Librairie Beauchemin, Limitée (p. 163-170).

Chair du mollet


Une jeune lorette, native de l’Isle-aux-Grues, plus hydrogénée que gênée, morigénait, un jour, mon ami Eugène en ces termes :

— C’est singulier, mais on dirait que c’est lorsqu’ils sont devenus chauves que les hommes ont le plus de toupet.

Cette entrée en matière — on dirait plutôt une sortie ! — faisait présager, à l’adresse du sexe soi-disant fort, une mercuriale où nous pouvions bien écoper, Eugène et moi. Personnellement, je ne me sentais aucun tort vis-à-vis de la jeune personne, mais je me demandais si le brocard qu’elle venait de lancer, entre deux bouffées de cigarette, ne préludait pas à une pouille en règle pour mon ami.

Je savais la jeune femme d’humeur vive et pétulante et la tête près du bonnet — éveillée comme une potée de souris, m’avait souvent dit Eugène — et je redoutais quelque chichi, ne me souciant nullement de voir braqués sur notre trio, assis au Rond-de-Chêne si passant, les regards narquois et potiniers des badauds.

Eugène, heureusement, connaissait le tabac. Je savais qu’il ne regardait pas, lorsqu’il se sentait le moindrement coupable, à apaiser la colère de son amie en se laissant manger la laine sur le dos par les gentilles quenottes de Régine. Au surplus, il était accoutumé à ces sautes d’humeur chez elle. Aussi, lorsque l’orage grondait et qu’il sentait venir l’averse, il manœuvrait en conséquence, tendait ses voiles selon le vent.

— Qu’entends-tu par là, se contenta-t-il de répondre, en accueillant d’un sourire flatteur le bon mot de son amie.

Un sourire, un compliment, un bout de madrigal, n’en faut souvent pas davantage pour dissiper les petits orages féminins, composer les querelles d’amoureux, conjurer des périls ménagers.

Ce malin d’Eugène savait bien que son amie avait sur le cœur des choses qu’elle brûlait de dire. En lui servant d’auditoire, il s’attirait ses bonnes grâces, désarmait son courroux. Il mettait le pied sur la pédale douce, suivant une de ses expressions. La manœuvre était évidemment la bonne.

— J’entends par là, commença-t-elle, heureuse de pouvoir donner libre cours au ressentiment qui faisait frémir les lobes de ses narines comme des alules palpitantes, j’entends par là que j’arrive d’un bridge où j’ai dû subir, une heure de temps, le radotage d’un vieux ragotin qui avait encore plus de cheveux que de cervelle bien qu’il ne lui restât plus de gazon sur le caillou. Si tu l’avais entendu chiner tout le monde, faire son dégoûté et soutenir que la Kébécoise, si charmante qu’elle soit, laisse à désirer au physique !

— Toujours, toujours les raisins verts !…

— Imagine-toi qu’il a prétendu que la Kébécoise est non pas petite, ce qui peut fort bien être un compliment, mais qu’elle est courte, tassée, boulotte. Encore un peu et il disait : basse sur pattes !

— Et personne ne lui a imposé silence à ce mufle ?

— Que veux-tu ? Ça n’est pas d’aujourd’hui que l’étranger paie en suffisance les égards de courtoisie et de déférence que lui témoignent les Kébécois. Naïfs que nous sommes ! Avec ça que le bonhomme est un mamamouchi quelconque du monde officiel autour de qui on faisait cercle et dont les rosseries étaient acceptées comme des mots d’enfant terrible. Peut-être est-il en enfance ! Je comptais toujours voir Esther ou Marie-Mathilde lui river son clou, mais non, elles minaudaient toutes deux à qui mieux mieux comme si on les eût muguetées. Peut-être en tiennent-elles l’une et l’autre pour lui.

— Mais Irène n’était donc pas là avec ses 5 pieds 10 pouces et sa sveltesse ?

— Ah ! fais-moi grâce de cet échalas… Toujours est-il que M. Mistenflûte — un vieux nabot au teint violacé avec des gros doigts de saucisse Couillard — s’est permis de passer la Kébécoise en revue de la tête aux pieds. Je te dis que si ça n’avait été du respect qu’on doit aux vieillards, je te lui aurais dit son fait.

— Phryné avait une façon autrement éloquente de convaincre les sceptiques. Il paraît qu’elle se laissait voir à ses juges dans toute sa splendeur, sans voile et sans artifices. Ah ! les magistrats de ce temps-là ne devaient pas s’embêter.

— Oui, mais à quoi bon donner des noisettes à qui n’a plus de dents… Il est vrai qu’on dit qu’un vieux four est plus facile à chauffer qu’un neuf.

— C. Q. F. D.

— C’est quoi ?… Je t’en prie, sois convenable, hein ?

— Et qu’a-t-il dit encore, le vieux coquard ?

— Il a déclaré que l’un des plus importants éléments de la beauté chez la femme ce sont les jambes et qu’il n’y a rien de si rare à Kébec qu’une belle paire de jambes ou qu’une paire de belles jambes.

— Jambée comme tu l’es, que ne lui as-tu prouvé le contraire ; il aurait été épaté.

— Ah ça ! tu t’imagines qu’il se prive de regarder, le vieux furet. Oh ! la la ! Je crois cependant qu’il a la vue gogote, je veux dire : basse.

— Mais justement, la vue basse, c’est bien ce qu’il faut pour contempler mollets et chevilles.

— Attends un peu, il a précisément parlé de mollets et de chevilles.

— Tiens ! tiens !

— Oui, il paraît que nos chevilles n’ont pas la bonne proportion, qu’elles sont ou trop minces ou trop fortes, que nos attaches ne sont pas assez déliées. Enfin, nous appartenons toutes ou presque toutes aux types défectueux : cagneux, panard, bancroche, cannes de quêteux ou « piano legs », choisis.

— Si ça n’est pas ce qu’on appelle traiter les gens par-dessous la jambe !

— De la cheville il est monté au mollet.

Excelsior ! doit être sa devise à ce vieux polisson. Et du mollet où est-il allé ? Ne me fais pas languir.

— Eugène, je n’ai pas envie de rire… Il a prétendu que c’est surtout le mollet qui laisse à désirer chez la Kébécoise. Le mollet chez nous est difforme, c’est décidé. Toutes ou à peu près toutes les Kébécoises l’ont trop prononcé, non pas grassouillet et cambré, mais musculeux et saillant. Enfin, des poules avec des mollets de coq !

— Il n’a pas dit ça ?

— Non, mais il le pensait bien, va !

— Ainsi, d’après lui, votre architecture pécherait par la base ?

— C’est ce qu’affirmait mon architecte, qui attribuait cette particularité ou cette difformité aux côtes de la ville, c’est-à-dire à l’exercice excessif que doit pratiquer la jambe en grimpant. Il faisait l’entendu et usait de mots techniques : hypertrophie du jarret, si j’ai bien compris. Il estime enfin que la ligne du mollet à la cheville ne décrit pas la courbe classique. Il paraît que nous avons des mollets de fantassins ou de vieux grognards. Il n’a pas dit des jambes en manches de veste et c’est tout juste.

— Régine, il n’est pas possible que l’on puisse être goujat à ce point. J’aime mieux croire qu’il cherchait à chatouiller à sa façon votre vanité, tâchant à vous amener ainsi à faire la belle jambe. Tant il est vrai qu’il est difficile d’apprendre à un vieux singe à faire des grimaces. En l’occurrence, le vieux singe faisait l’âne pour avoir du son.

— Ta, ta, ta, on ne m’ôtera pas de l’idée que c’est un vieux marcheur qui décrie les Kébécoises par dépit, parce qu’il ne peut plus guère faire mieux que se rincer l’œil. Avec ça que sa vue n’est pas bonne.

— Et c’est important chez un voyeur !

— Tu me fais penser à une chose : Jeannette lui a demandé s’il passait la revue des jambes toutes les après-midi sur la Terrasse. « Sur la Terrasse ? a-t-il répondu, allons donc ; pour juger en parfaite connaissance de cause, je ne sais pas de point de vue comparable à celui qu’offrent vos côtes et surtout vos escaliers. Vous suivez à cinq ou six pieds la personne dont vous désirez étudier les jambes, et vous êtes servi à souhait. » — Tiens, on ne m’ôtera pas de l’idée que c’est un vieux saligaud !

— Peut-être bien, mais enfin, comme stratégie, ça n’est pas si mal trouvé. Pisteur, tant que tu voudras, et dépourvu de galanterie et sans doute aussi de vertu, je te l’accorde volontiers, mais tout de même l’animal n’est pas si bête I

— Tu oses prétendre que…

— Il a toujours de l’esprit… d’observation…

— Tiens, vous êtes tous les mêmes, les hommes !

— À moins que ça ne soit l’esprit de l’escalier !… Mais, dis donc, quand ce juponnier opère ainsi des reconnaissances amont la côte ou l’escalier, qu’il louche sur vos pattes, pourquoi, alors que vous avez l’avantage du terrain, ne pas lui répondre par la bouche de vos canons artistiques ?

— Eugène, quand tu me sors tes grands mots, j’imagine toujours que c’est pour camoufler des choses raides. Et je suis en peine de savoir s’il faut sourire finement ou bien s’il convient de rougir modestement.

— Et tu n’aimes pas les choses raides, Gigine ?

— Gamin, va !

À la tournure que prenait la conversation dont je viens de rapporter la substance et que, amusé, je m’étais bien gardé d’interrompre autrement que par des oh ! et des ah ! approbatifs, je compris, sans regarder à ma montre, qu’était venue l’heure du berger. Le sujet avait évidemment émoustillé Eugène ; quant à minette, je veux dire Régine, elle avait rentré ses griffes et ronronnait. Je crus discret, sous un commode prétexte, de m’effacer, et l’on n’insista pas outre mesure pour me retenir.

J’ignore comment finit ce tête-à-tête de mon ami Eugène avec Régine, mais pour dire que je ne m’en doute pas…