Librairie Beauchemin, Limitée (p. 31-36).

Le Parlement


Autrefois, le Parlement siégeait alternativement à Kébec, à Montréal, à Kingston et à York, sorte d’expédient en vue de composer les exigences ou revendications des partis ou de concilier les rivalités des provinces. On recherchait d’ores et déjà l’honneur, on convoitait l’avantage d’être la capitale. Le pacte fédératif de 1867 ayant doté chacune des provinces des divers pouvoirs constitutionnels dans les limites de leurs attributions particulières, les parlements fédéral et provinciaux sont devenus sédentaires.

Kébec est le siège du gouvernement de notre province. Je sais que vous vous en doutiez et si je prends la peine de rappeler le fait c’est qu’il est d’une importance… capitale non seulement dans la physionomie de la ville mais aussi dans la complexion de ses habitants.

Pour peu qu’on veuille observer, on ne peut pas ne pas saisir la nuance de dédain avec laquelle les Montréalais parlent de la « vieille » capitale, avec un accent péjoratif, une petite moue dégoûtée. C’est comme s’ils disaient : la vieille radoteuse.

Raisins verts ! Les Pères de la Confédération ont trouvé que la vieille avait assez de jugeote et de dignité pour lui conférer cette distinction et la faire dépositaire de l’arche sainte de nos libertés essentielles.

Des farceurs qui, incapables d’émettre des idées, se paient le facile succès de monnayer des mots, ont dit du Parlement que c’est la plus importante industrie de Kébec. Il est certain que le Parlement donne de l’emploi à des milliers de mains, à des centaines de bouches et à quelques têtes. Il recrute une bonne partie de la population urbaine fixe (les fonctionnaires et leurs familles) sans parler de l’apport intermittent des politiciens, des coulissiers et autres pérégrins qui, attirés par cette force centripète qu’on appelle la politique, viennent s’y régénérer à tout le moins une fois l’an.

Certes, le point de vue ne manque pas d’intérêt mais, Dieu merci, ces considérations sordidement utilitaires ne sont pas dignes de retenir l’attention. Le Parlement, c’est mieux qu’un débouché pour notre industrie nationale du papier, c’est autre chose qu’une usine de bills, de chartes et de lettres patentes. La malveillance affirme qu’on y cuisine les volontés des morts selon les caprices gastronomiques des vivants, qu’on y joue des niques aux tribunaux, qu’on y bazarde le domaine public au petit bonheur. Évidemment, la calomnie jamais ne désarme : et plus l’arbre est chargé de fruits et plus il reçoit de pierres.

Au Parlement, qui parle ment, a dit un quelconque cerveau brûlé qui n’a peut-être pas même jamais été candidat. Si la fortune avait voulu que vous fussiez « né à Québec », sans doute eussiez-vous compris la grandeur du Parlement à cette tirade cornélienne de l’honorable Exubert Maderleau, l’éloquent ministre du Placotage, lorsque, la main posée en travers de son plastron, il s’écriait : « C’est sur le rocher du vieux Kébec, c’est au Parlement qu’arde dans toute son intensité le feu sacré du patriotisme qui embrase l’âme de nos chefs, que flamboie dans tout son éclat la torche qui éclaire notre marche vers nos destinées ethniques. Le Parlement, c’est le théâtre où se déroule notre grand drame historique. C’est l’arène où de valeureux gladiateurs livrent le bon combat pour nos institutions, notre langue et nos lois. Le parlement, c’est le boulevard de nos libertés. Le parlement, c’est le gynécée fécond où s’opère la gestation de notre droit civil, où s’enfante l’avenir de notre peuple !… »

Ah ! l’inoubliable ovation qui accueillit, dans la galerie de la Chambre d’Assemblée, cette envolée grandiloquente, cette péroraison gynécologique ! L’auditoire électrisé trépignait d’enthousiasme, menaçant de faire crouler les murs de l’enceinte.

Moi qui vous parle, moi qui assistai naguère à quelques séances où l’on discutait le bill des Montreal Tramways, j’ai senti au tréfonds de mon être l’auguste mission que remplit le Parlement pour la régénérescence de la race et il me semble que j’ai dû garder au front un peu de l’auréole qui illuminait Moïse à sa descente du Nébo quand furent promulguées les tables de la loi. J’ai aussi l’impression d’avoir, quelques instants, coudoyé les Hellènes qui, aux heures de détresse nationale et de calamité publique, se réfugiaient à l’Acropole où brûlait le feu cosmique allumé par Orphée, et exoraient Olympia de rédimer la patrie de l’asservissement spartiate !

On a dit que c’est au Parlement que s’exerce le sacerdoce législatif. Or, sacerdoce fait présumer célibat qui, à son tour, — faut être charitable — suppose chasteté. Je ne veux nullement insinuer que le Parlement est homosexuel, mais me borne à constater que nous n’avons pas de législatrices, que le Parlement est un « no woman’s land ». On estime, apparemment, que le fils idiot d’une mère intelligente est plus idoine qu’elle pour légiférer.

Écoutez l’argument péremptoire, sans réplique, qu’apportait au débat sur le vote des femmes, à la dernière session, le fougueux[1] tribun Sam. Demange, député de Kébec-Nord : « Les redoutables fonctions législatives requièrent trop de virilité, d’endurance physique aussi bien que de maturité d’esprit, pour convenir à de frêles et délicates créatures. La main qui tient le fuseau ne saurait porter la masse ; cette blanche main se maculerait au contact de la verge noire ! »

Arène, Boulevard, Gynécée, le Kébécois est bien persuadé que son Parlement est tout cela ; mais il le vénère encore comme un Panthéon où toutes nos gloires nationales ont figuré. Il faut évidemment tenir compte du cadre, de l’ambiance. Comment ne pas voir dans le Parlement un véritable symbole, dans cette cité où la mince couche d’humus qui recouvre le rocher est faite de la poussière de nos héros historiques. Et c’est sans nul doute par respect qu’on n’a pas bougé depuis des siècles et qu’on se tient autour du Parlement dans une attitude sculpturale : Sta, siator, heroes calchas !

De vrai, le Parlement ne serait plus le même s’il sortait de son cadre kébécois. Et pourtant, s’il fallait, ce qu’à Dieu ne plaise, qu’un incendie détruisit le Palais législatif et qu’il fût question de reconstruire à Montréal, au parc Johanna Mancevitch, par exemple !… Je n’en dis pas davantage tant cette conjecture paraît sacrilège. Vous pouvez être sûrs qu’il y en aurait du chichi et du parlement chez la grande Hallé.

Guette, Montréal, guette qu’on t’en donne des petits couteaux pour les perdre et des parlements pour les brûler. Ça n’est pas de sitôt qu’on oubliera 1849 !

Aussi, n’ayez crainte, le guet fait bonne garde. Dormez, habitants de Kébec, à l’ombre de votre Parlement. Il est neuf heures, la nuit est calme, tout va bien. Reposez en toute sécurité et qu’aucune alarme ne dérange votre placidité ; vous aurez, demain encore, votre Parlement. Dormez !



  1. Note de l’éditeur : Nous avons rétabli le texte ; dans les premiers cinq mille exemplaires, le typo nous fait dire « fouilleux ».