Librairie Beauchemin, Limitée (p. 47-56).

Ce capitaine_________
_________Jacques Cartier

Les historiens et les chroniqueurs, ayant moins de susceptibilités à ménager que les reporters, sont, moins que ceux-ci encore, astreints à la discrétion, vertu désuète qui n’a plus cours dans les milieux à la page. C’est dire que nous n’avons pas à nous disculper du reproche d’indélicatesse que pourraient s’aviser de nous faire certaines gens démodés et rétrogrades, si nous livrons au public le texte même d’une conférence prononcée, il n’y a pas très longtemps, par le chef huron Amphi Gourri, à Nouvelle-Lorette, devant l’Association Nigog qui se propose de ramener à la vie normale les blancs dénaturés par des siècles de civilisation.

Cette causerie, à défaut de mérite littéraire, comporte, comme on le verra, des aperçus originaux, des renseignements inédits qui nous reposeront du chauvinisme à jet continu, du terne délayage et des sempiternels sentiers battus, chers à la plupart de nos historiens.

Je supprime les salamalecs et vous expose le document tel quel :

Qui a découvert le Canada aux Européens ?

Il est plus difficile qu’on ne croit de répondre à cette question. Elle comporte, à mon avis, un problème dont la solution dépend de certaines contingences qu’il conviendrait tout d’abord de mettre au point.

Quatre hommes réclament le mérite ou l’honneur de cette découverte : Cortereal, Verazzani, Cabot et Cartier.

On peut, sans plus de discussion, éliminer Verazzani qui paraît avoir croisé sur les côtes de l’Atlantique en simple amateur.

Cortereal est un candidat plus sérieux, quoique ses titres soient un peu précaires et, au mieux aller, simplement éventuels. On lui concède, en effet, la découverte de Terreneuve. Il s’ensuit que tant et aussi longtemps que les Terreneuviens ne jugeront pas opportun de faire partie du Canada, ou tant que le Canada n’aura pas annexé Terreneuve, on ne pourra pas dire que Cortereal a découvert notre pays.

Restent Cabot et Cartier à se disputer la palme. Cabot a abordé sur la côte du Labrador en 1497 et Cartier a débarqué à Hunguedo ou Gaspé en 1534.

S’il ne s’agissait que de dates, les concurrents seraient donc vite départagés, mais là n’est pas la difficulté. Il s’agit de savoir, comme dans le cas de Cortereal, si le littoral du Labrador, découvert par Cabot, fait partie du Canada ou bien de Terreneuve. La question est justement à se débattre devant les tribunaux et il serait malséant de la discuter ici[1].

Il reste donc ceci que, jusqu’à plus ample informé, il convient de considérer Cartier comme le découvreur du Canada, réservant aux Cabotchons de faire valoir ultérieurement leurs droits et titres, si lieu il y a.

De quelque parti qu’on soit, il faut rendre cette justice à Cartier que, pour être venu en Amérique sur le tard, il y a mis plus de persistance et d’esprit de suite que ses prédécesseurs : à preuve ses trois voyages et ses séjours prolongés. C’est même depuis les tentatives répétées de ce fils de la Bretagne qu’on dit : têtu comme un Breton.

Le premier voyage de Cartier date de 1534. On peut dire de ce voyage que c’est du temps perdu. Cartier était parti un peu au petit bonheur, sans trop savoir où il allait. Il aborda à Gaspé en juillet, le 13, date fatidique. Apercevant, sur le rivage, un arbuste couvert d’une baie rougeâtre appétissante, il s’avisa d’en goûter, ce qui le fit transpirer abondamment. C’est pourquoi il la nomma baie des chaleurs.

Mais Cartier, constatant qu’il n’était pas chaussé pour un long séjour, remit bientôt à la voile après avoir pris possession de la nouvelle contrée sans plus de sans-gêne et comme font d’un objet trouvé les gens peu scrupuleux. Pour donner à son « raid » couleur d’altruisme évangélique, il érigea une croix de trente-cinq pieds de hauteur.

Comme on le voit, ce premier voyage de Cartier fut, en somme, une excursion de pêche. Et comme ça mordit, il revint l’année suivante. Parlons de ce deuxième et principal voyage.

Par un matin ensoleillé du mois de mai 1535, le sieur Jacques Cartier s’embarquait à Saint-Malo, beau port de mer. Histoire sans doute de tromper l’ennui de la traversée, il emmenait avec lui la grande Hermine qui, pour sauver les apparences, se fit accompagner de sa cadette. L’une et l’autre passaient pour volontiers prendre l’amer : de là l’Émérillon !

Comme la flottille était en vue de nos côtes, une saute de vent faillit mettre à mal la petite Hermine qui, selon son habitude, se mit à donner du bec. C’est la première fois que se faisait sentir l’influence de ce « gulf stream » découvert une trentaine d’années auparavant par un nommé Christophe Colomb qu’il ne faut pas confondre avec l’inventeur du bacille de ce nom. Il était temps qu’on abordât, car la grande Hermine, comme la petite du reste, commençait à éprouver le besoin de faire de l’eau, si rapide qu’eût été la traversée.

— Tiens, tiens, dit Cartier à Philippe de Rougemont, je crois que nous allons avoir un grain !

Il ne se doutait pas — un découvreur doute-t-il de quelque chose ? — il ne se doutait pas, en prononçant ce mot, que le pays qu’il allait explorer devait en produire des millions de quintaux de grain, au point d’être appelé le grenier du plus grand tant-pire « that the world has ever known » ! Mais n’anticipons pas.

Le 10 août 1535, Cartier entra dans la baie qu’il appela Saint-Laurent. Ce nom s’étendit, par la suite, au golfe qui n’est que l’évasement de cette baie, au fleuve qui y débouche et même jusqu’au boulevard qui sépare en deux l’île de Montréal, ce qui permet aux insulaires de s’orienter et les partage en deux catégories : les gens cossus, à l’ouest, et les gueux, à l’est.

Il longea l’île d’Anticosti et s’engagea dans ce que son récit décrit un fleuve « majestueux ». Le mot a, comme on sait, fait fortune !

Le 7 septembre, Cartier débarquait à l’ « isle ès couldres » où il entendit la messe. Certains historiens affirment que c’était la première qu’on célébrait au pays ; d’autres soutiennent qu’il y en eut deux de célébrées antérieurement : l’une, le 11 juin, à l’endroit appelé Vieux Fort, sur la côte nord, et l’autre entre la côte nord et… le 6 juillet. Mettons qu’il y eut trois premières messes, ce qui n’est pas trop pour un pays catholique comme le nôtre, et n’en parlons plus.

Le 8 septembre, le capitaine, continuant à jouer des couldres, reconnaît l’île Bacchus qu’il apercevait pourtant pour la première fois. La saison des fraises étant passée, on se dédommagea sur le raisin qui y était abondant. On but du jus de la treille que ce fut une vraie ribote, comme l’on disait jadis. C’est dans cette circonstance que Cartier, un peu éméché, composa sa fameuse chanson « Ô Canada ! mon pays, mes amours ! ».

Le lendemain, l’équipage, comme on le conçoit, « avait la gueule de bois », dit la chronique. Un chef sauvage du nom de Donat Kona vint de la côte reluquer ces visiteurs et à la vue de leurs binettes, s’écria : « Quels becs ! » De là le nom de Kébec donné par les blancs à la bourgade dont Donat Kona était le maire.

Enfin, le 14 septembre, Cartier entra dans une rivière qu’il nomma Sainte-Croix. Chose étrange, ce cours d’eau a disparu par la suite. Dans le même lit coule aujourd’hui la rivière Saint-Charles.

Comme il n’y avait pas alors d’escalier de la basse à la haute ville, Cartier grimpa amont la côte jusqu’au faîte, endroit que tous les poètes ont par la suite appelé si originalement un « altier promontoire ».

Le navigateur malouin, dans la relation qu’il a laissée de ce voyage, loin de s’emballer sur la beauté du spectacle qui devait alors comme aujourd’hui se dérouler à la vue, est d’une sobriété camélienne.

On chercherait en vain, dans son récit, les mots « panorama », « grandiose », « féerique », « ineffable », etc. Peut-être n’a-t-il pas trouvé, dans le vocabulaire restreint de cette époque, de mots pour exprimer son admiration.

Du reste, il avait bien d’autres chats à fouetter. L’évangélisation des infidèles, telle était l’unique fin de ce vaillant croisé. Toutefois, il s’intéressait plus à la conversion des Chinois qu’à celle des Hurons et des Iroquois et c’est en vue d’aller Cathaychiser les fils du Céleste Empire qu’il continua sa route encontremont. Il avait entendu dire que, en poussant dans cette direction, on pouvait atteindre l’Asie. S’il fallait se fier à tout ce qu’on entend dire !

Au lieu d’aborder à Pékin ou à Canton, il aboutit à Hochelaga où il fit l’ascension de la montagne qu’on peut voir encore de nos jours, les naturels du pays ayant eu le bon esprit de la conserver à peu près intacte.

Nous n’insistons pas sur ce voyage à Montréal, nous proposant d’en faire le sujet d’une prochaine conférence.

Un mois après cette excursion, Cartier était de retour à Kébec où il résolut de passer la morte saison. C’est le propre d’un navigateur de faire des embardées !

L’hiver, cette année-là, fut particulièrement « toffe », comme on disait dans le dialecte breton.

Non seulement le pain, le vin, mais le logement et le vêtement, tout, tout vint à manquer et il fallut se débrouiller, c’est-à-dire compter sur Dame Nature aussi généreuse à ses enfants bien nés qu’elle est chiche à ses fils dénaturés. À la gêne se joignit le ressentiment des indigènes offusqués par le cynisme de ces Européens qui s’installaient ici comme chez soi.

Pour parer aux éventualités, les matelots construisirent un fort de palissades.

Sur ces entrefaites, se déclara le mholera scorbus qui décima l’équipage. Cartier se hâta d’aller consulter le docteur Wawarré qui avait sa clinique rue Sainte-Ursule, va sans dire. L’homme de l’art prescrivit ce que le codex huron dénomme « annedda ». C’était une manière de sirop à la gomme d’épinette assez semblable à celui que nous vendent les apothicaires, à cette différence près qu’il contenait de l’authentique gomme d’épinette et non de la teinture de benjoin composé.

La Faculté finit par triompher du mal, mais pas avant qu’il eût emporté quelques douzaines de Français qui, avec la gentille petite Hermine, ne devaient pas revoir le ciel de France.

Aussi, de bonne heure, le 6 mai au matin, beau temps, mauvais temps, Cartier remettait à la voile.

Pour prouver au noliseur Franciscus Primus que lui, Cartier, était bel et bien venu au Canada, il enleva par surprise le maire Donat Kona et deux de ses collègues et les amena en France. Les malheureux serviraient de mascottes à l’expédition et de sujet à un ouvrage de Chateaubriand. Les touristes en quête de souvenirs ou de mémentos ont de ces caprices, paraît-il.

Je ne sais comment on qualifiait à cette époque cette façon d’agir, mais aujourd’hui, ça s’appelle une infamie ou, vulgairement, un tour de C…artier ! Autant le dire que le penser.

Cette saleté est contemporaine de la ronflante maxime : tout est perdu, fors l’honneur !

Vos malheureux ancêtres, habitués à danser en rond, durent, en France, régler leurs pas sur l’allure fignolée du menuet ou d’autres mesquineries chorégraphiques qui y étaient à la mode bien avant Paul-Louis Courier. Non, mais voyez-vous votre ancêtre Donat Kona en gigolo ! C’est dire que, au bout de deux ou trois ans, ils succombèrent à une attaque de civilisation aiguë. Fort heureusement, la Belle Ferronnière avait eu l’humanité de les faire baptiser !

Cartier crut se laver devant l’histoire de cette souillure en faisant un pèlerinage au sanctuaire de Notre-Dame de Rocamadour. Ja(ma)cques Cartier revint au Canada en 1541. Aux Stadaconais qui s’enquéraient de Donat Kona et de ses compagnons, le navigateur répondit, sans sourciller, qu’ils avaient fondé des foyers en France et qu’ils y florissaient tellement qu’il n’avait pu les persuader de revenir au Canada.

L’expression n’est peut-être pas strictement parlementaire, mais il n’y a pas à dissimuler que le distingué découvreur mentait comme un arracheur de dents. Au surplus et bien que les journaux ne fussent pas répandus alors, il finit par être lui-même découvert et il n’osa jamais plus se remontrer dans nos parages.

Mais à quoi bon s’attarder plus longtemps aux faits et gestes d’un homme dont la personnalité, en somme, n’est pas très reluisante, dont le principal titre à l’attention est plutôt précaire et dont la renommée de premier occupant, demain peut-être éclipsée par Cabot sacré découvreur par autorité de justice, s’évanouira dans l’oubli comme une vaine fumée…



  1. Cette conférence a évidemment été donnée avant que le Conseil Privé attribuât à Terreneuve le littoral dont il est question.