Traduction par Charles Rabot.
Librairie Hachette et Cie (p. 313-328).


BRAS DE L’INLANDSIS DANS LA DIRECTION DU KANGERSUNEKFJORD, LE 12 SEPTEMBRE.
(DESSIN DE NANSEN.)


CHAPITRE XXI

descente vers l’ameralikfjord



Dans la matinée du 22 septembre, pendant que Balto prépare le thé pour le déjeuner, je vais, accompagné de Sverdrup, gravir l’arête de glace située au sud du campement. Ce monticule est découpé de larges crevasses dangereuses. Sous mon poids un pont de neige s’éboule et me voilà précipité dans le vide. La crevasse est heureusement trop étroite pour que je puisse glisser et je reste suspendu au-dessus du gouffre. En quelques instants je réussis à me tirer de ce mauvais pas. Du sommet de l’arête la vue est très étendue : dans toutes les directions, le glacier paraît accidenté et d’un parcours difficile ; des arêtes déchiquetées de crevasses s’allongent vers l’ouest du côté d’un fjord situé droit devant nous, le Kangersunek. Jusqu’ici nous n’avions pu reconnaître si cette dépression était une vallée ou un fjord. Maintenant nous savons où nous nous trouvons ; nous sommes à environ 11 kilomètres au nord du point où je voulais atterrir. Pour avancer rapidement il est nécessaire de marcher pendant un certain temps vers le Kangersunek, puis de poursuivre vers le sud.


CHUTE DANS UNE CREVASSE.
(DESSIN D’E. NIELSEN.)

Nous retournons au campement, où nous nous réconfortons par l’absorption de plusieurs tasses de thé. Après le déjeuner, Sverdrup et moi partons en avant, les autres iront ensuite avec les traîneaux aussi loin qu’ils pourront. Arrivés à la dernière arête, ils s’arrêteront et attendront notre retour. Nous passons au nord du dédale dans lequel nous nous sommes engagés hier soir, puis, poussés par le vent et la pente, nous filons rapidement sur les ski.

Nous arrivons bientôt en vue du fjord, rempli de glaces flottantes.

De ce côté impossible de passer cette zone, qui du reste est étroite.


VUE DE l’INLANDSIS DANS LA DIRECTION DU KANGERSUNEKFJORD, LE 27 SEPTEMBRE.
(DESSIN DE NANSEN.)


À TRAVERS UNE PARTIE ACCIDENTÉE DE L’INLANDSIS, LE 23 SEPTEMBRE.
(DESSIN D’E. NIELSEN, DAPRES UNE PHOTOGRAPHIE.)

Le lendemain (25 septembre), aussitôt levé, Sverdrup part à la découverte. Il revient bientôt avec d’assez bonnes nouvelles. Le glacier n’est pas aussi tourmenté qu’il le semblait d’abord, et en s’attelant trois à chaque traîneau on pourra passer.


DANS L’APRÈS-MIDI NOUS ARRIVONS DANS LA PARTIE LA PLUS ACCIDENTÉE DE L’INLANDSIS.(DESSIN D’A. BLOCH, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.)

Cette région de l’inlandsis est bien celle où nous avons rencontré les plus grosses difficultés. En plusieurs endroits il est nécessaire de soulever les traîneaux par-dessus des monticules de glace abrupts de tous côtés. La descente de ces mamelons est surtout difficile. Un homme doit retenir le véhicule de toutes ses forces par derrière, pendant que son compagnon file devant. Souvent le premier glisse, et roule avec le traîneau sur son camarade. Parfois nous rencontrons de véritables rivières, recouvertes d’une épaisse couche de neige ; leurs vallées tracent en quelque sorte des chemins entre deux hautes murailles de glace. Une fois, en suivant un de ces cours d’eau, nous arrivons à un défilé tout juste assez large pour permettre notre passage. Au fond du ravin coule un mince filet d’eau qui nous monte à la cheville ; dans l’après-midi, cette zone est enfin traversée : désormais chacun de nous peut haler sans aide son traîneau. Plus loin le glacier devient très uni ; malheureusement le vent contrarie toujours notre marche. Après un assez long trajet, nous rencontrons une moraine située à l’est de la terre ferme. Elle doit se trouver, pensai-je, au point de jonction de deux courants de glace, et je prends le parti de passer au nord de cette moraine. La tente est alors dressée, Balto va chercher de l’eau pour faire le café. Pendant ce temps, deux d’entre nous partent à la découverte pour chercher le point où nous devrons atterrir. À peu de distance du campement nous reconnaissons de suite que la descente doit s’effectuer de ce côté. Nous croyons nous trouver sur la partie méridionale du glacier qui descend dans le fjord de Godthaab. Nous retournons au campement avec cette bonne nouvelle. Le café est rapidement avalé et nous poursuivons notre route, avec l’espoir de fouler bientôt la terre. À notre grand regret, nous ne pourrons atterrir ce soir. L’obscurité nous oblige à nous arrêter ; néanmoins nous sommes satisfaits : nous avons approché de l’extrémité inférieure du glacier beaucoup plus que nous ne l’espérions en partant.


SVERDRUP RÉFLÉCHISSANT AUX VICISSITUDES DE LA VIE HUMAINE, LE 23 SEPTEMBRE.
(DESSIN DE NANSEN, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.)

Le lendemain le camp est levé de grand matin. Coûte que coûte, nous voulons atteindre aujourd’hui l’extrémité du glacier. Au début, nous avançons rapidement : la glace est unie, l’inclinaison de la pente accélère notre marche, en même temps le vent nous pousse. Un peu plus loin, le glacier présentant de nouveau une surface accidentée, je pars en reconnaissance. À peu de distance du point où j’ai laissé mes compagnons, j’arrive au sommet d’une pente. Le glacier descend directement dans un petit lac dont les eaux alimentent un torrent serpentant au milieu des montagnes. A droite l’inlandsis s’abaisse également par une pente parsemée de pierres sur une moraine frontale. La descente doit être facile sur cette glace unie. Bientôt mes camarades arrivent et à leur grande joie ils aperçoivent la terre ferme tout près de nous. En avant donc pour la descente ! nous filons rapidement et bientôt nous voici sur le bord du lac. La traversée de l’inlandsis du Grönland est terminée !


J’ARRIVAI BIENTÔT AU SOMMET D’UNE PENTE DE GLACE.
(DESSIN D’A. BLOCH, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.)

Nous passons le lac pour atteindre l’autre rive. La couche de glace qui le recouvre est mince ; en marchant avec précaution, aucun incident ne nous arrive. Enfin, nous touchons terre. Quel plaisir indescriptible de sentir sous ses pieds le sol, de voir des pierres, des mousses, du gazon.

Derrière nous s’étend la masse froide de l’inlandsis, devant nous ce ne sont que collines qui se suivent les unes derrière les autres comme les vagues de la mer. Voilà le chemin que nous devons prendre pour atteindre le fjord.

Ravna lui-même est tout joyeux. Le pauvre bonhomme ! depuis longtemps il avait perdu l’espoir de se retrouver jamais sur la terre ferme. La première chose qu’il fait avec son camarade Balto, une fois qu’il a quitté la brassière du traîneau, c’est d’aller se promener sur les montagnes, comme le jour où nous avions débarqué sur la côte orientale.


DERRIÈRE NOUS L’INLANDSIS DESCENDAIT DANS LE LAC.
(D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.)

Maintenant il est temps de songer au dîner. La joie d’avoir réalisé notre entreprise ne peut calmer notre appétit : au contraire la satisfaction que nous éprouvons tous nous fera trouver un plaisir à nous restaurer.

Une fois le repas fini, on s’occupe de préparer les charges que chacun de nous doit descendre jusqu’au fjord. Nous voulons emporter la plus grande quantité possible des choses les plus nécessaires.

Afin d’avoir immédiatement des matériaux pour la construction du bateau, nous prenons quelques-uns de nos bâtons en bambou. Les autres, on viendra les chercher pendant que Sverdrup travaillera à l’embarcation. Les bagages dont nous ne pouvons nous charger sont entassés sur les traîneaux et recouverts de prélarts. Après cela, en marche pour le bas de la vallée !

Au moment du départ, nous pouvons nous rendre compte de toute la force que Ravna a dans son petit corps. Pendant la traversée de l’inlandsis, son traîneau avait toujours été le plus léger de tous, et néanmoins il se plaignait toujours. Cela était trop pesant à tirer pour un vieillard comme lui, exclamait-il sans cesse, et il nous obligeait à de fréquentes haltes pour l’attendre. Aussi quel ne fut pas mon étonnement, au moment du départ, lorsque je vis Ravna prendre, outre la charge qui lui incombait, le sac renfermant ses effets ! J’essayai de le dissuader d’emporter tout ce bagage ; comme d’habitude il n’écouta aucune représentation : à aucun prix il ne voulait se séparer du sac renfermant son Ancien Testament. Cette lourde charge ne parut pas le gêner autrement, et pendant toute la durée de l’étape il marcha aussi vite que les autres. Il pensait sans doute qu’il était désormais inutile de ménager ses forces, et voulait nous montrer ce dont il était capable. Balto disait donc vrai lorsque à chaque instant il s’écriait en parlant de son camarade : « Ravna, ah ! c’est un solide gars ».

En certains endroits le terrain présente une pente très accusée, des monceaux de pierres éboulées et des marais. Avec les lourdes charges que nous avons sur le dos, la marche n’est naturellement pas très rapide. « Quel agréable parfum répand ici la terre, s’écrie Ravna à plusieurs reprises : cela sent comme sur les pâturages à rennes du Finmark. » Ravna a raison, les plantes et les mousses répandent dans l’air une douce senteur.

Dans la soirée nous arrivons à un lac très long, que nous avons appelé précisément, à cause de sa forme, le lac Long. Dans cette nappe d’eau débouche un glacier venant de l’ouest, probablement un bras de l’inlandsis qui contourne les montagnes situées derrière nous.

Nous traversons le lac sur la glace ; à plusieurs reprises celle-ci fléchit sous nos pas : il est prudent de se rabattre du côté de terre. Le soir nous installons le campement sur la rive orientale du lac. Pour la première fois depuis le commencement du voyage nous dormons sur une couche d’arbrisseaux et d’herbes. Avec quel plaisir nous nous y étendons en respirant l’air embaumé par les effluves d’une plante dont l’odeur rappelle celle des bois de conifères !

Pendant le souper je prie Ravna de faire un grand feu devant la tente. Nous avions réuni une provision de combustible et il me semblait que ce serait une joie de voir flamber un beau brasier. Ravna n’est pas cependant de cet avis, et de suite présente des objections. Ces broussailles, n’en aurons-nous pas besoin demain matin pour faire le déjeuner ? « N’en existe-t-il pas d’autres tout près de la tente ? lui répondis-je. — Soit, réplique Ravna, mais je n’ai pas d’écorce de bouleau pour allumer le feu. — Tu n’en auras pas davantage demain, lui dis-je à mon tour ; allume donc maintenant ces broussailles. » Ravna se décide enfin, et bientôt un brasier flambe joyeusement, éclairant notre groupe en train de manger au fond de la tente. C’est pour nous une chose tout à fait extraordinaire d’avoir une lumière aussi vive au moment du souper, alors que tant de fois auparavant nous avons dû manger dans l’obscurité la plus complète.


DANS LA SOIRÉE NOUS ARRIVONS AU LANGVAND.
(D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.)

Ravna est resté dehors accroupi devant le brasier ; il est inutile qu’il soit là et je le rappelle dans la tente : maintenant le bonhomme ne veut plus quitter sa place.

Après le souper les fumeurs bourrent leurs pipes de mousses ou d’herbes sèches et dégustent ce tabac d’un nouveau genre autour du feu de bivouac. Comme dans la chanson, nous sommes tout à la joie, heureux d’avoir accompli la traversée du Grönland.

La nuit est magnifique et la température douce. Nous restons longtemps autour de notre brasier avant de songer à aller dormir. Sverdrup affirme n’avoir jamais passé une soirée aussi agréable ; plusieurs d’entre nous partagent, j’en suis sûr, son opinion.

Couché dans l’herbe je m’amuse à observer la physionomie de Ravna. Le bonhomme, jusque-là toujours grognon, a une mine souriante. « Que penses-tu de ce pays ? lui demandai-je. — Ma foi, je viendrais volontiers m’y établir avec mon troupeau de rennes, mais le voyage est trop coûteux pour moi, répondit-il. — Peut-être le gouvernement danois ou bien celui de Norvège te transporterait ici gratis, répliquai-je. — Avant de me décider, je réfléchirais », dit-il. Après tout, ne se trouverait-il pas bien ici : partout il y a de bons pâturages pour son troupeau ; le renne sauvage n’est pas rare non plus dans la contrée et bientôt Ravna deviendrait riche. Il serait seulement difficile de se procurer du combustible pour l’hiver, et encore ne pourrait-il faire-une provision de tourbe comme plusieurs Lapons établis sur une île de la côte de Finmark. « La côte occidentale me plaît beaucoup, dit en terminant Ravna, c’est un bon pays pour un vieux Lapon, on y trouve beaucoup de rennes sauvages, et la contrée ressemble au Finmark. »

Le lendemain 25, nous poursuivons notre route à travers la vallée. A l’extrémité du Langvand, pendant une halte, nous apercevons au loin un lièvre ; nous le voyons courir pendant quelques instants, puis aller se gîter sous un escarpement rocheux. En me dissimulant derrière de grosses pierres je réussis à m’en approcher, et à une distance de plusieurs centaines d’alen je l’étends raide d’une balle. Les autres poussent un vigoureux hourra, tout joyeux à la pensée de manger ce soir de la viande fraîche.

Après cela nous continuons la marche à travers la vallée. En certains endroits elle est étroite, encombrée de moraines croulantes et coupée d’escarpements rapides.

À notre gauche s’étend une large branche de l’inlandsis, poussant devant elle de puissantes moraines, et hérissée de cônes de glace entièrement couverts d’argile et de graviers. La masse de débris pierreux étendue sur ces monticules est si épaisse que la glace n’apparaît nulle part ; de loin on prendrait ces cônes pour des mamelons de terre.


LEVÉE DU CAMP LE 25 SEPTEMBRE.
(D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.)

Après quelques heures de marche, nous arrivons au sommet d’une pente escarpée, au pied se trouve un lac où débouche un bras de l’inlandsis, à l’est. De là la vue s’étend au loin sur la glace jusqu’au nunatak Nunatarsuk, à l’est de Kangersunek. Le point extrême que Sverdrup et moi avons atteint dans notre reconnaissance du 22 septembre n’est pas loin. Ici nous sommes encore à plus de 22 kilomètres de l’extrémité supérieure du fjord. Il sera donc impossible d’y arriver aujourd’hui, comme nous l’espérions. Vers midi nous nous trouvons devant un grand lac en partie bordé de rives argileuses. Ce sol éminemment plastique porte les traces du passage de nombreuses bandes d’oies sauvages. C’est probablement, en automne. une station pour ces oiseaux, lorsqu’ils émigrent vers le sud le long de l’inlandsis, et que les nappes d’eau ne sont pas encore gelées.

Sur cette argile, comme sur tous les terrains meubles que nous avons rencontrés jusqu’ici sur notre route, nombreuses traces de rennes. Plusieurs datent seulement de quelques jours ; toutes indiquent que les animaux ont dévalé dans la direction du fjord. Pendant tout le trajet j’ouvre l’œil pour découvrir un de ces ruminants ; malheureusement c’est peine perdue. Pour le dîner nous faisons halte à l’extrémité méridionale du lac, que nous avons appelé « lac des Oies ».

Le soleil est aujourd’hui étincelant, le ciel bleu, et tout à l’entour des montagnes pittoresques ; en été, cette vallée doit être un véritable Eldorado pour les chasseurs. Les rennes ne sont point rares ici, les oies non plus, et avec eux on doit trouver des troupes nombreuses de canards, d’échassiers et d’autre gibier d’eau.

Le soir le campement est établi dans une petite plaine voisine d’une mare d’eau, dans un cirque couvert de broussailles et de verdure. Nous faisons bouillir le lièvre dans un réservoir à alcool vide ; juste au moment où il est cuit, la marmite culbute et toute la soupe est répandue. Le morceau principal du festin est, fort heureusement, sauvé du désastre.

A chacun de nous il n’échoit qu’une très petite portion de viande, mais comme elle nous semble bonne ! Nous ne sommes pas accoutumés à de pareils morceaux ; la chair nous paraît surtout tendre en comparaison du pemmican, que les mâchoires mal garnies ne peuvent entamer qu’avec peine. Sverdrup et moi, qui, sous ce rapport, n’étions pas bien armés, choisissions pourtant les morceaux les moins durs. Devant nous flambe un beau brasier, la soupe aux légumes est excellente, et tous nous sommes gais et pleins d’entrain.

Le 26 septembre nous continuons la descente de la vallée, espérant atteindre les rives du fjord dans la soirée. Le sol est constitué par des terrasses, à travers lesquelles la rivière s’est creusé un lit profond. Sur un grand nombre de points poussent des massifs de saules et d’aunes qui atteignent la taille d’un homme. Ces derniers arbustes sont encore verts, les premiers au contraire ont des feuilles jaunes, effet du froid survenu il y a quelque temps. Maintenant, pendant la journée, le thermomètre s’élève à l’ombre à +12°, et les nuits sont douces comme en Norvège à pareille époque.

Les terrasses sont découpées transversalement par de profonds ravins creusés par des ruisseaux ; dans les endroits où leurs pentes sont couvertes de broussailles, la traversée n’en est pas facile.

La vallée que nous suivons est très intéressante pour des géologues. Un peu plus bas, un éboulement déterminé par le courant de la rivière dans ces terrasses meubles a mis à jour de nombreux subfossiles (Mytilus edulis). La présence de ces coquilles nous explique le mode de formation de ces terrasses. Jadis cette vallée était un fjord ; l’argile et le gravier apportés de l’inlandsis par les torrents ont peu à peu comblé l’extrémité supérieure de la baie, et ultérieurement le sol a subi un mouvement d’exhaussement.

Le 26 au soir, nous arrivons à l’extrémité inférieure de la vallée. Le lendemain nous sommes debout de grand matin, et avalons en hâte notre dernière portion de thé, un peu de pain et de pemmican. Des vingt-cinq tablettes de ce hachis que nous avons emportées, nous n’en avons plus maintenant que dix-huit. Le restant, Sverdrup et moi en aurons besoin pour le voyage jusqu’à Godthaab ; il est donc nécessaire de nous mettre aujourd’hui à la portion congrue.

Ap rès le déjeuner, Sverdrup et Balto s’occupent immédiatement de la construction du canot. Pendant ce temps je prends quelques observations, et les autres font leurs préparatifs pour aller chercher dans le haut de la vallée les bagages abandonnés au pied de l’inlandsis. Chacun de ceux qui doivent partir reçoit des provisions pour la journée : du pain, du chocolat mélangé à de la viande et du pâté de foie pour deux repas.

À cette troupe, ainsi qu’à Balto qui la rejoindra plus tard, je remets une courte instruction. Les camarades doivent, avant tout, rapporter les instruments, les journaux de route, le restant des provisions, et prendre ce qu’ils pourront porter des autres bagages.

Aussitôt après, la petite troupe se met en marche par un temps magnifique, accompagnée de nos meilleurs souhaits, pendant que Sverdrup, Balto et moi nous nous occupons du bachot. Je pensai tout d’abord construire un canot long et étroit, croyant qu’une embarcation de ce genre serait plus légère à ramer. Pour obtenir cette forme, de nombreuses coutures auraient été nécessaires afin d’ajuster nos prélarts, aussi Sverdrup fut-il d’avis d’employer comme coque la toile servant de plancher dans la tente en lui donnant simplement la forme d’un canot et en coupant les parties qui n’étaient plus imperméables. Malheureusement nous n’étions pas bien outillés pour la couture de la toile à voile, et le travail avança lentement. Nous étions en outre incommodés par des milliers de petites mouches. Impossible de se débarrasser de ces insectes. Elles étaient encore plus désagréables que les moustiques sur la côte orientale. Pendant un moment j’aidai les autres à coudre la coque du bachot, mais dans cet art j’étais loin d’être aussi habile que Sverdrup et Balto. J’abandonnai alors la partie et m’en allai couper dans les taillis des bois destinés à renforcer les bordages. Ces taillis atteignaient la hauteur d’un homme, et en élevant les bras j’arrivais tout juste à leur sommet. Plusieurs présentaient un tronc épais, quelques-uns avaient même, à la racine, la grosseur de la cuisse. La plupart étaient noueux et contournés ; par suite il était assez difficile de trouver du bois de construction. En cherchant bien, je réunis cependant les matériaux dont nous avions besoin ; les branches que je coupai n’étaient ni droites ni unies, mais en pareille circonstance il faut se contenter de ce que l’on a. Dans la soirée l’embarcation fut terminée. Elle mesurait une longueur de 2,56 m, une largeur de 1,42 m et avait une profondeur de 0,61 m.

Il s’agissait maintenant de fabriquer les rames. Des branches fourchues que l’on recouvrit de toile à voile servirent de feuilles aux avirons, et pour les tiges nous utilisâmes nos bâtons en bambou.

Le lendemain 28, Balto nous quitta pour aller rejoindre dans le haut de la vallée nos camarades partis à la recherche des bagages.

Vers midi les rames sont prêtes. Nous dînons, faisons un paquet de la tente et des sacs de couchage, le chargeons de pierres pour qu’il ne soit pas enlevé par le vent, et embarquons nos bagages dans le canot. Nous emportons deux sacs, contenant des vêtements, une chemise, des bas, des chaussures, des caleçons, des gants imperméables ; pour dormir la nuit, les Lapons nous ont prêté leurs pæsks et leurs mocassins. Nous prenons en outre l’appareil photographique, un fusil, des cartouches, douze paquets de boudins de pois verts, sept livres de chocolat à la viande, un sac de biscuits, une boite de pâté de foie, trois livres de beurre, cinq tablettes de pemmican, trente-trois biscuits à la viande, deux lasses destinées à servir d’écopes et de verres tout à la fois, et une bassine pour faire la cuisine. Cette énumération montre que notre embarcation pouvait contenir un bagage assez volumineux.


L’EXTRÉMITÉ SUPÉRIEURE DE L’AMERALIKFJORD, 27 SEPTEMBRE.
(D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.)

Nous transportons d’abord toutes nos provisions à la rive et après cela le canot. Nous espérions pouvoir ramer sur la rivière jusqu’à la mer. Hélas ! quelle déception ! Le cours d’eau manque de profondeur ; lorsque nous sommes deux dans l’embarcation, elle touche et reste immobile sur le sable. Pour alléger le bachot, je débarque et m’achemine à pied, pendant que Sverdrup, le moins lourd de nous deux, essaye de le faire avancer en le poussant avec une perche. Cela ne va guère mieux, Sverdrup doit se mettre à l’eau et tirer le canot dans une eau glacée. Partout nous éprouvons les plus grandes difficultés. Souvent nous enfonçons jusqu’au-dessus de la ceinture dans l’argile détrempée et dans l’eau. Après une marche d’une demi-journée dans cette bouillie nous sommes exténués. Enfin, après tous ces efforts, nous arrivons à un point d’où nous pensions pouvoir gagner facilement le fjord. Nouvelle déception. La mer est encore loin et jusque-là la rivière forme un long delta découpé de torrents où la profondeur est même moindre que plus haut. Nulle part l’embarcation n’a assez d’eau pour flotter, et nous devons la porter à travers cette plage d’argile. Avec quel plaisir, après ce pénible travail, nous nous reposons le soir ! Encore aujourd’hui une nuit magnifique. Dès que la dernière lueur du crépuscule a disparu, le ciel s’allume d’étoiles brillantes, puis l’aurore boréale promène ses lueurs pâles au milieu des blancheurs de la lune. Assis autour d’un feu de bivouac, nous causons maintenant de la traversée de l’inlandsis comme d’un rêve dont il ne nous resterait qu’un vague souvenir.

Le souper avalé, nous nous glissons sous des taillis de saules, bien enveloppés dans nos pæsks, et bientôt nous nous endormons profondément.


notre canot. (d’après une photographie.)