Éléments de la philosophie de Newton/Édition Garnier/Partie 2/Chapitre 5

◄   Chapitre IV. Chapitre VI.   ►

CHAPITRE V.
De la conformation de nos yeux ; comment la lumière entre et agit dans cet organe. Description de l’œil. Œil presbyte. Œil myope.

Pour connaître l’œil de l’homme en physicien qui ne considère que la vision, il faut d’abord savoir que la première enveloppe blanche, le rempart et l’ornement de l’œil, ne transmet aucun rayon. Plus ce blanc de l’œil est fort et uni, plus il réfléchit la lumière ; et lorsque quelque passion vive porte au visage de nouveaux esprits, qui viennent encore tendre et ébranler cette tunique, alors des étincelles semblent en sortir.

Au milieu de cette membrane s’élève un peu la cornée, mince, dure, et transparente, telle précisément que le verre de votre montre que vous placeriez sur une boule.

Sous cette cornée est l’iris, autre membrane qui, colorée par elle-même, répand ses couleurs sur cette cornée transparente qui la couvre : c’est cette iris qui rend les yeux bleus ou noirs. Elle est percée dans son milieu, qui ainsi paraît toujours noir ; et ce milieu est la prunelle de l’œil. C’est par cette ouverture que sont introduits les rayons de la lumière : elle s’agrandit par un mouvement involontaire dans les endroits obscurs, pour recevoir plus de rayons ; elle se resserre ensuite, lorsqu’une grande clarté l’offense.

Les rayons admis par cette prunelle ont déjà souffert une réfraction assez forte en passant à travers la cornée dont elle est couverte. Imaginez cette cornée comme le verre de votre montre ; il est convexe en dehors, et concave en dedans : tous les rayons obliques se sont brisés dans l’épaisseur de ce verre ; mais ensuite sa concavité rétablit à peu près ce que sa convexité a brisé. La même chose arrive dans notre cornée. Les rayons, ainsi rompus et brisés, trouvent, après avoir franchi la cornée, une humeur transparente dans laquelle ils passent. Cette eau est nommée l’humeur aqueuse. Les anatomistes ne s’accordent point encore entre eux sur la forme de ce petit réservoir ; mais, quelle que soit sa figure, la nature semble avoir placé là cette humeur claire et limpide pour opérer des réfractions, pour transmettre purement la lumière, pour que le cristallin, qui est derrière, puisse s’avancer sans effort, et changer librement de figure, pour que l’humidité nécessaire s’entretienne, etc.

Enfin les rayons, étant sortis de cette eau, trouvent une espèce de diamant liquide, taillé en lentille, et enchâssé dans une membrane déliée et diaphane elle-même. Ce diamant est le cristallin ; c’est lui qui rompt tous les rayons obliques : c’est un principal organe de la réfraction et de la vue, parfaitement semblable en cela à un verre lenticulaire de lunette. Soit ce cristallin ou ce verre lenticulaire (figure 7).

Le rayon perpendiculaire A le pénètre sans se détourner ; mais les rayons obliques B C se détournent dans l’épaisseur du verre en s’approchant des perpendiculaires qu’on tirerait sur les endroits où ils tombent ; ensuite, quand ils sortent du verre pour passer dans l’air, ils se brisent encore en s’éloignant du perpendicule : ce nouveau brisement est précisément ce qui les fait converger en D, foyer du verre lenticulaire.

Or la rétine, cette membrane légère, cette expansion du nerf optique, qui tapisse le fond de notre œil, est le foyer du cristallin ; c’est à cette rétine que les rayons aboutissent ; mais avant que d’y parvenir, ils rencontrent encore un nouveau milieu qu’ils traversent : ce nouveau milieu est l’humeur vitrée, moins solide que le cristallin, moins fluide que l’humeur aqueuse.

C’est dans cette humeur vitrée que les rayons ont le temps de s’assembler, avant que de venir faire leur dernière réunion sur les points du fond de notre œil. Figurez-vous donc, sous cette lentille du cristallin, cette humeur vitrée sur laquelle le cristallin s’appuie ; cette humeur tient le cristallin dans sa concavité, et est arrondie vers la rétine.

Les rayons, en s’échappant de cette dernière humeur, achèvent donc de converger. Chaque faisceau de rayon parti d’un point de l’objet vient frapper un point de notre rétine.

Une figure, où chaque partie de l’œil se voit sous son propre nom, expliquera mieux tout cet artifice que ne pourraient faire des lignes, des A et des B (figure 8).

Plusieurs philosophes de l’antiquité avaient cru[1] que, bien loin que les traits de lumière, réfléchis sur les objets, vinssent en dessiner l’image au fond de nos yeux, il partait au contraire de nos yeux mêmes des traits de lumière qui allaient chercher les objets, et en rapportaient je ne sais quelles espèces intentionnelles. Cette idée était digne du reste de la physique des Grecs ; je ne dis pas des Romains, car les Romains n’en eurent presque jamais.

Ce fut Jean-Baptiste Porta, Italien, qui, en 1560, développa le premier les véritables causes de la vue, et, par la simple expérience d’un drap blanc exposé à un rayon de soleil dans une chambre obscure[2], soupçonna qu’il devait arriver dans l’œil la même chose que dans cette chambre. Il n’osa pas imaginer que les rayons pénétraient jusqu’à la rétine ; il crut que les objets se peignaient sur le cristallin, et tout le monde le crut avec lui, jusqu’à ce qu’enfin Kepler et Descartes expliquèrent tout l’artifice de la vision, toutes les réfractions qui s’opèrent dans nos yeux, et ce qui rend la vue courte, et ce qui peut l’aider. Le docteur Hooke, précurseur de Newton, parvint depuis jusqu’à faire voir par l’expérience qu’il faut qu’un objet, pour être aperçu, trace au moins sur la rétine une image qui soit la huit-millième partie d’un pouce.

La structure des yeux ainsi développée seulement pour l’usage de l’optique, on peut connaître aisément pourquoi on a si souvent besoin du secours d’un verre, et quel est l’usage des lunettes.

Souvent un œil sera trop plat, soit par la conformation de sa cornée, soit par son cristallin, que l’âge ou la maladie aura desséché ; alors les réfractions seront plus faibles et en moindre quantité, les rayons ne se rassembleront plus sur la rétine. Considérez cet œil trop plat, que l’on nomme œil de presbyte.

Ne regardons, pour plus de facilité, que trois faisceaux, trois cônes des rayons, qui de l’objet tombent sur cet œil ; ils se réuniront aux points A A A, par delà la rétine : il verra les objets confus (figure 9).

La nature a fourni un secours contre cet inconvénient, par la force qu’elle a donnée aux muscles de l’œil d’allonger ou d’aplatir l’œil, de l’approcher ou de le reculer de la rétine. Ainsi dans cet œil de vieillard, ou dans cet œil malade, le cristallin a la faculté de s’avancer un peu, et d’aller vers D D ; alors l’espace entre le cristallin et le fond de la rétine devient plus grand, les rayons ont le temps de venir se réunir sur la rétine, au lieu d’aller au delà ; mais lorsque cette force est perdue, l’industrie humaine y supplée : un verre lenticulaire est mis entre l’objet et l’œil affaibli. L’effet de ce verre est de rapprocher les rayons qu’il a reçus ; l’œil les reçoit donc, et plus rassemblés, et en plus grand nombre ils viennent aboutir à un point de la rétine comme il le faut alors la vue est nette et distincte.

Regardez cet autre œil, qui a une maladie contraire (figure 10) ; il est trop rond : les rayons se réunissent trop tôt, comme vous le voyez au point B ; ils se croisent trop vite, ils se séparent en B, et vont faire une tache sur la rétine. C’est là ce qu’on appelle un œil myope. Cet inconvénient diminue à mesure que l’âge en amène d’autres, qui sont la sécheresse et la faiblesse : elles aplatissent insensiblement cet œil trop rond ; et voilà pourquoi on dit que les vues courtes durent plus longtemps. Ce n’est pas qu’en effet elles durent plus que les autres ; mais c’est qu’à un certain âge, l’œil desséché s’aplatit : alors celui qui était obligé auparavant d’approcher son livre à trois ou quatre pouces de son œil, peut lire quelquefois à un pied de distance ; mais aussi sa vue devient bientôt trouble et confuse, il ne peut voir les objets éloignés : telle est notre condition, qu’un défaut ne se répare presque jamais que par un autre.

Or, tandis que cet œil est trop rond, il lui faut un verre qui empêche les rayons de se réunir si vite : ce verre fera le contraire du premier ; au lieu d’être convexe des deux côtés, il sera un peu concave des deux côtés, et les rayons divergeront dans celui-ci, au lieu qu’ils convergeraient dans l’autre. Ils viendront par conséquent se réunir plus loin qu’ils ne faisaient auparavant dans l’œil ; et alors cet œil jouira d’une vue parfaite. On proportionne la convexité et la concavité des verres aux défauts de nos yeux : c’est ce qui fait que les mêmes lunettes qui rendent la vue nette à un vieillard ne seront d’aucun secours à un autre, car il n’y a ni deux maladies, ni deux hommes, ni deux choses au monde égales, excepté les premiers principes des corps homogènes.

On dit que l’antiquité ne connaissait point ces lunettes ; cependant elle connaissait les miroirs ardents : une vérité découverte n’est pas toujours une raison pour qu’on découvre les autres vérités qui y tiennent. L’attraction de l’aimant était connue, et sa direction échappait aux yeux. La démonstration de la circulation du sang était dans la saignée même que pratiquaient tous les médecins grecs ; et cependant personne ne se doutait que le sang circulât. Mais comment les Grecs et les Romains ont-ils pu sans loupe graver ces pierres dont nous ne pouvons aujourd’hui admirer les détails qu’avec une loupe ? D’un autre côté, si l’art de faire des lunettes fut connu des anciens, comment a-t-il péri ? Un secret peut se perdre, mais tout art utile se perpétue. On croit que c’est du temps de Roger Bacon, au commencement du xiiie siècle, que l’on trouva ces lunettes appelées besicles, et les loupes qui donnent de nouveaux yeux aux vieillards : car il est le premier qui en parle avec quelque netteté, et on ne commença à en parler que dans ce temps-là ; on s’est servi pendant près de quatre cents ans de ces lunettes sans qu’on sût précisément par quelle mécanique elles aidaient nos yeux, à peu près comme nous nous servons encore de la boussole sans connaître la cause qui dirige l’aiguille aimantée.

Vous venez de voir les effets que la réfraction fait dans nos yeux, soit que les rayons arrivent sans secours intermédiaire, soit qu’ils aient traversé des cristaux : vous concevez que sans cette réfraction opérée dans nos yeux, et sans cette réflexion des rayons de dessus les surfaces des corps vers nous, les organes de la vue nous seraient inutiles. Les moyens que la nature emploie pour faire cette réfraction, les lois qu’elle suit, sont des mystères que nous allons développer. Il faut auparavant achever ce que nous avons à dire touchant la vue ; il faut satisfaire à ces questions si naturelles : Pourquoi nous voyons les objets au delà d’un miroir, et non sur le miroir même ? Pourquoi un miroir concave rend l’objet plus grand ? Pourquoi le miroir convexe rend l’objet plus petit ? Pourquoi les télescopes rapprochent et agrandissent les choses ? Par quel artifice la nature nous fait connaître les grandeurs, les distances, les situations ? Quelle est enfin la véritable raison qui fait que nous voyons les objets tels qu’ils sont, quoique dans nos yeux ils se peignent renversés ? Il n’y a rien là qui ne mérite la curiosité de tout être pensant ; mais nous ne nous étendrions pas sur ces sujets, que tant d’illustres écrivains ont traités, et nous renverrions à eux, si nous n’avions pas à faire connaître quelques vérités assez nouvelles, et curieuses pour un petit nombre de lecteurs.



  1. C’était l’opinion des pythagoriciens. Empédocle approche de la vérité en considérant la lumière comme émanant des corps, et l’œil comme un miroir. S’il eût connu la chambre noire, il eût peut-être trouvé la véritable théorie de l’œil. (D.)
  2. C’est la chambre noire. (D)