Écrivains et Style/Écrivains et Style

Traduction par Auguste Dietrich.
Félix Alcan (Parerga et Paralipomena, vol. 1p. 25-83).

ÉCRIVAINS ET STYLE


Avant tout, il y a deux sortes d’écrivains : ceux qui écrivent pour dire quelque chose, et ceux qui écrivent pour écrire. Les premiers ont eu des idées ou ont fait des expériences qui leur semblent valoir la peine d’être communiquées ; les seconds ont besoin d’argent, et écrivent en conséquence pour de l’argent. Ils pensent en vue d’écrire. On les reconnaît à ce qu’ils tirent le plus en longueur possible leurs pensées, et n’expriment aussi que des pensées à moitié vraies, biscornues, forcées et vacillantes ; le plus souvent aussi ils aiment le clair-obscur, afin de paraître ce qu’ils ne sont pas ; et c’est pourquoi ce qu’ils écrivent manque de netteté et de clarté.

Aussi peut-on vite constater qu’ils écrivent pour couvrir du papier. C’est une remarque qui s’impose parfois au sujet de nos meilleurs écrivains : ainsi, par endroits, dans la Dramaturgie de Lessing, et même dans maints romans de Jean-Paul. Dès qu’on a fait cette constatation, il faut jeter le livre ; car le temps est précieux. En réalité, dès qu’un auteur écrit pour couvrir du papier, il trompe le lecteur ; en effet, son prétexte pour écrire, c’est qu’il a quelque chose à dire. Les honoraires et l’interdiction du droit de reproduction sont, au fond, la ruine de la littérature. Celui-là seul écrit quelque chose en valant la peine, qui n’écrit qu’en vue du sujet. Quel inappréciable avantage ce serait, si, dans toutes les branches d’une littérature, il n’existait que quelques livres, mais excellents ! Il ne pourra jamais en être ainsi, tant qu’il s’agira de gagner de l’argent. Il semble qu’une malédiction pèse sur celui-ci ; tout écrivain qui, d’une façon quelconque, vise avant tout au gain, dégénère aussitôt. Les meilleures œuvres des grands hommes datent toutes du temps où ceux-ci devaient encore écrire pour rien ou pour très peu de chose. En ce point aussi se confirme donc le proverbe espagnol : Honra y provecho ne caben en un saco (Honneur et profit n’entrent pas dans le même sac). La déplorable condition de la littérature d’aujourd’hui, en Allemagne et au dehors, a sa racine dans le gain que procurent les livres. Celui qui a besoin d’argent se met à écrire un volume, et le public est assez sot pour l’acheter. La conséquence secondaire de ceci, c’est la ruine de la langue.

Un grand nombre de méchants écrivains ne tirent leur subsistance que de la sottise du public, qui ne veut lire que le produit du jour même. Il s’agit des journalistes. Ils sont dénommés à merveille ! En d’autres termes, on pourrait les qualifier de « journaliers ».

De nouveau, on peut dire qu’il y a trois sortes d’auteurs. En premier lieu, ceux qui écrivent sans penser. Ils écrivent de mémoire, par réminiscence, ou même directement avec les livres d’autrui. Cette classe est la plus nombreuse. En second lieu, ceux qui pensent tandis qu’ils écrivent. Ils pensent en vue d’écrire. Cas très fréquent. En troisième lieu, ceux qui ont pensé avant de se mettre à l’œuvre. Ceux-ci n’écrivent que parce qu’ils ont pensé. Cas rare.

L’écrivain de la seconde sorte, qui attend pour penser qu’il doive écrire, est comparable au chasseur qui part en chasse à l’aventure : il est peu probable qu’il rapporte lourd au logis. Par contre, les productions de l’écrivain de la troisième sorte, la rare, ressembleront à une chasse au rabat, en vue de laquelle le gibier a été capturé et entassé à l’avance, pour déborder ensuite en masses serrées de son premier enclos dans un autre, où il ne peut échapper au chasseur ; de sorte que celui-ci n’a plus qu’à viser et tirer, — c’est-à-dire à déposer ses pensées sur le papier. C’est la chasse qui rapporte quelque chose.

Mais si restreint que soit le nombre des écrivains qui pensent réellement et sérieusement avant d’écrire, le nombre de ceux qui pensent sur les choses mêmes est bien plus restreint encore ; le reste pense uniquement sur les livres, sur ce qui a été dit par d’autres. Il leur faut, pour penser, l’impulsion plus proche et plus forte des pensées d’autrui. Celles-ci deviennent leur thème habituel ; ils restent toujours sous leur influence, et, par suite, n’acquièrent jamais une originalité proprement dite. Les premiers, au contraire, sont poussés à penser par les choses même ; aussi leur pensée est-elle dirigée immédiatement vers elles. Dans leurs rangs seuls on trouve les noms durables et immortels. Il va de soi qu’il s’agit ici des hautes branches de la littérature, et non de traités sur la distillation de l’eau-de-vie.

Celui-là seul qui prend directement dans sa propre tête la matière sur laquelle il écrit, mérite d’être lu. Mais faiseurs de livres, compilateurs, historiens ordinaires, etc., prennent la matière indirectement dans les livres ; elle passe de ceux-ci à leurs doigts, sans avoir subi dans leur tête même un droit de transit et une visite, à plus forte raison une élaboration. (Quelle ne serait pas la science de beaucoup d’hommes, s’ils savaient tout ce qui est dans leurs propres livres !) De là, leur verbiage a souvent un sens si indéterminé, que l’on se casse en vain la tête pour parvenir à deviner ce qu’en définitive ils pensent. Ils ne pensent pas du tout. Le livre d’où ils tirent leur copie est parfois composé de la même façon. Il en est donc de pareils écrits comme de reproductions en plâtre de reproductions de reproductions, etc., qui a la fin laissent à peine reconnaître les traits du visage d’Antinoüs. Aussi devrait-on lire le moins possible les compilateurs. Les éviter complètement est en effet difficile, puisque même les abrégés, qui renferment en un petit espace le savoir accumulé dans le cours de nombreux siècles, rentrent dans les compilations.

Il n’y a pas de plus grande erreur que de croire que le dernier mot proféré est toujours le plus juste, que chaque écrit postérieur est une amélioration de l’écrit antérieur, et que chaque changement est un progrès. Les têtes pensantes, les hommes de jugement correct et les gens qui prennent les choses au sérieux, ne sont jamais que des exceptions. La règle, dans le monde entier, c’est la vermine ; et celle-ci est toujours prête à améliorer en mal, à sa façon, ce que ceux-là ont dit après de mûres réflexions. Aussi, celui qui veut se renseigner sur un objet doit-il se garder de consulter les plus récents livres sur la matière, dans la supposition que les sciences progressent constamment, et que, pour composer les nouveaux, on a fait usage des anciens. Oui, on en a fait usage, mais comment ? L’écrivain souvent ne comprend pas à fond les anciens livres ; il ne veut cependant pas employer leurs termes exacts ; en conséquence, il améliore en mal et gâte ce qu’ils ont dit infiniment mieux et plus clairement, puisqu’ils ont été écrits d’après la connaissance propre et vivante du sujet. Souvent il laisse de côté le meilleur de ce qu’ils renferment, leurs élucidations les plus frappantes, leurs remarques les plus heureuses ; c’est qu’il n’en reconnaît pas la valeur, qu’il n’en sent pas l’importance essentielle. Il n’a d’affinité qu’avec ce qui est plat et sec.

Il arrive souvent qu’un ancien et excellent livre soit écarté au profit d’un nouveau livre bien inférieur, écrit pour l’argent, mais d’allure prétentieuse et prôné par les camarades. Dans la science chacun veut, pour se faire valoir, porter quelque chose de neuf au marché. Cela consiste uniquement, dans beaucoup de cas, à renverser ce qui a passé jusque-là, pour exact, en vue d’y substituer ses propres sornettes. La chose réussit parfois pour un temps, puis les gens reviennent à la vieille doctrine exacte. Ces novateurs ne prennent rien de sérieux au monde que leur digne personne ; ils veulent la mettre en relief. Alors, de recourir bien vite au paradoxe : la stérilité de leurs cerveaux leur recommande la voie de la négation. Alors, de nier des vérités depuis longtemps reconnues, telles que la force vitale, le système nerveux sympathique, la generatio æquivoca, la distinction établie par Bichat entre l’action des passions et l’action de l’intelligence ; on retourne à l’épais atomisme, et ainsi de suite. De là vient que la marche des sciences est souvent rétrograde.

Il faut parler également ici des traducteurs, qui corrigent et remanient à la fois leur auteur : procédé qui me paraît toujours impertinent. Écrivez vous-même des livres qui méritent d’être traduits, et laissez les œuvres des autres comme elles sont. Lisez donc, si vous le pouvez, les auteurs proprement dits, ceux qui ont fondé et découvert les choses, ou du moins les grands maîtres reconnus en la matière, et achetez plutôt les livres de seconde main que leur reproduction. Mais puisqu’il est facile d’ajouter quelque chose aux découvertes, — inventis aliquid addere facile est, — on devra, après s’être bien assimilé les principes, prendre connaissance des faits nouveaux. En résumé donc, ici comme partout prévaut cette règle : le nouveau est rarement le bon, parce que le bon n’est que peu de temps le nouveau.

Ce qui caractérise les grands écrivains (dans les genres élevés) et aussi les artistes, et leur est en conséquence commun à tous, c’est qu’ils prennent au sérieux leur besogne. Les autres ne prennent rien au sérieux, sinon leur utilité et leur profit.

Quand un homme s’acquiert de la gloire par un livre écrit en vertu d’une vocation et d’une impulsion intimes, puis devient ensuite un écrivailleur, il a vendu sa gloire pour un vil argent. Dès qu’on écrit parce qu’on veut faire quelque chose, cela est mauvais.

Ce n’est que dans ce siècle qu’il y a des écrivains de profession. Jusqu’ici il y a eu des écrivains de vocation.

Pour s’assurer l’attention et la sympathie durables du public, on doit écrire ou quelque chose qui a une valeur durable, ou toujours écrire quelque chose de nouveau, qui, pour cette raison même, réussira toujours moins bien.

Ce que l’adresse est à une lettre, le titre doit l’être à un livre, c’est-à-dire viser avant tout à introduire celui-ci auprès de la partie du public que son contenu peut intéresser. Aussi faut-il qu’un titre soit caractéristique, et, comme sa nature exige qu’il soit essentiellement court, il doit être concis, laconique, expressif, et résumer autant que possible le contenu du livre en un seul mot. Sont, par conséquent, mauvais, les titres prolixes, ne disant rien, louches, douteux, ou même faux et trompeurs ; ces derniers peuvent préparer au livre le même sort qu’aux lettres faussement adressées. Mais les pires sont les titres volés, c’est-à-dire ceux que portent déjà d’autres livres. D’abord, ils sont un plagiat, et ensuite la preuve la plus convaincante du manque absolu d’originalité. L’auteur qui ne possède pas assez de celle-ci pour trouver à son livre un titre nouveau, sera bien moins capable encore de lui donner un contenu nouveau. À ces titres sont apparentés les titres imités, c’est-à-dire à moitié volés : ainsi, par exemple, quand Œrstedt, longtemps après que j’eus écrit Sur la volonté dans la nature, écrivit Sur l’esprit dans la nature.

Un livre ne peut jamais être rien de plus que l’impression des idées de son auteur. La valeur de ces idées réside ou dans le fond, c’est-à-dire dans le thème sur lequel il a pensé ; ou dans la forme, autrement dit le développement du fond, c’est-à-dire dans ce qu’il a pensé à ce sujet.

Le thème est très varié, de même que les mérites qu’il confère aux livres. Toute matière empirique, c’est-à-dire tout ce qui a une réalité historique ou physique, prise en soi et dans le sens le plus large, est de son domaine. Le caractère particulier réside ici dans l’objet. Aussi, le livre peut-il être important, quel que soit son auteur.

En ce qui concerne ce qu’il a pensé, au contraire, le caractère particulier réside dans le sujet. Les sujets peuvent être de ceux qui sont accessibles à tous les hommes et connus de tous ; mais la forme de l’exposition, la nature de l’idée, confèrent ici le mérite et résident dans le sujet. Si donc un livre, envisagé à ce point de vue, est excellent et sans rival, son auteur l’est aussi. Il s’ensuit que le mérite d’un écrivain digne d’être lu est d’autant plus grand qu’il le doit moins à sa matière, c’est-à-dire que celle-ci est plus connue et plus usée. C’est ainsi, par exemple, que les trois grands tragiques grecs ont tous travaillé sur les mêmes sujets.

On doit donc, quand un livre est célèbre, bien distinguer si c’est à cause de sa matière ou à cause de sa forme.

Des gens tout à fait ordinaires et terre à terre peuvent produire des livres très importants, grâce à une matière qui n’est accessible qu’à eux : par exemple, des descriptions de pays lointains, de phénomènes naturels rares, d’expériences faites, d’événements historiques dont ils ont été témoins ou dont ils ont pris la peine de rechercher et d’étudier spécialement les sources.

Au contraire, là où il s’agit de la forme, en ce que la matière est accessible à chacun, ou même déjà connue ; là où ce qui a été pensé sur celle-ci peut donc seulement donner de la valeur à la production, — il n’y a qu’une tête éminente capable de produire quelque chose digne d’être lu. Les autres ne penseront jamais que ce que tout le monde peut penser. Ils donnent l’impression de leur esprit ; mais chacun en possède déjà lui-même l’original.

Cependant le public accorde son intérêt bien plus à la matière qu’à la forme ; aussi, pour cette raison, ne parvient-il jamais à un haut degré de développement. C’est au sujet des œuvres poétiques qu’il affiche le plus ridiculement cette tendance, quand il suit soigneusement à la trace les événements réels ou les circonstances personnelles qui ont inspiré le poète. Ceux-ci finissent par devenir plus intéressants pour lui que les œuvres elles-mêmes. Il lit plus de choses sur Gœthe que de Gœthe, et étudie avec plus d’application la légende de Faust que Faust. Burger a dit un jour : « On se livrera à des recherches savantes pour savoir qui fut en réalité Lénore » ; et cela se réalise à la lettre au sujet de Gœthe, car nous avons déjà beaucoup de recherches savantes sur Faust et la légende de Faust. Elles sont et restent confinées au sujet. — Cette prédilection pour la matière, par opposition à la forme, est comme si l’on négligeait la forme et la peinture d’un beau vase étrusque, pour étudier chimiquement son argile et ses couleurs.

L’entreprise d’agir par la matière, qui sacrifie à cette mauvaise tendance, est absolument condamnable dans les branches littéraires où le mérite doit résider expressément dans la forme, — par conséquent dans les branches poétiques. Cependant on voit fréquemment de mauvais écrivains dramatiques s’efforcer de remplir le théâtre au moyen de la matière. Ainsi, par exemple, ils produisent sur la scène n’importe quel homme célèbre, si dépourvue de faits dramatiques qu’ait pu être sa vie, parfois même sans attendre la mort des personnes qui apparaissent avec lui.

La distinction faite ici entre la matière et la forme s’applique aussi à la conversation. C’est l’intelligence, le jugement, l’esprit et la vivacité qui mettent un homme en état de converser ; ce sont eux qui donnent la forme à la conversation. Mais bientôt viendra en considération la matière de celle-ci, c’est-à-dire les sujets sur lesquels on peut causer avec cet homme : ses connaissances. Si celles-ci sont très minces, ce n’est qu’un degré exceptionnellement élevé des qualités de forme précédentes qui peut donner de la valeur à sa conversation, en dirigeant celle-ci, quant à sa matière, sur les choses humaines et naturelles généralement connues. C’est l’inverse, si ces qualités de forme font défaut à un homme, mais si ses connaissances de n’importe quelle nature donnent de la valeur à sa conversation, qui, en ce cas, repose tout entière sur sa matière. C’est ce que dit le proverbe espagnol : mas sabe el necio en su casa, que el sabio en la agena. (Le sot en sait plus dans sa propre maison, que le sage dans la maison d’autrui).

La vie réelle d’une idée ne dure que jusqu’à ce qu’elle soit parvenue au point extrême des mots. Alors elle se pétrifie, meurt, mais en restant aussi indestructible que les animaux et les plantes fossiles du monde primitif. Sa vie réelle, momentanée, peut être comparée aussi au cristal à l’instant de sa congélation.

Dès que notre penser a trouvé des mots, il n’existe déjà plus en nous, il n’est plus sérieux dans son fond le plus intime. Quand il commence à exister pour d’autres, il cesse de vivre en nous. Ainsi l’enfant se sépare de sa mère, quand il entre dans sa propre existence. Le poète a dit aussi :

« Vous ne devez pas me troubler par des contradictions !
Dès qu’on parle, on commence à se tromper[1]. »

La plume est à la pensée ce que la canne est à la marche ; mais c’est sans canne qu’on marche le plus légèrement, et sans plume qu’on pense le mieux. Ce n’est qu’en commençant à devenir vieux, qu’on se sert volontiers de canne et de plume.

Une hypothèse qui a pris place dans la tête, ou qui même y est née, y mène une vie comparable à celle d’un organisme, en ce qu’elle n’emprunte au monde extérieur que ce qui lui est avantageux et homogène, tandis qu’elle ne laisse pas parvenir jusqu’à elle ce qui lui est hétérogène et nuisible, ou, si elle ne peut absolument l’éviter, le rejette absolument tel quel.

La satire doit, comme l’algèbre, opérer seulement avec des valeurs abstraites et indéterminées, non avec des valeurs concrètes ou des grandeurs spécifiées. Et il faut aussi peu l’appliquer que l’anatomie à des êtres vivants, sous peine de n’être pas sûr de sa peau, c’est-à-dire de son existence.

Pour être immortelle, une œuvre doit réunir tant d’excellentes qualités, qu’il ne se trouve pas facilement quelqu’un pour les saisir et les apprécier toutes. Cependant ces excellentes qualités sont de tout temps reconnues et honorées, les unes par celui-ci, les autres par celui-là. Ainsi donc le crédit de l’œuvre, toujours appréciée tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, se maintient à travers le long cours des siècles et en dépit du changement d’intérêt. Or, l’auteur d’une telle œuvre, c’est-à-dire celui qui est en droit de continuer à vivre dans la postérité, peut être seulement un homme qui cherche en vain son semblable parmi ses contemporains répandus dans le vaste monde, et qui se distingue nettement de chaque autre par une différence très marquée ; il peut être seulement un homme qui, s’il existait pendant plusieurs générations, comme le Juif errant, ne s’en trouverait pas moins dans la même situation ; bref, un de ceux auxquels s’applique réellement le mot de l’Arioste : Natura il fece, e poi roppe la stampa[2]. Autrement, on ne comprendrait pas pourquoi ses idées ne périraient pas, comme toutes les autres.

Presque à chaque époque, il en advient en littérature comme en art : on admire un principe faux, une certaine façon, une certaine manière qui sont en vogue. Les cerveaux vulgaires s’acharnent à se les approprier et à les appliquer. L’homme de sens les perce à jour et les dédaigne ; il reste en dehors de la mode. Au bout de quelques années, le public aussi y voit clair, et apprécie la farce à sa valeur. Il s’en moque, et le fard tant admiré de toutes ces œuvres maniérées tombe comme le mauvais plâtre d’un mur ; et comme de celui-ci, on ne s’en occupe plus. Aussi, loin de s’irriter, doit-on se réjouir quand un principe faux, qui depuis longtemps déjà opère en silence, est exprimé à haute et intelligible voix. À partir de ce moment, sa fausseté est bientôt sentie et reconnue, et finalement proclamée. C’est comme un abcès qui crève.

Les journaux littéraires devraient être la digue opposée au gribouillage sans conscience de notre temps et au déluge de plus en plus envahissant des livres inutiles et mauvais. Grâce à un jugement incorruptible, juste et sévère, ils flagelleraient sans pitié chaque bousillage d’un intrus, chaque griffonnage à l’aide duquel le cerveau vide veut venir au secours de la bourse vide, c’est-à-dire au moins les neuf dixièmes des livres, et se mettraient ainsi en travers de l’écrivaillerie et de la filouterie, au lieu de les favoriser par leur infâme tolérance, qui pactise avec l’auteur et l’éditeur, pour voler au public son temps et son argent. En règle générale, les écrivains sont des professeurs ou des littérateurs qui, gagnant peu et étant mal payés, écrivent par besoin d’argent. Or, poursuivant un but commun, ils ont un intérêt commun à s’unir, à se soutenir réciproquement, et chacun chante à l’autre la même chanson. C’est la source de tous les comptes rendus élogieux de mauvais livres qui remplissent les journaux littéraires. Ceux-ci devraient donc porter comme épigraphe : « Vivre et laisser vivre ! » (Et le public est assez simple pour lire le nouveau plutôt que le bon). En est-il un seul parmi eux qui puisse se vanter de n’avoir jamais loué l’écrivaillerie la plus nulle, jamais blâmé et ravalé l’excellent, ou, pour en détourner les regards, jamais présenté d’une manière astucieuse celui-ci comme insignifiant ? En est-il un seul qui ait toujours fait le choix des extraits consciencieusement d’après l’importance des livres, et non d’après des recommandations de compères, des égards envers confrères, ou même sans que les éditeurs lui aient graissé la patte ? Tous ceux qui ne sont pas novices, dès qu’ils voient un livre fortement loué ou blâmé, ne se reportent-ils pas aussitôt presque machinalement au nom de l’éditeur ? S’il existait, au contraire, un journal littéraire comme celui que je réclame, la menace du pilori, qui attend infailliblement leur bousillage, paralyserait les doigts, qui lui démangent, de chaque mauvais écrivain, de chaque compilateur sans esprit, de chaque plagiaire des livres d’autrui, de chaque philosophastre creux, incapable et famélique, de chaque poétastre enflé de vanité ; et ce serait vraiment pour le salut de la littérature, où le mauvais n’est pas seulement inutile, mais est positivement pernicieux. Or, la majeure partie des livres est mauvaise, et on n’aurait pas dû les écrire ; en conséquence, l’éloge devrait être aussi rare que l’est actuellement le blâme, sous l’influence d’égards personnels et de la maxime : Accedas socius, laudes lauderis ut absens. On a absolument tort de vouloir transporter également à la littérature la tolérance qu’on doit nécessairement exercer dans la société, où partout ils grouillent, à l’égard des êtres stupides et sans cervelle. En littérature, ils sont d’éhontés intrus, et y rabaisser le mauvais, c’est un devoir envers le bon ; car celui qui ne trouve rien mauvais, ne trouve non plus rien bon. D’une façon générale, la politesse, qui est la conséquence des rapports sociaux, est, en littérature, un élément étranger, souvent très nuisible ; car elle exige qu’on fasse bon accueil au mauvais, en allant ainsi juste à l’encontre des fins de la science comme de celles de l’art. Il est vrai qu’un journal littéraire tel que je le réclame ne pourrait être rédigé que par des gens associant une honnêteté incorruptible à des connaissances rares et à une force de jugement plus rare encore. Aussi, l’Allemagne entière pourrait-elle au plus créer un seul journal pareil, qui constituerait alors un juste aréopage, et dont chaque membre serait choisi par tous les autres ; tandis que, à présent, les journaux littéraires sont aux mains de corps universitaires, de coteries littéraires, en réalité peut-être même de libraires, qui les exploitent dans l’intérêt de leur commerce, et qu’ils rassemblent quelques mauvaises têtes coalisées contre le succès de ce qui est bon. Il n’y a nulle part plus d’improbité qu’en littérature, Gœthe l’a déjà dit[3].

Avant tout, il faudrait abandonner ce bouclier de toute coquinerie littéraire, l’anonymat. On a prétexté en sa faveur, dans les journaux littéraires, qu’il était destiné à protéger le critique honnête, l’avertisseur du public, contre la colère de l’auteur et de ses partisans. Oui, mais contre un cas de ce genre, il en est cent où il sert simplement à décharger de toute responsabilité celui qui est incapable de motiver son opinion, ou même à voiler la honte de celui qui est assez vénal et vil pour recommander, moyennant pourboire de l’éditeur, un mauvais livre au public. Souvent aussi, il sert uniquement à couvrir l’obscurité, l’incompétence et l’insignifiance du juge. On ne peut croire combien ces gaillards-là deviennent hardis, et devant quelles friponneries littéraires ils ne reculent pas, quand ils se sentent en sûreté derrière l’anonymat. De même qu’il y a en médecine des panacées, ce que je vais dire est une anticritique universelle contre tous les comptes rendus anonymes, qu’ils louent le mauvais ou blâment le bon : « Gredin, nomme-toi ! Car attaquer, déguisé et masqué, des gens qui vont à visage découvert, c’est ce que ne fait aucun honnête homme. Seuls les drôles et les coquins agissent ainsi. Donc, gredin, nomme-toi ! »

Déjà Rousseau a dit, dans la préface de sa Nouvelle Héloïse : « Tout honnête homme doit avouer les livres qu’il publie » ; et des propositions d’une généralité affirmative se laissent retourner per contrapositionem. Combien cela est-il plus vrai encore des écrits polémiques, dans lesquels rentrent le plus souvent les comptes rendus ! Aussi Riemer[4] a-t-il parfaitement raison de dire dans la préface de ses Communications sur Gœthe : « Un adversaire déclaré, qui vous fait face, est un adversaire honnête, modéré, avec lequel on peut s’entendre, s’accorder, se réconcilier. Un adversaire dissimulé, au contraire, est un vil et lâche coquin, qui n’a pas assez de cœur pour avouer ce qu’il juge, et qui, par conséquent, ne s’inquiète pas de son opinion, mais seulement de la joie secrète qu’il éprouve à décharger anonymement et impunément sa bile. » C’était là sûrement aussi l’avis de Gœthe, qui s’exprime le plus souvent par la bouche de Riemer. Pour revenir à la règle de Rousseau, elle s’applique à chaque ligne livrée à l’impression. Souffrirait-on qu’un homme masqué haranguât la foule, ou voulût parler devant une assemblée ? Et qu’avec cela il attaquât les autres et leur prodiguât le blâme ? Les coups de pied de ceux-ci ne feraient-ils pas aussitôt prendre à ses pieds, à lui, le chemin de la porte ?

La liberté de la presse, enfin obtenue en Allemagne, et immédiatement pratiquée de la plus honteuse façon, devrait au moins être subordonnée à la défense de tout anonymat et pseudonymat, de manière que chacun répondît au moins sur son honneur, s’il en a un, de ce qu’il annonce publiquement par le vaste porte-voix de la presse ; et s’il n’a pas d’honneur, afin que son nom neutralise sa parole. Un critique anonyme est un gaillard qui ne veut pas prendre la responsabilité de ce qu’il fait savoir au monde — ou, suivant le cas, laisse ignorer — sur les autres et leurs travaux, et en conséquence ne se nomme pas. Tout compte rendu anonyme est suspect de mensonge et de fourberie. Puisque la police ne permet pas qu’on aille masqué dans les rues, elle ne devrait pas permettre qu’on écrive anonymement. Les journaux littéraires anonymes sont tout spécialement l’endroit où l’ignorance juge impunément le savoir, la sottise l’intelligence, où le public est impunément trompé, et où on lui escroque en outre, en vantant le mauvais, son temps et son argent. Et on tolère cela ? L’anonymat n’est-il donc pas le ferme rempart de toute gredinerie littéraire, surtout en matière de journaux ? Il doit donc être extirpé jusqu’à la racine, c’est-à-dire au point que même chaque article de journal porte toujours le nom de son auteur, sous la responsabilité sévère du directeur quant à l’exactitude de la signature. L’homme même le plus insignifiant étant connu dans le lieu qu’il habite, les trois quarts des mensonges des journaux tomberaient ainsi, et on mettrait un frein à l’impudence de mainte langue venimeuse. En France on est en train d’agir dans ce sens.

En littérature, tant que cette mesure n’existera pas, tous les écrivains honnêtes devraient s’unir pour proscrire l’anonymat, en le stigmatisant de toute la force de leur mépris, ouvertement, infatigablement, journellement, et en faisant valoir par tous les moyens qu’une critique anonyme est une indignité et une infamie. Attaquer anonymement des gens qui n’ont pas écrit anonymement, c’est là chose manifestement infâme. Celui qui écrit et polémise sous le voile de l’anonymat, laisse par là même croire de lui qu’il veut tromper le public, ou attaquer sans danger l’honneur des autres. Aussi ne devrait-on mentionner un critique anonyme, même cité en passant et en dehors de tout blâme, qu’en lui accolant ces épithètes : « Tel lâche coquin anonyme », ou : « Le gredin anonyme masqué de ce journal », etc. C’est là vraiment le ton convenable et séant pour parler de ces drôles, afin de les dégoûter de leur métier. Il est manifeste, en effet, que celui-là seul peut aspirer à une estime personnelle quelconque, qui laisse voir qui il est, pour que l’on sache qui l’on a devant soi ; mais non celui qui se glisse déguisé et masqué, en faisant ainsi l’arrogant. Celui-là est bien plutôt, par le fait même, hors la loi. Il est Ὀδυσσεύς Οὔτις, M. Personne, et chacun a le droit de déclarer que M. Personne est un coquin. Voilà pourquoi on doit aussitôt traiter chaque critique anonyme, surtout dans les anticritiques, de coquin et de canaille, et non lui dire, comme le font par lâcheté quelques écrivains salis par cette bande : « l’honorable critique ». « Celui qui ne se nomme pas est une canaille » : tel doit être le mot d’ordre de tous les écrivains honnêtes. Et si, plus tard, l’un de ceux-ci vient à enlever sa cape qui rend invisible à un de ces gaillards qui a passé par les verges, et, l’ayant saisi par l’oreille, le traîne au grand jour, le hibou, vu ainsi, provoquera une vive allégresse. Le premier transport d’indignation, quand on entend une calomnie sortir de la bouche de quelqu’un, s’exprime en général par un : « Qui dit cela ? » Mais l’anonymat ne fait aucune réponse.

Une impertinence particulièrement risible de ces critiques anonymes, c’est que, comme les rois, ils parlent par : Nous. Or, ce n’est pas seulement au singulier, mais au diminutif, à l’humilitif même, qu’ils devraient parler. Ainsi, par exemple : « Ma chétive petite personne, Ma lâche astuce, Mon incompétence déguisée, Ma vile gueuserie », etc. C’est de cette façon qu’il convient de parler à des filous déguisés, à ces serpents qui sifflent hors du trou sombre d’une « feuille de chou littéraire », et à l’industrie desquels il faut enfin imposer un terme. L’anonymat est dans la littérature ce qu’est la filouterie matérielle dans la société civile. « Nomme-toi, coquin, ou tais-toi ! », tel doit être le mot d’ordre. Jusque-là on peut faire suivre immédiatement les critiques sans signature de cette mention : Filou ! Cette industrie peut rapporter de l’argent, mais ne rapporte point d’honneur. Dans ses attaques, en effet, M. l’anonyme est sans plus M. le coquin, et il y a cent à parier contre un que celui qui ne veut pas se nommer prend à tâche de tromper le public. Il n’y a que les livres anonymes qu’on soit en droit de critiquer anonymement. La suppression de l’anonymat supprimerait les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des coquineries littéraires. En attendant que cette industrie soit proscrite, on devrait, quand l’occasion s’en présente, s’adresser à l’homme qui tient la boutique (le président et entrepreneur de l’établissement de critique anonyme), le rendre directement responsable des mauvaises actions de ses mercenaires, et cela sur un ton en rapport avec son métier. Il n’est pas d’impudent mensonge qu’un critique anonyme ne puisse se permettre : n’est-il pas irresponsable ! — Pour ma part, j’aimerais tout autant être à la tête d’un brelan ou d’une maison de tolérance, que d’un pareil établissement anonyme de mensonges, de fourberies et de calomnies.

L’homme qui publie et édite les méchancetés d’un critique anonyme doit être rendu aussi directement responsable que s’il les avait écrites. C’est ainsi qu’on s’en prend à un patron du mauvais travail de ses ouvriers. Et il faut, en outre, agir avec ce drôle comme son industrie le mérite : sans aucune cérémonie.

L’anonymat est une gredinerie littéraire à laquelle il faut aussitôt crier : « Si tu ne veux pas, coquin, endosser ce que tu dis contre les autres, alors tais ta langue de vipère ! »

Une critique anonyme n’a pas plus d’autorité qu’une lettre anonyme, et devrait par conséquent être accueillie avec la même méfiance que celle-ci. Ou bien acceptera-t-on le nom de l’homme qui se prête à présider une société anonyme de ce genre, comme un gage de la véracité de ses associés ?

Le peu d’honnêteté qui règne parmi les écrivains se manifeste par le manque de conscience avec lequel ils faussent leurs citations des écrits d’autrui. Je trouve des endroits de mes écrits cités en général faussement, et seuls mes partisans les plus déclarés font ici exception. Souvent la falsification provient de négligence, en ce qu’ayant déjà sous la plume leurs expressions et leurs tournures triviales et banales, ils les transcrivent par habitude. Parfois elle provient d’une fatuité qui prétend me corriger. Mais trop souvent elle est préméditée, et alors elle constitue une vile infamie et un tour de coquin comparable au faux monnayage, qui enlève à jamais à son auteur le caractère d’un honnête homme.

Le style est la physionomie de l’esprit. Celle-ci est plus infaillible que celle du corps. Imiter le style d’autrui, c’est porter un masque. Si beau que soit celui-ci, le manque de vie le rend bientôt insipide et intolérable ; de sorte que même le visage vivant le plus laid vaut mieux. Voilà pourquoi les auteurs écrivant en latin, qui imitent le style des anciens, ressemblent aussi à des masques. On entend bien ce qu’ils disent ; mais on n’aperçoit pas leur physionomie : le style ; tandis qu’on aperçoit bien celui-ci dans les écrits latins des penseurs indépendants, qui ne se sont pas soumis à cette imitation, comme Scot Érigène, Pétrarque, Bacon, Descartes, Spinoza, etc.

L’affectation dans le style est comparable aux grimaces. La langue dans laquelle on écrit est la physionomie nationale. Elle établit de grandes différences, depuis le grec jusqu’au caraïbe.

Pour assigner aux productions d’un écrivain leur valeur provisoire, il n’est pas absolument nécessaire de savoir sur quelle matière il a pensé ou ce qu’il a pensé. Il faudrait pour cela lire toutes ses œuvres. Il suffit de savoir avant tout comment il a pensé. Or, de ce comment il a pensé, de ce caractère essentiel et de cette qualité générale de sa pensée, son style est une impression exacte. Celui-ci montre le caractère formel de toutes les pensées d’un homme qui doivent toujours rester semblables à elles-mêmes, quoi qu’il pense et sur quelque matière qu’il pense. On a là en quelque sorte la pâte avec laquelle il pétrit toutes ses figures, si différentes qu’elles puissent être. De même que Tyl Ulespiègle répondait d’une manière en apparence absurde à l’homme qui s’informait à lui de la distance jusqu’à la prochaine étape : « Marche ! », afin de se rendre compte du chemin qu’il ferait dans un temps donné[5], ainsi il me suffit de lire quelques pages d’un auteur, pour savoir à peu près jusqu’où il peut me mener.

Dans la secrète conscience de cet état de choses, chaque médiocrité cherche à masquer le style qui lui est propre et naturel. Cela l’oblige avant tout à renoncer à toute naïveté ; celle-ci reste le privilège des esprits supérieurs et conscients d’eux-mêmes, qui, par conséquent, s’avancent d’un pas sûr. Quant aux hommes ordinaires, ils ne peuvent absolument se résoudre à écrire comme ils pensent, car ils sentent qu’alors la chose pourrait prendre un air bien simplet. Elle aurait pourtant toujours sa valeur. Si ces gens-là se contentaient de se mettre honnêtement à l’œuvre et de communiquer les quelques idées ordinaires qu’ils ont réellement eues, et telles qu’ils les ont eues, ils seraient lisibles et même instructifs dans leur sphère propre. Mais, au lieu de cela, ils s’efforcent de faire croire qu’ils ont beaucoup plus pensé, et plus profondément, que ce n’est le cas. Ils rendent conséquemment ce qu’ils ont à dire en tournures forcées et pénibles, à l’aide de mots nouveaux et en périodes prolixes qui enveloppent l’idée et la dissimulent. Ils balancent entre la double tentative de la communiquer et de la cacher. Ils voudraient l’embellir de façon à lui donner un air savant ou profond, pour faire croire qu’elle renferme plus de choses qu’on n’en perçoit actuellement. En conséquence, ils la jettent sur le papier tantôt par fragments, en courtes sentences équivoques ou paradoxales qui semblent signifier beaucoup plus qu’elles ne disent (Schelling fournit de magnifiques exemples de ce genre dans ses écrits sur la philosophie naturelle) ; tantôt ils l’énoncent en entassant les mots avec la plus insupportable prolixité, comme s’il fallait tant de façons pour rendre intelligible le sens profond de celle-ci, — alors que c’est une idée toute simple, quand ce n’est pas une trivialité. (Fichte, dans ses écrits populaires, et cent misérables imbéciles indignes de mention, dans leurs manuels philosophiques, en livrent des exemples en abondance) ; ou bien ils s’appliquent à un genre quelconque de style qu’il leur a plu d’adopter et qui vise à la distinction, par exemple à un style profond et scientifique par excellence, — κατ’ ἐξοχήν — où l’on est torturé à mort par l’effet narcotique de longues périodes filandreuses vides de pensées (ce sont particulièrement les hégéliens, les plus impudents de tous les mortels, qui pratiquent ce style dans le journal consacré à leur maître, les Jahrbücher der wissenschaftlichen Litteratur) ; ou même ils visent à une manière d’écrire spirituelle où ils semblent vouloir paraître fous, etc. Tous les efforts analogues par lesquels ils cherchent à éviter le nascetur ridiculus mus, rendent souvent difficile la compréhension réelle de leur œuvre. Avec cela, ils écrivent aussi des mots, même des périodes entières, sans penser quoi que ce soit, mais avec l’espoir qu’ils éveilleront une pensée chez un autre. Au fond de tout ce labeur, il n’y a que l’effort infatigable, s’essayant toujours dans de nouvelles voies, de vendre des mots pour des idées, et, au moyen d’expressions nouvelles ou employées dans un sens nouveau, de tournures et de combinaisons de toute espèce, de produire l’apparence de l’esprit, pour compenser le manque si douloureusement senti de celui-ci. Il est amusant de voir comment, pour atteindre ce but, on essaie tantôt une manière, tantôt une autre ; on s’en sert comme d’un masque destiné à représenter l’esprit. Ce masque peut décevoir un moment les gens inexpérimentés. Mais, reconnu en définitive comme un masque privé de vie, on se moque de lui, et on l’échange contre un autre.

Ces écrivains sont tantôt dithyrambiques, comme s’ils étaient ivres, et tantôt ils déploient, dès la page suivante, un savoir pompeux, sérieux, approfondi, qui va jusqu’à la plus lourde et la plus minutieuse prolixité, et rappelle la manière de feu Christian Wolf[6] mais habillée à la moderne. C’est le masque de l’incompréhensibilité qui tient bon le plus longtemps, mais seulement en Allemagne, où, introduit par Fichte, perfectionné par Schelling, il a atteint enfin en Hegel son point culminant ; et toujours avec le plus heureux succès. Et cependant rien n’est plus facile que d’écrire de façon à n’être compris de personne ; comme rien n’est plus difficile, au contraire, que d’exprimer des idées importantes qui soient comprises de chacun. Tous les artifices susmentionnés sont d’ailleurs rendus inutiles, quand on possède réellement de l’esprit. Celui-ci permet qu’on se montre tel qu’on est, et confirme à jamais l’arrêt d’Horace :

Scribendi recte sapere est et principium et fons[7].

Mais ces gens-là font comme certains ouvriers en métaux, qui essaient cent compositions diverses, pour les substituer à l’unique métal qui ne se remplace pas, l’or. Un auteur devrait, tout au contraire, se garder avant tout de vouloir montrer plus d’esprit qu’il n’en a. Cela fait soupçonner au lecteur qu’il en possède très peu, vu qu’en tout et toujours on n’affecte d’avoir que ce qu’on n’a pas réellement. Et voilà pourquoi c’est un éloge de qualifier un écrivain de naïf ; cela signifie qu’il lui est loisible de se montrer tel qu’il est. En général, le naïf attire, tandis que ce qui n’est pas naturel repousse. Nous voyons aussi que chaque véritable penseur s’efforce d’exprimer ses idées d’une manière aussi pure, claire, sûre et brève que possible. C’est pourquoi la simplicité a toujours été l’attribut non seulement de la vérité, mais du génie même. Le style reçoit sa beauté de la pensée ; tandis que, chez ces prétendus penseurs, ce sont les pensées qui doivent être embellies par le style. Le style n’est, après tout, que la silhouette de la pensée. Écrire obscurément, ou mal, c’est penser d’une manière lourde et confuse.

De là, la première règle d’un bon style, qui suffit presque à elle seule : c’est qu’on ait quelque chose à dire. Avec cela on va loin. L’inobservation de cette règle est un trait de caractère fondamental des philosophes et en général de tous les écrivains à idées de l’Allemagne, particulièrement depuis Fichte. On peut remarquer chez tous qu’ils veulent paraître avoir quelque chose à dire, tandis qu’ils n’ont rien à dire. Cette manière introduite par les pseudo-philosophes des Universités peut être observée couramment, même chez les premières notabilités littéraires du temps présent. Elle est la mère du style forcé, vague, équivoque, voire ambigu, comme du style prolixe et lourd, du « style empesé » ; elle est aussi celle de la verbosité sans but ; c’est en vertu d’elle, enfin, que la plus déplorable indigence d’idées se dissimule sous un verbiage infatigable, qui assourdit comme un claquet de moulin. On peut lire cela des heures entières, sans y découvrir une seule idée nettement exprimée et définie. Les trop fameux Jahrbücher de Halle, dénommés ensuite Jahrbücher allemands, donnent presque à chaque instant des modèles choisis de cette manière de faire et de cet art.

En attendant, l’insouciance allemande s’est habituée à lire page par page ce fatras de tout genre, sans savoir au juste ce que veut à vrai dire l’écrivain. Elle s’imagine qu’il doit en être ainsi, et ne découvre pas qu’il écrit uniquement pour écrire. Un bon écrivain, riche en idées, s’impose au contraire bien vite, auprès du lecteur, comme ayant réellement quelque chose à dire ; et ceci donne à ce dernier, quand il est sensé, la patience de le suivre attentivement. Un écrivain de ce genre, précisément parce qu’il a réellement quelque chose à dire, s’exprimera toujours aussi de la façon la plus simple et la plus nette. Il a en effet à cœur d’éveiller chez le lecteur aussi l’idée même qu’il a dans le moment, et aucune autre. Il pourra donc dire avec Boileau :

Ma pensée au grand jour partout s’offre et s’expose,
Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose,

tandis que cet autre vers du même poète :

… Qui, parlant beaucoup, ne disent jamais rien,

s’applique aux écrivains dont il a été question plus haut. Ce qui les caractérise aussi, c’est qu’ils évitent le plus possible toutes les expressions arrêtées, pour pouvoir se tirer d’affaire, quand besoin est. Voilà pourquoi ils choisissent dans tous les cas l’expression la plus abstraite, tandis que les gens d’esprit choisissent la plus concrète, qui fait voir de plus près la chose, et est la source de toute évidence. Cette prédilection pour l’abstrait se confirme par de nombreux exemples. En voici un particulièrement ridicule : dans les écrits allemands de ces dix dernières années on trouve presque partout « conditionner » (bedingen), en place de « causer » (bewirken) ou « occasionner » (verursachen). C’est que le premier mot, comme plus abstrait et plus indéterminé, dit moins, et laisse en conséquence une petite porte de sortie qui plaît à ceux auxquels la conscience secrète de leur incapacité inspire la crainte constante des expressions arrêtées. Chez d’autres, c’est simplement l’effet de la tendance nationale à imiter aussitôt en littérature chaque sottise, comme dans la vie chaque inconvenance ; et cette tendance se démontre par la rapide propagation de l’une et de l’autre. Un Anglais, quand il écrit ou qu’il agit, consulte son propre jugement ; mais c’est là un éloge qu’on ne peut nullement adresser à un Allemand. Par suite du fait indiqué, les mots « causer » et « occasionner » ont presque entièrement disparu du langage des livres des dix dernières années, et on n’emploie plus que « conditionner ». Le ridicule caractéristique de la chose la rend digne de mention.

On pourrait même attribuer le manque d’esprit des livres ordinaires et l’ennui qu’ils dégagent, à ce que leurs auteurs ne parlent jamais qu’à demi consciemment, et qu’ils ne comprennent pas eux-mêmes le sens de leurs mots, vu que ceux-ci sont chez eux quelque chose d’appris et de reçu tout fait. En conséquence, ils ont plus assemblé les phrases (phrases banales) que les mots. De là le manque sensible d’idées nettement exprimées qui les caractérise ; c’est que précisément le coin auquel sont frappées celles-ci, le penser personnel clair, leur fait défaut. En place d’elles nous trouvons un obscur et vague tissu de mots, des phrases courantes, des tournures usées et des expressions à la mode. Il en résulte que le griffonnage nébuleux de ces écrivains ressemble à une impression faite avec des caractères déjà fatigués.

Les gens d’esprit, au contraire, nous parlent réellement dans leurs écrits, et ainsi ils savent nous émouvoir et nous intéresser ; eux seuls placent les mots d’une façon pleinement consciente, avec choix et réflexion. Aussi leur style est-il à celui des autres ce qu’est un tableau réellement peint à un tableau fait d’après un patron. Là, dans chaque mot comme dans chaque coup de pinceau, il y a une intention spéciale ; ici, au contraire, tout est fait mécaniquement. La même différence peut être observée en musique. Toujours et partout c’est l’omniprésence de l’esprit qui caractérise les œuvres du génie. Elle est analogue à l’omniprésence de l’âme de Garrick dans tous les muscles de son corps, suivant la remarque de Lichtenberg.

Ce qu’écrivent les gens ordinaires a l’air d’être fait d’après un patron. Cela consiste en tournures et en phrases toutes faites, à la mode du jour, qu’ils couchent sur le papier sans se rendre compte eux-mêmes de ce qu’ils font. Le cerveau supérieur approprie chaque phrase au cas spécial présent.

Il en est des expressions frappantes, des phrases originales et des tournures heureuses, comme des vêtements. Quand ils sont neufs, ils brillent et font beaucoup d’effet. Mais bientôt chacun y passe la main, ce qui en peu de temps les use et les ternit, de sorte qu’à la fin ils n’ont plus aucun prestige.

Il convient de remarquer, au sujet de l’ennui dégagé par les livres dont il a été question plus haut, qu’il y a deux sortes d’ennui : l’un objectif, et l’autre subjectif. L’ennui objectif provient toujours du défaut signalé ici, à savoir que l’auteur n’a ni idées parfaitement claires, ni lumières à communiquer. Celui qui possède les unes et les autres poursuit en droite ligne son but, qui est d’en faire bénéficier autrui. Il présente donc toujours des notions clairement exprimées, et n’est en conséquence ni prolixe, ni insignifiant, ni confus, c’est-à-dire n’est pas ennuyeux. Même si son idée fondamentale était une erreur, elle n’en est pas moins, en pareil cas, clairement pensée et mûrement pesée, c’est-à-dire tout au moins correcte au point de vue de la forme ; et cela assure à l’écrit toujours quelque valeur. Par contre, pour les mêmes raisons, un écrit objectivement ennuyeux reste toujours sans valeur. L’ennui subjectif, lui, est simplement relatif ; il a sa source dans le manque d’intérêt du sujet pour le lecteur, qui le trouve trop limité à un point de vue quelconque. L’œuvre la plus excellente peut donc être aussi subjectivement ennuyeuse pour celui-ci ou pour celui-là ; comme, au rebours, l’œuvre la plus mauvaise peut être divertissante aussi subjectivement pour l’un ou pour l’autre, parce que le sujet, ou l’écrivain, intéresse.

Il serait tout à fait profitable aux écrivains allemands de comprendre que si l’on doit, autant que possible, penser comme un grand esprit, il faut, par contre, parler le même langage que chacun : employer des mots ordinaires, et dire des choses extraordinaires. Mais ils agissent à l’inverse. Nous les voyons qui s’efforcent d’envelopper des idées triviales dans de grands mots, et de revêtir leurs idées très ordinaires des expressions les plus extraordinaires, des phrases les plus recherchées, les plus précieuses et les plus rares. Ces phrases marchent constamment sur des échasses. Le type de ces écrivains, au point de vue de l’amour du boursouflage comme du style ambitieux, bouffi, précieux, hyperbolique et acrobatique, c’est le porte-drapeau Pistol, auquel son ami Falstaff crie un jour impatiemment : « Dis ce que tu as à dire comme un homme de ce monde ![8] »

Il n’y a pas en allemand d’expression correspondante à celle de « style empesé » ; mais la chose elle-même est d’autant plus fréquente. Quand ce style est uni à la préciosité, il est dans les livres ce que sont dans les rapports sociaux la gravité affectée, les grands airs et la pose, et n’est pas moins insupportable. La pauvreté intellectuelle s’en fait volontiers une parure, comme, dans la vie, la sottise s’en fait une de la gravité et du formalisme.

Écrire précieusement, c’est ressembler à celui qui s’attife pour ne pas être confondu et mélangé avec le peuple : danger que ne court pas le gentleman, si mal vêtu qu’il soit. De même qu’on reconnaît le plébéien à un certain luxe de vêtements et au « tiré à quatre épingles », au style précieux on reconnaît le cerveau ordinaire.

Celui qui a quelque chose à dire méritant d’être dit, n’a pas besoin de l’envelopper dans des expressions précieuses, des phrases pénibles et des allusions obscures. Il peut l’exprimer simplement, clairement et naïvement, et sera sûr qu’il ne manquera pas son effet. Celui qui recourt aux moyens artificiels signalés trahit donc sa pauvreté d’idées, d’esprit et de connaissances. C’est néanmoins une erreur de vouloir écrire comme on parle. Tout style écrit doit plutôt garder une certaine trace de parenté avec le style lapidaire, qui est l’ancêtre de tous. Écrire comme on parle est donc aussi condamnable que la chose opposée : vouloir parler comme on écrit, qui rend le style pédantesque et en même temps difficile à comprendre.

L’obscurité et l’indécision de l’expression sont toujours un très mauvais signe. Dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, en effet, elles proviennent de l’indécision de la pensée, qui elle-même résulte presque toujours d’un désaccord et d’une inconsistance originels, c’est à-dire d’une inexactitude de celle-ci. Quand une idée juste se présente dans une tête, cette idée aspire d’emblée à la clarté, et bientôt elle y arrivera : ce qui est nettement conçu trouve facilement son expression adéquate. Les choses qu’un homme est à même de penser se laissent aussi toujours exprimer en termes clairs, saisissables et non équivoques. Ceux qui assemblent des phrases pénibles, obscures, enchevêtrées et équivoques, ne savent certainement pas bien ce qu’ils veulent dire ; ils n’ont qu’une conscience obtuse qui aspire à une idée. Souvent aussi ils veulent se dissimuler à eux-mêmes et dissimuler aux autres qu’ils n’ont en réalité rien à dire. Ils veulent, à l’instar de Fichte, Schelling et Hegel, paraître savoir ce qu’ils ne savent pas, penser ce qu’ils ne pensent pas, et dire ce qu’ils ne disent pas. Quelqu’un qui a quelque chose de sérieux à dire s’efforcera-t-il, oui ou non, de parler obscurément ou clairement ? Quintilien a déjà dit (Institutiones oratoriæ, livre II, chap. iii) : « Plerumque accidit ut faciliora sint ad intelligendum et lucidiora multo, quæ a doctissimo quoque dicuntur… Erit ergo obscurior, quo quisque deterior[9] ».

L’inintelligible est apparenté à l’homme inintelligent, et il renferme toujours, selon toute vraisemblance, bien plutôt une mystification qu’une grande profondeur d’idées.

De même, il ne faut pas s’exprimer énigmatiquement, mais savoir si l’on veut dire une chose, ou non. C’est l’indécision de l’expression qui rend les écrivains allemand si insupportables. Il n’y a d’exception que dans les cas où, pour une raison quelconque, on a quelque chose d’illicite à dire.

Toute exagération produit généralement le contraire du but proposé. Ainsi, les mots servent à rendre saisissables les idées ; mais seulement aussi jusqu’à un certain point. Entassés au delà de ce point, ils rendent toujours plus obscures les idées à communiquer. S’arrêter au point juste, c’est la tâche du style et l’affaire du jugement ; car chaque mot superflu va juste contre son but. Voltaire dit dans ce sens : « L’adjectif est l’ennemi du substantif ». Mais, en vérité, beaucoup d’écrivains cherchent à cacher leur pauvreté d’idées sous la surabondance des mots.

Qu’on évite donc, en conséquence, toute prolixité et tout enchevêtrement de remarques insignifiantes qui ne valent pas la peine d’être lues. On doit être économe du temps, des efforts et de la patience du lecteur. Si l’on fait cela, il croira volontiers que ce qu’on lui offre mérite une lecture attentive et le récompensera de sa peine. Il vaut toujours mieux omettre quelque chose de bon, qu’ajouter quelque chose d’insignifiant. Le mot d’Hésiode : πλέον ἥμισυ παντὸς (la moitié est préférable au tout) (Travaux et jours, vers 40), trouve ici sa pleine application. En somme, ne pas dire tout ! « Le secret pour être ennuyeux, c’est de tout dire[10] ».

Donc, autant que possible, la quintessence seule, l’essentiel seul ! rien de ce que le lecteur peut penser par lui-même. Recourir à beaucoup de mots pour exprimer peu d’idées, c’est toujours la marque infaillible de la médiocrité. Celle du cerveau éminent, au contraire, est d’enfermer beaucoup d’idées en peu de mots.

La vérité nue est la plus belle, et l’impression qu’elle produit est d’autant plus profonde, que son expression est plus simple. Cela provient, en partie, de ce qu’elle s’empare sans obstacle de l’âme entière de l’auditeur, que ne distrait aucune idée accessoire ; en partie, de ce qu’il sent qu’il n’est pas réduit ou déçu ici par des artifices de rhétorique, mais que tout l’effet sort de la chose même. Par exemple, quelle déclamation sur la vanité de la vie humaine pourrait être plus impressionnante que celle de Job ? « Homo, natus de muliere, brevi vivit tempore, replelus multis miseriis, qui, tanquam flos, egreditur et conteritur, et fugit velut umbra[11]. » C’est pour cette raison que la poésie naïve de Gœthe est si incomparablement supérieure à la poésie rhétoricienne de Schiller. De là aussi la forte impression de maintes chansons populaires. Ainsi, de même qu’en architecture il faut se garder de l’excès d’enjolivements, il convient, dans les arts parlés, de se tenir en garde contre tout ornement de rhétorique non nécessaire, contre toute amplification inutile, et, en général, contre tout excès dans l’expression ; en un mot, de s’appliquer à un style chaste. Tout ce qui est superflu produit un effet nuisible. La loi de la simplicité et de la naïveté, compatible aussi avec le plus haut sublime, s’applique à tous les beaux-arts. Le manque d’esprit revêt toutes les formes, pour se cacher derrière elles. Il s’enveloppe dans l’emphase, la boursouflure, dans un air de supériorité et de grandeur, et dans cent autres formes. Ce n’est qu’à la naïveté qu’il ne s’en prend pas ; car ici il se compromettrait aussitôt et n’étalerait que niaiserie. Même un bon cerveau n’a pas le droit d’être naïf, car il paraîtrait sec et maigre. Ainsi la naïveté reste la parure du génie, comme la nudité celle de la beauté.

La vraie brièveté de l’expression consiste à dire seulement ce qui doit être dit, et à éviter toute explication prolixe de ce que chacun peut penser lui-même, en distinguant exactement le nécessaire du superflu. D’autre part, il ne faut jamais sacrifier la clarté, à plus forte raison la grammaire, à la brièveté. Affaiblir l’expression d’une pensée, ou bien obscurcir ou rabougrir le sens d’une période, pour économiser quelques mots, c’est un manque déplorable de jugement. C’est précisément cette fausse brièveté qui est aujourd’hui à la mode, et qui consiste à omettre ce qui est utile, même ce qui est nécessaire au point de vue grammatical, ou au point de vue logique.

En Allemagne, les mauvais écrivains d’aujourd’hui sont possédés de cette recherche de la brièveté comme d’une manie ; ils la pratiquent avec une absurdité incroyable. Non seulement, pour économiser un mot, ils font servir un verbe ou un adjectif à plusieurs périodes différentes à la fois, et même en différents sens, qu’on doit lire sans les comprendre et comme en tâtonnant dans l’obscurité, jusqu’à ce qu’enfin le mot final arrive et nous apporte de la lumière ; mais, par suite de mainte autre économie de mots absolument déplacée, ils cherchent à produire ce que leur naïveté se représente par brièveté de l’expression et style concentré. Ainsi, en économisant un mot qui aurait répandu soudainement de la lumière sur une période, ils font de celle-ci une énigme qu’on cherche à résoudre par une lecture répétée[12].

Avec cette façon inepte de retrancher partout des syllabes, tous les mauvais écrivains défigurent aujourd’hui la langue allemande, qu’on ne pourra plus restaurer. Aussi ces soi-disant réformateurs doivent-ils être châtiés sans distinction de personne, comme des écoliers. Que tout homme bien intentionné et intelligent prenne donc parti avec moi pour la langue allemande contre la sottise allemande. De quelle façon le traitement arbitraire et même insolent que chaque gâcheur d’encre se permet, en Allemagne, d’appliquer aujourd’hui à la langue, serait-il accueilli en Angleterre, en France, ou en Italie, à laquelle il nous faut envier son Académie de la Crusca ? Voyez, par exemple, dans la Vie de Benvenuto Cellini, qui fait partie de la Biblioteca de’ Classici italiani (Milan, 1804 et sqq., t. 142), avec quel soin l’éditeur critique et examine aussitôt en note tout ce qui s’écarte, si peu que ce soit, du pur toscan, ne s’agît-il que d’une lettre. Les éditeurs des Moralistes français (1838) procèdent de la même manière. Quand Vauvenargues écrit, par exemple : « Ni le dégoût est une marque de santé, ni l’appétit est une maladie », l’éditeur remarque aussitôt qu’il faut : n’est. Chez nous, chacun écrit comme il veut ! Vauvenargues dit-il : « La difficulté est à les connaître », l’éditeur remarque en note : « Il faut, je crois, de les connaître ». J’ai trouvé, dans un journal anglais, un orateur fortement blâmé pour avoir dit : « My talented friend », qui ne serait pas anglais ; et cependant on a : spirited, de spirit. Telle est la sévérité des autres nations à l’égard de leur langue[13]. Chaque barbouilleur allemand, au contraire, fabrique sans scrupule un mot impossible, et, au lieu de passer par les verges des journaux, il est applaudi et trouve des imitateurs. Nul écrivain, pas même le plus vil gâcheur d’encre, n’hésite à employer un verbe dans un sens qu’il n’a jamais eu. Pourvu que le lecteur parvienne à deviner sa pensée, cela passe pour une idée originale, et on l’imite. Sans le moindre égard pour la grammaire, l’usage, le sens et l’intelligence humaine, chaque fou écrit ce qui lui passe par la tête. Plus c’est insensé, et meilleur c’est ! En somme, l’Allemand hait en toutes choses l’ordre, la règle et la loi ; il aime que l’arbitraire individuel et son propre caprice soient mélangés d’une dose d’équité fade, en rapport avec son jugement subtil. Aussi, ce que ne manque jamais de faire chaque Anglais des trois royaumes unis et des colonies : prendre toujours sa droite dans les rues, sur les routes et dans les sentiers, je doute que les Allemands arrivent à le faire ; et cependant le grand avantage de cette méthode saute aux yeux. Pareillement, en société, dans les clubs, etc., on peut constater avec quelle satisfaction, même sans aucun profit pour leur commodité, beaucoup contreviennent à plaisir aux lois les plus raisonnables des rapports sociaux. Or, Gœthe a dit :

Vivre à sa fantaisie, cela est déplacé :
Le noble esprit aspire à l’ordre et à la loi[14].

La manie de défigurer la langue, due à cette particularité allemande, est universelle. Tous s’efforcent de la démolir, sans grâce ni pitié ; comme à un tir aux oiseaux, chacun cherche à abattre une pièce, par tous les moyens en son pouvoir. Ainsi, à une époque où l’Allemagne ne possède pas un seul écrivain dont l’œuvre soit assurée de vivre, des fabricants de livres, des littérateurs et des journalistes se permettent de vouloir réformer la langue, et nous voyons la génération actuelle, incapable, malgré sa longue barbe, de toute production intellectuelle élevée, employer ses loisirs à mutiler de la façon la plus arbitraire et la plus éhontée la langue dans laquelle ont écrit de grands écrivains, pour s’assurer ainsi un souvenir à l’Erostrate. Parce que, autrefois, les coryphées de la littérature se permettaient, individuellement, d’améliorer la langue en vertu de réflexions sérieuses, aujourd’hui chaque gâcheur d’encre, chaque journaliste, chaque directeur d’une feuille de chou esthétique se croit autorisé à porter ses pattes sur cette langue, pour en arracher, selon son caprice, ce qui ne lui plaît pas, ou y ajouter des mots nouveaux.

C’est surtout sur les préfixes et les affixes que se porte la rage de ces châtreurs de mots. Le but qu’ils visent, par cette amputation, c’est évidemment la brièveté, et, par elle, le relief et l’énergie plus grands de l’expression ; car l’économie de papier est vraiment par trop mince. Ils voudraient donc contracter le plus possible ce qu’il s’agit de dire. Mais ici il y a toute autre chose en jeu que la rognure de mots. Il faut penser d’une manière serrée et concise, et cela n’est pas donné à chacun. La brièveté frappante, l’énergie et le relief de l’expression ne sont possibles que si la langue a un mot pour chaque idée, et possède pour chaque modification, même pour chaque nuance de cette idée, une modification du mot répondant exactement à celle-ci. Cette modification seule, exactement employée, permettra à chaque période, aussitôt émise, d’éveiller chez l’auditeur exactement l’idée qu’a en vue celui qui parle, sans le laisser un seul instant en doute sur le sens de la chose. En conséquence, chaque racine de la langue doit être un modificabile multimodis modificationibus, pour pouvoir se prêter, comme un vêtement mouillé, à toutes les nuances de l’idée, et par là aux finesses de la pensée.

Or, c’est précisément par les préfixes et les affixes qu’on atteindra surtout ce but ; ils sont les modulations de chaque idée fondamentale sur le clavier de la langue. Voilà pourquoi les Grecs et les Romains ont aussi modulé et nuancé par des préfixes la signification de presque tous les verbes et de beaucoup de substantifs. Ainsi, le verbe latin ponere se modifie en imponere, deponere, disponere, exponere, componere, adponere, subponere, superponere, reponere, præponere, proponere, interponere, transponere, etc. La même chose se passe en allemand : le substantif Sicht, par exemple, se modifie en Aussicht, Einsicht, Durchsicht, Nachsicht, Vorsicht, Hinsicht, Absicht, etc. Le verbe suchen devient aufsuchen, aussuchen, untersuchen, besuchen, ersuchen, versuchen, heimsuchen, durchsuchen, nachsuchen, etc. Tel est le rôle des préfixes. Si on les supprime, pour cause de brièveté, et si l’on dit, sans modifications, seulement ponere, ou Sicht, ou suchen, toutes les déterminations rapprochées d’une idée fondamentale très éloignée restent non indiquées, et le sens est abandonné à Dieu et au lecteur. La langue devient ainsi à la fois pauvre, gauche et rude. Ce n’en est pas moins là précisément le procédé des perspicaces correcteurs de la langue du « temps présent ». Lourds et ignorants, ils s’imaginent sans doute que nos ancêtres si sensés auraient ajouté les préfixes inutilement, par pure sottise, et ils croient accomplir de leur côté un tour de génie, en les enlevant précipitamment partout où ils en rencontrent un ; tandis qu’au contraire il n’existe pas dans la langue un seul préfixe sans signification, un seul qui ne serve à amener l’idée fondamentale par toutes ses modulations, et à rendre ainsi possibles détermination, clarté et finesse de l’expression, qui peuvent ensuite se traduire en énergie et en relief de celle-ci. Le retranchement des préfixes, au contraire, fait de plusieurs mots un seul mot : ce qui appauvrit la langue. Mais il y a plus encore. Ce ne sont pas seulement des mots, mais des idées, qui se perdent ainsi. En effet, on manque ensuite des moyens pour fixer celles-ci, et l’on doit se contenter, en parlant et même en pensant, de l’ « à peu près », ce qui enlève au style son énergie et à la pensée sa clarté. Comme on ne peut, par cette castration, diminuer le nombre des mots sans élargir en même temps la signification des autres, et faire ceci sans enlever à cette signification son sens exact, on travaille au profit de l’équivoque et de l’obscurité, ce qui rend impossibles toute précision et toute clarté de l’expression, à plus forte raison l’énergie et le relief de celle-ci. Combien il importe peu, pourtant, qu’un mot ait deux syllabes de plus, si ces deux syllabes déterminent mieux l’idée ! Croirait-on qu’il y a des cerveaux à l’envers qui écrivent indifférence, là où ils pensent indifférentisme, pour gagner une syllabe !

Ces préfixes, qui font passer un mot-racine à travers toutes les modifications et nuances de son application, sont donc un moyen essentiel de toute clarté et de toute netteté de l’expression, et, par là, de brièveté, d’énergie et de relief du style. Il en est de même des affixes, comme des différentes syllabes finales des substantifs dérivant des verbes. Ainsi les deux modes de modulation des mots et des idées ont été répartis dans la langue et appliqués aux mots par nos ancêtres avec beaucoup de sens et de sagesse, et le tact qu’il fallait. Mais nos ancêtres ont eu pour successeurs, de nos jours, une génération de barbouilleurs ignorants et incapables, qui, réunissant leurs efforts, prennent à tâche, par la dilapidation des mots, de détruire cette antique œuvre d’art. C’est que ces pachydermes n’ont naturellement aucun sens pour des moyens artistiques destinés à servir d’expression à des pensées finement nuancées ; mais ils s’entendent à compter des lettres. Si donc un de ces pachydermes a le choix entre deux mots, dont l’un, au moyen de son préfixe ou affixe, répond exactement à l’idée à exprimer, tandis que l’autre ne la représente qu’assez vaguement et en général, mais compte trois lettres de moins, il s’empare sans hésiter du dernier et se contente pour le sens de l’ « à peu près ». Sa pensée n’a que faire de ces finesses, puisque la chose s’effectue en bloc. Mais avant tout, peu de lettres ! C’est en cela que consistent la brièveté, la force de l’expression, la beauté de la langue. A-t-il à dire, par exemple : « Cela ne se trouve pas », il dira : « Cela n’est pas là », à cause de l’économie de lettres. Leur maxime par excellence est de sacrifier constamment la propriété et l’exactitude d’une expression à la brièveté d’une autre, qui doit servir d’équivalent. Il s’ensuit qu’ainsi naîtra forcément peu à peu un jargon des plus fades et finalement inintelligible ; de sorte que l’unique supériorité réelle que la nation allemande possède sur les autres nations européennes, sa langue, sera stupidement anéantie.

La langue allemande est en effet la seule dans laquelle on puisse écrire presque aussi bien qu’en grec et en latin, éloge qu’il serait ridicule d’adresser aux autres langues principales de l’Europe, qui ne sont que des patois. Voilà pourquoi l’allemand a, comparé à celles-ci, quelque chose de si noble et de si élevé. Mais comment le pachyderme en question aurait-il le sentiment de la tendre essence d’une langue, de ce matériel précieux et souple livré aux esprits qui pensent, en vue de pouvoir accueillir et conserver une pensée exacte et délicate ? Compter des lettres, à la bonne heure ! Voilà une occupation digne de pachydermes ! Aussi voyez comme ils se vautrent dans le massacre de la langue, ces nobles fils du « temps présent » ! Regardez-les seulement ! Des têtes chauves, de longues barbes, des lunettes en place des yeux, un cigare dans leur bouche grossière comme succédané de leurs pensées, un sac sur le dos au lieu d’un habit, une agitation désordonnée au lieu d’application, de l’arrogance au lieu de savoir, de l’effronterie et de la camaraderie au lieu de mérites[15]. Noble « temps présent », magnifiques épigones, grandis à la mamelle de la philosophie hégélienne ! Vous voulez, en souvenir éternel, imprimer vos pattes dans notre vieille langue, afin que l’impression conserve à jamais, sous forme d’ichnolite, la trace de votre existence vide et fade. Dî meliora ! Hors d’ici, pachydermes, hors d’ici ! Ceci est la langue allemande. Dans cette langue des hommes se sont exprimés, de grands poètes ont chanté, de grands penseurs ont écrit. À bas les pattes ! — ou vous mourrez de faim. Ceci seul les effraie.

La ponctuation, elle aussi, est devenue la victime de l’amélioration en mal « actuelle » de la langue prise à partie ici, et qui est due à des gamins ayant quitté trop tôt l’école et grandis dans l’ignorance ; elle est traitée de nos jours, à peu près généralement, avec une négligence voulue et satisfaite d’elle-même. Ce que les écrivailleurs se proposent en réalité par là, cela est difficile à dire ; sans doute cette folie doit représenter une aimable « légèreté » française, ou annoncer et présupposer aussi de la facilité de conception. On se comporte vis-à-vis des signes de ponctuation de l’imprimerie comme s’ils étaient en or. On omet environ les trois quarts des virgules nécessaires (s’y retrouve qui peut !) ; là où il faudrait un point, il n’y a qu’une virgule, ou tout au plus un point et virgule, etc. La première conséquence de ceci, c’est qu’on doit lire deux fois chaque période. Or, dans la ponctuation réside une partie de la logique de chaque période, celle-ci étant marquée par celle-là. Une négligence voulue, telle que celle en question, est donc absolument criminelle, surtout si, comme c’est aujourd’hui fréquemment le cas, elle est pratiquée même par des philologues jusque dans les éditions d’écrivains anciens, dont elle rend singulièrement plus difficile la compréhension. Le Nouveau Testament lui-même, dans ses éditions récentes, n’a pas été épargné. Mais si c’est à la brièveté que vous visez, grâce à la parcimonie des syllabes et au recensement des lettres, pour épargner du temps au lecteur, vous atteindrez beaucoup mieux votre but en laissant reconnaître aussitôt, par une ponctuation suffisante, quel est ce but, quels mots appartiennent à une période, et quels mots à une autre. Dans des langues comme le français, et même l’anglais, dont la grammaire, surtout très pauvre dans la faculté de flexion des mots, rend nécessaire un ordre sévèrement logique de ceux-ci, la ponctuation peut être également pauvre et lâchée. Mais là où une grammaire plus parfaite permet une construction de phrase artistique, au moyen de la transposition des mots dans leur ordre (ce qui produit de grands avantages rhétoriciens et poétiques), les mots non directement homogènes doivent être séparés par la ponctuation, pour faire tomber immédiatement le sens sous les yeux. C’est ce qui arrive en grec, en latin et en allemand.

Pour en revenir à la brièveté, à l’élégance et au relief du style, qui sont en cause ici, répétons que ces qualités ont seulement leur source dans la richesse et la valeur des pensées ; elles n’ont donc absolument rien à voir avec cette misérable castration de mots et de phrases destinée à raccourcir l’expression, que j’ai prise à partie comme il convient. En effet, des pensées solides et substantielles, par conséquent dignes d’être notées, doivent avoir assez d’étoffe et de contenu pour remplir si suffisamment les périodes qui les expriment, même dans la perfection grammaticale et lexicologique de toutes leurs parties, qu’elles n’apparaissent jamais creuses, vides ou légères ; mais le style reste partout bref et en relief, tandis que la pensée y trouve son expression saisissable et commode, et même s’y déploie et s’y meut avec grâce. Ce ne sont donc ni les mots ni les formes de la langue qu’il faut rétrécir ; ce sont les pensées qu’il faut élargir. C’est ainsi qu’un convalescent doit être en état de remplir ses vêtements comme auparavant, en recouvrant sa corpulence, et non en faisant rétrécir ceux-là.

La langue est une œuvre d’art et doit, comme telle, être traitée objectivement. Tout-ce qu’elle exprime doit être conforme aux règles et au but qu’on se propose, et ce que chaque phrase est destinée à dire doit être réellement montré comme y existant objectivement. Mais il ne faut pas traiter la langue seulement au point de vue subjectif et s’exprimer indigemment, en espérant que les autres sauront bien vous deviner. C’est ce que font ceux qui n’indiquent pas le cas, remplacent tous les prétérits par l’imparfait, omettent les préfixes, etc. Quel abîme pourtant entre ceux qui, autrefois, ont trouvé et distingué les temps et les modes des verbes et les cas des substantifs et des adjectifs, et ces misérables qui voudraient faire bon marché de tout cela, en se réservant, par la mutilation de la langue, un jargon hottentot à leur mesure ! Ce sont les gâcheurs d’encre mercantiles de la période littéraire actuelle, qui fait banqueroute à tout esprit.

Combien grands et dignes d’admiration furent donc ces premiers précurseurs de la race humaine, qui, en tout endroit du globe, ont imaginé la plus merveilleuse des œuvres d’art, — la grammaire du langage, — créé les parties du discours, distingué et établi les genres et les cas du substantif, de l’adjectif et du pronom, les temps et les modes du verbe, en y séparant délicatement et soigneusement l’imparfait, le parfait et le plus-que-parfait, entre lesquels, en grec, il y a encore l’aoriste ! tout cela dans le noble dessein de posséder, pour la pleine et digne expression de la pensée humaine, un organe matériel approprié et étendu, capable d’admettre et de reproduire exactement chaque nuance et chaque modulation de celle-là. Et, en regard d’eux, mettez nos réformateurs actuels de cette œuvre d’art, ces lourds, obtus, grossiers apprentis allemands de la corporation des barbouilleurs. Pour économiser l’espace, ils veulent écarter comme superflues ces distinctions soigneuses ; ils fondent en conséquence tous les prétérits dans l’imparfait, et ne parlent plus qu’à l’imparfait. À leurs yeux, les inventeurs tant vantés des formes grammaticales doivent avoir été de vrais niais, qui n’ont pas compris qu’on peut monter tout sur la même forme, et se tirer d’affaire avec l’imparfait comme unique et universel prétérit ; et les Grecs, qui n’ont pas assez de trois prétérits, et y ajoutent encore les deux aoristes, combien ils doivent leur sembler sots[16] ! Ensuite ils coupent avec ardeur tous les préfixes, comme des excroissances inutiles, laissant le soin de deviner ce que signifie le reste. Des particules logiques essentielles, telles que « seulement, si, pour, il est vrai, etc. », qui auraient répandu de la lumière sur toute une période, sont supprimées par eux en vue d’économiser de l’espace, et le lecteur reste dans l’obscurité. Mais ceci plaît à maint écrivain, qui s’efforce à dessein d’écrire d’une façon difficilement compréhensible et obscure, dans l’espoir d’imposer par là — le drôle ! — du respect au lecteur. Bref, ils se permettent sans vergogne chaque massacre grammatical et lexicologique de la langue, pour épargner des syllabes. Infinis sont les stratagèmes misérables auxquels ils recourent pour supprimer çà et là une syllabe, dans la sotte illusion d’obtenir ainsi brièveté et force d’expression. Brièveté et force d’expression, mes bons nigauds, dépendent de tout autre chose que du retranchement de syllabes, et exigent des qualités que vous ne comprenez pas plus que vous ne les possédez. Et cela ne leur attire aucun blâme ; il est même possible qu’ils soient bientôt imités par une armée de plus gros ânes encore. L’imitation générale, on peut dire presque exceptionnelle, dont cette soi-disant amélioration de la langue est l’objet, s’explique par le fait que, pour retrancher des syllabes dont on ne comprend pas la signification, il faut juste autant d’intelligence que le plus sot en possède.

Le massacre de la langue, imputable aux écrivains de journaux, est, de la part des lettrés qui composent des articles littéraires et des livres, l’objet d’une imitation obéissante et admirative. Or, ceux-ci ne devraient-ils pas par leur exemple opposé, c’est-à-dire par le maintien du bon et véritable allemand, chercher à remonter le courant ? C’est ce que personne ne fait.

Je n’en vois pas un seul se raidir contre lui ; pas un seul ne vient au secours de la langue maltraitée par la basse populace littéraire. Non, ils suivent, comme les moutons, et ce qu’ils suivent, ce sont les ânes[17]. Cela vient de ce qu’aucune nation n’incline aussi peu que les Allemands à juger par elle-même (to judge for themselves), et ensuite à condamner, chose dont la vie et la littérature offrent à chaque heure l’occasion. Ils sont sans fiel, comme les colombes ; mais qui est sans fiel est sans intelligence. Celle-ci suffit à enfanter une certaine acrimonie qui provoque nécessairement chaque jour, dans la vie, en art et en littérature, notre blâme et notre raillerie intimes sur des milliers de choses, et nous détourne ainsi de les imiter.

Un défaut du style aujourd’hui plus fréquent, dans l’état de décadence de la littérature et l’abandon des langues anciennes, mais endémique seulement en Allemagne, c’est la subjectivité. Elle consiste en ce qu’il suffit à l’écrivain de savoir lui-même ce qu’il pense et veut ; quant au lecteur, il n’a qu’à s’en tirer comme il peut. Sans se soucier de celui-ci, l’auteur écrit comme s’il tenait un monologue ; tandis que ce devrait être un dialogue, et un dialogue dans lequel on doit s’expliquer d’autant plus clairement, qu’on n’entend pas les questions du lecteur. Précisément pour cette raison, le style doit être non subjectif, mais objectif ; et, pour ce faire, il convient de placer les mots de telle façon qu’ils contraignent directement le lecteur à penser exactement ce qu’a pensé l’auteur. Mais cela ne sera le cas que si l’auteur s’est toujours rappelé que les pensées, en tant qu’elles suivent la loi de la pesanteur, accomplissent plus facilement le chemin de la tête au papier que du papier à la tête ; aussi devons-nous les aider en ceci par tous les moyens à notre disposition. La chose une fois faite, les mots ont un effet purement objectif, comme un tableau à l’huile terminé ; tandis que le style subjectif n’a pas d’effet beaucoup plus sûr que les taches sur un mur, dans lesquelles celui-là seul dont elles excitent accidentellement l’imagination voit des figures, alors que les autres ne voient que des pâtés. Cette différence s’étend au style tout entier, mais peut souvent aussi être démontrée dans les détails. Ainsi, je lis dans un livre récent : « Pour augmenter la masse des livres existants, je n’ai pas écrit ». Ceci dit le contraire de ce que l’auteur voulait dire, et de plus est un non-sens.

Celui qui écrit négligemment prouve avant tout par là qu’il n’attache pas lui-même grande valeur à ses idées. Seule en effet la conviction de la vérité et de l’importance de nos idées engendre l’enthousiasme qui est nécessaire pour ne cesser de rechercher, avec une patience inépuisable, leur expression la plus nette, la plus belle et la plus vigoureuse : c’est ainsi que, pour abriter des reliques ou d’inestimables trésors d’art, on n’emploie que l’argent ou l’or. Voilà pourquoi les anciens, dont les idées, dans leurs mots à eux, ont déjà vécu des milliers d’années, et qui portent pour cette raison le titre honoré de classiques, ont écrit avec un soin constant. Ne dit-on pas que Platon a refait sept fois l’introduction de sa République ? — Les Allemands, eux, se distinguent des autres nations par la négligence de leur style comme de leurs vêtements, et ce double désordre provient de la même cause, qui a son fondement dans le caractère national. De même qu’une mise négligée trahit la mince estime que l’on fait de la société où l’on paraît, ainsi un style lâché, négligé, mauvais, témoigne une mince estime pour le lecteur, offensante pour lui, et dont celui-ci se venge à bon droit en ne vous lisant pas. Mais ce qu’il y a de plus amusant, c’est de voir les critiques juger les œuvres d’autrui dans le style le plus négligé d’écrivains à gages. Cela produit l’effet d’un juge qui siégerait au tribunal en robe de chambre et en pantoufles. Avec quel soin, au contraire, sont rédigés l’Edinburgh Review et le Journal des Savants ! De même que j’hésite à entrer en conversation avec un homme mal et salement habillé, ainsi j’écarte loin de moi un livre dont le style négligé me saute immédiatement aux yeux.

Il y a environ une centaine d’années, les lettrés, surtout en Allemagne, écrivaient encore en latin. Une seule boulette, dans cette langue, aurait été une honte. La plupart même s’efforçaient d’y écrire élégamment, et beaucoup y parvenaient. Maintenant que, affranchis de cette entrave, ils ont conquis la grande commodité de pouvoir écrire dans leur langue maternelle, on pouvait espérer qu’ils s’appliqueraient à le faire du moins avec toute la correction et l’élégance possibles. En France, en Angleterre, en Italie, c’est encore le cas. Mais en Allemagne, c’est le contraire. Ici ils barbouillent à la hâte, comme des laquais à gages, ce qu’ils ont à dire, dans les expressions qui se présentent à leur bouche mal lavée, sans style, voire sans grammaire ni logique. Car ils mettent partout l’imparfait au lieu du parfait et du plus-que-parfait, l’ablatif au lieu du génitif, n’emploient pas d’autre préposition que « pour », qui par conséquent se trouve fausse cinq fois sur six. Bref, ils commettent toutes les âneries de style dont j’ai signalé quelques-unes plus haut.

Dans la corruption de la langue, je compte aussi l’emploi abusif toujours plus général du mot Frauen au lieu de Weiber, qui appauvrit, lui aussi, celle-là : car Frau signifie uxor, et Weib : mulier[18]. Les jeunes filles ne sont pas des Frauen, mais veulent le devenir. Peu m’importe qu’au xiiie siècle cette confusion ait déjà existé, ou même que les dénominations n’aient été séparées que plus tard. Les Weiber ne veulent plus s’appeler Weiber, pour la même raison que les Juifs veulent être qualifiés d’Israélites[19], les tailleurs de faiseurs d’habits, que les marchands nomment leur comptoir un bureau, que chaque plaisanterie ou trait d’esprit vise à être de l’humour ; car on attribue au mot ce qui n’appartient pas à lui, mais à la chose. Ce n’est pas le mot qui a nui à la chose, mais le contraire a eu lieu. Aussi, dans deux siècles, ceux qui y auront intérêt réclameront de nouveau la substitution d’autres mots.

Mais en aucun cas la langue allemande ne peut, pour un caprice de femme, s’appauvrir d’un mot. Aussi, qu’on n’abandonne pas la bride aux femmes (Weiber) ni aux fades littérateurs qui entourent leur table à thé. Songeons plutôt que le mal de la femme ou le féminisme en Europe peut nous jeter à la fin dans les bras du mormonisme[20].

Peu de gens écrivent comme bâtit un architecte, qui a commencé par dresser son plan et l’a examiné dans tous ses détails ; la plupart n’écrivent guère que comme on joue aux dominos. De même qu’ici, à demi par réflexion, à demi par hasard, chaque pièce s’adapte à une autre, ainsi en advient-il de la succession et de l’enchaînement de leurs phrases. C’est à peine s’ils savent à peu près quelle figure aura le tout et ce que signifiera la chose. Beaucoup ne le savent pas eux-mêmes, mais écrivent comme les polypes des coraux construisent : une période s’ajoute à une période, et à la grâce de Dieu ! D’ailleurs, la vie du « temps présent » est une grande galopade ; elle se manifeste en littérature par sa frivolité et son dérèglement excessifs.

Le principe dirigeant de l’art du style devrait être celui-ci : l’homme ne peut penser nettement à la fois qu’une seule pensée. On ne peut donc lui demander d’en penser en même temps deux et surtout plusieurs. Mais c’est ce que lui demande celui qui pousse celles-ci, en qualité de propositions incidentes, dans les solutions de continuité d’une période principale déchiquetée à cet effet ; il le jette donc ainsi, inutilement et de gaieté de cœur, dans la perplexité. C’est ce que font surtout les écrivains allemands. Que leur langue s’y prête mieux que les autres langues vivantes, cela peut justifier la possibilité, mais non le mérite de la chose. Aucune prose ne se lit aussi aisément et aussi agréablement que la prose française, parce que, en règle générale, elle est exempte de ce défaut. Le Français enchaîne ses pensées dans l’ordre le plus logique et en général le plus naturel, et les soumet ainsi successivement à son lecteur, qui peut les examiner à l’aise et consacrer à chacune d’elles son attention tout entière. L’Allemand, au contraire, les entrelace dans une période embrouillée, plus embrouillée, encore plus embrouillée, parce qu’il veut dire six choses à la fois, au lieu de les présenter l’une après l’autre. Ainsi, tandis qu’il devrait chercher à attirer et à retenir l’attention de son lecteur, il réclame plutôt encore de celui-ci que, contrairement à la loi indiquée de l’unité d’appréhension, il pense à la fois trois ou quatre pensées différentes, ou, puisque cela n’est pas possible, qu’il pense par rapides bonds successifs. De cette façon, il pose la base de son « style empesé », qu’il achève de perfectionner par des expressions précieuses et ambitieuses, employées à dire les choses les plus simples, et par d’autres artifices de cette espèce.

Le véritable caractère national des Allemands, c’est la lourdeur : elle éclate dans leur démarche, leurs faits et gestes, leur langue, leur conversation, leurs récits, dans leur façon de comprendre et de penser, mais tout spécialement dans leur style écrit. Elle se manifeste dans le plaisir que leur causent les longues périodes pesantes et enchevêtrées, où la mémoire toute seule, pendant cinq minutes, apprend patiemment la leçon qui lui est imposée, jusqu’à ce qu’enfin, au bout de la période, l’intelligence arrive au sens et que l’énigme soit résolue. Ils se complaisent à cela, et quand il est possible d’ajouter de la préciosité et de l’emphase, ainsi qu’un σεμνότης (gravité) affecté, alors l’auteur nage dans la joie ; mais que le ciel donne patience au lecteur ! Avant tout ils ont bien soin de rechercher toujours l’expression la plus indécise et la moins nette qui soit, ce qui fait que tout apparaît comme dans le brouillard. Leur but semble être, d’une part, de se ménager à chaque phrase une porte de sortie, puis, d’autre part, de poser pour avoir l’air d’en dire plus qu’ils n’en ont pensé. En un mot, cette manière de procéder accuse un hébétement véritable, et c’est elle qui rend haïssables aux étrangers toutes les productions littéraires allemandes. Ceux-ci n’aiment pas à tâtonner dans l’obscurité, goût qui, au contraire, paraît inné chez nos compatriotes.

Par ces longues périodes, enrichies de propositions incidentes emboîtées les unes dans les autres et bourrées comme on bourre de pommes les oies rôties, c’est avant tout à la mémoire qu’on fait appel ; mais on devrait, au contraire, s’adresser à l’intelligence et au jugement, dont l’activité est ainsi alourdie et affaiblie. Celui qui écrit une de ces si longues périodes emboîtées sait où il tend et où il aboutira ; aussi est-il aux anges, quand il a terminé l’arrangement de son labyrinthe. Mais le lecteur, lui, est dans l’ignorance et souffre le martyre, car il doit apprendre par cœur toutes les clauses, jusqu’à ce qu’aux derniers mots une lumière se fasse et qu’il puisse enfin savoir lui-même ce dont il s’agit. Cela est manifestement fâcheux, et c’est abuser de la patience du lecteur. La prédilection incontestable des cerveaux ordinaires pour cette manière d’écrire consiste à ne laisser deviner qu’au bout de quelque temps et avec quelque effort au lecteur ce qu’au surplus il aurait aussitôt compris ; mais cela semble faire croire que l’écrivain a plus de profondeur et d’intelligence que celui qui le lit. Ceci aussi rentre donc dans les habiletés signalées plus haut, grâce auxquelles les médiocres s’efforcent inconsciemment et instinctivement de dissimuler leur pauvreté d’esprit, et de faire croire au don opposé. Leur génie inventif en ceci est même étonnant.

Mais il est manifestement contre toutes les règles de la saine raison, de faire s’entre-croiser une pensée par une autre, comme une croix de bois. C’est ce qui arrive pourtant, quand on interrompt ce qu’on a commencé à dire, pour y intercaler quelque chose de tout différent, et que l’on confie à la garde de son lecteur une période commencée, jusqu’à nouvel ordre encore dépourvue de sens, et dont il faut attendre le complément. C’est à peu près comme si on mettait une assiette vide dans la main de ses invités, avec l’espoir qu’elle se remplira. À dire vrai, les entre-virgules sont de la même famille que les notes au bas de la page et les parenthèses au milieu du texte ; toutes trois ne diffèrent au fond que par le degré. Si parfois Démosthène et Cicéron ont commis de ces longues périodes emboîtées les unes dans les autres, ils auraient mieux fait de s’en abstenir.

Cette construction de phrase atteint son plus haut degré d’absurdité, quand les propositions incidentes n’y sont pas même organiquement intercalées, mais y sont enclavées en brisant directement une période. Si c’est, par exemple, une impertinence d’interrompre les autres, ce n’en est pas moins une de s’interrompre soi-même, comme c’est le cas dans une construction de phrase que, depuis quelques années, tous les mauvais écrivains négligents et hâtifs, avides de gagner leur pain, emploient six fois à chaque page, et à laquelle ils se complaisent. Elle consiste en ce que — on doit, quand on le peut, donner en même temps la règle et l’exemple — on brise une phrase, pour en coller une autre à côté. Ils agissent d’ailleurs ainsi non seulement par paresse, mais aussi par bêtise, prenant cela pour une aimable « légèreté » qui anime le style. Dans quelques cas rares, la chose est peut-être excusable.

En logique déjà on pourrait faire remarquer accessoirement, lorsqu’on étudie les jugements analytiques, qu’en réalité ils ne devraient pas apparaître dans un bon style, parce qu’ils y font un effet niais. C’est surtout le cas quand on attribue à l’individu ce qui appartient déjà à l’espèce : ainsi, par exemple, un bœuf qui avait des cornes ; un médecin, dont c’était le métier de soigner les malades, etc. Aussi ne faut-il les employer que là où une explication ou définition est nécessaire.

Les comparaisons ont une grande valeur, en ce qu’elles ramènent un rapport inconnu à un rapport connu. Les comparaisons étendues, qui ont leur point de départ dans la parabole ou dans l’allégorie, ne sont aussi que la réduction d’un rapport quelconque à sa représentation la plus simple, la plus claire et la plus saisissable. Toute formation d’idée repose même au fond sur des comparaisons, en ce qu’elle s’effectue par l’acceptation du semblable et le rejet du dissemblable dans les choses. En outre, chaque compréhension proprement dite réside finalement dans une saisie de rapports ; mais on saisira d’autant plus clairement et plus purement chaque rapport, qu’on le reconnaît dans des cas bien différents les uns des autres et entre des choses tout à fait hétérogènes. Ainsi, par exemple, tant qu’un rapport ne m’est connu que comme existant en un seul cas, je n’ai de lui qu’une connaissance individuelle, c’est-à-dire, en réalité, seulement encore une connaissance intuitive. Mais dès que je saisis le même rapport seulement dans deux cas différents, j’ai de lui une idée, c’est-à-dire une connaissance plus profonde et plus complète.

Précisément parce que les comparaisons sont une si puissante ressource pour la connaissance, l’emploi de comparaisons qui surprennent et qui frappent témoigne d’une intelligence profonde. C’est ce que dit aussi Aristote : « Le plus important, c’est d’être métaphorique ; car c’est la seule chose qu’on ne puisse emprunter à un autre, et c’est le signe d’un bon esprit. Se tirer bien de la métaphore, c’est voir la ressemblance ». (Poétique, chap. xxii, § 12). Et ailleurs (Rhétorique, livre III, chap. xi, § 5) : « En philosophie aussi, il faut discerner le semblable même dans des objets très différents ».


  1. « Ihr müsst mich nicht durch Widerspruch verwirren !
    Sobald man spricht, beginnt man schon zu irren. »

  2. « La nature le fit, puis brisa le moule. »

  3. Schopenhauer fait allusion à ce passage des Tag- und Jahreshefte, année 1821 : « Le bon est tenu au secret sous le silence le plus absolu, genre de censure inquisitoriale que les Allemands ont porté loin ». Il raconte ailleurs que, ayant trouvé à Berka, en 1814, Gœthe occupé à lire l’Allemagne, de Mme de Staël, il lui fit remarquer qu’elle exagérait l’honnêteté des Allemands, ce qui pouvait induire les étrangers en erreur sur leur compte. « Oui, répondit Gœthe en riant, ceux-ci ne consolideront pas leur coffre-fort, et on le leur volera ». Puis il ajouta sur un ton sérieux : « Mais si l’on veut apprendre à connaître la malhonnêteté des Allemands dans toute son étendue, il faut se tenir au courant de la littérature allemande ». (La volonté dans la nature : physiologie et pathologie.) (Le trad.)
  4. Frédéric-Wilhelm Riemer (1774-1845), précepteur pendant neuf ans du fils de Gœthe, puis professeur au gymnase de Weimar et bibliothécaire du grand-duc, a laissé un ouvrage très intéressant : Mitteilungen über Gœthe aus mündlichen und schriftlichen Quellen, 2 vol., 1841. (Le trad.)
  5. Cette anecdote ne se trouve dans aucune des quatre-vingt-seize histoires dont se compose l’édition de 1519, qui passe pour l’édition originale des aventures de l’illustre Tyl, bien plus polisson encore qu’ « espiègle ». (Le trad.)
  6. Le principal disciple de Leibnitz. Né à Breslau en 1679, mort à Halle en 1754. (Le trad.)
  7. « Le principe et la source des bons ouvrages, c’est la raison. »

  8. Shakespeare, Le roi Henri IV, 2e partie, acte V, scène iii. (Le trad.)
  9. « Il arrive ordinairement que les choses dites par un homme très instruit sont beaucoup plus faciles à comprendre et bien plus claires… On sera donc d’autant plus obscur, qu’on aura moins de valeur ».
  10. C’est le vers de Voltaire, mal cité :

    Le secret d’ennuyer, c’est de vouloir tout dire.

    (Le trad.)
  11. « L’homme, né de femme, vit une vie courte et pleine de misères. Il sort comme une fleur, puis il est coupé ; il s’enfuit comme une ombre. »
  12. Nous devons omettre ici quelques pages de remarques grammaticales pleines d’intérêt pour ceux qui connaissent la langue allemande, mais qui, traduites dans une autre langue, perdraient toute signification et seraient même à peu près inintelligibles. (Le trad.)
  13. Cette sévérité des Anglais, des Français, des Italiens, n’est nullement du pédantisme, mais est simplement une précaution pour que chaque gâcheur d’encre ne porte pas une main sacrilège sur le trésor national de la langue, comme cela arrive en Allemagne.
  14. « Nach seinem Sinne leben ist gemein :
    Der Edle strebt nach Ordnung und Gesetzt. »

  15. Il y a quarante ans, la petite vérole emportait les deux cinquièmes des enfants, tous ceux qui étaient faibles, et n’épargnait que les forts, qui avaient subi cette épreuve du feu. La vaccine a pris les premiers sous sa protection. Voyez maintenant les nains à longue barbe qui vous courent partout entre les jambes, et dont les parents ne sont restés en vie que grâce à la vaccine.
  16. Il est bien fâcheux que nos géniaux améliorateurs de la langue n’aient pas vécu parmi les Grecs. Ils auraient sabré aussi la grammaire grecque, de façon a en faire une grammaire hottentote.
  17. Il est nécessaire de découvrir des fautes de style dans les écrits d’autrui, pour les éviter dans les siens.
  18. La langue allemande a, comme la langue latine, l’avantage de posséder deux mots appropriés pour genus et species, pour mulier et uxor.
  19. Bien que, depuis le roi Psalmanasar, de glorieuse mémoire, il n’y ait plus d’Israélites.
  20. On a proposé récemment, vu le discrédit dans lequel est tombé le mot Litterat (littérateur), d’appliquer à ces messieurs la dénomination de Schriftverfasser (compositeurs d’écrits). Il en est d’une chose tout entière comme d’un individu pris à part : quand un homme change de nom, c’est qu’il ne peut plus porter honorablement le premier. Mais cet homme reste ce qu’il était, et ne fera pas plus honneur au nom nouveau qu’à l’ancien.

    Le mot Weiber n’a, en tout cas, aucunement démérité, ni comme son ni comme étymologie.