Élégies/Élégie seizième

Le Deuil des primevères : 1898-1900Mercure de France (p. 79-82).

ÉLÉGIES SEIZIÈME


Les roses du château de X…, le grand perron,
le bois humide où l’on cueillait des champignons,
les midis ennuyés sur le cadran solaire,
et les baguenaudiers dans le parc séculaire,
c’est le deuil de mon cœur, et je suis mort de vivre.

Mamore, ô ma morte aimée, n’était ce pas
ton chapeau qui tremblait sur la torpeur des vignes,
ce soir triste où je m’embarquai pour l’Angola
comme Robert-Robert, et les caoutchoucs noirs ?


Que je voudrais savoir si le cadran solaire
existe encore à l’angle où les lauriers d’Espagne
luisent dans la tristesse humide de l’allée.
Je me souviens du jour de mon embarquement :
les bouches contractées avalèrent des larmes,
et les dernières fleurs que tu m’avais cueillies
furent les plus dorées de la chaude prairie.

Je ne parlerai pas comme Robert-Robert
des nègres bleus que les coups de rotin brûlèrent,
ni du typhus ardent, ni des larges averses.
D’autres, autorisés plus que moi, évoquèrent
les voyageurs prostrés sous les coups de tonnerre.

Je parlerai de l’ensuite de cette vie,
et du deuil qu’aujourd’hui me laisse ma naissance.
Pourquoi si tout est mort est-ce donc que j’existe ?
En vain, je vois blanchir la poussière aveuglante.
Et la charrette à âne où tu te promenas
ne peut plus apparaître au sommet de la route.
Et je suis inquiet. Mon cœur pleure. Je doute.
Ton fouet aux néfliers ne s’accrochera pas.


Ton fouet aux néfliers ne s’accrochera pas.
Le pommier du matin ne pleuvra pas sur toi.
Je n’aurai que mes chiens et ma boueuse canne.
Et de tout cet amour dont éclate mon âme,
je ne rapporterai que du vide et du sable.

Morte, toi. Morts tous. Mort. Ils ont coupé les branches
que longeait en tremblant la vieille diligence.
Ils ont comblé l’ornière. Ils ont mis du gravier
là où la source coupait la route en deux. Et
le char virgilien n’y peut plus cahoter.

Mais ja sais : Il est pour nous une autre contrée,
celle que les anciens nommaient Champs-Élysées
et dont, un soir d’avril, me parla un poète.
C’est là que, devisant, les amoureuses ombres
vont défiant « le Temps et l’Espace et le Nombre ».

C’est là que tu iras dans ta charrette à âne.
Et je viendrai à toi, que tu veuilles descendre.
Tu souriras, des lys sur ton chapeau de paille,

ainsi qu’un chèvrefeuille et ployée, et ta taille
succombant sur mon bras, et ta joue à ma tempe.

Dans ces Champs bienheureux tout nous sera rendu,
jusqu’au moindre grillon, jusqu’à la moindre mûre.
Par les ruisseaux touffus couleront les murmures
qu’ont aujourd’hui nos cœurs d’être longtemps perdus.
Les fruits seront gonflés, les palmes seront noires,
et Dante, soulevant sa robe, passera.

Le soir, nue et couchée aux fraîches anémones,
la grâce de tes bras me donnera l’aumône.
Une rosée glacée, qui pourtant sera douce,
caressera tes reins plus souples que la mousse,
et tes seins ronds et durs et ensemble dressés
feront qu’en les voyant s’étonnera Pomone.

Mais il n’est point encore de ces Champs-Élysées.
La vie reprend. Le château vide est toujours là,
et dans les Atlas clairs dorment les Angolas.
On ne sait pas. On ne sait pas. On ne sait pas.
Ton fouet aux néfliers ne s’accrochera pas.