Élégies et poésies nouvelles/La Visite au Hameau

LA VISITE AU HAMEAU.

Eh quoi ! c’est donc ainsi que tu devais m’attendre ?
Dors-tu ? fais-tu semblant de ne pas nous entendre ?
J’accours : mais au signal déja trop attendu,
Ta vigilante mère a seule répondu :
Au songe qui te flatte avec peine arrachée,
De ses vagues erreurs lentement détachée,
Ta paupière savoure un reste de pavots,
Croit prolonger la nuit et s’obstine au repos :
J’attends. Le poids léger de ta seizième année,
Peut-il, quand l’aube arrive, appesantir tes sens ?
Viens ! viens voir avec moi s’éveiller la journée :
Hélas ! qu’on dort bien à seize ans !

Mais ton œil qui s’entr’ouvre a subi la lumière ;
Tes pas qui languissaient se mesurent aux miens.
De la cité qui fuit nous passons la barrière,
Et le songe a brisé ses fragiles liens.

Vois-tu sur la montagne étinceler l’aurore ?
Vois-tu tous ces hameaux dans les plaines épars ?
Le Rhône est à leur pied. Ses liquides remparts
Dans leurs flots agités nous les offrent encore :
Ainsi l’un d’eux, la nuit, se peint dans mon sommeil ;
Comme un jardin en fleurs tu vas le voir paraître :
C’est lui ! mon cœur ému vient de le reconnaître,
Tiens ! le voilà brillant des rayons du soleil.
L’orme et le vieux tilleul versent leur ombre unie,
Sur l’enceinte, où le soir, autour d’un frais ruisseau,
Des anges dans leur vol balancent le berceau
D’une enfant, dont le ciel dans mes pleurs m’a bénie :
C’est mon dernier amour ! viens, car elle rira,

Lorsque sous mes baisers elle s’éveillera.

Du fond de sa chaumière un vieillard me salue ;
C’est l’augure des champs, il protège ces lieux :
Il m’annonce ma joie, et de loin je l’ai lue,
Sur son front satisfait qu’interrogent mes yeux.
Les mères en passant rassurent mon voyage ;
Tout relève mon cœur de crainte combattu :
La beauté de ma fille est l’orgueil du village,
On me nomme comme elle, on en parle, entends-tu ?

Prenons ce vert sentier, car la route est brûlante.
Laisse ces fleurs, là-bas nous allons en cueillir :
À me suivre jamais je ne te vis si lente ;
Avance, avance ! attends… Je me sens défaillir :
Et je tombe, et tu ris ! la chaleur me colore,
Et dans l’eau transparente où je viens de me voir,
Tes regards éblouis cherchent un frais miroir :

Le soleil te fait peur, tu n’es pas mère encore :
Jeune épouse, à ton tour tu presseras mes pas,
Quand pour revoir un fils oubliant ta parure,
Tu seras nonchalante à nouer ta ceinture,
Je dirai : Prends donc garde ; et songe à tes appas !
Je le jure, avant peu tu seras moins dormeuse :
Toi qui cherches déja ton image en tous lieux,
Tu la verras alors mouvante sous tes yeux,
Dans tes bras, sur ton sein : que tu seras heureuse !
Que ce miroir vivant, doux prix de tes douleurs,
Te rendra sans atours, simple et belle, humble et fière !
Comme la vigne enlace et pare un jeune lierre,
Ton appui, tes baisers, ton sourire, tes fleurs,
Tu lui donneras tout. À la tienne mêlée,
Une autre image encore y confondra tes vœux :
C’est ressaisir deux fois son enfance écoulée,
C’est d’une double flamme éterniser les feux !
Ne dis pas non, tais-toi, levons-nous, le temps vole,

Tu penses l’amuser par ta grace frivole,
Mais écoute des bois les nouveaux habitans,
Et demande à ton cœur ce qu’ils font du printemps !
Toi, déja fiancée, écoute leurs cadences ;
Elles font aux passans de douces confidences.
Quelle immuable joie et quel ordre enchanteur !
Quel est donc leur monarque ou leur législateur ?
Ils proclament l’amour jusqu’au ciel qui le donne,
Mais ce n’est qu’au printemps que sa bonté l’ordonne,
Crois-moi, l’amour tardif est un soleil d’hiver,
Jour incomplet, levé tard, couché vite :
Dans la saison dorée imprudent qui l’évite,
Le plus doux fruit s’attache au buisson le plus vert.

On regarde en pitié la plante solitaire,
Qui s’exile et languit au toit de nos maisons ;
Quand sa sœur à ses pieds croît et peuple la terre,
L’autre se déshérite et n’a pas deux saisons :

Sans liens, sans famille elle sèche ignorée,
Et tombe avec la fleur dont elle était parée :
Mais te voilà rêveuse et tu ne réponds pas :
Oui ! bientôt à mon tour j’arrêterai tes pas.

Mais d’amour ! en passant j’adore tes merveilles !
Quand l’humide flambeau se promène et nous luit,
Quelle main diligente ouvre les fleurs vermeilles,
Et prépare au sein de la nuit
Des parfums à nos sens, et du miel aux abeilles ?
Tout veut naître, tout naît : l’été brûle en courant,
La glace qu’il atteint se fond en murmurant ;
Pour aimer, pour braver la saison des orages,
Le papillon, l’oiseau, les roses, les ombrages,
Tout rit, tout vient d’éclore, et… vois sur le chemin
Un enfant accourir en me tendant la main ;
Moins jeune que ma fille, il me cherche, il m’appelle.

Toi que le même lait a rendu beau comme elle,
Enfant, cours à ta mère : heureuse mère, hélas !
Qui fière, sous mes yeux tient ma fille en ses bras,
Qui la berce, l’endort, et depuis sa naissance,
Me condamne, jalouse, à la reconnaissance !

Laisse-moi dire : Un soir… oh ! que n’y suis-je encor !
Quand mon sein palpita sous mon nouveau trésor,
Quand j’entendis souffler sa faible et douce haleine,
Pour veiller son sommeil je respirais à peine :
Mes forces suffisaient à ce facile emploi ;
J’étais assez pour elle, elle était tout à moi !
Pour moi, de mon bonheur, affaiblie, étonnée,
Le passé, du présent n’osait plus me punir ;
Du moins, sa sombre image un moment détournée,
Me laissait regarder ma fille et l’avenir ;
Mais quand ses premiers cris demandèrent la vie,

Moi… ce ne fut plus moi qui la tins sur mon cœur ;
Et peut-être qu’au ciel reprochant ma langueur,
Pour la première fois je devinai l’envie !

Sans la repousser un moment,
Comme un bien préparé pour elle,
Mon enfant épuisa cette coupe nouvelle,
Et changea ma frayeur en doux étonnement.
Ne l’éprouve jamais cette douceur amère,
Toi, que vient d’attrister ma subite pâleur,
Puisses-tu tressaillir au nom sacré de mère,
D’un bonheur aussi grand que le fut ma douleur !

Viens voir ma fille, viens ! la moitié d’une année
Enchaîne les beaux jours dont elle est couronnée ;
Âge muet encor, mais si pur, si joyeux !
Idole d’une mère, amour de tous les yeux !

C’est ici. Quel silence et quel calme autour d’elle !
On entendrait la mouche et le bruit de son aile.
Entrons, viens nous offrir à son naïf transport :
Qui va-t-elle embrasser ?… Ah ! prends garde, elle dort !