Élégies et poésies nouvelles/Le Vieux Crieur du Rhône

LE VIEUX
CRIEUR DU RHÔNE.

À M. JARS.

On avait couronné la vierge moissonneuse,
Le village à la ville était joint par des fleurs ;
La jeunesse et l’enfance y mêlaient leurs couleurs,
Et le vieillard riait d’une vendange heureuse.
Tout-à-coup le plaisir cessa,
Comme le feu follet qui s’éteint dès qu’il brille ;
Et dans l’ombre un long cri glaça
Jusqu’au chant de la jeune fille.
« Rendez, rendez l’enfant dans la foule égaré :

« Pour l’appeler encor sa mère a tant pleuré ! »

« Elle n’a plus de voix pour sa douleur amère :
« Sa clameur s’est changée en un silence affreux.
« L’enfant ne dira pas qu’il est bien malheureux ;
« Il ne prononce encor que le nom de sa mère.
« Quoi ! pas une voix ne répond !
« Ne l’avez-vous pas vu jouer sur le rivage ?
« Hélas ! le Rhône est si profond !
« Et l’on est si faible à cet âge !
« Rendez, rendez l’enfant dans la foule égaré :
« Pour l’appeler encor sa mère a tant pleuré ! »

« Ses cheveux du blé mûr ont la couleur dorée,
« Ses yeux sont noirs et doux, ses dents croissent encor
« Ses pas abandonnés n’ont qu’un craintif essor,
« Et de bluets tantôt sa robe était parée.
« Vous pourrez le rencontrer nu,

Car souvent la misère a dépouillé l’enfance :
Vous l’aurez bientôt reconnu,
L’ange qui pleure sans défense.
« Rendez, rendez l’enfant dans la foule égaré :
« Pour l’appeler encor sa mère a tant pleuré ! »

Le vieux crieur se tut : de la morne assemblée
Il attendit long-temps un mot, un seul… en vain.
Les mères enchaînaient leurs enfans sur leur sein,
Et de vagues frayeurs cette nuit fut troublée.
On dit qu’un mendiant passa,
Couvert d’affreux lambeaux, à la marche furtive ;
Et qu’un jeune cri s’élança
Dans l’air avec la voix plaintive :
« Rendez, rendez l’enfant dans la foule égaré :
« Pour l’appeler encor sa mère a tant pleuré ! »