Librairie Beauchemin, Limitée (p. 143-147).

La cause Brisefer
vs
La compagnie de navigation
Cherbourg — Amérique


On me dit — le lecteur doit avoir assez de charité chrétienne pour supposer que je ne lis pas les auteurs pernicieux — on me dit que dans « Les Demi-civilisés » de Jean-Charles Harvey, il est question d’un député Brisefer qui aurait intenté un procès à une compagnie de transport maritime parce que celle-ci lui aurait fait livraison d’une statue de la Vénus de Milo, en mauvais état, c’est-à-dire les deux bras cassés.

Harvey est un romancier et non pas un historiographe ou un chroniqueur, m’objecterait-on, si je m’avisais d’imputer au chauvinisme ou à l’amour-propre du Kébécois la hâte avec laquelle — on dirait chat sur braise — il passe sur cette cause célèbre qui, dans le temps, faillit scinder en deux camps la magistrature de notre province.

Je ne voudrais, pour rien au monde, raviver les rancœurs très promptes à s’alarmer chez nous. Mais il faut savoir vaincre ses répugnances personnelles devant le souci qu’éprouve la présente génération de se renseigner sur des événements ou, si l’on veut, des incidents qui sont bel et bien et malgré qu’on en ait, du domaine de l’histoire. Je me garderai, selon mon habitude, de tous commentaires même tendancieux, estimant qu’un lecteur averti comme celui à qui je m’adresse les trouverait oiseux.

Théodule-Adhémar de Brisefert, Écuyer (né Brisefer) avait amassé dans la métallurgie (le bottin le désigne comme « plombeur »), à Hadleyville, une fortune considérable. Il y a quarante ans, 100 000 $ c’était un beau denier. Notons, pour mémoire, que son frère, Martial Brisefer, était conseiller municipal.

Comme de raison, notre homme, sa pelote faite, abandonna sa maison du Chemin de la Canardière pour s’installer dans une superbe mansion qu’il se fit construire, Grande Allée. Entre temps, il s’enamourait de la coquette Polita. Je veux dire qu’il se laissait élire député par les libres et intelligents électeurs du comté de Kébec.

Quand il s’agit de meubler sa princière demeure, il voulut faire les choses magnifiquement : il le devait à sa condition sociale d’homme riche et aux augustes fonctions que lui avait départies le vox populi. Il s’adressa donc aux ébénistes et autres fournisseurs européens les mieux cotés. Entre autres emplettes qu’il fit se trouvait une Vénus de Milo commandée aux statuaires Rovila et Missaluno, de Milan, laquelle, à la date convenue, lui fut livrée, au quai Allan, en bon état mais, évidemment, sans bras.

Inde ira… et litigatio !

Monsieur de Brisefert, qui s’était enrichi pour avoir toujours exigé, en effets, la valeur de son argent, réclama aussitôt à la Compagnie de Navigation Cherbourg-Amérique, qui avait fait la livraison, des dommages-intérêts au montant de 563,87 $. Sa lettre étant restée sans réponse, ses avocats, Mes Pothier, Cugnet & Aubry, intentèrent l’action devant la Cour Supérieure.

La compagnie défenderesse — on abrégeait sa désignation en Cher.-Amé. bien que des plaisantins dissent Bourg.-Rique. — avait cru d’abord qu’on lui montait un bateau. Elle chargea ses avocats, Mes Peabody & Nutter, de faire cesser ce qu’elle considérait une fumisterie. Ceux-ci se contentèrent de produire au dossier la déclaration que la défenderesse « s’en rapportait à justice ».

L’affaire s’instruisit, en avril 1894, devant l’Honorable juge Sicard (on n’était pas encore Seigneurie dans le temps !), magistrat distingué et professeur de droit à l’Université Laval. À vrai dire, l’instruction fut des plus sommaires, et les avocats de part et d’autre ayant convenu de soumettre la cause sans plaidoiries, le président de l’auguste tribunal, séance tenante, in banco, comme on dit en style macaronique, rendit jugement accordant au demandeur le plein montant de sa réclamation, avec dépens.

Mes Peabody & Nutter en restèrent baba. Mais ils ne s’inquiétèrent pas outre mesure, attendu que le demandeur était solvable et que, au bout du compte, leur moisson serait plus abondante. Il va sans dire qu’ils portèrent la cause devant la Cour de Révision.

Dans l’automne de la même année, octobre ou novembre, je ne me rappelle plus au juste, la Cour de Révision (Bonneau, Labbé et Saint-Onge, JJ.) confirmait le jugement de première instance.

Renversant ! songèrent les avocats de Cher.-Amé. Ils trouvaient que la plaisanterie se corsait. Toutefois, ils voulurent épuiser les recours judiciaires avant de s’adresser à la Chancellerie, et ils interjetèrent appel devant la Cour du Banc de la Reine qui jugeait en dernier ressort, l’affaire n’étant pas justiciable de la Cour Suprême.

Cette fois encore, les parties convinrent de soumettre le litige à la considération du tribunal sans plaidoiries ni factums. Comme on sait, cette cour se composait alors de cinq juges dont trois de Montréal, les honorables juges Leduc, Bérubé et O’Leary, et deux de Kébec, les honorables juges Bilodeau et Gignac.

Finalement, à la session d’avril 1895 de la Cour du Banc de la Reine, la défenderesse avait gain de cause, son appel était maintenu, le jugement de la Cour de Révision infirmé et l’action du demandeur rejetée avec tous les dépens.

Les honorables juges Bilodeau et Gignac étaient dissidents.