Éléments de la philosophie de Newton/Édition Garnier/Partie 1/Chapitre 7

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CHAPITRE VII.
Des premiers principes de la matière. — Examen de la matière première. Méprise de Newton. Il n’y a point de transmutations véritables. Newton admet des atomes.

Il ne s’agit pas ici d’examiner quel système était plus ridicule, ou celui qui faisait l’eau principe de tout, ou celui qui attribuait tout au feu, ou celui qui imagine des dés mis sans intervalle les uns auprès des autres, et tournant je ne sais comment sur eux-mêmes.

Le système le plus plausible a toujours été qu’il y a une matière première indifférente à tout, uniforme et capable de toutes les formes, laquelle, différemment combinée, constitue cet univers. Les éléments de cette matière sont les mêmes : elle se modifie selon les différents moules où elle passe, comme un métal en fusion devient tantôt une urne, tantôt une statue. C’était l’opinion de Descartes, et elle s’accorde très-bien avec la chimère de ses trois éléments. Newton pensait en ce point sur la matière comme Descartes ; mais il était arrivé à cette conclusion par une autre voie. Comme il ne formait presque jamais de jugement qui ne fût fondé, ou sur l’évidence mathématique, ou sur l’expérience, il crut avoir l’expérience pour lui dans cet examen. L’illustre Robert Boyle, le fondateur de la physique en Angleterre, avait longtemps tenu de l’eau dans une cornue à un feu égal ; le chimiste qui travaillait avec lui crut que l’eau s’était enfin changée en terre : le fait était faux, comme l’a depuis prouvé Boerhaave, physicien aussi exact que médecin hahile ; l’eau s’était évaporée, et la terre qui avait paru en sa place venait d’ailleurs[1].

À quel point faut-il se défier de l’expérience, puisque celle-ci trompa Boyle et Newton ? Ces grands philosophes n’ont pas fait difficulté de croire que puisque les parties primitives de l’eau se changeaient en parties primitives de terre, les éléments des choses ne sont que la même matière différemment arrangée.

Si une fausse expérience n’avait pas conduit Newton à cette conclusion, il est à croire qu’il eût raisonné tout autrement.

Je supplie qu’on lise avec attention ce qui suit.

La seule manière qui appartienne à l’homme de raisonner sur les objets, c’est l’analyse. Partir tout d’un coup des premiers principes n’appartient qu’à Dieu ; et si l’on peut sans blasphème comparer Dieu à un architecte, et l’univers à un édifice, quel est le voyageur qui, en voyant une partie de l’extérieur d’un bâtiment, osera tout d’un coup imaginer tout l’artifice du dedans ? Voilà pourtant ce qu’ont osé faire presque tous les philosophes avec mille fois plus de témérité.

Examinons donc cet édifice autant que nous le pouvons : que trouvons-nous autour de nous ? des animaux, des végétaux, des minéraux, sous le genre desquels je comprends tous les sels, soufres, etc., du limon, du sable, de l’eau, du feu, de l’air, et rien autre chose, du moins jusqu’à présent.

Avant que d’examiner seulement si ces corps sont des mixtes ou non, je me demande à moi-même s’il est possible qu’une matière prétendue uniforme, qui n’est en elle-même rien de tout ce qui est, produise cependant tout ce qui est.

1° Qu’est-ce qu’une matière première qui n’est rien des choses de ce monde, et qui les produit toutes ? C’est une chose dont je ne puis avoir aucune idée, et que par conséquent je ne dois point admettre. Il est bien vrai que je ne puis me former en général l’idée d’une substance étendue impénétrable et figurable, sans déterminer ma pensée à du sable ou à du limon, ou à de l’or, etc. ; mais cependant ou cette matière est réellement quelqu’une de ces choses, ou elle n’est rien du tout ; de même je puis penser à un triangle en général, sans m’arrêter au triangle équilatéral, au scalène, à l’isocèle, etc. ; mais il faut pourtant qu’un triangle qui existe soit l’un de ceux-là. Cette idée seule, bien pesée, suffit peut-être pour détruire l’opinion d’une matière première.

2° Si la matière quelconque, mise en mouvement, suffisait pour produire ce que nous voyons sur la terre, il n’y aurait aucune raison pour laquelle de la poussière bien remuée dans un tonneau ne pourrait produire des hommes et des arbres, ni pourquoi un champ semé de blé ne pourrait pas produire des baleines et des écrevisses au lieu de froment.

C’est en vain qu’on répondrait que les moules et les filières qui reçoivent les semences s’y opposent ; car il en faudra toujours revenir à cette question : Pourquoi ces moules, ces filières sont-elles si invariablement déterminées ?

Or si aucun mouvement, aucun art n’a jamais pu faire venir des poissons au lieu de blé dans un champ, ni des nèfles au lieu d’un agneau dans le ventre d’une brebis, ni des roses au haut d’un chêne, ni des soles dans une ruche d’abeilles, etc. ; si toutes les espèces sont invariablement les mêmes, ne dois-je pas croire d’abord, avec quelque raison, que toutes les espèces ont été déterminées par le Maître du monde ; qu’il y a autant de desseins différents qu’il y a d’espèces différentes, et que de la matière et du mouvement il ne naîtrait qu’un chaos éternel sans ces desseins ?

Toutes les expériences me confirment dans ce sentiment. Si j’examine d’un côté un homme ou un ver à soie, et de l’autre un oiseau et un poisson, je les vois tous formés dès le commencement des choses ; je ne vois en eux qu’un développement. Celui de l’homme et de l’insecte ont quelques rapports et quelques différences ; celui du poisson et de l’oiseau en ont d’autres : nous sommes un ver avant que d’être reçus dans la matrice de notre mère ; nous devenons chrysalides, nymphes dans l’utérus, lorsque nous sommes dans cette enveloppe qu’on nomme coiffe[2] ; nous en sortons avec des bras et des jambes, comme le ver devenu moucheron sort de son tombeau avec des ailes et des pieds ; nous vivons quelques jours comme lui, et notre corps se dissout ensuite comme le sien. Parmi les reptiles, les uns sont ovipares, les autres vivipares ; chez les poissons, la femelle est féconde sans les approches du mâle, qui ne fait que passer sur les œufs déposés pour les faire éclore. Les pucerons, les huîtres, etc., produisent leurs semblables, eux seuls, et sans le mélange de deux sexes. Les polypes ont en eux de quoi faire renaître leurs têtes quand on les leur a coupées. Il revient des pattes aux écrevisses. Les végétaux, les minéraux, se forment tout différemment. Chaque genre d’être est un monde à part ; et bien loin qu’une matière aveugle produise tout par le simple mouvement, il est bien vraisemblable que Dieu a formé une infinité d’êtres avec des moyens infinis, parce qu’il est infini lui-même.

Voilà d’abord ce que je soupçonne en considérant la nature. Mais si j’entre dans le détail, si je fais des expériences de chaque chose, voici ce qui en résulte.

Je vois des mixtes tels que les végétaux et les animaux que je décompose, et dont je tire quelques éléments grossiers, l’esprit, le flegme, le soufre, le sel, la tête morte. Je vois d’autres corps, tels que des métaux, des minéraux, dont je ne peux jamais tirer autre chose que leurs propres parties plus atténuées. Jamais de l’or pur n’a pu avoir que de l’or ; jamais avec du mercure pur on n’a pu avoir que du mercure. Du sable, de la boue simple, de l’eau simple, n’ont pu être changés en aucune autre espèce d’êtres.

Que puis-je en conclure, sinon que les végétaux et les animaux sont composés de ces autres êtres primitifs qui ne se décomposent jamais ? Ces êtres primitifs inaltérables sont les éléments des corps : l’homme et le moucheron sont donc un composé des parties minérales de fange, de sable, de feu, d’air, d’eau, de soufre, de sel[3] ; et toutes ces parties primitives, indécomposables à jamais, sont des éléments dont chacun a sa nature propre et invariable.

Pour oser assurer le contraire, il faudrait avoir vu des transmutations ; mais quelqu’un en a-t-il jamais découvert par le secours de la chimie ? La pierre philosophale n’est-elle pas regardée comme impossible par tous les esprits sages ? Est-il plus possible, dans l’état présent de ce monde, que du sel soit changé en soufre, de l’eau en terre, de l’air en feu, que de faire de l’or avec de la poudre de projection ?

Quand les hommes ont cru aux transmutations proprement dites, n’ont-ils point en cela été trompés par l’apparence, comme ceux qui ont cru que le soleil marchait ? car à voir du blé et de l’eau se convertir dans les corps humains en sang et en chair, qui n’aurait cru les transmutations ? Cependant tout cela est-il autre chose que des sels, des soufres, de la fange, etc., différemment arrangés dans le blé et dans notre corps ? Plus j’y fais réflexion, plus une métamorphose prise à la rigueur me semble n’être autre chose qu’une contradiction dans les termes. Pour que les parties primitives de sel se changent en parties primitives d’or, il faut, je crois, deux choses : anéantir ces éléments de sel, et créer des éléments de l’or. Voilà au fond ce que c’est que ces prétendues métamorphoses d’une matière homogène et uniforme admise jusqu’ici par tant de philosophes, et voici ma preuve.

Il est impossible de concevoir l’immutabilité des espèces, sans qu’elles soient composées de principes inaltérables. Pour que ces principes, ces premières parties constituantes, ne changent point, il faut qu’elles soient parfaitement solides, et par conséquent toujours de la même figure : si elles sont telles, elles ne peuvent pas devenir d’autres éléments, car il faudrait qu’elles reçussent d’autres figures ; donc, puisqu’il est impossible que, dans la constitution présente de cet univers, l’élément qui sert à faire un sel soit changé en l’élément du mercure, il faudrait, pour faire un élément de sel à la place d’un élément du mercure, anéantir un de ces éléments, et en créer un autre en sa place. Je ne sais comment Newton, qui admettait des atomes, n’en avait pas tiré cette induction si naturelle. Il reconnaissait de vrais atomes, des corps indivisibles comme Gassendi ; mais il était arrivé à cette assertion par ses mathématiques ; en même temps il croyait que ces atomes, ces éléments indivisés, se changeaient continuellement les uns en les autres. Newton était homme ; il pouvait se tromper comme nous.

On demandera ici sans doute comment les germes des choses étant durs et indivisés, ils peuvent s’accroître et s’étendre : ils ne s’accroissent probablement que par assemblage, par contiguïté ; plusieurs atomes d’eau forment une goutte, et ainsi du reste.

Il restera à savoir comment cette contiguïté s’opère, comment les parties des corps sont liées entre elles. Peut-être est-ce un des secrets du Créateur, lequel sera inconnu à jamais aux hommes. Pour savoir comment les parties constituantes de l’or forment un morceau d’or, il semble qu’il faudrait voir ces parties.

S’il était permis de dire que l’attraction est probablement cause de cette adhésion et de cette continuité de la matière, c’est ce qu’on pourrait avancer de plus vraisemblable : car en vérité s’il est démontré, comme nous le verrons, que toutes les parties de la matière gravitent les unes sur les autres, quelle qu’en soit la cause, peut-on rien penser de plus naturel, sinon que les corps qui se touchent en plus de points sont les plus unis ensemble par la force de cette gravitation ? Mais ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans ce détail physique[4].


  1. Cette conversion de l’eau en terre est encore une question, quoique l’opinion de Boerhaave soit la plus vraisemblable. Au reste, ce ne serait pas une vraie transmutation : l’eau est une espèce de terre fusible à très-petit degré de chaleur, et cette terre pourrait perdre cette propriété par la digestion dans les vaisseaux clos, soit en se combinant avec le feu libre qui passe à travers les vaisseaux, soit en vertu d’une nouvelle combinaison de ses propres éléments. (K.) — Si on excepte les eaux de pluie recueillies avec soin et certaines eaux des montagnes granitiques, toutes les eaux de la nature tiennent en dissolution des matières solides qui peuvent se déposer. Cette terre de Boyle n’est qu’un dépôt. (D.)
  2. M. de Voltaire suit ici le système des vers spermatiques. Voyez les notes sur l’article Génération, dans le Dictionnaire philosophique. (K.) — Les éditions de Kehl n’ont fait aucune note sur l’article Génération : voyez tome XIX, page 223 ; mais ils en ont fait une sur le chapitre vii de l’Homme aux quarante écus : voyez tome XXI, page 339.
  3. M. de Voltaire emploie ici le langage des chimistes du temps où il a écrit. (K.)
  4. Si cette question d’une matière première n’est pas insoluble pour l’espèce humaine, elle l’est certainement pour les philosophes de notre siècle. Les chimistes sont obligés de reconnaître dans les corps un très-grand nombre d’éléments, les uns simples et inaltérables dans nos expériences, les autres composés et destructibles, mais dont les principes sont encore peu connus. C’est à bien reconnaître les principes simples, à analyser les principes composés, à tâcher de réduire les premiers à un moindre nombre, à chercher à deviner le secret de la combinaison des autres, dont la nature s’est réservé jusqu’ici les moyens, que s’applique surtout la chimie théorique, depuis que cette science s’est soumise comme les autres à la marche analytique ; mais il y a loin de ce que nous savons à la connaissance d’une matière première, ou même d’un petit nombre de principes primitifs simples et invariables. (K.)