Éditions du Devoir (p. 163-183).


Un Cénacle



Tout le vaste quartier qui s’étend au bord du fleuve, dans l’angle formé par les rues Notre-Dame et McGill, s’endort sous la pluie, par ce soir d’octobre. Il y a quelques heures, c’était l’animation, l’agitation et le brouhaha des camions, des automobiles, des voitures et des passants ; maintenant les négociants ont terminé leurs affaires, et l’on dirait une cité morte abandonnée par ses habitants. Seuls quelques matelots en goguette titubent à l’ombre des gratte-ciel, cubes de pierre énormes et solitaires, tandis que là-bas, les tramways lumineux filent avec un bruit de ferraille à travers les ruelles désertes.

On entrevoit, au hasard de la marche, dans la brume, le renflement sombre du mont Royal piqué de lumières, les tours simples de Notre-Dame, le vaisseau allongé et trapu de la nef. D’anciennes maisons de commerce exhibent des essais primitifs d’architecture, des façades à colonnes, des fenêtres en plein cintre, des chapiteaux effrités et mangés par le temps. Au bord de l’eau les entrepôts à céréales penchent leur grise et gigantesque silhouette sur le St-Laurent où reposent, massifs et indistincts, les navires à l’ancre.

L’asphalte noire et polie luit aux lueurs des réverbères, tandis que l’eau dégringole aux pentes des rues qui se nomment de l’Hôpital, de Brésoles, de St-Sulpice, du St-Sacrement, St-Éloi, Le Moyne, St-Paul, la place Royale ou la place d’Youville. Le vieux Montréal semble pleurer, par cette soirée humide, tout son passé de gloire et de chevalerie.

Deux adolescents s’en vont rue Notre-Dame. L’un est un collégien aux yeux naïfs, curieux, rapides à changer d’expression. À peine s’il a vingt ans. On devine en lui une libre flamme d’enthousiasme et l’ardeur pure de l’idéalisme. Il écoute son compagnon loquace, gros et court qui marche en se dandinant. La parole de celui-ci coule inlassablement et révèle qu’il est superficiel et ne saisit des choses que leur apparence et leur façade. Bon vivant, sans fiel, sans haine, il glisse sur la vie comme sur le courant d’une eau paisible et lente. Ce soir, il conduit son ami Gaston Beauchamp au Cénacle, au cénacle où la jeunesse se rassemble, remue les idées, s’enveloppe d’une atmosphère d’art, de joie bruyante, tapageuse, paradoxale et tourbillonnante. Il ne tarit pas sur les bons effets de l’échange des pensées et des sentiments, de toute cette effervescence mentale, tandis que Gaston écoute, impassible et froid d’extérieur, bien que le moindre mot ait d’incalculables répercussions dans son âme.

Ils pénètrent bientôt dans un immeuble à cinq étages occupé par des marchands et s’engagent dans un escalier étroit et tortueux aux marches usées. À chaque palier ils s’arrêtent pour reprendre haleine, et pour le plaisir de terminer leur débat. Maintenant ils atteignent les combles et entrent dans une longue et large salle mansardée et basse. C’est là que se réunit le cénacle, dans un décor original et étrange. La fumée des pipes et des cigarettes voile la lumière trop crue des ampoules électriques. On distingue cependant les poutres saillantes du plafond, les lambris sans peinture noircis par le temps et ornés çà et là d’une caricature, d’un croquis, d’un portrait ou d’une gravure découpés au hasard d’un album. Des fauteuils anciens et délabrés s’affalent misérablement et le piano ne montre que des touches jaunes et craquelées. Les lucarnes sont pleines d’ombre et paraissent bayer à la nuit.

Debout, assis, en groupes, ils sont là une trentaine d’adolescents et d’hommes mûrs, des visages hirsutes ou glabres, des yeux ardents, des gestes brusques, gesticulant, affirmant, s’interrompant et discutant avec passion et avec emportement. Après le silence et le calme de la rue c’est un tapage assourdissant. Gaston reconnaît beaucoup d’assistants à première vue, des poètes, des critiques, des journalistes à réputation déjà consacrée ; les autres sont d’obscurs comparses, des admirateurs ou des amis, de vagues intellectuels ou des curieux.

Son compagnon le présente à tous. La conversation diminue mais ne cesse pas. L’un lui tend la main, le regarde à peine et intercale un « enchanté de faire votre connaissance » dans une phrase qu’il dévide devant ses auditeurs ; l’autre murmure quelques mots en écoutant l’argument auquel il s’apprête à répondre. Deux individus qui parlent bas dans un coin, comme s’ils complotaient, se taisent à leur approche et ne se reprennent à chuchoter qu’après leur départ.

Le silence se fait tout à coup. Quelqu’un se lève et commence à lire un long travail intitulé : « L’humour chez les bêtes. » On s’attend avec plaisir à une causerie amusante, ironique et légère. Mais l’auditoire se refroidit à mesure que l’auteur avance : il manie trop lourdement le paradoxe, il manque d’imagination, de fantaisie ailée et de finesse d’esprit. Le développement est pénible, les idées sans grâce restent dans une gravité banale et outrancière. C’est un four complet. Les conversations reprennent alors en sourdine pendant que le conférencier continue, très grand, bien mis, avec des yeux bleus sans flamme qui disent la suffisance, le manque de tact, une prétention bête qui ne sera jamais désillusionnée.

Aussitôt qu’il a terminé, l’agitation reprend ses droits. Les exclamations, les rires, les déclarations se croisent. La fumée opaque avive encore l’éclat des yeux qui luisent et pâlit toutes les figures.

En arrière de Gaston, un poète aux mains fines et blanches, distingué, pâle et délicat, se lamente en termes choisis. Il a publié un volume de vers que la critique n’a pas respecté, ni le public admiré, parce que la puissance et l’originalité de l’inspiration n’emportait pas en leur courant les rimes riches et les mots sonores.

— Une seule chose manque aux littérateurs canadiens, dit-il, et c’est le public. Chez nous, il manque de raffinement et de culture et ne sait pas distinguer la vraie beauté. Il n’y a point de vrais intellectuels pour encourager les artistes et les poètes. Nous avons l’impression de nous remuer et de nous agiter dans le vide, tant nos actes ont autour de nous peu de répercussion. Nous sommes comme des chasseurs qui ne pourraient jamais savoir s’ils ont atteint leur gibier. Comment alors ne pas tomber dans l’apathie et le marasme ?

— Je suis de votre idée, ajoute un de ses interlocuteurs. Le vers libre scandalise nos gens autant qu’un crime moral, le seul mot de « symbolisme » les fait bondir et les apeure autant qu’une révolution.

— Et l’architecture, la peinture, la sculpture, la musique, qui en connait quelque chose ?

Et l’on fait des gorges chaudes sur notre indigence intellectuelle. On cite des cas d’ignorance dérisoire.

Naturellement, alors, se lève l’ennemi traditionnel de nos collèges classiques. C’est un avocat d’une taille moyenne, avec une moustache hérissée, roide, aux poils rares comme celles d’un chat. C’est l’homme de conversation qui pense en parlant avec faconde. Il n’a pas toujours le temps de peser ses idées ; poussé par le courant des paroles, il manque du recueillement pour approfondir, distinguer, limiter. Il fait des généralisations trop hâtives, bâtit d’énormes hypothèses sur des faits minuscules qu’elles écrasent. Rien de ce qu’il dit n’est entièrement faux ou entièrement vrai, le mensonge et la vérité nichent dans la même phrase, s’abritent sous le même mot.

— Pour moi, dit-il, notre système d’éducation est responsable d’une situation aussi désastreuse. On n’y enseigne pas les lettres, ni l’art, comme on devrait. On néglige les sciences. Les professeurs en sont toujours à Corneille, Bossuet et Racine. Pouvons-nous sortir de notre pauvreté intellectuelle sans un chambardement total ?

Là-bas, dans un autre coin de la pièce, Gaston voit un long individu jaunâtre aux cheveux roux et lisses, qui tient son interlocuteur par la basque de son habit, et darde sur lui le regard glauque de ses yeux verts.

— « Selon moi, s’exclama-t-il, Paul Fort est le seul poète de génie contemporain. Comment ?… Vous n’avez pas lu Paul Fort ? Mais c’est impardonnable. Si vous saviez quelle harmonie il y a dans ces phrases rythmées, animées d’un souffle puissant. »

Paul Fort lui bouche tout son horizon littéraire. Son esprit a des œillères qui l’empêchent de regarder ailleurs. Il trahit ainsi l’étroitesse de son intelligence qui ne peut goûter plusieurs genres de beauté, ou le manque d’étendue de ses connaissances littéraires. Une admiration laudative et prolixe qui s’enfle dans son cerveau occupe toute la place.

Un autre est féru de Marcel Proust qui contemple les moindres mouvements de son âme avec la patience et l’insistance d’un fakir, et explique ses émotions dans de longues phrases entortillées, mêlées, surchargées d’incidentes et qui ressemblent à une rivière dont le cours descendrait, monterait, ferait des boucles, des nœuds, des détours, sans jamais arriver au but. Il y a des enthousiastes de Péguy, de Rodenbach, de Paul Claudel, qui les ont découverts un jour, s’en vantent continuellement, comme d’une trouvaille géniale, et leur accorde tous les talents pour se justifier d’en parler ensuite toujours.

On sent le cénacle de toutes parts à certaines admirations communes, à certains ostracismes violents, à l’air de famille dans les tournures des esprits.

Les théories artistiques et littéraires les plus compromises et les plus incongrues ont cours, importées directement de Paris où elles font long feu sur les boulevards et dans les milieux Kamtchatka. Mais chez nous, dans une atmosphère intellectuelle appauvrie et raréfiée, dans des intelligences à moitié cultivées, sans la sève puissante et paradoxale qui peut leur donner une vitalité prodigieuse et momentanée, sans l’élan que leur impriment des génies dévoyés, incomplets mais certains, elles ont quelque chose de dérisoire, de misérable et de ridicule. Et les fruits qu’elles produisent sont racornis, ridés et pleins de cendre. C’est encore aux colonies que la France peut faire l’épreuve de ces nouvelles thèses artistiques : leurs résultats mauvais y sont plus tangibles qu’ailleurs, et démesurés.

Les discussions et les paroles bourdonnantes font un murmure sourd, un grondement profond, sur lequel se détache un éclat de voix plus aigu, un accent plus net et plus vibrant, une toux rauque. Un pamphlétaire dans un coin déverse des injures sur une école littéraire adverse ; on entend parler de la « sonorité creuse » de Hugo, avec un ton de dédain, pendant qu’un esthète joufflu, aux joues roses comme celles d’un bébé, plaide que la vie littéraire est impossible au Canada. Les thèses exagérées s’exaltent au contact les unes des autres, renchérissent, croissent comme en terre chaude. C’est une fermentation maladive des esprits, une excitation réciproque à la haine contre le bourgeois, ce philistin, ce crétin, ce cuistre. On saute à tout moment dans les extrêmes : l’un préconise l’exotisme pour régénérer notre littérature, un deuxième veut qu’on ouvre toutes grandes les écluses de la littérature française. On sent que chacun croit tout à coup, et pour quelques heures, que la solution qu’il suggère est infaillible et d’un effet certain si elle est appliquée.

Un jeune poète, cynique, qui gâche son intelligence par son caractère, à moitié gris, déclame sourdement, la cigarette au coin des lèvres : « Des Don Quichotte, des Don Quichotte échappés à la tutelle de leur Sancho Pança ! Des impuissants dont chacun se singularise par sa marotte ; l’un, les invectives, l’autre, les mots harmonieux, un troisième, par la violence et le tapage sur de vieilles caisses défoncées. Pourquoi ne pas améliorer l’auteur avant le public ? »… Ce serait peut-être commencer par le commencement. À nous tous, avons-nous produit un chef-d’œuvre, pour tant nous attrister d’incompréhension ? Nous n’avons pas l’échine assez forte.

Au premier échec et si bien mérité, nous nous retirons, amers et déconvenus, dans nos tours d’ivoire. Nos vessies sont crevées et nous nous mettons en deuil. Le premier insuccès nous brise aussi sûrement qu’une main de fer étreignant une poignée de roseaux. Avez-vous lu le livre de Dostoieski, La Maison des fous ? Vite un écriteau à la porte : « La maison des fous, La Maison des fous. »

Et Gaston entend toutes ces paroles, toutes ces déclarations, le tumulte et le bouillonnement des idées en effervescence. Il est calme et se maîtrise pour tout saisir et tout recevoir, l’esprit aussi ouvert aux idées qu’une porte à tous les vents. Mais le moindre mot excite en lui une ébullition de pensées et son âme énergique et jeune apporte à mesure contre ces poisons de vigoureuses réactions.

Il sort d’un collège de campagne où son éducation solide s’est faite lentement. Il a emmagasiné quelques dogmes, admis quelques principes, échelonné des admirations. Il a lui-même du talent.

Mais il ignorait entièrement cette diversité d’opinions, ces points de vue si disparates, toutes ces idées contraires à celles qu’il avait cru si bonnes. La révélation est trop subite. L’hiver le surprend sans son manteau. Voici qu’on bouleverse l’agencement de sa mémoire et de son intelligence, qu’on détruit l’ordonnance de ses connaissances, qu’on saccage tout, comme dans une maison livrée au pillage. En sortant, il ne sent plus rien en lui-même d’intact, son armature intellectuelle branle et se disjoint. Il est comme pris dans des sables mouvants, cherchant à se retenir à quelque chose de solide, à s’appuyer sur un étai. Mais ses raisonnements oscillent sur les principes qui s’écroulent, les échelons se brisent sous lui et il dégringole, d’une chute immense, dans le vide.

Maintenant il s’en va le long de l’Avenue Mont-Royal, dans le nord. Les dômes de la montagne sont noirs sur la nuit d’un bleu foncé. Les arbres bruissent sous le vent froid. Des maisons coiffées de vignes ou de l’ombre des grands ormes reposent sans lumières. Par échappées, il aperçoit des pans de la ville, des rangées de réverbères.

Montréal qu’il veut conquérir, Outremont, Westmount dans les feuillages, villas luxueuses étagées sur les pentes ! C’est le paysage grandiose qu’il a contemplé tant de fois du haut du belvedère. Le fleuve gris, la surface des lacs brillants perdus au fond de l’horizon, les prairies, l’étendue immense, la nature taillée pour le déploiement des ailes illimitées des rêves. Tout ce pays dilate et enfle son énergie, l’emplit d’une indestructible volonté, car il est formé pour le songe des géants. Et Gaston sent s’éveiller en lui la ténacité sans bornes, indomptable, triomphatrice et farouche, un désir planté jusqu’au fond de lui-même de vaincre la vie, de se vaincre lui-même et de tout emporter d’assaut.

Il marche dans la nuit silencieuse et sonore, goûtant avec autant de bonheur qu’un fiévreux la fraîcheur de l’air. Il souffre et est envahi d’un malaise. Il cherche une discipline et l’on détruit toute discipline ; il cherche des règles et on les méprise ; il veut que son intelligence soit ordonnée et docile afin d’augmenter sa puissance et l’on déprécie l’ordre ; il veut des modèles sûrs et les iconoclastes brisent toutes les idoles. Ses certitudes sont ébranlées et ses convictions intimes s’entrechoquent ainsi que de vieux arbres squelettiques sous un ouragan d’hiver.

Durant les jours qui suivent Gaston tente de recouvrir sa sérénité, et la paix des efforts accomplis avec joie. Mais les mauvais fruits ont souvent un goût de corruption délicieux aux goûts mal formés. Il est engagé, et presque malgré lui, dans des nouveaux milieux littéraires. Le déséquilibre de son esprit s’avère.

Il devient un des fervents des réceptions de Berthe Boisjoli, l’âme féminine du mouvement. D’une sensibilité un peu plus fine que le commun des jeunes filles, elle aime la poésie et le roman, mais surtout la gloire qui s’attache, par la parole ou par l’écrit, à des hommes célèbres, toute cette atmosphère de délicatesse, de sentimentalité et de raffinement du monde artistique où l’on est intelligent, spirituel et fin. Mais superficielle, trop légère et trop prise par le monde pour se perfectionner et s’élever, réduisant la littérature à l’étroitesse d’une mode, elle s’en sert comme d’un moyen social. Elle réfléchit les opinions, partage les idées, étale les préférences de la coterie qui la fréquente, incapable de découvrir elle-même une beauté d’auteur ou de formuler un jugement personnel. En passant par son esprit les arguments deviennent puérils, les pensées enfantines, et les admirations fanatiques et exclusives.

Éprise pour le moment de Pierre Loti et d’Albert Samain, qui décrivent d’angoissantes mélancolies ou d’ardentes amours dans un décor somptueux, Berthe donne de petits dîners orientaux. Tapis de perse, coussins ronds, tentures, draperies, aux couleurs éclatantes, poteries et potiches, cassolettes fumantes, où l’odeur du patchouli se mêle à celle de l’encens et de la rose, larges divans sombres, cimeterres damasquinées, rien n’y manque. Et dans ce salon à la Loti, où se débitent mièvreries et marivaudages, elle sert le thé aromatisé dans de fines porcelaines, passe à la ronde les sucreries parfumées dans des vases exotiques. Elle glisse, élégante et discrète, dans des toilettes luxueuses et magnifiques, les cils et les sourcils peints, les yeux noirs caressants et doux.

Gaston vient souvent. De tempérament très artiste, il ne peut s’empêcher d’aimer la douceur de ce luxe, la couleur des tapisseries, les étoffes précieuses et les bibelots fragiles. Et Berthe garde de ce décor où elle se montre un peu de la poésie orientale, un peu du charme des poètes frénétiques qui ont célébré la Perse, la Turquie, le Japon, les pays de lumières et des choses graciles. Et Gaston ne sait pas toujours bien s’en défendre.

Mais la compagnie qui se rassemble autour de la jeune fille dissipe à mesure l’enchantement. Gaston rencontre toujours là des chanteuses renommées de concert, qui forcent leur naturel simple et bon pour imiter les cabotins dans leurs manières et leurs plaisanteries ; des acteurs importés, toute une population aux mœurs inquiétantes. Il voit quelques uns de ces revenus de Paris qui n’ont remporté de là-bas que de nouvelles prétentions, des tics de langage, et des diplômes véreux. Un pianiste amorce la clientèle en s’intitulant l’élève d’un maître célèbre, lorsqu’il en a pris deux ou trois leçons tout au plus. Un médecin est « des hôpitaux de Paris, » qui n’a rendu que sept ou huit visites à un hôpital au cours d’un passage court et tourmenté. Un professeur s’enorgueillit d’un parchemin de la Sorbonne obtenu à des cours de français donnés à des Russes, des Anglais, des Roumains. C’est une falsification ridicule qui déprécie la bonne marchandise, entreprise pour s’attirer des chalands ou la considération, par de petits rastaquouères qui font profession de libre-pensée, ou s’émancipent avec tapage. Des jeunes filles même suivent de tels exemples. L’une d’elles, échappée à la tutelle de parents aussi imbéciles que bons, singe des mœurs d’artiste et s’écrie à tout propos : « Il faut avoir du tempérament, il faut avoir du tempérament. »

Leur suffisance met Gaston mal à l’aise. Son âme sincère, vibrante et vraie reste irréconciliable aux choses. Il ne peut s’habituer à endurer sans révoltes. Le dégoût éclipse pendant des jours entiers son affection naissante pour Berthe, qui s’abaisse en telle compagnie ; puis il revient de nouveau.

Gaston travaille, en même temps. Il n’a rien produit encore, mais il est triste de ce qu’on n’ait pas déjà distingué en lui tous ses talents, favorisé leur épanouissement, aidé sa carrière. Il récrimine à son tour contre le public. Il s’essaie à la poésie exotique, balance des palmes, et fait fuir de blanches et graciles gazelles sur le sable d’or des déserts. Il exhale des plaintes douloureuses sur lui-même. De belles phrases émouvantes coulent de sa plume, mais détachées, et qui n’entrent dans aucune œuvre où il y ait le moindre plan, la moindre idée générale. Il voudrait quelquefois hurler comme un fauve pris dans un filet, comme un athlète étouffé sous une chape de plomb, tant il devine en lui-même de troubles, de forces impuissantes à créer, et qui se débattent sans s’affranchir. Il secoue ses entraves et ses lisières, il s’endort dans la fatigue ; puis au réveil c’est toujours cette sensation d’emprisonnement, morne et angoissante, cette tentative de faire sauter l’éteignoir qui l’aveugle, de se libérer, de se lancer à pleine vitesse dans les sentiers merveilleux de la vie.

Un jour il entre dans un musée. Tout au fond un mauvais moulage craqué et jauni saisit le regard dès l’arrivée. Gaston le remarque vaguement. Absorbé par des statues plus rapprochées, il examine avec lenteur et paresse, laissant ses yeux savourer la perfection des belles formes réalisées. De temps en temps il jette les yeux là-bas, puis regarde ailleurs. Il s’approche, comme fasciné. Puis il se trouve à côté, et, tout à coup se tourne vers elle.

Elle est là devant lui, l’écrasant de sa grandeur surhumaine, l’incomparable statue, la Victoire de Samothrace. Il l’examine d’abord en détail, les plis du vêtement flottant, le torse souple et fort, l’attitude des membres. Une émotion l’envahit. Il la voit toute maintenant, d’un coup d’œil. La victoire ? Oui, c’est bien elle, la vierge superbe et farouche, c’est elle, arrêtée tout à coup dans son élan formidable, dans sa course furieuse et éperdue, pour emboucher la trompette énorme, sonner au-dessus des mers et du monde, le cri de victoire triomphal, retentissant et immense, pour clamer jusqu’au fond de l’horizon la bonne nouvelle. Toutes les fibres tendent vers cette sonnerie de vainqueurs, tous les coups de ciseaux révèlent la joie tumultueuse tandis que les ailes frémissantes sont relevées pour se rabattre avec une violence qui l’élèvera jusqu’au ciel. Oui, c’est elle la victoire figée dans le marbre blanc, avec un tel mouvement, une vie si puissante et si tragique, une vigueur si mâle, que l’on sent passer en ses nerfs, à la contempler, la folie du triomphe. D’autres artistes, plus tard, s’essaieront au même sujet, mais sous la force du même sentiment intérieur, leur héroïne aura la crise d’hystérie qui tord les nerfs et déforme la bouche ; elle ne sera pas de taille à le porter en soi sans faiblir et sans grimacer, sans voler en éclats, comme une argile trop fragile.

Et Gaston se tient en face de la déesse. Il admire ces vieux maîtres de l’humanité qui ont su exprimer l’infini sous une forme finie, rendre la plus violente émotion de l’âme sans obscurité et sans recherches ; comment ils n’ont pas laissé leur ciseau trembler sous la vibration de l’enthousiasme intérieur, et comment ils l’ont maîtrisé et contenu avec une force indomptable. Il est étonné par cette vigueur, surpris par cette fougue et cet emportement de l’inspiration, par cette simplicité à saisir un grand thème pour le rendre ensuite avec une maturité, une énergie, un particularisme éclatant, robuste et sain.

Gaston se tait. Ses sources, au dedans de lui-même sont libérées. Il les sent jaillir comme le sang qui gicle d’une veine coupée. Les vieilles règles s’affirment en lui. Il a le sentiment d’entrer dans un monde plus grand, plus clair, plus pur où l’équilibre de l’esprit occupe le trône, où la lumière baigne tous les paysages, et chasse les ombres, où l’on cherche la justesse de l’intelligence comme le plus précieux trésor et la discipline de la sensibilité ; dans un monde où l’on ne bâtit pas les chefs-d’œuvre à la manière barbare, en entassant les métaux précieux, à l’aventure, mais où l’idée et la conception ont une valeur primordiale qui emporte le reste avec elles. Il apprend que l’être humain, seul, est faible et débile, et que c’est en communiant aux forces plus vastes que la sienne, la nature et le peuple, en laissant les échos de leurs voix se répercuter en échos infinis au fond de son âme, en les épurant, les clarifiant, les exprimant pour dégager leur ampleur qu’il atteindra aux chefs-d’œuvre immortels. Et pour que les exaltations populaires ne fassent point éclater et ne brisent point son âme, pour qu’elles ne fassent point trembler son stylet et changer sa voix en sanglots, ou en mots inarticulés, il a besoin lui aussi d’héroïsme, de courage et d’une volonté toute puissante.

Et Gaston s’en retourne, l’âme purifiée, après avoir reconquis le plus grand don des artistes et des écrivains : la sérénité et la paix intérieure. Il a rejeté de lui-même ainsi que d’inutiles scories, l’apitoiement sur sa destinée, les théories qui le retenaient prisonnier, toutes les doctrines qui alourdissaient son élan et empêchaient son essor. Après avoir vomi les aliments indigestes, sa jeune nature reprend son mâle équilibre et il se met au travail avec un esprit calme.