Échange de lettres entre la levrette des comtesses et le levron de Bachaumont

Échange de lettres entre la levrette des comtesses et le levron de Bachaumont
François Le Coigneux de Bachaumont


BILLET DE LA LEVRETTE DES COMTESSES
Au levron de M. de Bachaumont.
RÉPONSE DU LEVRON.

je veux vous dire au vrai ma naissance, mon humeur, et de quelle manière je suis fait, afin que vous me mandiez sincèrement si je serai le bienvenu.

Je suis fils du galant Gricour
Et de l’amoureuse Melisse,
Qui tous deux moururent d’amour.
Feu mon père est mort au service
De cent levrettes de la cour ;
Et ma mère a perdu le jour
Pour avoir aimé par caprice
Un gros mâtin de basse-cour3.

J’ai la taille souple et jolie,
Le poil aussi doux que du lin
Et de la couleur d’une pie.
Je saute mieux que Cardelin4.
Quand j’aime, je suis un lutin ;
Ma foi, ce n’est point raillerie ;
Et, pour vous dire tout enfin,
Je vaux le roi d’Éthiopie.

Sans me flatter, voilà mon portrait5, que je vous envoie. S’il vous plaît, il ne tiendra qu’à vous de multiplier la levretterie françoise6.

Mais, au reste, on m’a fait entendre7
Que vous aviez de beaux enfants,
Plus mignons que vous, et moins grands :
N’auriez-vous pas besoin d’un gendre ?

Comme vous êtes un peu âgée, je pense qu’il vaudroit bien autant multiplier avec eux qu’avec vous ; mais que cela ne vous alarme point, vous seriez toujours servie la première : car, avec le talent du roi d’Éthiopie,

On pourroit plaire à plus de trois,
Et dans une même famille
Tel galant a plus d’une fois
Cajolé la mère et la fille.


3. Copie manuscrite, vers 4, 5 et 6 ; le troisième n’est suivi que d’un point et virgule :

Feu mon père est mort au service
De cent levrettes de la cour ;
Ma mère, plus encline au vice,
Pour, etc.

Recueil de pièces en prose de Sercy, 1661. Vers 5 :

De cent levrettes tour à tour.

Vers 7 :

Pour avoir souffert par caprice.

4. Copie man., vers 2 et 3 :

Le poil d’un père jacobin,
C’est, on dira, comme une pie.

5. Recueil de Sercy : « Mon tableau.»

6. Copie man. : « Il ne tiendra qu’à vous de vous servir de l’original. »

7. Copie man., vers 1 :

À propos, on m’a fait entendre.

RÉPONSE DE LA LEVRETTE DES COMTESSES.

Après avoir lu tant d’aimables vers qui me venoient de votre part et la déclaration d’amour que vous me faites à cause que je suis spirituelle, j’ai avoué aussitôt que ce n’était pas sans rime ni sans raison que vous m’écriviez. J’ai fait de mon côté que ce ne sera pas aussi sans profit, et la meilleure preuve que je puisse vous en donner, c’est que depuis ce temps-là mon cœur n’a point eu de mouvements qui n’aient été pour vous. Tant que je serai sans vous posséder, votre billet doux fera mes plus chères délices. En vérité, il y a bien de l’apparence : car à toute heure je le tiens entre mes pattes, et il n’y a point de ligne que je n’aie baisée plus de cent fois. Ce qui m’y touche le plus, c’est que vous dites que vous valez le roi d’Éthiopie, et, tout de bon, cette qualité m’empêchera d’avoir jamais de la glace ni du rocher pour vous :

Car, entre nous autres levrettes,
Les âmes ne se gagnent pas
Avecque de douces fleurettes.
Il faut bien de plus forts appas
Pour franchir, en nos amourettes,
Ce que l’on appelle le pas.

Ma joie, néanmoins, a été mêlée de quelque chagrin quand vous m’avez reproché, en passant, que je n’étois pas extrêmement belle ; mais si vous pouvez vous résoudre à ne me venir voir qu’après le soleil couché, je vous prouverai bien que tous chiens, aussi bien que tous chats, de nuit sont gris. Ce n’est pas que cela me feroit bien du tort ; car vous ne verriez pas que j’ai les yeux fort éveillés, que je suis plus blanche que de la neige, et que l’isabelle n’a jamais été plus isabelle que sur moi . À la vérité je n’ai pas la tête fort mignonne, et je ne suis pas des mieux coiffées de ce monde, si ce n’est que je veuille dire que je la suis de vous ; mais, en récompense de ces petits malheurs,

Je me sens consumer d’amour
Pour le fils du galant Gricour ;
Et je cède le nom de belle,
Pour prendre celui de fidèle.

Jusqu’ici j’ai répondu à la meilleure partie de votre billet ; il ne me reste plus qu’à vous satisfaire touchant mes filles. Je vous dirai franchement qu’elles ne sont pas encore en âge d’être mariées, et qu’outre cela une mère amoureuse ne songe pas à pourvoir ses filles. Je sais bien que, selon vous, avec le talent du roi d’Éthiopie,

On pourrait plaire à plus de trois ;

mais, selon mon cœur, je ne souhaite point que vous plaisiez à d’autres qu’à moi. Ce n’est pas que j’aie rien à craindre de ce côté-là : car, comme je vaux bien deux douzaines de chiennes, je pense qu’il ne vous resteroit guère de chose, à vous qui, au plus, n’en pouvez aimer que cinq ou six à la fois.