Élégies/Élégie quinzième

Le Deuil des primevères : 1898-1900Mercure de France (p. 76-78).

ÉLÉGIE QUINZIÈME


À Henri Ghéon.


J’ai retrouvé, dans cette flore, une herbe sèche
mise il y a quinze ans, un Dimanche, à Bordeaux,
par un soir parfumé et blond comme une pêche.

Bordeaux est une belle ville où des bateaux
sonnent de la trompette au fond des pluies de suie.
C’est là que s’embarqua Madame Desbordes-Valmore.

Elle dut s’embarquer avec des orphelines,
et des cheveux épars à l’avant du bateau.

Elle dut chantonner Le Rivage du Maure,
en faisant un grand geste, et gonflée de sanglots.
Ah ! Elle dut toucher le cœur du capitaine
habitué cependant aux fièvres, aux typhons,
aux coups de caronade et aux lames de fond.
Il dut la regarder, la jeune poétesse
qui, en sentant virer le navire, pâlit.

Emportait-elle un chat dans son humble cabine,
ou bien un canari qu’elle avait élevé
et pour qui de l’eau douce, un peu, fut réservée
dans la tristesse de la longue traversée ?
Dans le porte-monnaie de la pauvre orpheline
resta-t-il quelques sous quand on passa la Ligne
pour payer son baptême aux marins déguisés ?

Mon cœur, ne souris pas de cette poétesse.
Elle était le génie qui doit souffrir sans cesse,
et dont le sel amer des larmes soucieuses
cuit la paupière rouge et plaque les cheveux.
Elle était l’exilée qui se confie aux brises,

que, seuls, les colibris d’arc-en ciel ont comprise,
et celle dont les bras aux harpes de l’Empire
se crispèrent en vain sous les longs repentirs.

Quand elle débarqua aux Antilles heureuses,
avec la flamme noire au fond de ses joues creuses,
elle dut rechercher quelque petit hôtel
où elle pût manger ce que mangent les gens
qui, lorsqu’il faut payer, soupirent tristement.

Et moi, je la salue de mon souvenir, celle
qu’une herbe desséchée aujourd’hui me rappelle.
Mais qui me saluera, lorsque je serai mort,
ainsi que j’ai salué Desbordes-Valmore ?