Éléments de la philosophie de Newton/Édition Garnier/Partie 2/Chapitre 11

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CHAPITRE XI.
De l’arc-en-ciel ; que ce météore est une suite nécessaire des lois de la réfrangibilité. — Mécanisme de l’arc-en-ciel inconnu à toute l’antiquité. Ignorance d’Albert le Grand. L’archevêque Antonio de Dominis est le premier qui ait expliqué l’arc-en-ciel. Son expérience imitée par Descartes. La réfrangibilité unique raison de l’arc-en-ciel. Explication de ce phénomène. Les deux arcs-en-ciel. Ce phénomène vu toujours en demi-cercle.

L’arc-en-ciel, ou l’iris, est une suite nécessaire des propriétés de la lumière que nous venons d’observer. Nous n’avons rien

dans les écrits des Grecs, ni des Romains, ni des Arabes, qui puisse faire penser qu’ils connussent les raisons de ce phénomène. Lucrèce n’en dit rien ; et par toutes les absurdités qu’il débite, au nom d’Épicure, sur la lumière et sur la vision, il paraît que son siècle, si poli d’ailleurs, était plongé dans une profonde ignorance en fait de physique. On savait qu’il faut qu’une nuée épaisse se résolvant en pluie soit exposée aux rayons du soleil, et que nos yeux se trouvent entre l’astre et la nuée, pour voir ce qu’on appelait l’iris. Mille trahit varias adverse sole colores[1] ; mais voilà tout ce qu’on savait : personne n’imaginait ni pourquoi une nuée donne des couleurs, ni comment la nature et l’ordre des couleurs sont déterminés, ni pourquoi il y a deux arcs-en-ciel l’un sur l’autre, ni pourquoi on voit toujours ces phénomènes sous la figure d’un demi-cercle.

Albert, qu’on a surnommé le Grand parce qu’il vivait dans un siècle où les hommes étaient bien petits, imagina que les couleurs de l’arc-en-ciel venaient d’une rosée qui est entre nous et la nuée, et que ces couleurs, reçues sur la nuée, nous étaient envoyées par elle. Vous remarquerez encore que cet Albert le Grand croyait, avec toute l’école, que la lumière était un accident.

Enfin le célèbre Antonio de Dominis, archevêque de Spalatro en Dalmatie, chassé de son évêché par l’Inquisition, écrivit, vers l’an 1590, son petit traité De Radiis lucis et de iride, qui ne fut imprimé à Venise que vingt ans après[2]. Il fut le premier qui fit

voir que les rayons du soleil, réfléchis de l’intérieur même des gouttes de pluie, formaient cette peinture qui paraît en arc, et qui semblait un miracle inexplicable ; il rendit le miracle naturel, ou plutôt il l’expliqua par de nouveaux prodiges de la nature.

Sa découverte était d’autant plus singulière qu’il n’avait d’ailleurs que des notions très-fausses de la manière dont se fait la vision. Il assure, dans son livre, que les images des objets sont dans la prunelle, et qu’il ne se fait point de réfraction dans nos yeux : chose assez singulière pour un bon philosophe ! Il avait découvert les réfractions alors inconnues dans les gouttes de l’arc-en-ciel, et il niait celles qui se font dans les humeurs de l’œil, qui commençaient à être démontrées ; mais laissons ses erreurs pour examiner la vérité qu’il a trouvée.

Il vit, avec une sagacité bien peu commune, que chaque rangée, chaque bande de gouttes de pluie qui forme l’arc-en-ciel, devait renvoyer des rayons de lumière sous différents angles ; il vit que la différence de ces angles devait faire celle des couleurs. Il sut mesurer la grandeur de ces angles : il prit une boule d’un cristal bien transparent qu’il remplit d’eau ; il la suspendit à une certaine hauteur, exposée aux rayons du soleil.

Descartes, qui a suivi Antonio de Dominis, qui l’a rectifié et surpassé en quelque chose, et qui peut-être aurait dû le citer, fit aussi la même expérience. Quand cette boule est suspendue à telle hauteur que le rayon de lumière, qui donne du soleil sur la boule, fait ainsi avec le rayon allant de la boule à l’œil un angle de 42 degrés 2 ou 3 minutes, cette boule donne toujours une couleur rouge.

Quand cette boule est suspendue un peu plus bas, et que ces angles sont plus petits, les autres couleurs de l’arc-en-ciel paraissent successivement de façon que le plus grand angle, en ce cas, fait le rouge, et que le plus petit angle de 40 degrés 17 minutes forme le violet. C’est là le fondement de la connaissance de l’arc- en-ciel ; mais ce n’en est encore que le fondement.

La réfrangibilité seule rend raison de ce phénomène si ordinaire, si peu connu, et dont très-peu de commençants ont une idée nette : tâchons de rendre la chose sensible à tout le monde. Suspendons une boule de cristal pleine d’eau, exposée au soleil ; plaçons-nous entre le soleil et elle : pourquoi cette boule

m’envoie-t-elle des couleurs ? et pourquoi certaines couleurs ? Des masses de lumière, des millions de faisceaux, tombent du soleil sur cette boule : dans chacun de ces faisceaux il y des traits primitifs, des rayons homogènes, plusieurs rouges, plusieurs jaunes, plusieurs verts, etc. ; tous se brisent à leur incidence dans la boule ; chacun d’eux se brise différemment, et selon l’espèce dont il est, et selon l’endroit dans lequel il entre.

Vous savez déjà que les rayons rouges sont les moins réfrangibles ; les rayons rouges d’un certain faisceau déterminé iront donc se réunir dans un certain point déterminé au fond de la boule, tandis que les rayons bleus et pourpres du même faisceau iront ailleurs. Ces rayons rouges sortiront aussi de la boule en un endroit, et les verts, les bleus, les pourpres, en un autre endroit. Ce n’est pas assez : il faut examiner les points où tombent ces rayons rouges en entrant dans cette boule, et en sortant pour venir à votre œil.

Pour donner à ceci tout le degré de clarté nécessaire, concevons cette boule telle qu’elle est en effet, un assemblage d’une infinité de surfaces planes : car, le cercle étant composé d’une infinité de droites infiniment petites, la sphère n’est dans sa circonférence qu’un infinité de surfaces.

Des rayons rouges A B C (figure 34) viennent parallèles du soleil sur ces trois petites surfaces. N’est-il pas vrai que chacun se brise selon son degré d’incidence ? N’est-il pas manifeste que le rayon rouge A tombe plus obliquement sur sa petite surface que le rayon rouge C ne tombe sur la sienne ? Ainsi tous deux viennent au point R par différents chemins.

Le rayon rouge C, tombant sur sa petite surface encore moins obliquement, se rompt bien moins, et arrive aussi au point R en ne se brisant que très-peu.

J’ai donc déjà trois rayons rouges, c’est-à-dire trois faisceaux de rayons rouges qui aboutissent au même point R.

À ce point R chacun fait un angle de réflexion égal à son angle d’incidence, chacun se brise à son émergence de la boule, en s’éloignant de la perpendiculaire de la nouvelle petite surface qu’il rencontre, de même que chacun s’est rompu à son incidence en s’approchant de sa perpendicule : donc tous reviennent parallèles, donc tous entrent dans l’œil, selon l’ouverture de l’angle propre aux rayons rouges.

S’il y a une quantité suffisante de ces traits homogènes rouges pour ébranler le nerf optique, il est incontestable que vous ne devez avoir que la sensation de rouge.

Ce sont ces rayons A B C, qu’on nomme rayons visibles, rayons efficaces de cette goutte : car chaque goutte a ses rayons visibles.

Il y a des milliers d’autres rayons rouges qui, venant sur d’autres petites surfaces de la boule, plus haut et plus bas, n’aboutissent point en R, ou qui, tombés en ces mêmes surfaces à une autre obliquité, n’aboutissent point non plus en R : ceux-là sont perdus pour vous; ils viendront à un autre œil, placé plus haut ou plus bas.

Des milliers de rayons orangés, verts, bleus, violets, sont venus, à la vérité, avec les rouges visibles sur ces surfaces ABC ; mais vous ne pourrez les recevoir. Vous en savez la raison : c’est qu’ils sont tous plus réfrangibles que les rouges ; c’est qu’en entrant tous au même point, chacun prend dans la boule un chemin différent : tous rompus davantage, ils viennent au-dessous du point R ; ils se rompent aussi plus que les rouges en sortant de la boule. Ce même pouvoir, qui les approchait plus du perpendicule de chaque surface dans l’intérieur de la boule, les en écarte donc davantage à leur retour dans l’air. Ils reviennent donc tous au-dessous de votre œil ; mais baissez la boule, vous rendez l’angle plus petit. Que cet angle soit de 40 degrés environ 17 minutes, vous ne recevez que les objets violets.

Il n’y a personne qui, sur ce principe, ne conçoive très-aisément l’artifice de l’arc-en-ciel : imaginez plusieurs rangées, plusieurs bandes de gouttes de pluie ; chaque goutte fait précisément le même effet que cette boule.

Jetez les yeux sur cet arc, et, pour éviter la confusion, ne considérez que trois rangées de gouttes de pluie, trois bandes colorées.

Il est visible que l’angle P O L (figure 35) est plus petit que l’angle V O L, et que l’angle R O L est le plus grand des trois. Ce plus grand angle des trois est donc celui des rayons primitifs rouges ; cet autre mitoyen est celui des primitifs verts ; ce plus petit P O L est celui des primitifs pourpres. Donc vous devez voir l’iris rouge dans son bord extérieur, verte dans son milieu, pourpre et violette dans sa bande intérieure. Remarquez seulement que la dernière couche violette est toujours teinte de la couleur blanchâtre de la nuée dans laquelle elle se perd.

Vous concevez donc aisément que vous ne voyez ces gouttes que sous les rayons efficaces parvenus à vos yeux après une réflexion et deux réfractions, et parvenus sous des angles déterminés. Que votre œil change de place, qu’au lieu d’être en O il soit en T, ce ne sont plus les mêmes rayons que vous voyez : la bande qui vous donnait du rouge vous donne alors de l’orangé, ou du vert ; ainsi du reste, et à chaque mouvement de tête vous voyez une iris nouvelle.

Ce premier arc-en-ciel bien conçu, vous aurez aisément l’intelligence du second, que l’on voit d’ordinaire qui embrasse ce premier, et qu’on appelle le faux arc-en-ciel parce que ses couleurs sont moins vives et qu’elles sont dans un ordre renversé.

Pour que vous puissiez voir deux arcs-en-ciel, il suffit que la nuée soit assez étendue et assez épaisse. Cet arc, qui se peint sur le premier et qui l’embrasse, est formé de même par des rayons que le soleil darde dans ces gouttes de pluie, qui s’y rompent, qui s’y réfléchissent de façon que chaque rangée de gouttes vous envoie aussi des rayons primitifs : cette goutte, un rayon rouge ; cette autre goutte, un rayon violet.

Mais tout se fait dans ce grand arc d’une manière opposée à ce qui se passe dans le petit. Pourquoi cela ? c’est que votre œil, qui reçoit les rayons efficaces du petit arc venu du soleil dans la partie supérieure des gouttes, reçoit au contraire les rayons du grand arc venus par la partie basse des gouttes.

Vous apercevez (figure 36) que les gouttes d’eau du petit arc reçoivent les rayons du soleil par la partie supérieure, par le haut de chaque goutte ; les gouttes du grand arc-en-ciel, au contraire, reçoivent les rayons qui parviennent par leur partie basse. Rien ne vous sera, je crois, plus facile que de concevoir comment les rayons se réfléchissent deux fois dans les gouttes de ce grand arc-en-ciel, et comment ces rayons, deux fois réfractés et deux fois réfléchis, vous donnent une iris dans un ordre opposé à la première, et plus affaiblie de couleur. Vous venez de voir que les rayons entrent ainsi dans la petite partie basse des gouttes d’eau de cette iris extérieure.

Une masse de rayons (figure 37) se présente à la surface de la goutte en G ; là une partie de ces rayons se réfracte en dedans, et une autre s’éparpille en dehors : voilà déjà une perte de rayons pour l’œil. La partie réfractée parvient en H, une moitié de cette partie s’échappe dans l’air en sortant de la goutte, et est encore perdue pour vous. Le peu qui s’est conservé dans la goutte s’en va en K ; là une partie s’échappe encore: troisième diminution. Ce qui en est resté en K s’en va en M, et à cette émergence en M une partie s’éparpille encore : quatrième diminution ; et ce qui en reste parvient enfin dans la ligne M N. Voilà donc dans cette goutte autant de réfractions que dans les gouttes du petit arc ; mais il y a, comme vous voyez, deux réflexions au lieu d’une dans ce grand arc. Il se perd donc le double de la lumière dans ce grand arc, où la lumière se réfléchit deux fois ; et il s’en perd la moitié moins dans le petit arc intérieur, où les gouttes n’éprouvent qu’une réflexion. Il est donc démontré que l’arc-en-ciel extérieur doit toujours être de moitié plus faible en couleur que le petit arc intérieur. Il est aussi démontré par ce double chemin que font les rayons qu’ils doivent parvenir à vos yeux dans un sens opposé à celui du premier arc : car votre œil est placé en O.

Dans cette place (figure 38), il reçoit les rayons les moins réfrangibles de la première bande extérieure du petit arc, et il doit recevoir les plus réfrangibles de la première bande extérieure de ce second arc : ces plus réfrangibles sont les violets. Voici donc les deux arcs-en-ciel ici dans leur ordre, en ne mettant que trois couleurs pour éviter la confusion.

Il ne reste plus qu’à voir pourquoi ces couleurs sont toujours aperçues sous une figure circulaire. Considérez cette ligne Z, qui passe par votre œil. Soient conçues se mouvoir ces deux boules toujours à égale distance de votre œil : elles décriront des bases de cônes (figure 39), dont la pointe sera toujours dans votre œil.

Concevez que le rayon de cette goutte d’eau R, venant à votre œil O, tourne autour de cette ligne O Z comme autour d’un axe, faisant toujours, par exemple, un angle avec votre œil de 42 degrés 2 minutes : il est clair que cette goutte décrira un cercle qui vous paraîtra rouge. Que cette autre goutte V soit conçue tourner de même, faisant toujours un autre angle de 40 degrés 17 minutes : elle formera un cercle violet ; toutes les gouttes qui seront dans ce plan formeront donc un cercle violet, et les gouttes qui sont dans le plan de la goutte R feront un cercle rouge. Vous verrez donc cette iris comme un cercle ; mais vous ne voyez pas tout un cercle, parce que la terre le coupe ; vous ne voyez qu’un arc, une portion de cercle.

La plupart de ces vérités ne purent encore être aperçues ni par Antonio de Dominis, ni par Descartes : ils ne pouvaient savoir pourquoi ces différents angles donnaient différentes couleurs ; mais c’était beaucoup d’avoir trouvé l’art. Les finesses de l’art sont rarement dues aux premiers inventeurs. Ne pouvant donc deviner que les couleurs dépendaient de la réfrangibilité des rayons, que chaque rayon contenait en soi une couleur primitive, que la différente attraction de ces rayons faisait leur réfrangibilité, et opérait ces écartements qui font les différents angles, Descartes s’abandonna à son esprit d’invention pour expliquer les couleurs de l’arc-en-ciel[3]. Il y employa le tournoiement imaginaire de ces globules, et cette tendance au tournoiement : preuve de génie, mais preuve d’erreur. C’est ainsi que, pour expliquer la systole et la diastole du cœur, il imagina un mouvement et une conformation, dans ce viscère, dont tous les anatomistes ont reconnu la fausseté. Descartes aurait été le plus grand philosophe de la terre s’il eût moins inventé.


  1. Virgile, Æn., IV, 701.
  2. Antonio de Dominis fut une des plus illustres victimes de l’Inquisition romaine. Il renonça à son archevêché et se retira, vers 1603, en Angleterre, où il publia l’histoire du concile de Trente de Fra-Paolo, son ami. Il s’occupa du projet de réconcilier les communions chrétiennes : projet qui fut celui d’un grand nombre d’esprits sages et amis de la paix, dans un siècle où les principes de la tolérance étaient inconnus. On trouva moyen de l’engager, en 1012, à retourner en Italie, en lui promettant qu’on se contenterait de la rétractation de quelques propositions soi-disant hérétiques, qu’on l’accusait d’avoir soutenues. Mais, peu de temps après cette rétractation, on lui supposa d’autres crimes. Il fut mis au château Saint-Ange, où il mourut en 1625, âgé de soixante-quatre ans. Les inquisiteurs eurent la barbarie de le faire déterrer et de brûler son cadavre. Outre son ouvrage sur l’optique, il avait fait un livre intitulé De Rebublica christiana, qui fut brûlé avec lui. Ce livre fut condamné par la Sorbonne, parce qu’il contenait des principes de tolérance et des maximes favorables à l’indépendance des princes séculiers. Fra-Paolo, plus sage que l’archevêque de Spalatro, resta toute sa vie à Venise, où il n’avait du moins à craindre que les assassins. Peu de temps après, l’illustre Galilée, l’honneur de l’Italie, fut forcé de demander pardon d’avoir découvert de nouvelles preuves du mouvement de la terre, et traîné en prison à l’âge de plus de soixante et dix ans, par ordre des mêmes inquisiteurs. Ne soyons donc pas étonnés si on ne trouve pas un seul Romain parmi les hommes illustres en tout genre, qui, dans ces derniers siècles, ont fait honneur à l’Italie. (K.)
  3. Ce chapitre est une très-remarquable exposition de la théorie de l’arc-en-ciel, telle que Descartes l’a donnée. Voltaire eût pu insister sur la part qui revient à Newton par suite de la découverte de l’inégale réfrangibilité des divers rayons. (D.)