Économie rurale de la Belgique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 35 (p. 674-699).
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III.

LE CONDROZ ET L’ARDENNE.


Séparateur


I.

Les parties du territoire belge que nous avons visitées jusqu’à présent, les Flandres, la Campine et la Hesbaye, forment ce que l’on pourrait appeler la Basse-Belgique[1] ; Quoique le sol présente déjà quelques collines dans les provinces du Brabant et du Hainaut, et qu’il monte insensiblement depuis les plages de la Mer du Nord jusqu’à la Meuse, toute la région située à l’ouest de cette rivière doit être considérée comme un pays de plaine, et si la culture y est inégalement favorisée par les qualités très différentes de la terre, le laboureur n’a pas du moins à lutter contre les influences d’un climat exceptionnellement rude. Au contraire, en traversant la Meuse, on ne tarde pas à pénétrer dans une contrée plus âpre et plus sauvage, où le sol, soulevé par les plus anciennes révolutions du globe, laisse souvent percer en roches abruptes ses couches les plus profondes, et s’élève à une hauteur où déjà le ciel est moins clément pour les plantes nécessaires à la nourriture de l’homme. Il nous faudra constater aujourd’hui comment ces conditions particulières du climat et du terrain ont modifié les pratiques de l’économie rurale. Seulement, avant de parcourir les plateaux moins rians, de la Haute-Belgique, arrêtons-nous un moment aux bords pittoresques de la Meuse et de l’un de ses affluens, où deux branches intéressantes de la production agricole appellent l’attention : la culture de la vigne et la fabrication des pailles tressées.

Entrée de France en Belgique par la brèche profonde et sauvage de Fumay, la Meuse coule presque constamment jusqu’au-delà de Liège dans un lit bordé de rochers à pic d’un schiste noirâtre ou d’un calcaire doré par la rouille du minerai de fer et de zinc. Ce double escarpement protège contre la rigueur des vents la vallée étroite où serpente la rivière, et y produit une température exceptionnelle. Aussi les fruits y mûrissent-ils quinze jours plus tôt que dans le reste du pays. On n’a point négligé de tirer parti de cet avantage, et comme les rochers sombres qui encadrent ce jardin naturel concentrent la chaleur du soleil aussi bien que de gigantesques murs d’espalier, on a planté des ceps de vigne partout où la déclivité de la montagne le permettait, tantôt dans les détritus retenus par les anfractuosités du sous-sol, tantôt dans de l’humus rapporté et soutenu par des terrasses. Les meilleurs clos sont ceux qu’on a créés à force de soins et d’avances parmi les rochers qui couronnent les villes de Huy et de Dinant, ou qui dominent les faubourgs de Liège. Cependant, même sur les côtes le mieux exposées, le vin a un goût de terroir assez prononcé qu’on attribue aux feuillets de schiste dont on couvre le sol pour obtenir la réverbération des rayons du soleil. Ce vin est généralement bu sur les lieux mêmes, et le prix n’en dépasse guère 1 franc le litre. On en trouve un débit plus avantageux depuis qu’on le convertit en vins mousseux assez agréables.

Si la Meuse s’efforce inutilement de lutter contre le Rhin pour la culture de la vigne, la vallée d’un de ses affluens, le Jaër, parvient à faire concurrence à la Toscane pour la fabrication de la paille tressée. Rien de plus intéressant que cette modeste industrie agricole, dont les produits élégans, recherchés par toutes les capitales de l’Europe et même de l’Amérique, font la richesse de vingt communes perdues sur les frontières du pays, qui en connaît à peine l’existence. Comme il ne se présente pas en Belgique de plus frappant exemple des bienfaits que procure un travail mettant en œuvre au milieu même des champs la matière première qu’on y récolte, on nous permettra d’entrer à ce sujet dans quelques détails.

Lorsqu’une localité se distingue par une production spéciale, c’est presque toujours dans la constitution géologique du sol qu’il faut en chercher la cause ; c’est du moins ici le cas. Les terrains crétacés de Maëstricht, si connus des géologues, se poursuivant dans le bassin du Jaër, donnent aux pailles des céréales certaines qualités particulières, de la souplesse, de la force, et surtout une blancheur qu’on ne peut obtenir, dit-on, nulle part ailleurs au même degré. Certes la paille d’Italie, malgré la teinte jaunâtre qu’on lui connaît, est plus fine, plus résistante et plus belle ; mais la tresse en est faite des brins d’un froment nain qu’on ne rencontre guère qu’en Toscane, et dont le chaume est assez flexible pour qu’on puisse l’employer entier et sans le fendre. La tresse belge au contraire est faite de brins de paille coupés et fendus, comme l’est celle qu’on fabrique en Suisse, en Angleterre et en Allemagne. Quoique le travail en soit exécuté d’une manière moins régulière, moins parfaite que dans ces divers pays, elle obtient cependant la préférence sur les marchés étrangers uniquement à cause de sa blancheur. À Paris même, c’est la tresse belge qu’on choisit pour faire les chapeaux de femmes les plus fins après ceux d’Italie. Cette industrie donne lieu à un mouvement d’affaires relativement considérable[2], et répand une animation extrême dans les villages où elle est établie. On peut dire sans exagération que, dans les industrieuses communes de Glons et de Roclenge, tous les habitans vivent et s’occupent du tressage de la paille. Ici c’est un jeune garçon qui, tout en gardant des chèvres sur la lisière d’un bois, tresse déjà la paille grossière ; là, c’est une vieille femme assise devant sa maisonnette, qui, choisissant un à un les chaumes, les assortit suivant le degré de finesse, puis, extrayant chaque partie du tuyau de l’espèce de gaîne où il est contenu, coupe à une longueur égale d’une quinzaine de centimètres les brins qu’elle fend ensuite, au moyen d’un petit instrument, en quatre, en six ou en huit, suivant la qualité de la paille. Ailleurs ce sont des jeunes filles qui, en causant sur le seuil de la porte, tressent avec une dextérité féerique un mince ruban d’un jaune clair et brillant qui s’enroule autour de leur poignet comme un bracelet rustique. Plus loin, un vieillard dévide ces rubans de paille en coupant avec soin tous les bouts des brins qui dépassent, ou bien des jeunes gens cousent les tresses en forme de chapeaux d’hommes ou de femmes d’après les modèles imposés par la mode de l’année. L’été, presque toute la population masculine est absente : les hommes valides se rendent dans les principales villes de l’Europe, où les magasins de chapeaux de paille les attendent pour coudre et apprêter, suivant le goût local, la tresse qui leur a été expédiée de Glons et de Roclenge. à la fin de la campagne, ils reviennent au village, rapportant souvent une belle épargne, mais aussi les besoins plus raffinés de l’ouvrier urbain. La propreté qu’exige le maniement de la paille, le soin et l’adresse que réclame le tressage, les salaires élevés que peuvent gagner tous les membres de la famille, l’aisance qui en résulté, donnent ici aux mœurs cette espèce de distinction et d’élégance qu’on remarque chez les contadine des campagnes de Florence adonnées au même genre de travail. Habitués à une occupation qui semble ne devoir être qu’une distraction pour des mains aristocratiques, les hommes évitent les rudes labeurs des champs et les femmes ceux de l’étable. Les fermiers en sont réduits à recourir aux ouvriers flamands. Les tresseurs ne cultivent pas eux-mêmes la paille dont ils ont besoin ; ils vont choisir dans les champs de froment et d’épeautre les parties qui leur conviennent et les achètent 10 ou 11 francs la verge (de 4 ares 36 centiares) ; puis, quand la tresse est achevée, ils la livrent au marchand à un prix convenu, qui varie de 10 à 200 francs le kilo. Une bonne ouvrière peut gagner jusqu’à 2 francs par jour, et l’homme qui coud et apprête les chapeaux à domicile au-delà de 3 francs. Il suffit de visiter les riantes demeures groupées au milieu des prairies qui bordent le Jaër, de voir l’ordre et la propreté qui y règnent, pour juger jusqu’à quel point un travail de main-d’œuvre intimement associé au travail des champs peut transformer un canton pauvre et isolé. Cette grande aisance répandue sur un sol de qualité ordinaire frappe davantage quand on la compare à l’aspect des villages voisins de la Hesbaye, souvent tristes et sales, quoique assis sur une terre d’une fertilité exceptionnelle.

Quittons maintenant une population qui trouve le bien-être dans une industrie agricole dont les produits sont destinés à satisfaire les caprices de la mode, pour passer à un district peu éloigné, mais dont l’économie rurale offre toute la simplicité des temps primitifs et des hauteurs alpestres. Lorsqu’on sort du vallon du Jaër pour se rendre à Liège par Visé, on voit surgir de l’autre côté de la Meuse un plateau arrondi qui, borné au sud par le torrent de la Vesdre, descend en pente douce vers Aix-la-Chapelle et les frontières de l’Allemagne. Au milieu de ce plateau se trouve une petite ville qui a donné son nom au canton qui l’entoure, et qu’on appelle le pays de Herve. Quoique cette région ne s’élève pas à plus de 350 mètres au-dessus du niveau de la mer, elle rappelle l’aspect du comté de Westmoreland en Angleterre, et le mode d’exploitation est à peu près le même que celui des pâturages des Alpes. Le paysage formant toujours le fond du tableau de la vie champêtre, il suffit de le décrire pour faire comprendre à quel genre de travaux les habitans doivent leur subsistance. Ici le paysage est d’une douceur sans pareille. On voit de toutes parts une suite non interrompue de petits mamelons complètement revêtus d’une herbe fine, égale, d’un vert admirable et d’une teinte parfaitement uniforme. À mi-côte des prés jaillit d’ordinaire quelque source dont l’eau, recueillie d’abord dans des auges en pierre couvertes de fougères et de mousses, descend ensuite en filets d’argent la pente des collines. Pas un champ labouré, pas un sillon n’interrompt le tapis de velours qui s’étend partout, et qu’envierait même l’émeraude des mers, la verte Érin. Des haies vives où croissent des chênes, des peupliers, des frênes, divisent cette pelouse immense en pâturages de 1 ou 2 hectares d’étendue, et y forment des groupes boisés dispersés çà et là comme pour l’ornement d’un parc anglais. Toute la contrée est verdoyante. Sous le bleu du ciel, l’œil ne rencontre que le vert des prés et les mille nuances de la même couleur qui caractérisent les diverses essences, sauf lorsque le mois de mai vient parsemer les arbres fruitiers qui entourent les maisons de « cette neige odorante du printemps » dont parle le poète. Tout le pays est un verger continuel où paissent de magnifiques vaches au pelage tacheté. On n’entend ni le roulement des voitures, ni la voix du laboureur pressant ses attelages, ni le bruit cadencé du fléau battant en grange. Nulle activité apparente. Sans la régularité et l’ordre qui trahissent la main de l’homme, on dirait qu’il n’habite point ces lieux paisibles, et sa demeure même disparaît invisible sous le feuillage des pommiers. C’est vraiment le théâtre d’une églogue virgilienne, et les produits qu’on recueille sont exactement ceux dont parlaient les bergers dans la campagne de Mantoue, mitia poma et pressi copia lactis, des pommes douces et du fromage.

L’économie rurale n’embrasse ici que les opérations les plus simples de la vie pastorale : cueillir les fruits quand le soleil les a mûris sur l’arbre, traire les vaches quand leur pis s’est rempli de lait, voilà toutes les occupations du fermier. Il ne doit songer ni à labourer ni à semer. Peu lui importe le perfectionnement des instrumens aratoires, il n’en a pas besoin. Il n’a rien à craindre ni de l’intempérie des saisons, ni des vents, ni des pluies, ni de la grêle : c’est tout au plus si un été trop sec, en arrêtant la croissance de l’herbe, diminue un peu la quantité de lait dont il dispose ; mais alors le fromage se vend plus cher, et l’équilibre se rétablit.

La fabrication du fromage de Hervé n’exige point, comme celle du parmesan, ces vastes exploitations et ces grands troupeaux de bêtes à cornes qu’on rencontre dans les gras pâturages qui bordent le Pô. Ici les fermes n’ont généralement pas plus de 9 ou 10 hectares. Quelques-unes en comptent bien une vingtaine ; mais elles sont formées alors de la réunion de deux métairies. Celles qui ont de bons prés entretiennent douze ou treize vaches à lait, soit un peu plus d’une tête par hectare. Dès que le printemps donne de l’activité à la végétation, les bêtes sont mises en prairie, et elles y restent nuit et jour jusqu’aux gelées. Quand elles ont pâturé l’herbe d’un pré pendant une quinzaine de jours, on les mène dans le pré voisin, et on achève ainsi le tour, de manière à laisser à l’herbe le temps de repousser. On réserve toujours l’un de ces pâturages pour le faucher pendant trois ou quatre ans de suite avant de passer à un autre, et cette période est ainsi déterminée parce que c’est seulement la seconde année que les herbes peuvent donner beaucoup de foin, et qu’au bout de quatre ans la quantité diminue. L’hiver, les vaches sont nourries exclusivement de foin. Comme on ne récolte point de céréales, la paille manque pour leur donner une litière, et elles couchent sur un pavé de briques toujours tenu propre. Sans paille, on ne peut faire de fumier ; mais dans quelques fermes l’engrais du bétail est recueilli dans des fosses à purin, ou bien encore on le transporte directement sur les herbages. L’été, lorsque les vaches sont au pâturage, l’engrais est étendu avec soin au moyen d’une large pelle, pour éviter qu’il ne se forme dans les prés ces taches d’un vert plus intense annonçant une herbe trop engraissée qui répugne au bétail, et l’on obtient ainsi ces pelouses d’une richesse et d’une teinte si égales qu’admire l’étranger.

Pour des travaux si peu compliqués, on comprend que chaque famille doive suffire à l’exploitation de la métairie qu’elle occupe. Aussi n’y a-t-il guère de journaliers dans le pays. Ce n’est qu’au temps de la fenaison qu’on a besoin de bras étrangers, et alors il faut faire venir les faucheurs de loin. Ceux qu’on emploie descendent ordinairement des hauteurs de l’Ardenne et réclament un fort salaire, 2 ou 3 francs par jour, outre la nourriture. Ici ce sont les hommes qui sont chargés de traire les vaches, mais ce sont les femmes qui font les fromages. Le lait est versé dans des bacs en bois partagés en compartimens parallèles que des planchettes mobiles divisent encore en cubes semblables aux cases d’un grand échiquier. À mesure que le petit lait s’écoule, on resserre les planchettes, on sale, et on obtient ainsi des fromages crémeux très recherchés en Belgique et en Allemagne. Presque tout le lait est traité de cette manière, car on ne fait guère de beurre que pour la consommation locale. De même que dans les grands pâturages des bords du Pô, les fermiers n’élèvent point ici de jeunes bêtes : on les demande à la Suisse, on les achète en Hollande, où on les obtient à un prix moindre que ce qu’ils coûteraient, si on les élevait sur les lieux mêmes. Comme il n’y a ni terre à labourer, ni produits pesans à transporter au marché, ni engrais à voiturer, on ne trouve point de chevaux dans les fermes ; les foins mêmes se rentrent au moyen de civières, et les marchands viennent acheter les fromages à domicile.

Les habitations agricoles, les étables, les fenils, sont en général construits en pierre calcaire du pays et recouverts d’ardoises. Ce sont des bâtimens à étages, la plupart déjà anciens, auxquels est souvent ajoutée une aile qu’on appelle dans le pays un quartier de maître, et où les propriétaires venaient autrefois passer quelque temps pour recevoir les fermages et récolter les fruits. Les habitans de ce district, n’ayant à exécuter aucun des rudes travaux qu’exige ailleurs la culture de la terre, mènent une vie facile assez semblable à celle des tribus pastorales. Ils jouissent d’une certaine aisance, parce que la concurrence n’a pas encore surélevé les fermages, et ils sont vêtus avec plus de soin et de propreté que dans les cantons voisins. À l’époque de la récolte des fruits, ces petites métairies présentent une animation inusitée : de toutes parts on monte aux arbres pour cueillir les pommes et les poires, qu’on entasse, qu’on assortit dans la cour, et qu’on porte ensuite sous le pressoir. Près de là, un feu vif fait cuire à gros bouillons dans une chaudière de cuivre le jus des fruits, jusqu’à ce qu’il se transforme en sirop épais qu’on met en tonne pour le livrer à la consommation. Toute la famille prend part à ce travail joyeux, qui est la fête de l’automne. Dans cette région favorisée, la terre a en ces dernières années acquis une grande valeur par suite du renchérissement qu’ont subi tous les produits du bétail. Les bons pâturages ne se vendent guère au-dessous de 6,000 francs l’hectare, les médiocres même atteignent le prix de 4,000 francs. Le prix de location varie de 120 à 200 francs l’hectare ; mais le fermage se règle souvent d’après le nombre de vaches que l’exploitation peut entretenir, mesure assez exacte de la fertilité d’une terre où la nature fait tout, et l’art agricole presque rien. L’économiste pourra observer ici en un curieux exemple comment la propriété foncière augmente de valeur indépendamment de toute coopération de la part du possesseur du sol, sans même que le fermier ait amélioré ses procédés agricoles, uniquement par suite de l’accroissement général de la richesse et de la population, par l’effet du perfectionnement constant des moyens de communication et de production. C’est aussi sur ces hauteurs verdoyantes qu’on peut goûter dans toute leur fraîcheur la paix et la sérénité de la vie rurale, surtout lorsqu’on jette ses regards d’un côté sur la vallée de la Vesdre, où Verviers dresse ses innombrables fabriques, qui préparent la laine et tissent le drap, de l’autre sur la vallée de la Meuse, où, au sein de la fumée incessante des machines, vivent ces milliers d’ouvriers qui exécutent les plus rudes travaux de l’industrie, depuis le houilleur qui fouille les entrailles de la terre jusqu’à l’armurier qui convertit en instrumens de guerre le fer que lui livrent les hauts-fourneaux voisins.

II

Au sud du pays de Hervé, dans les provinces de Liège et de Namur, entre la Meuse, l’Ourthe et la Lesse, s’étend le Condroz, dont le nom dérive de celui d’une tribu germanique qui occupait cette partie de la Belgique du temps de César : les Condrusii. C’est une région uniforme, triste et froide, dont les plateaux ne s’élèvent pas très haut ; mais, presque complètement privés d’abris boisés, ils reçoivent le souffle glacé des vents qui tombent de la Haute-Ardenne et de l’Eifel. La contrée forme de larges ondulations qui s’étendent parallèlement à la Meuse, semblables à de gigantesques vagues solidifiées. Au fond de chacun de ces grands plis de terrain coule un petit ruisseau bordé de prairies. La vue s’étend au loin sur des champs garnis de moissons l’été, mais complètement dépouillés à l’automne, sans qu’on puisse apercevoir les fermes, les villages et les châteaux, ordinairement cachés dans les fonds, où ils trouvent de l’eau et une protection contre la violence des vents. Au loin sur le ciel se dessinent les rangées de peupliers bordant ce que l’on appelle dans le pays les tiges, c’est-à-dire les chemins qui suivent en ligne droite les crêtes parallèles des collines. En général, la terre est argileuse et naturellement fertile. Le cultivateur n’a plus lieu de s’en plaindre dès qu’on en a débarrassé les parties trop humides de l’eau qu’elles retiennent en excès, et qu’on chaule en temps convenable les champs cultivés au moyen du calcaire qui forme à peu près partout le sous-sol ; mais jusqu’à présent l’homme n’a guère tiré parti des qualités de la terre. Le Condroz est sans contredit la région de la Belgique où les procédés de culture sont le moins avancés relativement aux avantages du sol et du climat. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil rapide sur les produits qu’on récolte et sur les moyens qu’on emploie pour les obtenir.

On retrouve ici l’image à peu près fidèle de ce qu’était l’agriculture dans la région hesbayenne à la fin du siècle dernier avant la transformation agricole dont nous avons indiqué les principaux caractères dans une précédente étude[3]. La base de la succession des récoltes est l’ancien assolement triennal légèrement modifié. Les deux tiers environ sont en céréales d’hiver et de printemps, et le dernier tiers en jachère, trèfle et pommes de terre[4]. La céréale d’hiver, qui domine ici, n’est ni le seigle comme dans les Flandres, ni le froment comme dans la Hesbaye, mais l’épeautre, que les habitans de la contrée appellent grain, comme s’il l’était par excellence. Cette espèce de blé, la plus anciennement cultivée de toutes, croit-on, présente l’inconvénient d’avoir un épi armé de balles épaisses, dures et adhérentes, qu’il faut enlever par des opérations préalables avant la mouture. Toutefois l’épeautre résiste mieux que le froment aux hivers froids et humides ; il se contente d’un sol moins fumé et moins bien préparé, et donne encore un pain léger, blanc et nourrissant. Le produit moyen est par hectare de 28 hectolitres de grain en balles, et la balle ne pèse que 42 kilos par hectolitre, c’est-à-dire à peine plus de la moitié du poids du froment. La céréale du printemps, l’avoine, donne aussi un médiocre rendement, 20 hectolitres par hectare, chiffre bien faible quand on le compare au produit obtenu en Flandre, où il monte au double. La tige de ces deux plantes reste petite et ne s’élève point au-dessus de la moitié de la hauteur qu’atteignent les céréales dans la région sablonneuse, ce qui fait que la paille est relativement peu abondante. L’épeautre et l’avoine forment le produit principal des fermes, le seigle n’arrive qu’en troisième ligne ; mais comme on en apprécie la longue paille, qui donne beaucoup de fumier, les terres où il vient bien sont regardées comme étant de qualité supérieure. On ne plante de pommes de terre que pour la consommation domestique. Les cultures industrielles sont inconnues, et il ne peut être question ici de secondes récoltes, puisque, loin de porter deux fruits la même année, une partie de la terre arable ne donne qu’un seul produit en deux ans. On ne sème guère non plus de racines fourragères, ni carottes, ni betteraves, ni navets. La paille et le foin sans mélange de nourriture verte forment donc l’unique ressource de l’étable pendant l’hiver ; aussi les prairies sont-elles très recherchées et donnent-elles aux fermes leur plus sûre valeur. Dans les fonds, enrichis par les détritus que les eaux ont enlevés aux collines, se déroulent des prés excellens, quoique un peu humides, ainsi que l’indiquent les nombreuses colchiques qui à l’automne les émaillent du pâle violet de leurs corolles. Malgré les deux coupes de foin qu’elles livrent, ces prairies naturelles ne peuvent obvier à l’insuffisance des récoltes fourragères, et nécessairement le revenu de l’étable s’en ressent. Le beurre et le fromage, qui font la richesse des Flandres et de la Hollande, ne forment ici qu’un produit tout à fait accessoire.

La disproportion entre le nombre des bêtes à cornes et celui des bêtes de trait est encore plus marquée que dans la région hesbayenne, et en général dans les grandes fermes on trouve plus de chevaux que de vaches. C’est ainsi que j’ai visité plusieurs exploitations de plus de 100 hectares, qui passaient pour très bien conduites : on y comptait vingt chevaux, non compris les poulains, et seulement huit ou neuf vaches à lait et quelques élèves, plus deux cents moutons. Un si petit nombre de bêtes de produit donne une quantité d’engrais tout à fait insuffisante. Pour en tenir lieu, on a recours à la jachère. On remplace les matières fertilisantes par les façons qu’on donne à la terre, et qui rendent nécessaire l’emploi d’un nombre supplémentaire de chevaux. On fume une fois tous les trois ans après jachère pour les semailles des céréales d’hiver. S’il reste des engrais disponibles, on les applique au trèfle ; l’avoine n’en obtient point. À la sixième ou à la neuvième année, on chaule largement dans la proportion de 30 à 40 mètres cubes par hectare ; mais quant à acheter des engrais dans les villes ou au commerce, nul n’y songe, et quand on parle au fermier de faire des avances de ce genre, il répond qu’il n’entend pas se ruiner.

On ne s’étonnera donc point que le capital d’exploitation soit encore moins considérable ici qu’en Hesbaye : on ne peut le porter à plus de 20 ou 25,000 francs pour une ferme de 100 hectares, c’est-à-dire au tiers de ce qu’il faudrait en Flandre pour faire valoir la même étendue. Le fermier entrant en mai n’a rien à payer au fermier sortant. Les pailles et fumiers lui reviennent, mais les récoltes ne sont pas pour lui, et il s’écoule dix-huit mois avant qu’il puisse réaliser ses produits et payer son fermage. La plus grande partie de son capital consiste donc dans les avances qu’il doit faire pendant cet intervalle. Les instrumens aratoires sont simples, mais de bonne construction. La charrue dont on se sert généralement est forte, légère et sans avant-train ; elle est traînée par deux chevaux. Les chariots au contraire sont énormes et exigent un attelage de quatre chevaux. Les nouvelles machines, comme la batteuse, déjà répandue ailleurs, n’ont pas encore pénétré dans le Condroz, pays extrêmement rebelle aux innovations de tout genre. La culture exigeant ici peu de capital, les grandes exploitations sont à la portée des jeunes fermiers, et ne se morcellent guère jusqu’à présent. C’est la région de la Belgique qui compte le plus de grandes fermes ; celles qui atteignent 100 hectares, si rares dans les provinces flamandes, s’y rencontrent assez fréquemment. Le nombre de ceux qui participent à la propriété foncière est plus élevé que dans l’ouest de la Belgique, et la plupart des ouvriers possèdent en propre la maison qu’ils habitent ou le champ qu’ils cultivent. Tandis que dans les Flandres on ne compte qu’un exploitant sur quatre qui fasse valoir une terre qui lui appartienne, dans le Condroz, parmi les cultivateurs, on trouve autant de propriétaires que de locataires. Celui qui exploite est donc encore très souvent celui qui possède, condition économique très favorable au bien-être des classes laborieuses de la campagne, qui vivent beaucoup mieux ici que dans la partie occidentale du royaume. Toutefois la quantité de denrées alimentaires livrées par le Condroz à la consommation générale est relativement peu considérable. Un fait suffit pour l’indiquer, c’est la faible densité de la population : on ne trouve pas même un habitant sur 2 hectares 1/2, tandis que dans les Flandres on en compte plus de deux par hectare. Pas une seule grande ville ne s’élève dans le Condroz ; c’est à peine si l’on y rencontre quelques bourgs, et les villages eux-mêmes sont mal peuplés, tristes et sales. Les maisons de pierre noirâtre qui, groupées autour de l’église, constituent les hameaux sont presque toutes habitées par des cultivateurs, et les fumiers, noyés dans une mare boueuse, s’étalent devant la porte des habitations jusque sur la voie publique. Les cabarets même ont un aspect sombre ; une branche de genévrier ou de sapin remplace les enseignes variées où s’exercent le pinceau et l’invention des artistes villageois dans la patrie de Van-Eyck et de Rubens.

La plupart des habitans du Condroz s’occupent du travail de la terre ; néanmoins, comme l’étendue qu’ils ont à leur disposition est relativement assez grande, puisque la superficie moyenne des exploitations, qui dans la Flandre orientale n’est que de 2 hectares 1/2, s’élève ici à 7 1/2, on est forcément ramené à cette conclusion, que, si la production agricole est faible, il faut l’attribuer surtout à l’imperfection des procédés de culture. Le bas prix relatif de la propriété foncière confirme encore l’exactitude de cette appréciation. En corps de ferme, l’hectare se loue de 40 à 60 francs et se vend de 1,200 à 2,000 francs, ce qui, eu égard à la qualité naturelle du sol, paraît un prix très peu élevé, surtout quand on le compare à celui qu’atteignent les mauvais sables mis en valeur à force d’engrais aux environs de Bruges et de Gand. Le cultivateur du Condroz ne se fait pas du reste grande illusion sur ce point, et il convient volontiers que les produits de sa culture ne sont pas très grands ; mais il en rejette toute la faute sur le climat et sur le sol, tous deux, à l’en croire, également peu favorables aux méthodes mieux entendues qu’on voudrait emprunter aux districts plus avancés. C’est en jetant un œil d’envie sur les fertiles plateaux de la Hesbaye, qui se perdent à l’horizon de l’autre côté de la Meuse, qu’il vous dit : « Voilà le bon pays ! Là tout est fleur de terre ; ici il n’en est pas de même, et nous tirons d’un sol ingrat tout le parti possible. » Ces plaintes sont-elles fondées ? Ces accusations adressées à la nature ne devraient-elles pas être plutôt retournées contre l’homme, qui néglige d’utiliser les ressources qu’elle met à sa disposition ? Qu’on nous permette d’indiquer, en examinant ces questions, quelques-unes des circonstances qui arrêtent le progrès agricole non-seulement dans cette partie de la Belgique, mais dans plus d’un pays du continent.

Certes ici le climat est rude, et le sol ne vaut pas le riche limon de la Belgique centrale, mais il est très supérieur à celui de la région sablonneuse de l’ouest, et, convenablement traité, il se prêterait à une abondante production de céréales. Tous les moyens de l’améliorer sont sous la main du cultivateur ; on peut sans grands frais faciliter les communications, amender la terre et l’assainir, si elle est trop humide. Presque partout la pierre calcaire abonde. On peut l’employer tour à tour à faire des chemins empierrés, qui ne coûtent pas plus de 5 francs le mètre, et de la chaux, dont le prix de revient ne dépasse pas 6 francs le mètre cube, grâce à la proximité du bassin houiller de la Meuse. L’argile plastique ne manque pas non plus pour faire des tuyaux de drainage, et déjà se multiplient les fabricans, qui les livrent à des prix modérés. Si nulle part le progrès agricole n’est plus nécessaire, nulle part aussi il ne semble plus facile de l’introduire. Le but à atteindre, c’est la suppression de la jachère, afin d’obtenir sur une même étendue des produits plus considérables. L’exemple de la révolution agricole qui a transformé, à la fin du siècle dernier, le Norfolk et le Suffolk en Angleterre, la Hesbaye en Belgique, indique la voie qui peut conduire à ce résultat. Il y a cent ans, l’agriculture anglaise n’était guère plus avancée que celle du Condroz, et l’assolement triennal avec jachère occupe même encore aujourd’hui dans les îles britanniques plus de place qu’on ne le suppose. Il s’agirait de faire ici ce que l’on a fait au-delà du détroit : remplacer la jachère par la culture des racines fourragères ; au lieu de mettre immédiatement l’une après l’autre deux récoltes de céréales, intercaler entre elles une récolte de plantes sarclées ; avec le produit de ces plantes, entretenir un nombre beaucoup plus grand de bêtes à cornes, faire ainsi plus de fumier, et augmenter par suite de beaucoup la production du grain et de la paille, tout en consacrant aux céréales une moindre étendue. Par cette méthode, on arriverait à donner un développement considérable non-seulement aux produits des champs, mais surtout à ceux de l’étable. La voie est donc toute tracée, et il semblerait qu’il n’y eût qu’à la suivre. D’où vient néanmoins que le progrès soit si lent, lorsque les communications sont devenues si faciles, lorsque les journaux d’agriculture pénètrent jusqu’au fond des campagnes et que les méthodes meilleures ne sont ni éloignées ni ignorées ? Cela tient à des causes profondes, dont il suffit d’indiquer les deux principales.

Et d’abord, pour supprimer la jachère, il faudrait, au début de la rotation nouvelle, commencer par acheter une certaine quantité d’engrais ; en outre, pour consommer utilement les récoltes vertes, il serait indispensable de tripler au moins le nombre des bêtes à cornes et des moutons, ce qui revient à dire qu’il serait nécessaire d’augmenter notablement le capital d’exploitation, et qu’au lieu de se contenter de 20,000 francs pour faire valoir 100 hectares, il conviendrait d’y consacrer le double. Or la plupart des fermes du Condroz, exploitées jusqu’à ce jour par la culture extensive, comprennent une assez vaste superficie, et exigeraient par conséquent l’emploi d’un grand capital, si l’on voulait y introduire la culture intensive ; mais avec le revenu de cette somme un fils de fermier pourvoit largement à ses modestes besoins, et dès lors, plutôt que de l’aventurer dans une entreprise qui offre toujours quelques mauvaises chances, il préférera vivre de ses rentes. L’idée de considérer l’exploitation d’une ferme comme une opération industrielle où l’on engage un grand capital pour faire promptement de gros bénéfices, cette idée, déjà si répandue en Angleterre, n’est pas près de pénétrer ici. On ne cultive la terre que par tradition de famille, et dès lors on cultive à la façon des aïeux. C’est par routine qu’on devient agriculteur, c’est la routine aussi qui détermine les procédés qu’on emploie, et celui qui exposerait 60 ou 70,000 francs pour introduire une méthode plus perfectionnée serait considéré comme un homme qui gaspille son patrimoine. Tandis qu’en Angleterre la grande étendue d’une ferme est précisément ce qui attire un cultivateur riche et entreprenant, parce qu’il y trouve un théâtre plus digne de son activité et le moyen de conduire ses opérations sur une plus vaste échelle, dans le Condroz cette étendue empêche qu’on y applique le capital indispensable pour la cultiver convenablement. C’est ainsi que par suite d’idées et de mœurs différentes la grande culture, qui dans certains pays favorise le progrès agricole, l’entrave dans d’autres. Aussitôt qu’on divise une ferme dans le Condroz, la terre est mieux cultivée, et le nombre des têtes de bétail augmente. Les petits propriétaires qui exploitent eux-mêmes 2 ou 3 hectares ne connaissent point la jachère : les cultures sont plus variées, plus soignées, et la production est beaucoup plus grande ; ils récoltent des betteraves, du colza, des navets ; l’épeautre et l’avoine s’élèvent plus haut et portent plus de grains. Entre l’aspect que présentent leurs terres et celles de la Hesbaye, on ne remarque nulle différence. Ainsi donc, dans l’état actuel des mœurs et des idées des populations rurales, la trop grande étendue des fermes est l’une des causes de l’infériorité de la culture dans le Condroz ; mais il en est encore une autre.

Pour engager une somme un peu forte dans une opération agricole, toujours longue et chanceuse au moins en apparence, il faudrait la certitude que l’on jouira du résultat de ses sacrifices et de ses efforts, s’ils sont suivis de succès ; or cette certitude, les contrats agraires ne la donnent pas. Le fermier n’ignore point que si par des améliorations intelligentes il a augmenté les forces productives de la terre, il n’en profitera pas longtemps. Au renouvellement du bail, qui expire ordinairement après neuf années, il devra payer le fermage, non d’après les produits que la terre donnait d’abord, mais en raison de la fécondité qu’elle a acquise, et dont ses concurrens seront prêts à payer le loyer au propriétaire. Cette appréhension arrête naturellement le cultivateur, peu enclin à exposer son avoir en des expériences nouvelles pour améliorer la terre d’autrui. D’ailleurs le fermier jouit ici d’une large aisance rustique ; il vit beaucoup mieux que le fermier flamand. La population est peu dense ; l’étendue même des exploitations limite jusqu’à un certain point la concurrence, et il obtient un intérêt assez élevé des fonds engagés dans sa ferme. Son sort est à peu près celui que dans sa condition il croit pouvoir espérer. Rien ne le. pousse à faire des efforts dont un autre plus que lui recueillerait les fruits, à essayer des méthodes plus avancées dont il ne voit pas bien, sinon la possibilité, au moins la nécessité.

Qu’on n’allègue pas que la culture laisse à désirer parce que le capital lui fait défaut ; cette expression vague, dont on abuse, n’a guère de sens dans l’application qu’on en ferait ici. En effet, constater que la culture est arriérée, c’est affirmer qu’elle manque de bons instrumens, d’engrais et de bétail ; or, comme ces choses constituent précisément le capital agricole, dire que la culture est arriérée parce que le capital lui manque, c’est avancer un truisme qui ne donne point la raison du fait qu’il prétend expliquer. L’agriculteur a sous la main la mine inépuisable non-seulement de tout ce que l’on consomme, mais aussi de tout ce qui, sous des formes diverses, sert d’auxiliaire au travail dans l’acte de la production. La terre, cette mère féconde de toute richesse, est prête à lui prodiguer ses dons, s’il dirige avec intelligence ses forces naturelles. Quand on a vu en Belgique même les cultivateurs des sables de la Flandre et de la Campine, livrés à eux-mêmes, accumuler sur les champs rebelles qu’ils occupent assez de bétail et d’engrais pour les porter à un très haut degré de fertilité, on peut affirmer qu’il dépend de l’habileté de celui qui exploite la terre d’y créer sur place le capital nécessaire pour en tirer tout ce qu’elle peut produire. Si donc en Condroz le sol, naturellement beaucoup plus fertile que celui des Flandres, donne des produits moins considérables, il faut bien admettre que des circonstances particulières s’opposent ici au progrès. Qui empêche en effet le fermier de se procurer même à crédit les engrais commerciaux nécessaires pour supprimer peu à peu la jachère et pour introduire une rotation plus rationnelle, ainsi que le fait le simple journalier flamand quand il met des landes en valeur ? Il n’aurait nul besoin d’emprunter un capital étranger pour accroître insensiblement le cheptel qui garnit sa ferme par l’élevage de jeunes bêtes, à mesure qu’augmenterait la quantité de fourrage qu’il récolterait, et ainsi, en suivant les indications de la science agronomique ou les exemples des régions voisines, il pourrait bientôt amener l’agriculture au degré d’avancement qu’elle a atteint dans la Hesbaye. On peut affirmer que même actuellement le capital ne manque pas ; seulement on ne l’applique guère à améliorer la terre. Au lieu d’acheter de l’engrais et des machines perfectionnées ou de drainer les champs trop humides, le cultivateur consacre ses épargnes à acheter une propriété dont il disposera à son gré et d’où il ne risquera pas d’être expulsé, s’il ne consent à payer une rente toujours croissante. La construction et l’entretien des bâtimens de ferme absorbent aussi beaucoup d’argent, qui pourrait être employé d’une manière bien plus lucrative. Les murs sont bâtis en pierres calcaires sur une épaisseur de 50 ou 60 centimètres, les toits sont recouverts d’ardoises, la pierre de taille n’est pas épargnée, et toutes les charpentes, extrêmement solides, sont en chêne. Il n’est pas rare de voir ainsi consacrer 40 ou 50,000 fr. à élever les bâtimens d’une exploitation d’une cinquantaine d’hectares au plus. Tandis que les fermiers aussi bien que les propriétaires reculeront devant une dépense de quelques milliers de francs indispensable pour améliorer la terre, ils mettront 15,000 fr. à élever une grange, que le cultivateur anglais remplace par une batteuse à vapeur locomobile qui lui permet de battre le grain sans l’engranger. À l’opposé de ce qui se fait en Angleterre, où les constructions, même sur les grandes fermes, sont en général très légères, où d’autre part on consent aux plus grands sacrifices pour mettre en action toutes les forces productives du sol, ici on affecte de grandes sommes à un emploi improductif, et on refuse tout à la terre, qui paierait largement les avances qu’on lui ferait. Le propriétaire croit que le locataire ne tiendrait nul compte d’améliorations de ce genre, ou qu’il en profiterait sans vouloir subir une augmentation de fermage proportionnelle. Quant au fermier, il est convaincu qu’en adoptant des méthodes plus perfectionnées il exposerait un capital plus grand sans vivre mieux, sans devenir plus riche, et qu’en fin de compte il aurait travaillé pour autrui. Ainsi étendue trop grande des exploitations eu égard à l’état actuel des mœurs et des idées, augmentation régulière et prévue des fermages, enfin mauvais emploi du capital, telles sont les causes principales qui empêchent une application plus intelligente des forces humaines à la culture de la terre et à l’accumulation de bétail et d’engrais nécessaire pour lui faire produire des fruits plus abondans. L’extrême densité de la population, qui oblige a des efforts extraordinaires sous peine de famine, la mauvaise qualité du soli qui nécessite d’abondantes fumures pour donner un produit quelconque, le goût instinctif des populations pour les travaux champêtres, ces circonstances particulières expliquent comment, sous l’empire de la même législation, dans le cercle très borné des mêmes frontières et avec des contrats agraires identiques, la culture des provinces flamandes peut présenter d’aussi grands contrastes avec celle du Condroz et celle de la région voisine située entre la Sambre et la Meuse.

Cette partie de la province de Namur se rattache au Condroz tant par la constitution du sol que par les procédés mis en œuvre pour le faire valoir. Compris dans le triangle formé par la Meuse, la Sambre et la frontière française, ce pays était encore, il y a quelques années, couvert de bois de haute futaie. C’était le reste de la grande forêt charbonnière, sylva carbonaria, qui jadis séparait la Belgique de la France, et que traversèrent les Francs de Clovis pour aller combattre les légions de Syagrius. Cette contrée sauvage et peu habitée, où le sanglier et le chevreuil trouvaient d’impénétrables retraites, ne contenait naguère encore que quelques localités peu importantes, Philippeville et Marienbourg, villes fortes illustrées par plus d’un siège, Walcourt, enrichi par un pèlerinage renommé à vingt lieues à la ronde, Couvin, centre des ventes de bois, richesse principale du pays. Depuis quelques années, cette région a complètement changé d’aspect. Les voies ferrées qui- la traversent dans tous les sens sont venues donner une valeur inattendue à tous les produits du sol, qu’on s’est hâté de mettre en exploitation. On a abattu les arbres séculaires, qui, débités en charpente, en billes pour les voies ferrées, en étais pour les charbonnages de Charleroi, se sont vendus à des prix trois ou quatre fois plus élevés que jadis. Comme aucun règlement n’arrête le déboisement, l’industrie a bientôt fait place nette pour la culture. De tous côtés, les forêts défrichées avec de grands bénéfices pour les acquéreurs ont permis à de nouvelles exploitations, généralement assez vastes, de s’établir. La terre ainsi livrée à la charrue est de bonne qualité ; reposant presque partout sur le calcaire, avec des amendemens bien entendus et des engrais suffisans, elle donne de meilleurs produits que dans le Condroz, parce qu’elle est mieux abritée des vents froids de l’est. Les terres anciennement cultivées le sont à peu près comme celles de la région que nous venons de parcourir, et l’économie rurale présente les mêmes caractères distinctifs : l’épeautre est la céréale alimentaire qui domine, la jachère occupe dans les fermes environ la quatrième partie des terres arables, et, faute de bétail, les engrais manquent. Dans certains cantons, on fume tous les trois ans, dans d’autres tous les cinq ans seulement ; mais par suite de la facilité des communications, par l’influence des industries diverses qui se sont développées dans la contrée, l’agriculture a fait depuis quelque temps des progrès notables. Le drainage a été appliqué sur une grande échelle, les plantes fourragères ont empiété sur les jachères improductives, la race bovine s’est accrue, et l’on commence à comprendre les avantages de la production du beurre. Le nombre des bêtes à laine, qui décroît partout en Belgique, a augmenté ici, et, proportion peu ordinaire dans le royaume, on compte à peu près un mouton par hectare. Déjà l’utilité des racines fourragères est appréciée, les instrumens perfectionnés sont adoptés, la machine à battre est introduite dans plusieurs grandes fermes. Cependant on conserve encore une pratique agricole très primitive, mais qui avait une grande importance à l’époque où les bois occupaient presque toute la contrée, et qu’on retrouve également au-delà de la frontière, dans la Thiérache, région de la France qui forme en quelque sorte la continuation de l’Entre-Sambre-et-Meuse belge. Lorsque dans les bois la coupe est faite, on met le feu aux herbes et aux feuilles mortes qui couvrent le sol, puis on prépare la terre à la houe entre les souches du taillis, et, grâce aux cendres et aux détritus végétaux accumulés, on obtient deux bonnes récoltes de seigle ou de pommes de terre. L’aspect que présente la superficie noirâtre et calcinée des bois avant les semailles étonne le voyageur ; dans cette forêt, qui semble consumée par un vaste incendie, on croirait voir l’un de ces défrichemens hâtifs qu’improvisent les squatters américains entre les troncs des arbres restés debout. Cette opération, assure-t-on, ne fait aucun tort à la croissance du taillis, et les propriétaires qui consentent à la laisser pratiquer sur leurs domaines en retirent un supplément de revenu qui n’est pas à dédaigner.




III

Lorsqu’en parcourant le Condroz on atteint quelque point élevé, on voit se découper sur le ciel, au-delà du bassin de l’Ourthe, les profils bleuâtres de grandes croupes arrondies qui par endroit s’étagent les unes au-dessus des autres. Ces croupes, c’est l’Ardenne, le pays de prédilection des touristes et des gourmets. Pour le touriste, c’est une contrée que l’homme n’a pas encore complètement modifiée à son usage, et qui offre sur les hauteurs les aspects primitifs de la nature sauvage. C’est aussi la patrie des légendes du temps passé. Ici résidaient les chefs des Francs austrasiens, ici était le lieu de chasse préféré des premiers Carlovingiens, et l’un d’eux, le patron des chasseurs, saint Hubert, vit apparaître le cerf miraculeux là même où s’élève aujourd’hui, au centre de l’Ardenne, le bourg qui porte son nom. Partout les mythes des anciens âges évoquent leurs fantômes poétiques, et cent endroits divers sont consacrés par les traditions héroïques de l’époque féodale. On voit creusée dans le roc l’empreinte des quatre fers de l’immortel cheval Bayard, et l’on peut visiter encore les ruines des résidences des fils Aymon et des preux de Charlemagne. Les lutins de ces localités, les nutons, n’ont pas cessé d’habiter les trous ouverts au flanc des rochers et de tourmenter les jeunes paysannes à la tombée de la nuit. Des gates aux cornes d’or, c’est-à-dire des chèvres enchantées, gardent au fond des cavernes des trésors maudits. Parfois aussi une vache blanche, que nul ne connaît et qui s’évanouit soudain, ramène au village le troupeau communal, la herde, qui s’était égaré au bord des précipices. Les rivières et les ruisseaux même ont des allures étranges : les unes s’engouffrent en des grottes profondes ornées de stalactites d’albâtre comme des palais de fées ; les autres disparaissent dans de sombres crevasses, comme s’ils allaient arroser le royaume souterrain des esprits infernaux. Enfin des pierres levées, monumens mystérieux des âges anté-historiques, reportent l’imagination vers les races perdues qui les premières ont habité cette région. Pour le gourmet, qui s’inquiète peu des beautés de la nature et des problèmes de l’histoire, l’Ardenne est le pays des délicatesses gastronomiques : le chevreuil abonde dans les grands bois ; la gelinotte et le coq de bruyère, gibier rare, se trouvent dans les hautes landes ; les écrevisses fourmillent dans les ruisseaux, et la truite bondit dans les eaux froides des torrens. À l’automne, les grives, engraissées dans les vignobles de la Moselle, s’abattent sur les baies de corail du sorbier ; les jambons et les langues de mouton, fumés avec les branches des genêts et des genévriers, ont un goût exquis. Les habitans hospitaliers de cette contrée isolée sont heureux d’offrir aux voyageurs ce qu’ils ont de meilleur ; mais on devine sans peine que l’agriculture n’a pu rencontrer ici un champ favorable à ses travaux. Néanmoins il ne sera pas sans intérêt de voir jusqu’à quel point elle a su vaincre les difficultés que lui opposaient le sol et le climat.

Adossée à cette partie montagneuse et volcanique de la rive gauche du Rhin qu’on appelle l’Eifel, l’Ardenne forme un épais massif qui, par ses relèvemens, borne du côté du sud-ouest la grande plaine de l’Europe septentrionale. Les terrains qui constituent cette région appartiennent à la subdivision la plus ancienne des formations primaires. C’est un des premiers îlots émergés de l’océan primordial aux époques les plus reculées des temps géologiques. Le sol est presque partout composé d’un schiste argileux dont les feuillets, plus ou moins minces, apparaissent souvent à nu dans les sentiers ou au penchant des collines. On ne rencontre pas ici ces fiers redressemens de roches calcaires ou granitiques qui donnent aux paysages des Alpes leur sublime grandeur, et qui protègent en même temps les vallées qu’ils couronnent. Partout les crêtes forment de hauts plateaux légèrement bombés, de larges intumescences soulevées quand la croûte de la terre, à peine solidifiée, se gonflait encore sans se fracasser sous l’action des forces centrales. Parfois ces plateaux sont couverts de forêts de chênes et de bouleaux ; mais ailleurs s’ouvrent de vastes espaces déserts que de maigres plantes revêtent d’une couleur sombre, en harmonie avec les teintes noirâtres du sol où elles végètent. Souvent, aux points les plus élevés, les eaux, retenues par la pâte imperméable des schistes désagrégés, donnent naissance à des marais, à des tourbières que dans le pays on appelle hautes fanges. Il faut se transporter de l’autre côté du Rhin, dans le Sauerland, pour trouver, avec la même constitution géologique, des aspects semblables et un sol aussi rebelle à la culture. Rien n’égale la tristesse morne de ces horizons sévères. C’est la nudité des steppes avec la solitude et le silence des hauts lieux. De ces croupes schisteuses ruissellent les eaux qui descendent vers la plaine en suivant le fond de ravins abrupts hérissés de roches et de broussailles. Quoique les points les plus élevés n’atteignent nulle part 700 mètres au-dessus du niveau de la mer, le climat est d’une âpreté extrême. L’hiver, les vents du nord-est, qui, soufflant du pôle, atteignent directement ce promontoire avancé de l’Europe moyenne, y accumulent des quantités considérables de neige. On estime qu’il en tombe, année moyenne, une épaisseur de plus de 2 mètres et demi. Pendant deux ou trois mois, cette neige couvre tout le haut pays, au point que le voyageur ne trouve son chemin qu’en suivant les poteaux indicateurs élevés le long des routes. Le printemps est humide et rude encore ; l’été même, quoique chaud, voit parfois le thermomètre tomber au-dessous du point de congélation[5]. Les conditions atmosphériques sont, on le voit, beaucoup moins favorables à la culture que celles des localités situées ailleurs, en Suisse par exemple, à une altitude beaucoup plus grande. Si, dans les vallées mieux protégées contre les vents, l’humus végétal et les terres entraînées des hauteurs n’avaient pas formé un sol profond et fertile, il est à croire que l’homme eût toujours évité cette région sauvage ; mais, grâce aux prairies partout étendues le long des cours d’eau qui descendent des hauteurs, le cultivateur a pu nourrir son bétail l’hiver et exploiter avec avantage les pentes des collines. Dans ces dernières années, beaucoup de bois ont été défrichés sur les plateaux élevés, et des landes mises en culture.

Ce qui distingue principalement l’économie rurale de l’Ardenne, c’est la prédominance du système pastoral, la pratique de l’essartage et la place que l’avoine occupe dans l’assolement. Comme dans tous les pays où la culture est peu avancée et la population peu dense, l’élève des troupeaux constitue en Ardenne une source facile de profits. La vaste étendue des terres vagues et des biens communaux permet aux cultivateurs d’entretenir un nombre de têtes de bétail beaucoup plus considérable que ne sembleraient le comporter la grandeur et le produit de leurs exploitations. Les hautes landes et les pâtis n’offrent point sans doute une nourriture très abondante, mais les races sobres du pays s’en contentent, et la seule difficulté est de les empêcher de mourir de faim pendant les longs mois d’un hiver prolongé. À l’automne, on vend une partie de ce bétail. Néanmoins les fermiers en gardent encore trop pour la quantité de fourrage dont ils disposent. Aussi les animaux sont-ils mal nourris pendant toute la saison froide ; ils maigrissent, ils perdent leurs forces ; les vaches ne donnent presque plus de lait, et les jeunes bêtes cessent de grandir. C’est probablement à ce dur régime que les races ardennaises doivent les caractères qui les distinguent. Au lieu de ces vaches énormes et lourdes qui paissent dans les grasses prairies des polders, on rencontre ici de petites vaches presque sans pis, la tête effilée, les cornes aiguës, les sabots droits et secs, la jambe fine et nerveuse, aussi agiles que les ruminans des montagnes. Le cheval ardennais est petit aussi, mais adroit et robuste ; il a le pied sûr, et résiste admirablement aux privations et à la fatigue. Il a le cou busqué et la tête carrée des béliers gravés sur les monumens égyptiens. Le mouton lui-même a des formes réduites ; il donne peu de laine et de viande, mais sa chair, d’un goût exquis, rappelle celle du chevreuil. La chèvre seule, se trouvant dans un pays qui convient à ses instincts agrestes et vagabonds, conserve toute sa taille.

Dans les exploitations de l’Ardenne, on distingue deux espèces de terres : celles qui sont soumises à une culture régulière et qu’on nomme terres à champs, et celles qui sont cultivées seulement tous les dix, douze ou quinze ans par le procédé de l’essartage, et qu’on appelle sarts. Les premières s’étendent d’ordinaire aux environs des villages et autour des fermes, les autres se trouvent sur les hauteurs ou à une grande distance des habitations. Voici en quoi consiste l’essartage : on coupe en larges mottes toute la superficie des landes, qui, recouverte de plantes et remplie de racines, forme une espèce de tourbe maigre et légère. On expose ces mottes au soleil afin de les rendre plus inflammables, puis on les dispose en tas auxquels on met le feu. Les cendres éparpillées donnent un engrais qui permet d’obtenir deux ou trois récoltes de seigle et d’avoine sans avoir recours au fumier. On abandonne ensuite la terre à elle-même pendant un temps assez long pour que la couche végétale puisse se reformer complètement, et alors on l’essarte de nouveau. Souvent au milieu d’une vaste lande, loin de toute habitation, on rencontre un champ couvert de moissons semblables, pour employer la comparaison locale, à un mouchoir perdu sur la montagne : c’est un sart mis en culture. Les produits obtenus ainsi, quoique très minimes, forment néanmoins une ressource précieuse pour le cultivateur, qu’ils mettent à même d’augmenter la quantité de son bétail et de mieux engraisser ses terres ordinaires. Ce procédé, tout grossier qu’il paraisse, peut néanmoins devenir, comme on le voit depuis quelques années, la base de la mise en valeur définitive des bruyères et le point de départ d’une rotation régulière de récoltes, interrompues seulement par la jachère triennale. Quant aux terres à champs, l’examen de la succession des récoltes qu’elles portent montre mieux encore l’infériorité relative de l’agriculture ardennaise.

On a vu que, dans la région sablonneuse de l’ouest, la terre donnait souvent deux récoltes par an : dans la Belgique centrale, elle n’en livre plus qu’une ; dans le Condroz, elle reste en jachère une fois tous les trois ou quatre ans ; en Ardenne, après avoir produit pendant trois années consécutives, elle se reposera six ou sept ans, même plus longtemps encore. À mesure qu’on s’élève sur les plateaux de la partie orientale de la Belgique, on s’éloigne ainsi par degrés du point où le sol, semblable à une machine dirigée par un industriel actif, est sans cesse engagé dans l’acte de la production, pour se rapprocher de celui où, comme dans les temps primitifs, livré à ses forces propres, il n’offre plus qu’un maigre pâturage pour le bétail. Certes, près des villages de l’Ardenne, on trouve des terres aussi bien cultivées et aussi productives que dans les Flandres, mais ce n’est pas d’après celles-là qu’il faut juger des assolemens suivis dans la plupart des fermes. Voici à peu près comment l’usage ordinaire règle la suite des récoltes qu’on demande au même champ : d’abord du seigle sur fumure, puis de l’avoine, la troisième année des pommes de terre et de l’avoine, enfin parfois la quatrième année encore de l’avoine, et, après cette série de produits épuisans, six ou sept ans de prairie naturelle formée des plantes qui couvrent spontanément le sol. Quoique l’avoine ne serve pas, ainsi qu’en Écosse, de nourriture à l’homme, on voit qu’elle est, comme dans ce dernier pays, le produit principal, parce que, céréale du printemps, elle n’a point à courir les chances souvent funestes d’un hiver trop rigoureux. Le seigle, qui annonce ici la région schisteuse, sert à faire le pain noir que consomment les populations rurales. Le froment et l’épeautre ne sont cultivés que par exception[6].

Certainement ces procédés de culture réclament de grandes améliorations ; néanmoins il faut avouer que la rigueur du climat y apporte de sérieux obstacles. Ainsi l’on a vu plus d’une fois les pommes de terre geler durant les mois de mai et de juin, au moins sur les terres humides ou qui penchent vers le nord. Les gelées blanches des nuits d’été nuisent également au foin et s’opposeraient au développement du sarrasin, qu’il serait si utile d’introduire ici. Il n’est pas jusqu’à la fructification des céréales qui ne souffre du froid. C’est ainsi qu’en visitant cette contrée en 1860 j’y trouvai les récoltes de seigle et d’avoine ensevelies sous la neige. Le premier soin à prendre serait ici, comme dans le Condroz, d’accorder dans les assolemens plus de place aux fourrages, afin de mieux nourrir le bétail et de faire plus de fumier. Les animaux, obligés de chercher presque constamment leur nourriture sur de pauvres pâturages, donnent peu de viande et presque point de lait ni de beurre ; en outre la majeure partie de l’engrais se perd. Le cultivateur accumule dans l’étable, sous forme de litière, une grande quantité de matières végétales, des feuilles mortes, des fougères, du genêt surtout, qui croît en abondance sur les collines et dont on vante beaucoup en Ardenne l’action fertilisante ; mais de bonnes récoltes de racines ou de légumineuses telles que trèfle blanc, lupuline, sainfoin, intercalées entre les récoltes successives d’avoine et de seigle, donneraient un tout autre élan à la production agricole, plus faible même ici que dans le Condroz. La densité de la population tombe à un habitant par trois hectares, c’est-à-dire qu’elle est inférieure à la proportion qu’on rencontre en Écosse et dans la Sologne. Les chefs-lieux des cantons et même celui de la province forment à peine des bourgs de quatre ou cinq mille âmes.

Dans un pays aussi accidenté, où la situation, l’altitude, les influences climatériques font varier à l’infini les qualités de la terre, on comprend qu’il est difficile de fixer un prix de vente ou de location. La statistique officielle de 1846 porte la valeur vénale de l’hectare de terre arable à 600 francs et la valeur locative à 30 francs. Aujourd’hui le chemin de fer qui, traversant tout le Luxembourg, le relie au centre du pays, à l’Allemagne et à la France, les nombreuses et excellentes routes construites dans ces dernières années, la hausse des prix qui en est résultée pour tous les produits du sol sans exception, l’activité plus grande qui s’est emparée d’une population naturellement énergique et intelligente, toutes ces circonstances ont considérablement augmenté la valeur de la propriété foncière. Lorsqu’en exécution de la loi qui ordonne l’aliénation des communaux, on soumissionne pour obtenir une partie de landes, on peut s’attendre à la payer de 200 à 300 fr. l’hectare ; or la terre en culture doit valoir au moins trois ou quatre fois autant.

En résumé, la prédominance des bois et des pâtis, le long repos accordé au sol, le faible capital consacré à l’exploitation, la petitesse et l’aspect sauvage du bétail, le manque complet d’instrumens aratoires perfectionnés, les récoltes successives d’avoine demandées au même champ, tous les caractères de l’économie rurale de l’Ardenne montrent clairement combien elle est encore arriérée. Et néanmoins dans cette contrée ingrate, dont l’homme n’a pas même appris à faire valoir toutes les forces productives, les populations rurales jouissent d’une aisance beaucoup plus grande que dans les belles campagnes des Flandres si admirablement cultivées. On ne rencontre que rarement ici ces tempéramens lymphatiques, dus à une alimentation exclusivement végétale. Le paysan a le teint animé et chaud, la chair ferme, l’œil vif et la jambe nerveuse ; il est toujours bien vêtu et bien chaussé, et s’il élève un porc, ce n’est pas pour le vendre afin de payer sa rente, mais pour en manger le lard avec ses pommes de terre. La main-d’œuvre se paie cher : on n’obtient guère un journalier à moins de 1 fr. 75 cent, ou 2 fr., et encore à ce prix ne pourrait-on réunir un grand nombre d’ouvriers. En même temps que le salaire est élevé, les denrées sont à bon compte ; il y a donc double avantage pour celui qui doit vendre son travail et acheter sa nourriture. Les espaces vagues, les bruyères, les bois, le bord des torrens, permettent aux habitans de se procurer un peu de bois, de l’herbe, du genêt pour faire du fumier, mille ressources sans nom qui manquent aux pauvres là où, comme dans un jardin, tout est approprié et mis en culture. Grâce aux biens communaux, nul ne connaît les extrémités du dénûment absolu. Les coupes faites dans les forêts de la commune donnent à chaque famille des fagots pour chauffer l’âtre, et chacun peut louer à un prix peu élevé un ou deux hectares où il aura la facilité de récolter les alimens nécessaires au ménage. Personne ne se sent complètement déshérité, perdu, sans droit, sans asile, sans recours, sans nul moyen d’utiliser son temps et ses bras ; l’homme tient encore au sol : les liens qui le rattachent au sein nourricier de la mère commune ne sont pas tous rompus.

Construites en pierres qui boivent l’eau et couvertes de grandes plaques d’ardoises schisteuses, les habitations rurales de l’Antenne présentent, il est vrai, un aspect triste et délabré. Une porte étroite, une ou deux lucarnes éclairent à peine un intérieur sombre, complètement noirci par la fumée du bois vert. Jamais on ne peint ni ne blanchit ces misérables demeures, et pourtant, dans toutes celles où je suis entré, j’ai toujours trouvé dans les quartiers de lard pendus aux poutrelles du plafond la preuve que leurs habitans ne se contentaient pas d’un régime uniquement végétal. Nulle part je n’ai vu ni la propreté, ni les soins, ni l’aisance apparente des chaumières flamandes, mais nulle part non plus les indices de l’extrême misère qu’on rencontre trop souvent dans les Flandres. Très frappé de ce contraste, je m’attachai, en visitant l’Ardenne, à pénétrer dans les ménages les plus pauvres. C’est à ce titre qu’on me signala, sur la route d’Aywaille à Barvaux, une vieille femme qui n’avait même pas de maison : elle habitait une grotte. En effet, en gravissant les roches escarpées qui encaissent, près du hameau de Mie, le cours d’un des affluens de l’Ourthe, je rencontrai la vieille Geneviève, — c’était le nom de la pauvresse, — qui me montra l’habitation qu’elle s’était faite en profitant d’une excavation naturelle formée dans le calcaire. Une cloison en torchis fermait l’entrée de la grotte, dont le fond lui servait de chambre à coucher et de cave. Il y faisait sec ; seulement, sur le devant, une fissure de la pierre laissait tomber goutte à goutte un petit filet d’eau. Cette femme se regardait sans contredit comme la plus misérable de la contrée, et cependant elle avait une chèvre qui, broutant l’herbe de la montagne, lui donnait son lait, et un petit porc logé comme elle-même dans le rocher. L’hiver, la commune lui fournissait un peu de bois de chauffage, et lui louait, moyennant 6 francs l’an, un hectare de bonne terre. L’air était sain, et la nourriture de cette femme, qu’on me signalait comme le type de la plus extrême misère, bien plus substantielle que celle des cultivateurs de l’ouest possédant un capital d’exploitation de plusieurs milliers de francs. La pauvre Geneviève vivait mieux dans sa grotte qu’un petit fermier flamand dans sa maison coquette et bien tenue, au milieu de ses champs si parfaitement cultivés. On nous pardonnera sans doute d’avoir insisté sur ce fait particulier, car il met nettement en relief le contraste que présentent les Flandres, où la production agricole, la plus riche qu’on puisse voir, ne laisse aux mains de ceux qui travaillent la terre que juste de quoi vivre, et d’autre part l’Ardenne, où ceux qui font valoir le sol jouissent d’une certaine aisance relative malgré l’infériorité de la production et des procédés agricoles. Ce phénomène mérite à coup sûr de fixer l’attention de l’économiste, et sans donner place ici à toutes les considérations qu’il suggère, qu’on nous permette seulement de rappeler une pensée qu’exprime quelque part M. Stuart Mill, pensée qui venait souvent se mêler dans notre esprit à nos préoccupations agronomiques tandis que nous visitions les forêts et les bruyères de l’Ardenne. Pour que l’humanité atteigne le but qui lui est assigné, faut-il donc, se demande l’éminent écrivain anglais, que les hommes pressés les uns contre les autres soient absorbés du matin au soir dans l’œuvre de la production ? faut-il que toute terre se couvre de moissons et toute prairie de bœufs gras, et ne doit-il plus y avoir sur le globe de place où, dégagé du souci de créer de la richesse, on puisse admirer dans les solitudes les fleurs sauvages telles qu’elles croissent sur le sol abandonné à lui-même et les aspects variés de la nature non encore asservie aux besoins de l’homme ?

Afin de compléter l’étude des différentes régions agricoles de la Belgique, il nous reste à mentionner celle qui occupe le sud de la province du Luxembourg. Quand on a franchi les crêtes nues et les hauteurs boisées de l’Ardenne, le pays où l’on descend prend un caractère complètement différent. Au lieu de plateaux monotones, on voit se succéder des champs fertiles, de riches prairies arrosées d’eaux vives, des collines boisées, des habitations riantes, entourées d’arbres fruitiers, des routes accidentées dont l’animation indique une contrée plus peuplée. La douceur de la température, la vigueur de la végétation, tout annonce qu’on approche de la zone plus favorisée de l’Europe centrale. Le massif ardennais arrête le souffle glacé des vents du nord ; par suite, les hivers sont moins âpres, les étés plus chauds. L’influence d’une latitude plus méridionale se fait sentir tout à coup : les châtaigniers commencent à paraître, déjà le raisin mûrit, les noyers prospèrent partout. Les poires, les abricots, les prunes, tous les fruits sont si abondans, que dans les bonnes années on en extrait des quantités notables d’eau-de-vie. Comparé à celui de la froide Ardenne, le climat du Luxembourg a paru si doux qu’on a donné à cette petite lisière qui s’étend dans le bassin de la Semoy le nom un peu trop flatteur de Petite-Provence. L’argile, le calcaire, la marne des terrains jurassiques, composent un sol favorable à la culture et surtout aux prairies, qui, le long des cours d’eau, sont de qualité excellente. Les produits aussi sont plus variés que dans l’Ardenne et même que dans la Hesbaye. On ne laisse plus reposer la terre que de loin en loin. En fait de céréales, l’épeautre est remplacé par le froment, et le méteil, dont on fait le pain que mangent les classes laborieuses, occupe plus de place que le seigle. Des récoltes de trèfle, de pommes de terre, de féveroles, intercalées entre celles des produits épuisans, ont conduit à un assolement plus judicieux, dont bientôt la jachère sera complètement bannie. Le nombre des bêtes à cornes est proportionnellement plus considérable que dans le Condroz, celui des moutons au contraire l’est beaucoup moins ; mais une des principales sources de profit pour les exploitations de ce pays, c’est l’élève des porcs. La race locale, moins haute sur jambes, plus courte et plus ramassée que celle des Flandres, a quelques-unes des qualités du cochon anglais. Elle se nourrit facilement, et quand on a engraissé les porcs pendant une couple de mois avec du seigle, des féveroles moulues et des pommes de terre, on en obtient un bon prix sur les marchés français.

Avec son doux climat, ses gracieuses collines et ses beaux rochers, la zone du Bas-Luxembourg est sans contredit l’une de celles qu’on visitera en Belgique avec le plus de plaisir. La Semoy, dans ses capricieux et innombrables méandres, l’arrose tout entière, et baigne les murs des pittoresques petites villes de Chiny et de Bouillon. Le sol, sans être trop morcelé, est divisé entre un nombre considérable de parts, presque toutes exploitées directement par les propriétaires. Chacun pour ainsi dire cultive son propre champ et peut s’asseoir à l’ombre de son noyer. Il en résulte pour tous une sorte d’aisance rustique qui dérive non de la possession de grands capitaux, mais de l’abondance de toutes les denrées. Une réelle égalité règne dans les conditions sociales : nul n’est assez riche pour atteindre à l’opulence et à l’oisiveté, nul non plus n’est assez pauvre pour connaître les extrémités de la misère. C’est ainsi que dans ce pays agreste, où les beautés de la nature s’unissent, pour former de charmans paysages, à celles qui trahissent la culture et les soins de l’homme, une population honnête et laborieuse peut subsister et même augmenter son bien-être en perfectionnant ses procédés agricoles, sans renoncer à une division du travail et de la propriété qui favorise une équitable répartition des produits. Aussi conseillerions-nous au voyageur agronome qui voudrait connaître les diverses régions rurales de la Belgique de terminer ses excursions en visitant cet heureux district, afin que, sous l’empire de la dernière impression, il conserve un plus agréable souvenir de sa tournée.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Voyez la Revue du 1er  décembre et du 1er  juin 1861.
  2. On peut porter le chiffre des affaires auxquelles donne lieu le commerce de la paille tressée dans ce district à 4 ou 5 millions par année, et lorsque récemment encore nous visitions Roclenge, on nous affirmait que la guerre civile en Amérique pouvait faire manquer pour plus d’un demi-million de francs d’expéditions.
  3. Voyez la Revue du 1er juin 1861.
  4. Pour faire mieux comprendre l’assolement du Condroz, qui est le type de l’ancienne culture dans la plupart des pays du nord de l’Europe, prenons une ferme de 100 hectares. On y trouve en moyenne 10 hectares de prairies ; les 00 hectares restant se diviseront en trois saisons : céréales d’hiver, avoine et jachère. Les plantes d’introduction récente, trèfle, pommes de terre, etc., sont prises sur la jachère. La ferme est donc, pour employer l’expression locale, de 30 hectares à la raie.
  5. Néanmoins, comme l’été compte ici plus de jours sereins que dans l’ouest du pays, les lieux bien abrités jouissent d’une température assez élevée pour mûrir tous les fruits. C’est ainsi qu’à l’entrée même de i’Ardenne, au château de Bornai, on récolte un vin qui ne manque ni de bouquet ni de saveur dans les bonnes années.
  6. Pour qu’on puisse juger de l’économie rurale de l’Ardenne, il ne sera pas inutile d’indiquer l’étendue consacrée à chaque espèce de produit dans un arrondissement purement ordonnais, celui de Bastogne. Sur 89,991 hectares, les terres vagues en occupent 42,254, les terrains essartés 2,647, les bois 19,409, les prairies 10,051, les jachères 5,288, l’avoine 3,946, le seigle 2,668, les pommes de terre 2,061. Le froment et l’épeautre ne figurent que pour 11 hectares.