Électre (Crébillon)/Acte premier

Imprimerie Royale (p. 175-194).


ELECTRE
TRAGÉDIE

ACTE PREMIER


Scène PREMIÈRE

Électre

Témoin du crime affreux que pourſuit ma vengeance,
Ô nuit, dont tant de fois j’ai troublé le ſilence,
Inſensible témoin de mes vives douleurs,
Électre ne vient plus te confier des pleurs :
Son cœur, las de nourrir un déſespoir timide,
Se livre enfin ſans crainte au tranſport qui le guide.
Favoriſez, grands dieux, un ſi juſte courroux ;
Électre vous implore, & s’abandonne à vous.
Pour punir les forfaits d’une race funeſte,
J’ai compté trop longtemps ſur le retour d’Oreſte :

C’eſt former des projets & des vœux ſuperflus ;
Mon frère malheureux, ſans doute, ne vit plus.
Et vous, manes ſanglants du plus grand roi du monde,
Triſte & cruel objet de ma douleur profonde,
15Mon père, s’il eſt vrai que ſur les ſombres bords
Les malheurs des vivants puiſſent toucher les morts
Ah ! Combien doit frémir ton ombre infortunée
Des maux où ta famille eſt encor deſtinée !
C’était peu que les tiens, altérés de ton ſang,
20Euſſeut oſé porter le couteau dans ton flanc,
Qu’à la face des dieux le meurtre de mon père
Fût, pour comble d’horreurs, le crime de ma mère ;
C’eſt peu qu’en d’autres mains la perfide ait remis
Le ſceptre qu’après toi devait porter ton fils,
25Et que dans mes malheurs Égiſthe qui me brave,
Sans reſpect, ſans pitié, traite Électre en eſclave :
Pour m’accabler encor, ſon fils audacieux,
Itys, juſqu’à ta fille oſe lever les yeux.
Des dieux & des mortels Électre abandonnée
30Doit, ce jour, à ſon ſort s’unir par l’hyménée,
Si ta mort, m’inſpirant un courage nouveau,
N’en éteint par mes mains le coupable flambeau.
Mais qui peut retenir le courroux qui m’anime ?
Clytemneſtre oſa bien s’armer pour un grand crime.
35Imitons ſa fureur par de plus nobles coups ;
Allons à ces autels, où m’attend ſon époux,

Immoler avec lui l’amant qui nous outrage :
C’eſt là le moindre effort digne de mon courage.
Je le dois… D’où vient donc que je ne le fais pas ?
40Ah ! Si c’était l’amour qui me retînt le bras !
Pardonne, Agamemnon ; pardonne, ombre trop chère :
Mon creur n’a point brûlé d’une flamme adultère ;
Ta fille, de concert avec tes aſſassins,
N’a point porté ſur toi de parricides mains ;
45J’ai tout fait pour venger ta perte déplorable.
Électre cependant n’en eſt pas moins coupable :
Le vertueux Itys, à travers ma douleur,
N’en a pas moins trouvé le chemin de mou cœur.
Mais Arcas ne vient point ! Fidèle en apparence,
50Trahit-il en ſecret le ſoin de ma vengeance ?



S C È N E   II.
Électre, Arcas.
É L E C T R E.

Il vient ; raſſurons-nous.

À Arcas.

Il vient ; raſſurons-nous.Pleine d’un juſte effroi,
Je me plaignais déjà qu’on me manquait de foi ;
Je craignais qu’un ami qui pour moi s’intéreſſe
N’uſât plus… Mais quoi ! Seul ?

A R C A S.

N’uſât plus… Mais quoi ! Seul ?Malheureuſe princeſſe,

55Hélas ! Que votre ſort eſt digne de pitié !
Plus d’amis, plus d’eſpoir.

É L E C T R E.

Plus d’amis, plus d’eſpoir.Quoi ! Leur vaine amitié,
Après tant de ſerments…

A R C A S.

Après tant de ſerments…Non, n’attendez rien d’elle.
Madame, en vain pour vous j’ai fait parler mon zèle ;
Eux-mêmes, à regret, ces trop prudents amis
60S’en tiennent au ſecours qu’on leur avait promis.
« Qu’Oreſte, diſent-ils, vienne par ſa préſence
Raſſurer des amis armés pour ſa vengeance.
Palamède, chargé d’élever ce héros,
Promettait avec lui de traverſer les flots ;
65Son fils, même avant eux, devait ici ſe rendre.
C’eſt ſe perdre, ſans eux qu’oſer rien entreprendre ;
Bientôt de nos projets la mort ſerait le prix. »
D’ailleurs, pour achever de glacer leurs eſprits,
On dit que ce guerrier dont la valeur funeſte
70Ne ſe peut comparer qu’à la valeur d’Oreſte,
Qui de tant d’ennemis délivre ces États,
Qui les a ſauvés ſeul par l’effort de ſon bras,

Qui, chaſſant les deux rois de Corinthe & d’Athènes,
De morts & de mourants vient de couvrir nos plaines,
75Hier, avant la nuit, parut dans ce palais ;
Cet étranger qu’Égiſthe a comblé de bienfaits,
À qui le tyran doit le ſalut de ſa fille,
De lui, d’Itys, enfin de toute ſa famille,
Eſt un rempart ſi sûr pour vos perſécuteurs,
80Que de tous nos amis il a glacé les cœurs.
Au ſeul nom du tyran que votre âme déteſte
On frémit ; cependant on veut revoir Oreſte.
Mais le jour qui paraît me chaſſe de ces lieux :
Je crois voir même Itys. Madame, au nom de ces dieux,
85Loin de faire éclater le trouble de votre âme,
Flattez plutôt d’Itys l’audacieuſe flamme ;
Faites que votre hymen ſe diffère d’un jour :
Peut-être verrons-nous Oreſte de retour.

É L E C T R E.

Ceſſe de me flatter d’une eſpérance vaine.
90Allez, lâches amis qui trahiſſez ma haine ;
Electre ſaura bien, ſans Oreſte & ſans vous,
Ce jour même, à vos yeux, ſignaler ſon courroux.



S C È N E   III.
Électre, Itys.
É L E C T R E.

En des lieux où je ſuis, trop sûr de me deplaire,
Fils d’Égiſthe, oſes-tu mettre un pied téméraire ?

I T Y S.

95Madame, pardonnez à l’innocente erreur
Qui vous offre un amant guidé par ſa douleur.
D’un amour malheureux la triſte inquiétude
Me faiſait de la nuit chercher la ſolitude.
Pardonnez ſi l’amour tourne vers vous mes pas :
100Itys vous ſouhaitait, mais ne vous cherchait pas ;

É L E C T R E.

Dans l’état où je ſuis, toujours triſte, quels charmes
Peuvent avoir des yeux preſque éteints dans les larmes ?
Fils du tyran cruel qui fait tous mes malheurs,
Porte ailleurs ton amour, & reſpecte mes pleurs.

I T Y S.

105Ah ! Ne m’enviez pas cet amour, inhumaine !
Ma tendreſſe ne ſert que trop bien votre haine.
Si l’amour cependant peut déſarmer un cœur,
Quel amour fut jamais moins digne de rigueur ?

À peine je vous vis, que mon âme éperdue
110Se livra ſans réſerve au poiſon qui me tue.
Depuis dix ans entiers que je brûle pour vous,
Qu’ai-je fait qui n’ait dû fléchir votre courroux ?
De votre illuſtre ſang conſervant ce qui reſte,
J’ai de mille complots ſauvé les jours d’Oreſte :
115Moins attentif au ſoin de veiller ſur ſes jours,
Déjà plus d’une main en eût tranché le cours.
Plus accablé que vous du ſort qui vous opprime,
Mon amour malheureux fait encor tout mon crime.
Enfin, pour vous forcer à vous donner à moi,
120Vous ſavez ſi jamais j’exigeai rien du Roi.
Il prétend qu’avec vous un nœud ſacré m’uniſſe ;
Ne m’en imputez point la cruelle injuſtice :
Au prix de tout mon ſang je voudrais être à vous,
Si c’était votre aveu qui me fît votre époux.
125Ah ! Par pitié pour vous, princeſſe infortunee,
Payez l’amour d’Itys par un tendre hyménée :
Puiſqu’il faut l’achever ou deſcendre au tombeau,
Laiſſez-en à mes feux allumer le flambeau.
Régnez donc avec moi ; c’eſt trop vous en défendre :
130C’eſt un ſceptre qu’un jour Égiſthe veut vous rendre.

É L E C T R E.

Ce ſceptre eſt-il à moi, pour me le deſtiner ?
Ce ſceptre eſt-il à lui, pour te l’oſer donner ?

C’eſt en vain qu’en eſclave il traite une princeſſe,
Juſqu’à le redouter que le traître m’abaiſſe :
135Qu’il faſſe que ces fers, dont il s’eſt tant promis,
Soient moins honteux pour moi que l’hymen de ſon fils.
Ceſſe de te flatter d’une eſpérance vaine :
Ta vertu ne te ſert qu’à redoubler ma haine.
Êgiſthe ne prétend te faire mon époux,
140Que pour mettre ſa tête a couvert de mes coups ;
Mais ſais-tu que l’hymen dont la pompe s’apprête
Ne ſe peut achever qu’aux dépens de ſa tête ?
À ces conditions je ſouscris à tes vœux ;
Ma main ſera le prix d’un coup ſi généreux.
145Électre n’attend point cet effort de la tienne ;
Je connais ta vertu : rends juſtice à la mienne.
Crois-moi, loin d’écouter ta tendreſſe pour moi,
De Clytemneſtre ici crains l’exemple pour toi.
Romps toi-même un hymen où l’on veut me contraindre ;
150Les femmes de mon ſang ne ſont que trop à craindre.
Malheureux ! De tes vœux quel peut être l’eſpoir ?
Hélas ! Quand je pourrais, rebelle à mon devoir,
Brûler un jour pour toi de feux illégitimes,
Ma vertu t’en feroit bientôt les plus grands crimes.
155Je te haïrai moins, fils d’un prince odieux :
Ne ſois point, s’il ſe peut, plus coupable à mes yeux ;
Ne me peins plus l’ardeur dont ton âme eſt épriſe.
Que peux-tu ſouhaiter ? Itys, qu’il te ſuffise

Qu’Électre, tout entière à ſon inimitié,
160Ne fait point tes malheurs ſans en avoir pitié.
Mais Clytemneſtre vient : ciel ! Quel deſſein l’amène ?
Te ſers-tu contre moi du pouvoir de la Reine ?



S C È N E   IV.
Clytemneſtre, Électre, Itys, Gardes.
C L Y T E M N E S T R E.

Dieux puiſſants, diſſipez mon trouble & mon effroi ;
Et chaſſez ces horreurs loin d’Égiſthe & de moi.

I T Y S.

165Quelle crainte eſt la vôtre ? Où courez-vous, madame ?
Vous vous plaignez : quel trouble a pu ſaisir votre âme ?

C L Y T E M N E S T R E.

Prince, jamais effroi ne fut égal au mien.
Mais ce récit demande un ſecret entretien.
Jamais ſort ne parut plus à craindre & plus triſte.

À ſes gardes.

170Qu’on ſache en ce moment ſi je puis voir Égiſthe.



S C È N E   V.
Clytemneſtre, Électre, Itys.
C L Y T E M N E S T R E.

Mais vous, qui vous guidait aux lieux où je vous vois ?
Électre ſe rend-elle aux volontes du roi ?

À votre heureux deſtin la verrons-nous unie ?
Sait-elle, à reſister, qu’il y va de ſa vie ?

I T Y S.

175Ah ! D’un plus doux langage empruntons le ſecours.
Madame ; épargnez-lui de ſi cruels diſcours ;
Adouciſſez plutôt ſa triſte deſtinée :
Électrs n’eſt déjà que trop infortunée.
Je ne puis la contraindre, & mon eſprit confus…

C L Y T E M N E S T R E.

180Par ce raiſonnement je conçois ſes refus.
Mais, pour former l’hymen & de l’un & de l’autre,
On ne conſultera ni ſon cœur ni le vôtre.
C’eſt, pour vous, de ſon ſort prendre trop de ſouci :
Allez, dites au roi que je l’attends ici.



S C È N E   V I.
Clytemneſtre, Électre.
C L Y T E M N E S T R E.

185Auſſi, loin de répondre aux bontés d’une mère,
Vous bravez de mon nom le ſacré caractère !
Et, lorſque ma pitié lui fait un ſort plus doux,
Électre ſemble encor défier mon courroux !

Bravez-le ; mais, du moins, du ſort qui vous accable
190N’accuſez donc que vous, princeſſe inexorable.
Je fléchiſſais un roi de ſon pouvoir jaloux ;
Un héros par mes ſoins devenait votre époux ;
Je voulais, par l’hymen d’Itys & de ma fille,
Voir rentrer quelque jour le ſceptre en ſa famille :
195Mais l’ingrate ne veut que nous immoler tous.
Je ne dis plus qu’un mot. Itys brûle pour vous ;
Ce jour même à ſon tort vous devez être unie :
Si vous n’y ſouscrivez, c’eſt fait de votre vie.
Égiſthe eſt las de voir ſon eſclave en ces lieux
200Exciter par ſes pleurs les hommes & les dieux.

É L E C T R E.

Contre un tyran ſi fier, juſte ciel ! Quelles armes !
Qui brave les remords peut-il craindre mes larmes ?
Ah ! Madame, eſt-ce à vous d’irriter mes ennuis ?
Moi, ſon eſclave ! Hélas ! d’Où vieut que je la ſuis ?
205Moi, l’eſclave d’Égiſthe ! Ah ! Fille infortunée !
Qui m’a fait ſon eſclave ? Et de qui ſuis-je née ?
Était-ce donc à vous de me le reprocher ?
Ma mère, ſi ce nom peut encor vous toucher,
S’il eſt vrai qu’en ces lieux ma honte ſoit jurée,
210Ayez pitié des maux où vous m’avez livrée :
Précipitez mes pas dans la nuit du tombeau ;
Mais ne m’uniſſez point au fils de mon bourreau,

Au fils de l’inhumain qui me priva d’un père,
Qui le pourſuit ſur moi, ſur mon malheureux frère.
215Et de ma main encore il oſe diſposer !
Cet hymen, ſans horreur, ſe peut-il propoſer ?
Vous m’aimâtes ; pourquoi ne vous ſuis-je plus chère ?
Ah ! Je ne vous hais point ; et, malgré ma miſère,
Malgré les pleurs amers dont j’arroſe ces lieux,
220Ce n’eſt que du tyran que je me plains aux dieux.
Pour me faire oublier qu’on m’a ravi mon père,
Faites-moi ſouvenir que vous êtes ma mère.

C L Y T E M N E S T R E.

Que veux-tu déſormais que je faſſe pour toi,
Lorſque ton hymeu ſeul peut déſarmer le Roi ?
225Souſcris, ſans murmurer, au ſort qu’on te prépare,
Et ceſſe de gémir de la mort d’un barbare
Qui, s’il eût pu trouver un ſecond Ilion,
T’aurait ſacrifiée à ſon ambition.
Le cruel qu’il était, bourreau de ſa famille,
230Oſa bien, à mes yeux, faire égorger ma fille.

É L E C T R E.

Tout cruel qu’il était, il était votre époux :
S’il fallait l’en punir, Madame, étoit-ce à vous ?
Si le ciel, dont ſur lui la rigueur fut extrême,
Réduiſit ce héros à verſer ſon ſang même,

235Du moins, en ſe privant d’un ſang ſi précieux,
Il ne le fit couler que pour l’offrir aux dieux.
Mais vous, qui de ce ſang immolez ce qui reſte,
Mère dénaturée & d’Électre & d’Oreſte,
Ce n’eſt point à des dieux jaloux de leurs autels,
240Vous nous ſacrifiez au plus vil des mortels…



S C È N E   VII.
Égiſthe, Clytemneſtre, Électre.
É L E C T R E.

Il paraît, l’inhumain ! À cette affreuſe vue,
Des plus cruels tranſports je me ſens l’âme émue.

É G I S T H E à Clytemneſtre.

Madame, quel malheur, troublant votre ſommeil,
Vous a fait de ſi loin devancer le ſoleil ?
245Quel trouble vous ſaisit ? Et quel triſte préſage
Couvre encor vos regards d’un ſi ſombre nuage ?
Mais Electre avec vous ! Que fait-elle en ces lieux ?
Auriez-vous pu fléchir ce cœur audacieux ?
À mes juſtes déſirs aujourd’hui moins rebelle,
250À l’hymen rie mon fils Électre conſent-elle ?
Voit-elle ſans regret préparer ce grand jour
Qui doit combler d’Itys & les vœux & l’amour ?

É L E C T R E.

Oui, tu peux déſormais en ordonner la fête ;
Pour cet heureux hymen ma main eſt toute prête :
255Je n’en veux diſposer qu’en faveur de ton ſang,
Et je la garde à qui te percera le flanc.

Elle ſort.
É G I S T H E.

Cruelle ! Si mon fils n’arrêtait ma vengeance,
J’éprouverais bientôt juſqu’où va ta conſtance.



S C È N E   VIII.
Égiſthe, Clytemneſtre.
C L Y T E M N E S T R E.

Seigneur, n’irritez point ſon orgueil furieux.
260Si vous ſaviez les maux que m’annoncent les dieux…
J’en frémis. Non, jamais le ciel impitoyable
N’a menacé nos jours d’un ſort plus déplorable.
Deux fois mes ſens frappés par un triſte réveil
Pour la troiſième fois ſe livraient au ſommeil,
265Quand j’ai cru, par des cris terribles & funèbres,
Me ſentir entraîner dans l’horreur des ténèbres.
Je ſuivais, malgré moi, de ſi lugubres cris ;
Je ne ſais quels remords agitaient mes eſprits.

Mille foudres grondaient dans un épais nuage
270Qui ſemblait cependant céder à mon paſſage.
Sous mes pas chancelants un gouffre s’eſt ouvert ;
L’affreux ſéjour des morts à mes yeux s’eſt offert.
À travers l’Achéron la malheureuſe Électre,
À grands pas, où j’étais ſemblait guider un ſpectre.
275Je fuyais ; il me ſuit. Ah ſeigneur ! À ce nom
Mon ſang ſe glace : hélas ! C’était Agamemnon.
« Arrête, m’a-t-il dit d’une voix formidable ;
Voici de tes forfaits le terme redoutable :
Arrête, épouſe indigne ; & frémis de ce ſang
280Que le cruel Égiſthe a tiré de mon flanc.
Ce ſang, qui ruiſſelait d’une large bleſſure,
Semblait, en s’écoulaut, pouſſer un long murmure.
À l’inſtant j’ai cru voir auſſi couler le mien :
Mais, malheureuſe ! À peine a-t-il touché le ſien,
285Que j’en ai vu renaître un monſtre impitoyable
Qui m’a lancé d’abord un regard effroyable.
Deux fois le Styx, frappé par ſes mugiſſements,
A longtemps répondu par des gémiſſements.
Vous êtes accouru : mais le monſtre en furie
290D’un ſeul coup à mes pieds vous a jeté ſans vie,
Et m’a ravi la mienne avec le même effort,
Sans me donner le temps de ſentir votre mort.

É G I S T H E.

Je conçois la douleur où la crainte vous plonge.
Un préſage ſi noir n’eſt cependant qu’un ſonge
295Que le ſommeil produit & nous offre au haſard,
Où, bien plus que les dieux, nos ſens ont ſouvent part.
Pourrais-je craindre un ſonge à vos yeux ſi funeſte,
Moi qui ne compte plus d’autre ennemi qu’Oreſte ?
Au gré de ſa fureur qu’il s’arme contre nous,
300Je ſaurai lui porter d’inévitables coups.
Ma haine à trop haut prix vient de mettre ſa tête,
Pour redouter encor les malheurs qu’il m’apprête.
C’eſt en vain que Samos la defend contre moi :
Qu’elle tremble, à ſon tour, pour elle & pour ſon roi.
305Athènes déſormais, de ſes pertes laſſée,
Nous menace bien moins qu’elle n’eſt menacée ;
Et le roi de Corinthe, épris plus que jamais,
Me demande aujourd’hui ma fille avec la paix.
Quel que ſoit ſon pouvoir, quoi qu’il en oſe attendre,
310Sans la tête d’Oreſte il n’y faut point prétendre.
D’ailleurs, pour cet hymen le ciel m’offre une main
Dont j’attends pour moi-même un ſecours plus certain.
Ce héros, défenſeur de toute ma famille,
Eſt celui qu’en ſecret je déſtine à ma fille.
315Ainſi je ne crains plus qu’Électre & ſa fierté,
Ses reproches, ſes pleurs, ſa fatale beauté,

Les tranſports de mon fils : mais, s’il peut la contraindre
À recevoir ſa foi, je n’aurai rien à craindre ;
Et la main que prétend employer mon courroux
320Mettra bientôt le comble à mes vœux les plus doux.
Mais ma fille paraît. Madame, je vous laiſſe,
Et je vais travailler au repos de la Grèce.



S C È N E   IX.
Clytemneſtre, Iphianaſſe, Mélite.
I P H I A N A S S E.

On dit qu’un noir préſage, un ſonge plein d’horreur,
Madame, cette nuit a troublé votre cœur.
325Dans le tendre reſpect qui pour vous m’intéreſſe,
Je venais partager la douleur qui vous preſſe.

C L Y T E M N E S T R E.

Princeſſe, un ſonge affreux a frappé mes eſprits ;
Mon cœur s’en eſt troublé, la frayeur l’a ſurpris.
Mais, pour en détourner les funeſtes auſpices,
330Ma main va l’expier par de prompts ſacrifice.



S C È N E   X.
Iphianaſſe, Mélite.
I P H I A N A S S E.

Mélite, plût au ciel qu’en proie à tant d’ennuis
Un ſonge ſeul eut part à l’état où je ſuis !
Plût au ciel que le ſort, dont la rigueur m’outrage,
N’eût fait que menacer !

M É L I T E.

N’eût fait que menacer !Madame, quel langage !
335Quel malheur de vos jours a troublé la douceur,
Et la conſtante paix que goûtait votre cœur ?

I P H I A N A S S E.

Tes ſoins n’ont pas toujours conduit Iphianaſſe ;
Et ce calme ſi doux a bien changé de face.
Quelques jours malheureux, écoulés ſans te voir,
340D’un cœur qui s’ouvre à toi font tout le déſespoir.

M É L I T E.

À finir nos malheurs, quoi ! Lorſque tout conſpire,
Qu’un roi jeune & puiſſant à votre hymen aſpire,
Votre cœur déſolé ſe conſume en regrets !
Quels ſont vos déplaiſirs ? Ou quels ſont vos ſouhaits ?

345Corinthe, avec la paix, vous demande pour reine :
Ce grand jour doit former une ſi belle chaîne.

I P H I A N A S S E.

Plût aux dieux que ce jour, qui te paraît ſi beau,
Dût des miens à tes yeux éteindre le flambeau !
Mais lorſque tu ſauras mes mortelles alarmes,
350N’irrite point mes maux, & fais grace à mes larmes.
Il te ſouvient encor de ces temps où, ſans toi,
Nous ſortîmes d’Argos à la ſuite du roi.
Tout ſemblait menacer le trône de Mycènes,
Tout cédait aux deux rois de Corinthe & d’Athènes.
355Pour retarder du moins un ſi cruel malheur,
Mon frère ſans ſuccès fit briller ſa valeur ;
Égiſthe fut défait, & trop heureux encore
De pouvoir ſe jeter dans les murs d’Épidaure.
Tu ſais tout ce qu’alors fit pour nous ce héros
360Qu’Itys avait ſauvé de la fureur des flots.
Peins-toi le dieu terrible adoré dans la Thrace ;
II en avait du moins & les traits & l’audace.
Quels exploits ! Non, jamais avec plus de valeur
Un mortel n’a fait voir ce que peut un grand cœur.
365Je le vis ; & le mien, illuſtrant ſa victoire,
Vaincu, quoiqu’en ſecret, mit le comble à ſa gloire.
Heureuſe ſi mon âme, en proie à tant d’ardeur,
Du crime de ſes feux faiſait tout ſon malheur !

Mais hier je revis ce vainqueur redoutable
370À peine s’honorer d’un accueil favorable.
De mon coupable amour l’art déguiſant la voix,
En vain ſur ſa valeur je le louai cent fois ;
En vain, de mon amour flattant la violence,
Je fis parler mes yeux & ma reconnoiſſance :
375II ſoupire, Mélite ; inquiet & diſtrait,
Son cœur paraît frappé d’un déplaiſir ſecret.
Sans doute il aime ailleurs ; et, loin de ſe contraindre…
Que dis-je, malheureuſe ! Eſt-ce à moi de m’en plaindre ?
Eſclave d’un haut rang, victime du devoir,
380De mon indigne amour quel peut être l’eſpoir ?
Ai-je donc oublié tout ce qui nous ſépare ?
N’importe : détournons l’hymen qu’on me prépare ;
Je ne puis y ſouscrire. Allons trouver le Roi :
Faiſons tout pour l’amour, s’il ne fait rien pour moi.