix de nous, pour cette fois, et nous serons contents, s’il ne nous fait pas de mal. On va voir tout de suite si vous êtes aussi braves dans le combat que dans votre excitation en paroles contre Élie ; il peut se faire que vous éprouviez si les Francs savent ou non combattre. Mettez-vous maintenant à l’œuvre comme des hommes braves, et chassons ces malfaiteurs avec courage et obstination ; du reste nous y sommes bien contraints dans l’embarras extrême où nous sommes arrivés. Celui-là donc est couard et lâche qui hésite maintenant, et il ne pourra jamais être compté au nombre des hommes vaillants ! » Le roi termina son discours de telle manière que tous ses hommes étaient frappés de frayeur et de terreur ; les païens devinrent blancs comme de la filasse, de lâcheté et de couardise. Comme le roi finissait son discours, douze hommes entrèrent : ils s’avancent vers le roi Macabré et le saluent : « Le roi Ruben le gros, d’Alexandrie[282], » disent-ils, « est arrivé ici ; il vous envoie saluer. Il est suivi de douze mille chevaliers, et avec son salut vous mande que vous le mariiez à votre fille Rosamonde avec beaucoup de biens. Autrement il a l’intention d’attaquer votre château et de tout dévaster avec la lance et l’épée, et de vous tuer vous-même et ensuite de s’emparer de votre fille et en même temps de tout votre royaume. Il est grand et fort et si bon chevalier qu’il n’y a dans tout le monde si bon chevalier qu’il craigne ; il a terrassé vingt rois[283] en combat singulier ; il a douze aunes de long et huit aunes de large ; il est le frère du roi Jubien aux cheveux blancs, que vous avez fait tuer. Le roi Ruben le gros a appris cela, et il est venu ici surtout pour venger son frère. Il a aussi appris qu’aucun de vous n’a osé combattre contre lui et que c’est un étranger qui l’a vaincu en combat singulier. Décidez-vous vite, roi, au sujet des propositions qui vous sont annoncées, et ne vous y attardez pas plus longtemps, car nous dirons à notre roi votre réponse ; et si vous ne voulez pas vous soumettre à ses désirs, vous souffrirez une prompte mort avec honte temporelle et déshonneur éternel ; ainsi que tous vos gens, de sorte que votre honte restera toujours connue, non moins que le renom de la grande victoire que gagna le chevalier Alexandre, et dont on ne pourra trouver la pareille, aussi longtemps que le monde sera habité ! » Quand le roi Macabré entendit ce message, il devint si coi que pendant longtemps il ne répliqua aucune parole ; car il pensait qu’il venait de lui tomber sur les bras un si grand embarras qu’il ne pouvait savoir à quoi se résoudre ; il ne lui semblait[284] pas commode d’être de tous côtés assailli d’ennuis. Le roi parla alors à ses gens : « Vous pouvez voir, hommes vaillants, dans quels grands embarras sont nos affaires. Voici[285] les messagers du roi Ruben[286] le gros, qui ont dit ici ce que vous avez pu entendre. D’autres messagers sont venus aussi de la part du duc Julien de France, qui nous demandent le combat. Conseillez-moi avec soin et intelligence, et dites-moi le plan que nous devons suivre. » Ils lui disent de se résoudre à donner en mariage sa fille Rosamonde au roi Ruben, à condition qu’il combatte le duc Julien et sire Guillaume, qui sont venus pour conquérir la terre et le royaume et ont résolu de le tuer lui-même et d’emmener sa fille par force. Les messagers s’en retournent alors, et trouvent le roi Ruben assis dans sa tente. Alors ils lui disent comment le roi Macabré a répondu à son message, et en même temps que « vous entreprendriez le combat le matin même. » Le roi Ruben se fait amener son bon cheval, nommé Piron ; il était rapide à la course comme une hirondelle au vol. Aussitôt quatre rois l’armèrent : l’un d’eux se nommait Maskalbert et son frère Galibert ; le troisième Drouin, le quatrième Faliber. Deux des rois ses vassaux qui ont été nommés plus haut lui tinrent ses étriers ; les deux autres le mirent en selle ; deux de ses chevaliers mirent ses pieds dans l’étrier ; puis ils lui remirent sa lance avec son fanion ourlé d’or, travaillé avec beaucoup de finesse. Alors le roi Ruben s’avance avec toute son armée vers Sobrie ; et aussitôt qu’il est arrivé là, le roi Macabré vient au-devant de lui avec tous ses gens et s’incline devant le roi Ruben, tandis qu’il prend la bride et conduit son cheval dans la ville ; il se remet lui-même en son pouvoir ainsi que sa fille et tout son royaume. Le roi Ruben est réjoui de ces paroles, et dit qu’il accepte tout cela ; et qu’en même temps cela lui semble peu de chose de vaincre le duc Julien et tous les Français. « Je voudrais rencontrer ce chevalier étranger qui a tué mon frère Jubien ! Et maintenant, roi, soyez joyeux et gai, et ne craignez pas, car la victoire est certaine, et il n’y a personne dans tout le monde que je craigne en combat singulier ou en bataille, » dit le roi Ruben ; et il ordonne à tous ses gens de guerre de s’équiper en toute hâte. Le roi Macabré fait sonner les trompettes et rassembler les troupes ; il fait revêtir les armures à ses gens et dispose tous ses champions en rangée importante. Le roi Macabré fait alors sortir toute son armée de Sobrie et la lance dans les plaines unies. Là aussi est venu le duc Julien avec sa troupe, qui semblait une flamme à la regarder, à cause de l’or et des pierres précieuses et des magnifiques ornements qui étaient sur les armures. Là aussi est venu le roi Ruben avec toute son armée ; on peut voir alors de nombreux champions à la mine terrible et aux bras robustes, avec de splendides armures défensives et de grands chevaux bien accoutumés au combat.

Alors commence une très dure bataille avec beaucoup de bruit et de cliquetis d’armes. C’est alors qu’on peut voir un assaut animé, quand les Francs attaquent les païens ; ils piquent avec les lances et tranchent avec les épées, rompent les écus et en brisent un grand nombre, démaillent les brognes, endommagent les heaumes ; et les païens tombent sans tête à bas de leurs chevaux. Sire Guillaume est le plus en avant de tous ses hommes ; il frappe autour de lui de tous côtés, aussi bien les hommes que les chevaux et les païens les uns après les autres tombent sous ses coups. Sire Ernaud le beau et Bernard à la longue barbe, et Bertran en troisième rang ne sont pas à blâmer, car ceux-là n’ont plus besoin de se prémunir de vin ou de provisions pour le festin de Noël, qui sont devant eux ou devant leurs coups : tous ceux qui les affrontent reçoivent la mort au lieu de la vie. Ces quatre champions s’avancent toujours au premier rang et en avant, et ni bouclier, ni brogne ni aucune arme défensive ne peut tenir contre eux. De l’autre côté s’avance le roi Ruben monté sur son bon cheval Piron ; il perce de sa lance en pleine poitrine un redoutable chevalier, traverse la brogne et la poitrine, le renverse mort à terre avec une grande force et excite ses gens à se porter vaillamment en avant. Il brandit alors sa bonne épée, nommée Sarabit, et frappe le chevalier qui s’appelait Fabrin en haut sur le heaume, et lui fend en deux, par le milieu, le front, le corps et la brogne, la selle et le cheval. Alors les païens poussèrent[287] un grand cri de guerre, et il leur semble que la victoire se décide pour eux. Le roi Ruben chevauche donc en avant au milieu de l’armée des Francs et de son épée il frappe deux hommes à chaque coup, et quelquefois il pique de sa lance et manie les deux à la fois, et frappe et pique ; son cheval se jette sur chaque rang de bataille. Le roi Ruben se porte tantôt contre un rang de bataille et tantôt contre un autre, et renverse les païens l’un après l’autre. D’un autre côté Jossé[288] attaque avec fureur et renverse bien des hommes de cheval et augmente les pertes des Francs. Malpriant plein d’ardeur se porte en avant et tue de nombreux combattants. Les païens voient alors s’avancer un chevalier plus grand et plus magnifique, plus imposant et plus beau, plus fort et plus brave que tous ceux qui jusque-là étaient venus, à l’exception du roi Ruben, car aucun géant n’était plus fort que lui. Ce chevalier avait un équipement si magnifique qu’il brillait au loin dans la plaine, et il montait un cheval si beau[289] et si rapide qu’il filait aussi vite qu’une flèche d’arbalète décochée avec le plus de vitesse. Ce chevalier s’élance en avant de toutes les lignes des Francs et frappe de sa lance un grand païen en pleine poitrine, de sorte qu’il le[290] traverse au milieu entre les deux épaules ; et il l’enlève de selle et le précipite mort à terre. Puis il brandit sa bonne épée et[291] en frappe le prince nommé Gaddin et il l’atteint à l’épaule droite et lui abat la main et le côté ; et il tomba mort à terre. De là ce chevalier s’avance au milieu de l’armée païenne, et frappe des deux côtés autour de lui hommes et chevaux, et les renverse les uns sur les autres ; il va toujours en avant de rang en rang. Les païens croient reconnaître alors que ce chevalier est Élie. La bataille est sanglante et animée, tellement que les morts couvrent de vastes plaines ; le sang coule en ruisseaux, les hommes sont renversés, les corps sont recouverts, les chevaux courent en hennissant avec leurs selles ; on pouvait là se procurer au plus bas prix les destriers de guerre même les plus richement harnachés. Sire Guillaume et ses quatre compagnons cherchent à rejoindre ce chevalier, et pensent reconnaître Élie. Ils chevauchent alors à travers l’armée des païens et en jettent bas cinq cents en peu de temps ; et l’un était plus fort et plus félon que l’autre.

Le roi Ruben le gros voit alors ce merveilleux chevalier, et il croit savoir que c’est lui qui a tué son frère, le roi Jubien à la barbe blanche, lui aussi qui malgré cela doit avoir en son pouvoir Rosamonde, la fille du roi, la belle jeune fille. Il lui semble très bon de le rencontrer pour venger son frère et pour conquérir sa fiancée. Il crie alors à haute voix et[292] ordonne à ses gens de laisser le champ libre ; et cela fut fait. Le roi Ruben chevauche en avant et avec lui les quatre rois qui ont été nommés plus haut. Élie et sire Guillaume voient cela et vont au devant d’eux ; les dix héros se rencontrent ; l’attaque est furieuse et le choc violent. Élie a pour adversaire Ruben ; Guillaume combat contre Maskalbert ; Ernaud contre le roi Galibert ; Bernard contre le roi Drouin ; Bertran[293] contre le roi Faliber le vieux.

Je veux d’abord parler du combat entre Élie et le roi Ruben. Ils lancent leurs chevaux de toute leur vitesse l’un contre l’autre, et se frappent l’un l’autre de leur lance, et ils se renversent mutuellement de cheval, car tout le harnachement ne leur servit pas plus qu’une feuille verte. Les voilà tous deux à pied, et ils se frappent de leurs épées. Élie frappe le roi Ruben, et coupe son écu en deux jusqu’au bas. Le roi Ruben attaque Élie à coup d’épée et lui entame son écu jusqu’à la poignée. Ils s’assaillent alors l’un l’autre par coups violents et durs ; et tous deux sont blessés. Le roi Ruben frappe Élie et lui fait une profonde blessure. Élie réplique par un autre coup et coupe au roi Ruben toute la chair de la hanche. Le roi fut fort courroucé et frappa sur le haut du heaume d’Élie et sur tous les ornements ; mais il n’endommagea pas le heaume[294]. Le coup était si fort qu’Élie tomba sur les deux genoux. Prinsaut accourut alors et leva ses deux pieds et les posa avec tant de force sur les reins du roi Ruben[295], que le roi Ruben tomba à terre. Élie était debout tout près et il frappa sur le cou[296] de telle façon que la tête tomba. Galopin est tout proche, et il présente à Élie Prinsaut avec une bonne selle. Élie saute sur le cheval et se précipite en avant en excitant ses gens ; il cherche les champions du roi Macabré.

Il faut maintenant dire que sire Guillaume a pour adversaire le roi Maskalbert ; il le frappe avec son épée, et le roi Maskalbert tranche le quart de l’écu de Guillaume et lui fait une forte blessure à la cuisse gauche. Guillaume outré de colère frappa le roi païen et enfonça la pointe de son épée dans sa poitrine et le renversa mort à terre. Ernaud frappa de son épée l’écu du roi Galibert[297], et traversa l’écu, la brogne et le corps, et arriva jusqu’au cœur ; et il tomba mort à terre. Bernard[298] et le roi Drouin ont entre eux un combat acharné ; il se termina par la chute et la mort du roi Drouin. Le roi Faliber voit alors avec grande colère que ses compagnons sont tombés, et il se lance contre Bertran[299], la lance en avant et lui fait une grande blessure. Bertran[300] lui donne un coup en retour et fend le heaume et le crâne, de sorte qu’il s’arrêta aux dents.

Guillaume[301] et ses compagnons s’avancent à travers les rangs de bataille, et l’armée tout entière de Ruben s’enfuit. Élie tue partout où il se porte un grand nombre de païens ; il rencontra Jossé et voulut le tuer ; et il frappa avec son épée le heaume du païen, lui fendit le front, la brogne et le tronc, la selle et le cheval, de sorte qu’il resta à terre. De ce coup tous les païens furent terrifiés et remplis de crainte ; ils pâlirent et hésitèrent de couardise. Guillaume s’avance alors contre un païen ; il était très grand de taille et de mauvaise nature ; il lui enfonça la pointe de son épée dans la poitrine et le renversa mort à terre. Sire Ernaud et ses compagnons firent tomber à ce moment six grands païens ; il s’ensuit une telle chute d’hommes que les païens tombent par centaines. Élie alors s’élance contre l’étendard du roi Macabré, et ses quatre compagnons[302] jettent à terre tous les rangs de bataille, qui se tiennent devant l’étendard. Élie alla à celui qui portait l’étendard et le frappa par devant sur la poitrine et le traversa de part en part : ses entrailles sortirent et il tomba ainsi mort de cheval. En ce moment Malpriant bondit au-devant d’Élie et de son épée le frappe sur le heaume ; Élie n’y fit pas attention, mais de son épée l’atteignit au milieu du dos et l’épée entra tout droit, et il tomba mort à terre. Alors le roi Macabré veut fuir, et il se dirige vers Sobrie. Mais Élie galope sur Prinsaut après lui et lui fait sentir les éperons ; il rattrape le roi et le saisit par la pointe du heaume et l’enlève de la selle et il retourne au galop vers ses gens. Galopin vint au-devant de lui et reçut le roi prisonnier : on le conduira aux vaisseaux. Élie s’avance alors au-devant de son père. C’est une bien joyeuse rencontre. Le duc est très réjoui ainsi que sire Guillaume et ses compagnons.

Ils chevauchent pour retourner à la ville avec toute leur armée, et ils attaquent la ville, et là commence un rude[303] combat où tombent de nombreux hommes. Caïfas se tient à la tête de son armée et excite avec ardeur les siens au combat ; il combat maintenant avec sa main gauche[304]. Élie arrive à détruire les murs de la ville avec sire Guillaume ; et alors les cinq compagnons entrèrent dans la ville et tuent tout, hommes et chevaux. Tous ceux qu’il rencontre, Élie les renverse de cheval : les païens se sauvaient dans les maisons et les logis. Élie aperçoit Caïfas qui s’enfuit à leur approche : il lance au galop Prinsaut et brandit son épée et le frappe sur le heaume. La lance coupa le crâne la brogne et le tronc juste par le milieu. Après ce beau coup, les païens se mettent au pouvoir d’Élie ; avec toute son armée il se dirige à cheval vers la salle[305] ; ils descendent de leurs chevaux et entrent dans la salle, et ils boivent gais et joyeux. Là étaient le duc Julien et le sire Guillaume, Bertran et Ernaud le beau et Bernard à la longue barbe ; il y a alors gaîté et plaisir, divertissements de[306] toutes sortes et grande joie.

Il me faut maintenant parler après de ce qui est arrivé avant, et reprendre au moment où Élie avait quitté demoiselle Rosamonde. Et le combat dont il a parlé plus haut commençait, lorsqu’elle monta sur la plus haute tour de Sobrie pour regarder le combat[307] ; et elle vit là tous les incidents de ce combat et comment Élie tua son frère, et cela lui sembla bon. Elle retourne à son appartement ; elle revêtit[308] une robe tissée d’or ; ensuite elle se ceignit d’une ceinture ornée avec l’habileté la plus variée[309], si belle[310] à voir qu’on aurait dit de l’or[311] préparé de diverses manières. Puis elle mit sur elle un manteau : aucun autre plus magnifique ne se pourrait trouver, même si on cherchait par toute la terre. Ce manteau venait du couchant, du pays qui se nomme occident[312]. Quatre fées tissèrent ce manteau avec des fils du meilleur or, et elles y travaillèrent quatre hivers avant de le terminer ; il était fait avec des étoiles et beaucoup de pierres précieuses. Les agrafes du manteau furent achetées au marchand Samarien[313] pour soixante livres d’or pur. Ses cheveux étaient plus beaux que l’or ; sa peau était pareille[314] à de la neige ou plus blanche encore ; et on ne vit jamais dans ce temps-là plus belle jeune fille. Elle entre dans la salle avec trente jeunes filles vêtues de velours, et aussitôt qu’elle fut entrée, elle fit resplendir toute la salle ; elle s’avance devant le dais. Élie se lève devant elle et tous ceux qui étaient là. Élie prend alors Rosamonde et l’asseoit sur son genou ; les jeunes filles jouent des danses et chantent de leurs belles voix. Cependant tous regardent Rosamonde et s’émerveillent de sa beauté. Alors la joie et le plaisir se montrèrent, et tous se réjouirent surtout de la nouvelle joie qui venait de leur être donnée. Rosamonde salua cordialement Julien ; autant en fit sire Guillaume et tous les Francs qui se trouvaient auprès de lui, avec une grande amitié. Élie raconte alors comment Rosamonde l’a aidé et plusieurs fois sauvé de la mort ; il lui dit que pour cela elle doit recevoir de lui ce qu’elle voudrait ; alors elle le choisit lui-même pour bien-aimé, et lui demande pour son père la vie et son royaume avec tous les honneurs. Élie lui accorde sa prière. Il envoie donc chercher le roi Macabré ; Galopin y va avec[315] sa rapidité accoutumée et revient et ramène le roi avec lui. Élie salue le roi amicalement et le place à côté de lui sous le dais, et lui dit qu’il aura son royaume et son honneur et qu’il doit en remercier sa fille. Le roi Macabré en est hautement réjoui. Il y a alors grande joie et grand jeu, car chacun égaie l’autre. Élie fait alors connaître à tout le monde qu’il a l’intention de s’en retourner avec son père, que Rosamonde voyagera avec eux ainsi que Galopin.

On fait alors les préparatifs du voyage d’Élie à grands frais, avec de belles provisions et de grandes sommes d’argent. Puis Élie part alors de Sobrie, avec sa nombreuse troupe. Rosamonde fait partie du cortège avec de nombreuses jeunes filles et une suite princière. Alors Élie monta sur les vaisseaux avec tous ses gens, emportant de Sobrie beaucoup de choses de prix, tant en riches étoffes qu’en pierres précieuses, or et argent travaillé et non travaillé. Élie vogua sur la mer et eut un vent favorable ; ils arrivent au port qu’ils avaient en vue. Alors ils descendent de leurs vaisseaux avec tous leurs gens et entrent dans la salle du duc Julien. Élie convia chez lui sire Guillaume et tous ses compagnons de route avec[316] la plus grande pompe et courtoisie. La mère d’Élie est très réjouie ainsi que sa sœur et tout le peuple ; elles sortent du château avec les jeunes et les vieux ; ils se rencontrent tout près du château ; la rencontre est très joyeuse entre Élie et sa mère et sa sœur et tous ses parents et amis. La mère d’Élie et sa fille accueillent demoiselle Rosamonde avec toute joie ; et ils entrent à cheval dans le château avec grande pompe, et toutes sortes d’instruments de musique furent portés au-devant d’eux ; prêtres et clercs s’avancent en magnifique procession avec de doux chants. Élie et le duc Julien et sire Guillaume sont conduits de la sorte à l’église avec grande joie. De là ils sont menés à la salle et placés sur l’estrade. Pour le premier jour, Rosamonde resta dans une autre maison avec ses jeunes filles ; le second jour eut lieu le baptême et tout le service divin pour elle et pour toutes ses demoiselles et les hommes de sa suite. Après que le service divin et que la cérémonie dont il a été parlé furent achevés, la fille du roi fut conduite à la salle principale avec grande pompe ; il y avait dans le cortège la mère d’Élie et aussi la demoiselle Orable[317], sa sœur, et un grand nombre de dames en cortège magnifique : on toucha alors de l’orgue et on joua de la lyre et de la cithare et des fifres avec une douce harmonie. La troupe entre dans la salle, qui était richement décorée ; demoiselle Rosamonde était à la plus haute place, avec une robe si magnifique et si précieuse qu’aucun roi n’est assez riche pour pouvoir acquérir sa robe à prix d’argent. Aussitôt qu’elle fut arrivée à sa place, les gens ne firent attention à rien autre qu’à regarder son beau visage et le riche vêtement qu’elle portait, car le manteau qui était placé sur son corps brillant semblait à la vue être de flammes, à cause de l’escarboucle qui était placée dessus à côté de beaucoup d’autres pierres précieuses. Il y a alors joie et jeu ; tous ceux qui le peuvent viennent contempler Rosamonde, et personne ne songeait à boire, car personne ne croyait avoir jamais vu une plus belle jeune fille : ses joues étaient comme si la rose rouge s’était unie au lis blanc. On festoya durant trois nuits. Élie dit alors que le festin doit être encore plus somptueux. « J’ai l’intention, » dit Élie, « de faire mes noces, et personne de ceux qui sont maintenant ici ne s’en ira ; quiconque s’approchera ne manquera pas d’être invité, jeune ou vieux, riche ou pauvre. »

Élie envoie mander ses parents et ses amis qui n’étaient pas déjà là. Le festin alors est encore plus magnifique, abondant et copieux. Sire Guillaume se lève alors et demande Orable[318], la sœur d’Élie, pour son fils, l’écuyer Gérard. Le duc prend bien la chose, et[319] le jeune Élie ne désire que de voir marier la demoiselle. Cela est résolu sur le conseil des meilleurs hommes ; elle est la plus belle et la plus courtoise des jeunes filles. Le seigneur Guillaume envoya alors chez lui à Orange ses gens porteurs d’une lettre et d’un message pour l’écuyer Gérard. Celui-ci s’équipa en grande pompe et courtoisement avec tous ses gens et ils partent en grand appareil et avec de nombreux instruments de musique. Ils ne s’arrêtèrent pas qu’ils ne fussent arrivés au château de Saint-Gilles. Guillaume et tout le peuple vont au-devant d’eux avec de nombreuses marques d’honneur et des instruments de musique ; et le festin eut lieu, bien et suffisamment copieux.

Le jour est maintenant venu que tous ces jeunes gens doivent être unis. Élie est conduit à l’église par son cher père et sire Guillaume ; Bernard et Ernaud accompagnent Gérard. On place des sièges décorés d’or et d’argent pur. On peut y voir une si belle assemblée, qu’une pareille masse de gens peut à peine être comptée. Au milieu de cette foule, les deux demoiselles étaient conduites par de nobles dames. Quatre hommes portaient, au-dessus de la tête des demoiselles, des tapis soutenus par des bâtons ; suivent toutes les sortes d’instruments qu’on peut jouer. Elles entrent alors dans l’église et s’asseoient sur de riches sièges ; l’archevêque lui-même lit la messe et chante avec de nobles clercs ; les jeunes gens sont unis en gracieuse cérémonie. Élie offre alors à Dieu sa bonne épée, et la rachète pour trente marcs d’or. Le duc Julien donne ensuite à son fils tout son domaine avec les bourgs et les villes et toutes ses richesses ; en même temps, il lui donne le nom de duc. Rosamonde est placée alors par la mère d’Élie sur le siège le plus élevé : c’est maintenant Élie qui doit gouverner le royaume avec sa femme Rosamonde. Les gens s’en vont alors boire aux tables, et on boit gaiement et joyeusement. Un demi-mois se passe ainsi jusqu’au dernier jour. Sire Élie distribue de grands présents[320] tout d’abord à l’archevêque et à tous les clercs, puis à sire Guillaume, à Bertran, Ernaud et Bernard, en les remerciant de leur escorte par de courtoises paroles. Il fait, en outre, à Gérard, son beau-frère, de précieux présents et donne à sa sœur de nombreux châteaux avec grandes dépendances. Alors la fête est terminée ; tous honorent par leurs paroles Élie et Rosamonde, sa femme. Le duc retourne chez lui, de même sire Gérard avec sa femme : ils gouvernent leur domaine et ont beaucoup d’héritiers.

Sire Élie demeure en grand honneur dans sa terre avec sa femme. Galopin est bien traité par Élie, qui lui donna une femme, venue là avec Rosamonde ; il y eut alors grande fête. [Il lui donna] de plus un château avec riches dépendances et le titre de comte. Après cette fête, Galopin retourne chez lui avec sa femme ; il devient un homme très considéré. Il a deux fils, deux beaux hommes. Sire Élie et dame Rosamonde ont de nombreux enfants, trois fils et beaucoup de filles ; l’un des fils s’appelle Julien, les deux autres ne sont pas nommés ; Julien ressemble beaucoup à son père. Élie avec sa femme Rosamonde gouverne son domaine jusqu’à la vieillesse. Leur[321] dernier jour est bon, et ils terminent leur vie de la bonne manière. Ensuite leurs fils reprirent leurs possessions et furent tous des princes accomplis. Et maintenant cette saga est arrivée à sa fin ; fasse Marie que nous nous tournions vers Dieu, en sorte que nous vivions dans l’éternité avec Dieu sans fin !

FIN DE LA SAGA

  1. C ajoute : il bâtit de nombreux monastères.
  2. B ajoute : avec des monastères et des églises.
  3. La phrase autour... princes est remplacée dans D par : au milieu de clercs et de nobles, d’aussi haut rang qu’on peut trouver au monde.
  4. B D donné.
  5. A D Ozible ; B C Osseble.
  6. A Gerin de Forfrettiborg.
  7. B C D jure.
  8. C quinze hivers ; B dix hivers.
  9. A Blevisborg.
  10. C B D du roi.
  11. B gagner un royaume et avoir de toutes sortes ; D gagner un royaume, de l’or, un patrimoine, un héritage et une terre.
  12. C D car tous deux, ma fille et moi, nous resterons.
  13. Mss. ici et partout Elis
  14. C D les paroles de son père.
  15. A Chiatresborg.
  16. C D qui se trouve en Arabie.
  17. C D gens de suite.
  18. quoi qu’il arrive manque C B D.
  19. C D un bon.
  20. C la noble femme du duc.
  21. C B D faites grâce à notre fils.
  22. C B D bon héros.
  23. B D obligeance courtoise et [D manque] honneur.
  24. C B D mon meilleur équipement.
  25. D ajoute : Je rendrais ce coup traître sur la nuque à tout autre qui me t’eût donné, et.
  26. B D toutes gens.
  27. B D ajoutent : avec les éperons.
  28. B D ajoutent : et dit.
  29. C D Le duc.
  30. A Aemer.
  31. A Terri.
  32. A Gifmer.
  33. A Aeltri.
  34. C D sa brogne ; D sa ventaille.
  35. D ajoute : Comment ferais-je pour te le raconter ?
  36. C bientôt tué et mis à honte.
  37. A Almaren
  38. A Petersborg.
  39. C B D j’étais sous les ordres et au service du roi Louis.
  40. A Angueo et Berti.
  41. B D chevaliers.
  42. A Aernald.
  43. A Pelliers ; C Nunpellies ; B Munfellies ; D Monfellusborg.
  44. C D ajoutent : le duc.
  45. C B D ta vie.
  46. A C mon apôtre.
  47. C B D Élie.
  48. C B D Élie.
  49. A Josi.
  50. A Rodeant.
  51. A Grandusa.
  52. Cette énumération est fautive ; cf. l’Intro., § VI.
  53. C B D longue barbe.
  54. A Gibuers.
  55. C B D à lui donner un second coup.
  56. A rois : omis dans D.
  57. B Rodeant ; C Rodoant.
  58. A B C omettent ces deux noms.
  59. A Bernald et Arnald.
  60. C B ajoutent : la brogne et lui-même dans la poitrine, de sorte qu’elle sortit par l’épaule.
  61. C B à terre.
  62. C B D étendu mort.
  63. C B D ajoutent : contre lui.
  64. C D de la selle.
  65. C B D il a brandi [D brandit] son épée.
  66. Mss. ici et ailleurs Triatre.
  67. C B D contre un Franc.
  68. C B D pieds tournés.
  69. C B D contre lui.
  70. C B D ajoutent : à terre.
  71. C B D Élie.
  72. C B D chevauche contre lui avec la plus grande [hâte et (manque dans D) ] impétuosité.
  73. A écus.
  74. A défendue.
  75. C B « Oui [ami, ajouté par B], » dit Élie.
  76. C B D Élie.
  77. B D ajoutent : et dit.
  78. D maintenant tu peux voir quelle est la plus grande de la puissance et de la bonté de notre Dieu tout puissant, ou de votre indigne superstition et païennerie, à vous que le diable tient déjà.
  79. C B D Elie.
  80. C B D ajoutent : et dit.
  81. C B D hommes.
  82. Mss. ozer ; le texte fr. a lorier.
  83. D Quant Malpriant vit ce coup terrible, il prit.
  84. C B Tu es un homme très fou et très méchant.
  85. C B D Ne vois-tu pas.
  86. Ici le copiste de A a omis quelques mots qui ne peuvent pas être suppléés d’après les autres mss.
  87. C B D de sorte qu’il.
  88. C B D de le prendre en aide.
  89. C B D sa lance.
  90. A C ses mains.
  91. C B D était plus rapide que tout autre cheval [D bête].
  92. C B ajoutent : se glissa [B parvint à se dégager] hors de la fondrière [sur le côté sec de la route manque dans B] et.
  93. C B D ajoutent : aux paiens.
  94. C B D vint.
  95. C B D ajoutent : morts.
  96. C B ajoutent : eut [B très] peur et.
  97. C B D appelle.
  98. C B ajoutent : au nom de Dieu, viens ici et.
  99. C B D et coupa leurs liens.
  100. D Béni soit le tout puissant Dieu, roi.
  101. C B D de leurs épaules.
  102. A Bryslan, ici et plus loin.
  103. La phrase, depuis qu’une grande, est ainsi remplacée dans C B : comme il fuyait devant l’armée des païens, mais parfois il revenait [B il se tournait] contre eux [manque dans B], et tuait en grand nombre les païens les plus rapprochés de lui. Élie [B frappe ceux qui sont les premiers, et] arrive à une fondrière, presque impraticable. Là les païens furent si près de le prendre que quelques-uns l’avaient déjà devancé, et il ne pouvait d’aucun côté s’échapper avec son cheval. — D : et une masse de païens auprès de lui, et ils le poursuivaient et chassaient devant eux et en arrivant à une fondrière dangereuse à passer, ils l’avaient presque atteint.
  104. A Gulafri.
  105. C B D très.
  106. C B D et il poussa son cheval.
  107. C B D le prince [d’Alexandrie manque dans C B] qu’on appela Tanabré.
  108. A héros.
  109. C B ajoutent : aussi longtemps que Dieu voudra ; D : aussi longtemps que nous pourrons résister.
  110. C B D ajoutent : et dit.
  111. Par ma foi, chevalier est remplacé dans C B par : Que Mahon m’aide !
  112. Mss. Terrogant.
  113. Après ce mot commence une lacune dans A.
  114. D des mains jusqu’aux os.
  115. D « Bons seigneurs, » dit-il, « ayez soin de votre vie, et abandonnez-nous. »
  116. Mss. Alles.
  117. C Tove ; illisible dans B ; b Lutus.
  118. D « Seigneur, » dit-il, « je ne veux pas maintenant vous cacher qui je suis ; beaucoup de gens me nomment Guillaume au nez tort.
  119. Mss. Bruskam.
  120. Mss. le fils de ma seconde sœur.
  121. b D à table.
  122. b D avait.
  123. b ajoute au commencement de ce paragraphe : Maintenant faut laisser cela et dire comment ; D Maintenant il faut traiter comment.
  124. b D huit.
  125. b D d’or et de.
  126. Mss. de Dalmarie.
  127. D ajoute : car il était en grande frayeur.
  128. D ajoute : car je me ferais hacher en morceaux avant de retomber en leur pouvoir.
  129. Mss. Hercol et Guiver ; cf. p. 132.
  130. Ici se termine la lacune d’A.
  131. A parla.
  132. A parla.
  133. C B D ajoutent : tu le perdras honteusement.
  134. C B D maintenant je vois que.
  135. C B D et par le saint apôtre Pierre.
  136. C B D qu’il ne réussira jamais.
  137. C B D et je ne vous donne aucun denier [D pour votre repas].
  138. et de méchantes gens est remplacée dans C B D par : ou bien.
  139. C B ajoutent : courut [B aussitôt] vers le chef.
  140. C B lui frappa.
  141. Ici commence le fragment H.
  142. C B D s’apelait.
  143. C B D tomba.
  144. C B dans ce bois près de nous ; D ici dans le bois.
  145. Ici commence le fragment F.
  146. C B D ajoutent : il [D le voleur] continua.
  147. Mss. Terri.
  148. B quatre.
  149. C B F ajoutent : que jamais n’existerait destrier qui puisse m’atteindre ; D : qu’aucun cheval ne me rattraperait à pied.
  150. A Hertori et Guntr.
  151. grand manque dans A.
  152. C B D ajoutent : contre eux.
  153. C B F à brandir son épée.
  154. La phrase depuis Comme est remplacée dans D par : L’autre brandit son épée.
  155. D ajoute : qui était près de lui.
  156. C B D vit cela.
  157. C D chevalier ; B prince.
  158. C B F ajoutent : leur compagnon ; D : le compagnon de Jossé.
  159. C B D si comme il est vrai ma vie est en danger.
  160. C B D monter.
  161. B veut me suivre.
  162. C B Là-dessus ils prirent leur chemin et ils ; D Là-dessus ils se résolurent au départ et comme ils avaient marché un peu de temps, ils.
  163. Mss. Ertun.
  164. C B F D C’est Sobrie.
  165. C B D ajoutent : Chaïphas.
  166. C B D ajoutent : Rosamonde.
  167. B D marcs.
  168. D dix.
  169. C B D ajoutent : une nuit.
  170. Ici finit le fragment F.
  171. car..... rien manque dans C B D.
  172. car je n’ai plus force est remplacé dans C B D par : prends soin maintenant de ta vie [D aide-toi bien], car ma vie ne vaut plus rien.
  173. C B ajoutent : et monta sur le balcon.
  174. C B D ajoutent : derrière elle.
  175. C B empereur ; D roi ou empereur.
  176. Les noms des héros changent dans B : Agamor et Bernart, Gaimar et Arnaut l’homme fort ; C : Guillaume et Bernart, Arnaut et Bertran ; D : Guillaume
  177. C B D ajoutent : et il dit.
  178. A a toujours Julien, les autres mss. ont Juben.
  179. Ici commence le fragment E.
  180. E C B D Alors M. fut triste quand.
  181. C B D affaire.
  182. B ajoute : de vous ou.
  183. C B D duel.
  184. C B D si j’étais sain.
  185. C B ajoutent : combattre contre Juben et.
  186. D ajoute : sors et combats avec le roi Juben, car je connais ta force et tu le vaincras.
  187. C B ajoutent : Quand le roi entendit cela, il fut extraordinairement courroucé et dit.
  188. C B D tout à fait.
  189. C B D c’est d’une manière imprévoyante.
  190. C B le Franc.
  191. C B D appelle.
  192. C B D ajoutent : et dit.
  193. E D ajoutent : et dit.
  194. E D ma.
  195. C B D ajoutent : à la porte.
  196. A E Josi.
  197. C B D d’or [manque B] éprouvé.
  198. D né dans le monde ; B au monde.
  199. C B D ajoutent : Chaïfas.
  200. C D ajoutent : de vous.
  201. Ici finit le fragment E.
  202. C ajoute : le roi jura à Mahon un serment ainsi que tous ses barons, comme elle l’avait demandé, puis.
  203. C Juben ; D le vieux drôle, le roi Juben.
  204. C D avoir.
  205. C B D à cause de la lâcheté des [c de vos princes] païens.
  206. C D ajoutent : le roi.
  207. B D Primsamt.
  208. C D ou.
  209. C B D il vous faut.
  210. C B D tout seul.
  211. C B D du roi.
  212. C B D te protège.
  213. C B ajoutent : le roi.
  214. C B D ou.
  215. D vingt ; B cinq.
  216. C D ajoutent : le roi.
  217. C ajoute : et si tu m’offrais tout l’or d’Arabie, je ne voudrais pas vendre ce cheval.
  218. C B D tirées.
  219. C B D sur lui.
  220. C B Le roi Juben ; D Le roi.
  221. C B D blancs comme.
  222. D veuille Dieu qu’Élie ait ce cheval, car alors il ne [lui] arriverait pas dommage.
  223. C B Galopin.
  224. D sécurité ; B C ajoutent : et sécurité.
  225. La phrase depuis s’effraya est remplacée dans C B par : mais tous les gardiens dormaient ; alors Galopin arracha l’épée de la main de l’un d’eux, et assena au même le coup de la mort et ainsi l’un après l’autre, jusqu’à ce qu’ils fussent tous morts. —
  226. C B ajoutent : [Le cheval] s’agita terriblement et leva le pied et assena à Galopin un coup si fort qu’il tomba loin à terre. Galopin bondit et vint de nouveau au cheval et veut le saisir. Mais le cheval le prit et l’attira à lui [B il le saisit] avec les dents, et saisit [B tellement] presque tout ensemble sa chair et ses vêtements [B ses vêtements et sa chair] ; et l’attira à lui et le jeta [B jette] en l’air si haut et si violemment que Galopin en reçut presque un coup funeste au toit de la maison. Mais il fit une chute si forte et si pesante sur le pavé, qu’il resta à terre privé de sentiment et presque mort, et quand Galopin arriva à se tenir sur ses pieds, il pensa à fuir, comme il le fit aussitôt ; et il ne s’aventura pas auprès [B ne s’aventurant nulle part dans le voisinage] ; et comme il sortait de la maison, il pensa que c’était grande honte [B et ignominie] de ne pouvoir dompter un cheval ; et il pensa que cette impuissance ne passerait jamais. Il rentra de nouveau dans la maison ; et prit [B ramassa] une épée et l’enfonça dans le fourreau et l’attacha soigneusement [B fortement] ; il la saisit d’une main par le pommeau et de l’autre un peu plus loin ; puis il la brandit au-dessus de sa tête et en assena quatre coups au cheval.
  227. C D ils.
  228. C B D si le roi.
  229. C B D ajoutent : et dit.
  230. C ajoute : elle était brillante comme de l’argent, et faite de forts anneaux réunis ensemble.
  231. A Menelans ; B D Menelaus ; C Menelais.
  232. B C et le remercia avec grande joie.
  233. D ajoute : il remercia bien Galopin pour sa peine.
  234. C B D Élie.
  235. C ajoute : ou le perfide Malpriant ; D : ou Malpriant, l’amant de ta fille.
  236. B Rosamonde, ma fille ; D ma fille.
  237. C B D le roi eut dit cela.
  238. C B D ajoutent : de la salle.
  239. D aux paroles d’une femme ; C B aux paroles des femmes.
  240. B D vos paroles.
  241. C B et son fils, José ; D et son fils Caïphas.
  242. C B D une grande folie.
  243. C B D ajoutent : comme moi.
  244. C B tu mens maintenant un mensonge abominable ; D maintenant tu mens un mensonge odieux et infâme.
  245. C B D veulent comme moi.
  246. C B D te l’a donné.
  247. C B D mon échanson.
  248. C B D ajoutent : grand.
  249. C B D ajoutent : et dit.
  250. C B D et si impertinent.
  251. C B bien portant et vivant ; D bien portant.
  252. C B Et là-dessus aussitôt il ; D En même temps il.
  253. B D l’os du cou.
  254. C B D me fouler aux pieds.
  255. C B D tu vas maintenant reconnaître si.
  256. C elle peut couper.
  257. C B crie.
  258. B D de lui.
  259. C B Il t’aurait bientôt coupé la tête et je le jure.
  260. C que nous avons ; D que j’ai.
  261. C B D appelle.
  262. C B D qu’il rencontra le premier.
  263. C B ajoutent : maintenant enfuyons-nous aussi vite que possible.
  264. C B le frappa sur la tête et le heaume [et ajouté par B] la tête [et perça en entier ajouté par B] le corps et la selle et en deux [dans B] le cheval en deux morceaux [B au milieu] ; D il le frappa sur le heaume et le perça en bas jusqu’à l’épaule et aussi la selle et le cheval en deux et il tomba complètement mort à terre.
  265. C D du roi Juben.
  266. C D le cheval Pr.
  267. B D oiseaux.
  268. D belle demoiselle ; B demoiselle.
  269. C B D que personne ne te fera tort.
  270. C B D Élie.
  271. C le roi Makabret ; D le roi même ; B un roi.
  272. C B D qui avaient à lui engagé leur foi.
  273. C B D Non.
  274. Le texte français et la saga ne concordent plus à partir d’ici.
  275. C B D un messager.
  276. Ici finit le ms. A.
  277. B D et sa fille.
  278. B D du duc Guillaume.
  279. Mss. Eingibourg ; et partout ainsi.
  280. Mss. Hlödver.
  281. B D ajoutent : partent et.
  282. B D ajoutent : la grande.
  283. B D ajoutent : couronnés.
  284. Lacune dans B.
  285. H D ici arrivés.
  286. Mss. Roben, ici et ailleurs.
  287. H D poussent.
  288. Mss. Josias.
  289. H D bon.
  290. H D traversa ses épaules.
  291. H D il.
  292. Fin de la lacune de B.
  293. Mss. Berard.
  294. Lacune dans C.
  295. Ici commence le fragment F2
  296. F D ajoutent : du roi Roben.
  297. Mss. Falinbert.
  298. Mss. Gerart.
  299. Mss. Bernart.
  300. C Bardiatres.
  301. C Josias.
  302. F ajoute : le suivent et ; D ajoute : avec lui et.
  303. F D très rude.
  304. C droite.
  305. F D ajoutent : du roi Mascabré.
  306. F D de beaucoup de sortes.
  307. F D ajoutent : et elle vit comment les Francs savaient [D bien] combattre.
  308. F D ajoutent : tous les [D ses] plus beaux atours, d’abord [mq. dans D] une chemise de soie blanche, puis.
  309. F D ajoutent : si magnifique qu’on n’aurait pu en trouver de meilleure, même en cherchant dans tout l’univers.
  310. F D ajoutent : faite.
  311. F D de l’or brillant.
  312. F occides ; C Sides.
  313. F Samerion ; autres mss. Ion.
  314. F D aussi blanche que la neige. Ici finit le fragment F2.
  315. Ici finit la lacune de C.
  316. D à un festin magnifique. Sire Guillaume accepte ; Élie envoie chez lui de nombreux et magnifiques chevaliers pour annoncer son arrivée, demandant en même temps qu’un festin soit préparé avec tout ce qu’il y a de mieux et priant tous ses gens de venir au-devant de sa suite avec.
  317. Mss. Osseble.
  318. B D la fille du duc.
  319. B D mais.
  320. À partir d’ici le texte est illisible dans C.
  321. Ici finit le fragment H.