Librairie Beauchemin, Limitée (p. 85-87).

Combat singulier


[Relation véridique de l’affaire sensationnelle qui s’est déroulée à l’encoignure des rues Saint-Paul et Saint-Pierre, en la ville de Kébec, le … juin 191… — Pour faire suite aux Histoires Extraordinaires d’Edgar Allan Poe.]


Pierre Bégin, un solide gaillard de Stokane, s’en venait, ce jour-là, dans la rue Saint-Paul, transportant sur son baquet une tonne de mélasse qu’il était allé chercher à la Quebec Preserving et qu’il devait livrer chez Bussières, au marché Finlay.

De son côté, Emmet O’Brien, un colosse irlandais du Cap Blanc, conduisait vers le quartier du Palais, en suivant la rue Saint-Pierre, un banneau chargé de 975 livres de charbon.

On a compris, si l’on connaît le moindrement la Basse Ville, que les deux charretiers s’en venaient en sens inverse, c’est à-dire à la rencontre l’un de l’autre.

Arrivés à l’endroit précis où s’aboutent à angle obtus les deux rues, soit maladresse de part ou d’autre ou de part et d’autre, soit fausse manœuvre des chevaux — on ne sait au juste à qui ou à quoi attribuer la faute — les deux lourdes charges se tamponnèrent avec le résultat que voici : la tonne de mélasse, sous le contrecoup imprimé au baquet, fut projetée hors des limons et donna violemment contre le banneau dont un essieu se rompit. La conséquence fut que s’épandit sur la chaussée une noire confiture faite de sirop de mélasse et de baies d’anthracite.

Prompts comme l’éclair, les deux charretiers avaient sauté en bas de leur charge et se dirigeaient l’un vers l’autre. Voici exactement comment les choses se sont alors passées :

Bégin et O’Brien (parlant tous deux à la fois) : I am sorry, my dear sir… Je suis fâché, mon cher ami… The fault is all mine… J’aurais dû faire attention…

Puis alternativement :

O’Brien : I should have known better

Bégin : Mais pas du tout, c’est stupide de ma part…

O’Brien : I cannot let you take the blame.

Bégin : Je vous dois des excuses.

O’Brien : I must apologize for acting like an ass.

Bégin : Ai-je été assez gauche, je vous le demande ?

O’Brien : Of course, I will make good your loss.

Bégin : Il ne me reste qu’à vous indemniser.

O’Brien : Here is my address.

Bégin : Voici ma carte.

Les deux hommes échangent de cartes, se donnent une vigoureuse poignée de main, remettent chacun son chapeau et prennent congé après un dernier salut cordial.

Bégin : Cet incident m’aura toujours valu le plaisir de faire votre connaissance, Monsieur Briand.

O’Brien : The honor is all mine, I can assure you, Mister Bayjaw.