Éléments de la philosophie de Newton/Édition Garnier/Partie 3/Chapitre 1


TROISIÈME PARTIE.


CHAPITRE I.
Premières idées touchant la pesanteur et les lois de l’attraction : que la matière subtile, les tourbillons et le plein, doivent être rejetés. — Attraction. Expérience qui démontre le vide et les effets de la gravitation. La pesanteur agit en raison des masses. D’où vient ce pouvoir de la pesanteur. Il ne peut venir d’une prétendue matière subtile. Pourquoi un corps pèse plus qu’un autre. Le système de Descartes ne peut en rendre raison.

Un lecteur sage, qui aura vu avec attention ces merveilles de la lumière, convaincu par l’expérience qu’aucune impulsion connue ne les opère, sera sans doute impatient d’observer cette puissance nouvelle dont nous avons parlé sous le nom d’attraction, qui agit sur tous les autres corps plus sensiblement et d’une autre façon que les corps sur la lumière. Que les noms, encore une fois, ne nous effarouchent point, examinons simplement les faits.

Je me servirai toujours indifféremment des termes d’attraction et de gravitation, en parlant des corps, soit qu’ils tendent sensiblement les uns vers les autres, soit qu’ils tournent dans des orbes immenses, autour d’un centre commun, soit qu’ils tombent sur la terre, soit qu’ils s’unissent pour composer des corps solides, soit qu’ils s’arrondissent en gouttes pour former des liquides[1]. Entrons en matière.

Tous les corps connus pèsent, et il y a longtemps que la légèreté absolue a été comptée parmi les erreurs reconnues d’Aristote et de ses sectateurs. Depuis que la fameuse machine pneumatique a été inventée, on a été plus à portée de connaître la pesanteur des corps : car, lorsqu’ils tombent dans l’air, les parties de l’air retardent sensiblement la chute de ceux qui ont beaucoup de surface et peu de volume ; mais dans cette machine privée d’air, les corps abandonnés à la force, quelle qu’elle soit, qui les précipite sans obstacle, tombent selon tout leur poids.

La machine pneumatique, inventée par Otto Guerike, fut bientôt perfectionnée par Boyle ; on fit ensuite des récipients de verre beaucoup plus longs, qui furent entièrement purgés d’air. Dans un de ces longs récipients, composé de quatre tubes, le tout ensemble ayant huit pieds de hauteur, on suspendit en haut, par un ressort, des pièces d’or, des morceaux de papier, des plumes ; il s’agissait de savoir ce qui arriverait quand on détendrait le ressort. Les bons philosophes prévoyaient que tout cela tomberait en même temps ; le plus grand nombre assurait que les corps les plus massifs tomberaient bien plus vite que les autres : ce grand nombre, qui se trompe presque toujours, fut bien étonné quand il vit, dans toutes les expériences, l’or, le plomb, le papier et la plume tomber également vite, et arriver au fond du récipient en même temps.

Ceux qui tenaient encore pour le plein de Descartes, pour les prétendus effets de la matière subtile, ne pouvaient rendre aucune bonne raison de ce fait : car les faits étaient leurs écueils. Si tout était plein, quand on leur accorderait qu’il pût y avoir alors du mouvement (ce qui est absolument impossible), au moins cette prétendue matière subtile remplirait exactement tout le récipient : elle y serait en aussi grande quantité que de l’eau ou du mercure qu’on y aurait mis ; elle s’opposerait au moins à cette descente si rapide des corps ; elle résisterait à ce large morceau de papier, selon la surface de ce papier, et laisserait tomber la balle d’or ou de plomb beaucoup plus vite ; mais cette chute se fait au même instant : donc il n’y a rien dans le récipient qui résiste ; donc cette prétendue matière subtile ne peut faire aucun effet sensible dans ce récipient ; donc il y a une autre force qui fait la pesanteur.

En vain dirait-on qu’il est possible qu’il reste une matière subtile dans ce récipient, puisque la lumière le pénètre ; il y a bien de la différence. La lumière qui est dans ce vase de verre n’en occupe certainement pas la cent millième partie ; mais, selon les cartésiens, il faut que leur matière imaginaire remplisse bien plus exactement le récipient que si je le supposais rempli d’or : car il y a beaucoup de vide dans l’or, et ils n’en admettent point dans leur matière subtile.

Or, par cette expérience, la pièce d’or, qui pèse cent mille fois plus que le morceau de papier, est descendue aussi vite que le papier : donc la force qui l’a fait descendre a agi cent mille fois plus sur lui que sur le papier, de même qu’il faudra cent fois plus de force à mon bras pour remuer cent livres que pour remuer une livre ; donc cette puissance qui opère la gravitation agit en raison directe de la masse des corps. Elle agit en effet tellement selon la masse des corps, non selon les surfaces, qu’un morceau d’or réduit en poudre descend dans la machine pneumatique aussi vite que la même quantité d’or étendue en feuille. La figure des corps ne change ici en rien leur gravité : ce pouvoir de gravitation agit donc sur la nature interne des corps, et non en raison des superficies.

On n’a jamais pu répondre à ces vérités pressantes que par une supposition aussi chimérique que les tourbillons. On suppose que la matière subtile prétendue qui remplit tout le récipient ne pèse point : étrange idée qui devient absurde ici. Car il ne s’agit pas, dans le cas présent, d’une matière qui ne pèse pas, mais d’une matière qui ne résiste pas. Toute matière résiste par sa force d’inertie. Donc si le récipient était plein, la matière quelconque qui le remplirait résisterait infiniment : cela paraît démontré en rigueur.

Ce pouvoir ne réside point dans la prétendue matière subtile, dont nous parlerons au chapitre suivant ; cette matière serait un fluide. Tout fluide agit sur les solides en raison de leurs superficies ; ainsi le vaisseau présentant moins de surface par sa proue fend la mer qui résisterait à ses flancs. Or, quand la superficie d’un corps est le carré de son diamètre, la solidité de ce corps est le cube de ce même diamètre : le même pouvoir ne peut agir à la fois en raison du cube et du carré ; donc la pesanteur, la gravitation n’est point l’effet de ce fluide.

De plus, il est impossible que cette prétendue matière subtile ait d’un côté assez de force pour précipiter un corps de 54,000 pieds de haut en une minute (car telle est la chute des corps), et que de l’autre elle soit assez impuissante pour ne pouvoir empêcher le pendule du bois le plus léger de remonter de vibration en vibration dans la machine pneumatique, dont cette matière imaginaire est supposée remplir exactement tout l’espace.

Je ne craindrai donc point d’affirmer que, si l’on découvrait jamais une impulsion qui fût la cause de la pesanteur des corps vers un centre, en un mot la cause de la gravitation, de l’attraction universelle, cette impulsion serait d’une tout autre nature que celle que nous connaissons.

Voilà donc une première vérité déjà indiquée ailleurs, et prouvée ici : il y a un pouvoir qui fait graviter tous les corps en raison directe de leur masse.

Si l’on cherche actuellement pourquoi un corps est plus pesant qu’un autre, on en trouvera aisément l’unique raison : on jugera que ce corps doit avoir plus de masse, plus de matière sous une même étendue ; ainsi, l’or pèse plus que le bois, parce qu’il y a dans l’or bien plus de matière et moins de vide que dans le bois.

Descartes et ses sectateurs (s’il en peut avoir encore) soutiennent qu’un corps est plus pesant qu’un autre sans avoir plus de matière ; non contents de cette idée, ils la soutiennent par une autre aussi peu vraie : ils admettent un grand tourbillon de matière subtile autour de notre globe, et c’est ce grand tourbillon, disent-ils, qui, en circulant, chasse tous les corps vers le centre de la terre, et leur fait éprouver ce que nous appelons pesanteur.

Il est vrai qu’ils n’ont donné aucune preuve de cette assertion : il n’y a pas la moindre expérience, pas la moindre analogie dans les choses que nous connaissons un peu, qui puisse fonder une présomption légère en faveur de ce tourbillon de matière subtile ; ainsi, de cela seul que ce système est une pure hypothèse, il doit être rejeté. C’est cependant par cela seul qu’il a été accrédité. On concevait ce tourbillon sans effort, on donnait une explication vague des choses en prononçant ce mot de matière subtile ; et quand les philosophes sentaient les contradictions et les absurdités attachées à ce roman philosophique, ils songeaient à le corriger plutôt qu’à l’abandonner.

Huygens et tant d’autres y ont fait mille corrections, dont ils avouaient eux-mêmes l’insuffisance. Mais que mettrons-nous à la place des tourbillons et de la matière subtile ? Ce raisonnement trop ordinaire est celui qui affermit le plus les hommes dans l’erreur et dans le mauvais parti. Il faut abandonner ce que l’on voit faux et insoutenable, aussi bien quand on n’a rien à lui substituer que quand on aurait les démonstrations d’Euclide à mettre à la place. Une erreur n’est ni plus ni moins erreur, soit qu’on la remplace ou non par des vérités : devrais-je admettre l’horreur du vide dans une pompe, parce que je ne saurais pas encore par quel mécanisme l’eau monte dans cette pompe ?

Commençons donc, avant que d’aller plus loin, par prouver que les tourbillons de matière subtile n’existent pas ; que le plein n’est pas moins chimérique ; qu’ainsi tout ce système, fondé sur ces imaginations, n’est qu’un roman ingénieux sans vraisemblance. Voyons ce que c’est que ces tourbillons imaginaires, et examinons ensuite si le plein est possible.


  1. On donne aujourd’hui le nom spécial « d’attraction moléculaire » à ces forces qui poussent les molécules ou les atomes les uns sur les autres pour en faire des solides ou des liquides. (D.)