Traduction par Charles Rabot.
Librairie Hachette et Cie (p. 299-312).


LE TRAÎNEAU S’ÉLOIGNE RAPIDEMENT DANS LE TOURBILLON DE NEIGE.
(DESSIN D’A. BLOCH.)


CHAPITRE XX

à la voile sur l’inlandsis — la côte occidentale en vue



Nous sommes maintenant au milieu de septembre et chaque jour nous espérons atteindre la déclivité inclinée vers la côte occidentale. D’après notre estime, nous ne devons plus être loin du sommet de cette pente. Cette estime est, je crois, entachée d’erreur, mais, pour ne pas décourager mes compagnons, je me garde d’en rien dire. En tout cas, le 11 septembre, le plan du glacier présente déjà une certaine inclinaison : mesurée au théodolite, la pente atteint 22 minutes.

« Le 12 septembre, écrivais-je, la pensée de trouver maintenant un terrain plus facile nous réjouit tous. Dietrichson et Balto affirment qu’aujourd’hui nous apercevrons la côte occidentale. En tout cas prenons patience. Nous nous trouvons encore à l’altitude de 2 800 mètres (les observations corrigées nous ont donné ultérieurement pour ce point la hauteur de 2 570 mètres), peut-être ne verrons-nous pas le but de sitôt. Ce matin, d’après notre estime, nous devons encore être éloignés des montagnes de la côte occidentale d’environ 180 à 185 kilomètres. Le glacier incline dans la direction que nous suivons et présente une surface unie. »

Le 14, nous ne sommes plus, croyons-nous, qu’à 90 kilomètres[1] environ de terre et pourtant nous n’apercevons encore rien. Les Lapons commencent à avoir la figure longue. Ravna surtout fait grise mine et me confie un soir son inquiétude : « Jamais, me dit-il, nous n’atteindrons la côte occidentale, j’en suis bien certain ».

Un autre jour Balto s’écrie, comme s’il sortait d’un rêve : « Quelle est la distance entre les deux côtes, nul ne peut le savoir, puisque personne n’a encore fait le voyage ». Il ne fut pas facile de lui faire comprendre que néanmoins on pouvait calculer la distance. Intelligent comme il l’était, il parut saisir mes explications en me voyant tracer notre itinéraire sur la carte.

Le 16, à la satisfaction générale, la pente est très accentuée vers l’ouest. Le soir le thermomètre marque seulement -17°,8 ; il nous semble que l’été soit revenu. D’après l’estime, 23 kilomètres nous séparent encore de la terre ferme.

Le 17, il y a juste deux mois que nous avons quitté le Jason. C’est le jour de la distribution de la ration de beurre, et après avoir avalé un excellent thé bien chaud, la joie est complète. C’est également la première fois depuis longtemps que nous ne trouvons pas le matin la toile de la tente recouverte de givre à l’intérieur.

Pendant le déjeuner nous entendons un oiseau chanter. Émoi général. Nous prêtons l’oreille, le chant cesse pour recommencer quelques instants après. A une heure de l’après-midi, nouveau gazouillement ; nous nous arrêtons pour voir voleter un bruant des neiges. Il tourne plusieurs fois au-dessus de nous, il semble qu’il veuille se poser sur les traîneaux, puis il fait un écart et va descendre à quelques pas de nous sur la neige, pour s’envoler bientôt après.

Avec quel plaisir nous contemplons ce joli petit oiseau : c’est pour nous un indice certain du voisinage de la terre. Les gens superstitieux auraient certainement vu un présage dans l’apparition des deux bruants au moment de notre départ de la côte orientale et l’arrivée de celui-ci lorsque nous approchons du terme de notre voyage. Son chant joyeux nous cause une profonde émotion ; maintenant nous poursuivons notre route, plus assurés que jamais du succès. Le 18 septembre, la pente devient très accusée. En même temps la température s’adoucit. La vie nous apparaît plus riante.

Dans la soirée le vent se lève du sud-est ; j’espère que nous pourrons demain marcher à la voile. Depuis longtemps nous attendons avec impatience ce moment malgré les prédictions de Balto : « Naviguer à la voile en traîneau ; mais vous n’y pensez pas ! répète-t-il, c’est une plaisanterie ! »


À LA VOILE SUR L’INLANDSIS, LE 19 SEPTEMBRE.
(DESSIN D’A. BLOCH.)

Pendant la nuit la brise augmente ; le lendemain matin elle souffle grand frais. L’organisation du gréement sur les traîneaux est toujours une opération difficile par le gros temps et par un chasse-neige ; aujourd’hui nous travaillons en toute diligence pour être prêts le plus tôt possible. Kristiansen attache solidement son traîneau à celui halé par Sverdrup et moi, et sur les deux réunis nous hissons une voile formée de prélarts. Les autres amarrent leurs trois traîneaux ensemble et de front.

Ce n’est pas un petit travail d’attacher solidement les véhicules les uns aux autres. Pendant que nous sommes occupés à cette besogne, le vent semble tomber.

Cette crainte est heureusement vainr et bientôt les deux traîneaux sont prêts. Grande est mon anxiété de voir comment ils se comporteront et si la voile sera assez grande pour les deux véhicules. La toile hissée, les traîneaux reçoivent une vigoureuse impulsion ; s’ils n’avaient été profondément enfoncés dans la neige, ils auraient filé devant nous. Le vent secoue le gréement, et de crainte d’accidents, nous prenons de suite place devant les véhicules. Poussé par la brise, le traîneau vient nous frapper avec force les jambes et nous culbute. Nous nous relevons et recommençons la tentative, mais elle n’est pas plus heureuse ; à peine sommes-nous sur pied que nous voici renversés de nouveau. Cela dure ainsi quelque temps. Il est nécessaire de modifier l’agencement de la machine.

Un de nous, monté sur les ski, se place en avant, tenant vigoureusement à la main un bâton inséré entre les deux traîneaux en guise de timon ; il gouverne avec ce bâton et se laisse glisser, poussé par le véhicule. Deux d’entre nous, également montés sur des ski, se tiennent au dossier du traîneau.

Le signal du départ est donné. Sverdrup prend place au timon de notre traîneau et nous filons rapidement. Cramponné à l’arrière du véhicule, je suis entraîné à toute vitesse sur les ski, pendant que Kristiansen file par derrière en patinant. La déclivité, maintenant plus accusée, rend la vitesse vertigineuse, le traîneau semble voler à la surface du glacier. A chaque instant mes patins butent contre l’extrémité d’un ski amarré sur notre véhicule et ma marche en est fort gênée. Malgré mes efforts, impossible de repousser ce patin, la situation devenait surtout critique en descendant les monticules de neige, mes ski s’engageaient alors sous le malencontreux patin sans que je pusse m’en dégager. Et Sverdrup continuait toujours sa course, persuadé que Kristiansen et moi étions bien tranquillement assis sur le traîneau. Je n’étais pas au bout de mes tribulations. Voici qu’une hache à glace mal assujettie commence à se détacher. Je ne pouvais laisser perdre un objet aussi précieux ; j’étais en train de l’amarrer, lorsque le traîneau arrive au sommet d’une pente. Le malencontreux patin qui me donnait déjà tant de tablature vient alors me frapper les jambes, me culbute, et je lâche le véhicule. Pendant ce temps le traîneau dégringole à toute vitesse la pente et s’éloigne rapidement dans le tourbillon de neige. La situation n’était pas précisément gaie.

Immédiatement je me relève et file sur les traces de Sverdrup. A ma grande joie, j’avance rapidement, poussé par le vent.

Bientôt je trouve sur la glace la hache cause de ma chute, puis un peu plus loin une boîte en zinc renfermant le précieux chocolat à la viande. Je me charge de ces deux objets et poursuis ma route ; mais à peu de distance je fais de nouvelles trouvailles : ma jaquette en peau et trois boîtes de pemmican. Ne pouvant me charger de tous ces objets, je prends le parti de m’asseoir et d’attendre du secours. Sur ces entrefaites arrivent Kristiansen et bientôt après le second traîneau. Au moment de charger les boîtes perdues par Sverdrup, Balto s’aperçoit que de son traîneau sont également tombées trois boîtes de pemmican. Il faut maintenant aller à leur recherche. Pendant ce temps Kristiansen et moi filons en avant et avons bientôt le plaisir de rejoindre Sverdrup. Nous attendons alors les autres, ce qui n’était pas précisément agréable, avec la tourmente qui soufflait. Sverdrup nous raconta qu’il nous croyait assis à l’arrière du traîneau, la voile l’empêchant de voir dans cette direction. Très étonné de ne pas nous entendre parler, il nous avait adressé la parole, mais personne ne lui avait répondu. Il avait alors continué sa route, puis à différentes reprises nous avait interpellés. Ses cris étant restés sans réponse, il avait fait verser le véhicule, et, à son grand étonnement, n’avait trouvé personne derrière. Dans le lointain, à travers la brume, il m’avait alors aperçu assis sur les boîtes et attendant du secours comme un petit point noir sur la glace. Après de grosses difficultés, il avait réussi à amener la voile et nous attendait.

Quand Sverdrup fut fatigué, je le remplaçai au timon. Nous rencontrons plusieurs pentes rapides ; poussés par le vent, nous les descendons à toute vitesse. Sur ces déclivités la position de celui d’entre nous qui est placé en avant n’est pas sans danger. S’il avait le malheur de tomber, le traîneau lui passerait inévitablement sur le corps et l’écraserait. Pour éviter pareil accident, le « timonier » doit toujours ouvrir l’œil, tenir solidement la barre, patiner avec prudence et surtout éviter les monticules de neige escarpés.

Avec un chasse-neige comme aujourd’hui, le moment des repas n’est pas précisément agréable, aussi les abrégeons-nous le plus possible.

Tout à coup dans l’après-midi, au moment où nous filons avec une vitesse vertigineuse, un cri part du traîneau de Dietrichson. « Terre ! terre ! » hurle Balto. Oui, en vérité, voilà tout là-bas à l’horizon la terre ferme, la côte occidentale, le but de notre voyage. À travers les tourbillons de neige, moins épais depuis un moment, apparaissent très loin dans l’ouest deux taches noires qui sont évidemment des montagnes.

« Dans l’après-midi du 19 septembre, raconte Balto dans son journal de route, pendant que les traîneaux marchaient à la voile, j’aperçois à l’ouest une tache noire. Je la regarde attentivement et reconnais bientôt une montagne. La côte occidentale est en vue, dis-je de suite à Dietrichson, et celui-ci crie aussitôt la bonne nouvelle aux autres. Hourra ! hourra ! Cette vue nous réjouit fort, comme bien on pense. Nos forces sont maintenant doublées, nous avons l’espoir de réussir dans notre traversée du plus grand glacier du monde. Fussions-nous restés plus longtemps dans ce désert, je crains bien que nos forces eussent faibli.

« Aussitôt Nansen commande de faire halte et distribue à chacun de nous deux biscuits de chocolat à la viande. Chaque fois que nous arrivions à un point marquant, à la fin d’une grande étape ou lorsque survenait un événement important, nous avions l’habitude de faire quelques extra. Nous fêtâmes ainsi notre débarquement sur la côte orientale, notre arrivée à Umivik, au point culminant de l’inlandsis, enfin en vue des montagnes de la côte occidentale. En pareille circonstance, Nansen nous donnait des confitures, des biscuits de mer et du beurre. »

Les montagnes que nous apercevons sont situées à droite de la route que nous suivons. Le glacier paraissant plus facile de ce côté, nous prenons le parti d’incliner dans cette direction.

Bientôt la terre disparaît dans les tourbillons de neige. Le vent fraîchit et tout l’après-midi nous continuons rapidement la descente sans plus rien apercevoir. Un peu plus tard la pente devient moins accusée et la brise semble tomber ; heureusement ce n’est qu’une alerte. Dans la soirée nous rencontrons des déclivités très marquées, le vent prend de nouveau de la force, en chassant d’épais tourbillons de neige, et nous poursuivons à grande vitesse.


À LA VOILE AU CLAIR DE LA LUNE, LE 19 SEPTEMBRE.
(DESSIN D’A. BLOCH, D’APRÈS UN DESSIN DE M. NANSEN.)

L’obscurité commence déjà à se faire lorsque soudain j’aperçois devant moi une tache noire sur la neige. Tout d’abord je n’y fais pas attention, croyant trouver une simple dépression comme nous en avons déjà rencontré ; à quelques pas, fort heureusement, je reconnais mon erreur, et n’ai que le temps de faire virer le traîneau : nous étions arrivés sur la marge d’une large crevasse ; quelques secondes de plus et nous disparaissions dans le gouffre, sans doute pour toujours. De toutes nos forces, Sverdrup et moi crions aux camarades qui nous suivent d’abattre la toile de leur traîneau et de s’arrêter. Balto raconte cet incident en ces termes : « Le soir, vers sept heures et demie, nous marchions à la voile, lorsque tout à coup Nansen, qui était en tête du premier traîneau, fait un bond de côté et nous crie : « Amenez la voile, il y a des crevasses ! » Nous marchions alors à toute vitesse et nous eûmes les plus grandes peines à nous arrêter ; pour enrayer il fallut nous jeter tous de côté. Nous arrivions sur le bord d’une immense crevasse profonde de plus de 100 mètres. »

« C’est la première crevasse que nous rencontrons sur le versant occidental, écrivais-je dans mon journal, et probablement ce n’est pas la seule dans ces parages : nous devons donc être maintenant sur nos gardes. Nous n’avons plus envie de marcher ce soir à la voile, mais il est encore trop tôt pour camper, et d’autre part, puisque nous avons bon vent, il faut en profiter. Les voiles sont diminuées sur les deux traîneaux, puis je pars seul en éclaireur, laissant à Sverdrup le soin de diriger notre véhicule en lui recommandant de marcher à une certaine distance en arrière de moi. »

Le vent nous pousse rapidement en avant. Sans remuer les jambes, je glisse sur de grandes distances, poussé par la brise. Dans les régions mamelonnées, j’avance lentement en sondant le terrain avec le bâton, pour m’assurer que la neige fraîche ne masque pas quelque crevasse. Dès que j’ai reconnu l’existence de fentes, je fais signe aux autres de s’écarter, et cherche une route plus sûre. Malgré ces précautions, Sverdrup et Kristiansen faillirent être engloutis ; immédiatement après le passage de leur traîneau, la glace s’effondra dans une crevasse dont nous n’avions pu reconnaître l’existence, en dépit de notre attention.

Entre temps le vent devient plus violent, et à plusieurs reprises il est nécessaire de diminuer la voilure. Lorsque la faim commence à se faire sentir je donne à chaque homme deux biscuits à la viande et tout en mangeant nous poursuivons notre route.

L’obscurité arrive bientôt ; heureusement la lune se lève brillante ; malgré les flocons de neige qui tourbillonnent dans l’air, sa clarté est assez vive pour nous permettre de nous guider au milieu des crevasses. Un curieux spectacle que de voir derrière moi les deux masses noires des traîneaux glisser sur la plaine blanche, sous les rayons d’argent de cette belle lune !

Le glacier devient de plus en plus difficile ; en avant apparaissent de nombreuses et larges crevasses. Elles sont remplies de neige ; et leur traversée n’offre aucune difficulté.

Çà et là existent des trous béants, étroits heureusement, et que les traîneaux passent sans incident. Après cela je traverse une grande crevasse, puis j’en distingue une seconde de dimensions colossales. J’arrête mon élan, et m’avance avec précaution sur la glace vive en cet endroit. Le gouffre est immense. Au delà apparaissent les raies blanches d’autres fentes orientées perpendiculairement à la direction que nous suivons. De ce côté, impossible d’avancer. Je fais signe aux autres de s’arrêter, et de suite nous installons le campement.

Dans l’ouest la terre est visible à la lueur mourante du crépuscule. Ce sont les montagnes que nous avons aperçues dans l’après-midi ; mais maintenant elles s’élèvent haut dans le ciel ; au sud on voit également un long lambeau de terre.


DESCENTE D’UN MONTICULE DE GLACE.
(DESSIN DE NANSEN, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE INSTANTANÉE.)

Par la tempête qui soufflait, il ne fut pas facile de dresser la tente. En outre partout la glace était polie et à vif, aussi fallut-il creuser des trous à la hache pour fixer les piquets. Pendant ce travail particulièrement pénible nous ressentions très vivement le froid. Aucun de nous n’avait envie d’allumer la lampe et d’attendre ensuite patiemment la cuisson de la soupe. Aussi à peine la tente est-elle dressée que nous nous blottissons tous dans nos sacs en mangeant notre dernier morceau de gruyère. Je m’aperçus alors que j’avais les doigts gelés. Il était trop tard pour rétablir la circulation en les frottant avec de la neige, et jusqu’au moment où je pus m’endormir, les douleurs furent intolérables.

En me réveillant le lendemain, ma montre était arrêtée, j’avais oublié de la remonter, et Sverdrup avait commis la même négligence. À partir de ce jour nos longitudes ne furent plus aussi exactes ; nous pouvions, il est vrai, les déterminer par des visées sur les montagnes de la côte.

Du campement le panorama est magnifique. Toute la région montagneuse située au sud du fjord de Godlhaab est là devant nous. Partout ce ne sont que pics fantastiques aux formes pittoresques. Rappelez-vous votre impression la première fois que vous avez aperçu une chaîne de montagnes couvertes de glaciers et vous comprendrez ce que nous éprouvons devant ce beau spectacle.

Nos yeux parcourent les vallées dans l’espoir de découvrir la mer. Cette vue nous rappelle les paysages montueux de la côte occidentale de la Norvège. Les sommets sont poudrés de neige fraîche, et entre ces pitons blancs s’étendent de longues crevasses noires ; au fond de ces dépressions se trouvent les fjords ; nous reconnaissons leurs positions, mais nous ne les voyous pas. Il ne serait pas facile de traverser cette région tourmentée pour arriver à Godthaab.


COUPE DE L’INLANDSIS.

À table ! le festin que nous n’avons pu manger hier est prêt ; voici de véritables friandises : du mysost, des biscuits de mer, etc. Le repas est long et la matinée déjà avancée lorsque nous nous mettons en route. Hier soir nous sommes arrivés devant un labyrinthe de crevasses ; pour nous tirer de ce mauvais pas, nous faisons route au sud. Dans la région que nous parcourons aujourd’hui, la neige fraîche a disparu en beaucoup d’endroits, laissant à vif la glace ; ailleurs, surtout dans les dépressions, elle est agglomérée en masses plus ou moins épaisses.

Après être arrivés au sommet d’un haut monticule, Sverdrup et moi dévalons rapidement sur les ski ; avec une pareille pente la manœuvre des traîneaux est difficile, d’autant plus que de larges crevasses s’ouvrent des deux côtés. Par mesure de prudence nous quittons les patins, et, nous accrochant aux deux côtés du traîneau, réussissons à le faire passer entre les gouffres béants. Sur cette déclivité les Lapons descendent avec une vitesse vertigineuse.


KRISTIANSEN ASSUJETTISSANT LA TENTE.

Un peu plus loin nous rencontrons une nappe de glace glissante, sur laquelle la marche est particulièrement pénible. Elle recouvre probablement quelque grand lac. Au delà le glacier est de nouveau très accidenté ; à plusieurs reprises nous perçons des ponts de neige. Dans ces conditions il est préférable de reprendre les ski : la longueur de ces patins diminue les risques de glisser dans quelque méchant trou. Tout à coup, en longeant une crevasse, la corniche sur laquelle avance notre traîneau s’éboule, nous n’avons que le temps de sauter en arrière pour ne pas rouler dans le précipice. Une autre fois, pareil accident faillit arriver à Balto et à Ravna. En cherchant un chemin plus court que celui suivi par nous, les deux Lapons arrivent sur une très large crevasse couverte : la couche de neige cède, le traîneau culbute, et ce n’est qu’au prix des plus grands efforts qu’ils parviennent à se tirer d’embarras. Naturellement j’étais furieux contre eux : pourquoi ne suivaient-ils pas notre piste ? n’était-ce pas assez que ceux qui marchaient en tête fussent exposés ? Kristiansen manqua également de perdre son traîneau dans de pareilles circonstances.

Dans l’après-midi, grêle et tempête du sud-sud-est. Les grêlons nous fouettent la figure ; en même temps, les traîneaux, pris de flanc par le vent, dérivent sous la poussée de la brise. Le halage devient très pénible. Sverdrup et moi éprouvons surtout de grosses difficultés à faire avancer notre traîneau, qui offre une large prise au vent.

Dans la soirée, nous campons sur une petite plaque de neige fraîche.

En partant le matin, nous pensions arriver dans la soirée très près de la terre ferme, peut-être même l’atteindre. Notre espoir est déçu, il semble que nous en soyons toujours aussi éloignés.

Le lendemain, neige toute la journée. Impossible de voir la terre et même de reconnaître la bonne direction. Nous marchons à l’aveugle sur la glace.

Vers midi, halle pour déterminer la latitude. Le soleil luit de temps en temps à travers les flocons, il faut profiter de l’occasion pour savoir où nous sommes. La veille nous n’avons pu prendre aucune observation : le soleil était déjà passé au méridien lorsque nous nous étions mis au travail. Aujourd’hui nous nous trouvons par 64° 14’ de latitude nord. Nous sommes un peu plus nord que je ne l’aurais désiré. A partir du moment où la terre a été vue, nous avons trop incliné dans cette direction ; maintenant faudra-t-il peiner plusieurs jours pour réparer cette erreur ? Eussions-nous poursuivi dans la direction première, nous aurions probablement pu avancer à la voile jusqu’à la terre ferme. Maintenant nous faisons route au sud.

Avec la neige épaisse qui bouche la vue, impossible de savoir où nous sommes. Il est inutile de continuer la marche dans ces conditions.

Nous décidons alors de nous arrêter. Dietrichson et les deux Lapons installent le campement, pendant que Sverdrup, Kristiansen et moi allons à la découverte au milieu du dédale des crevasses. Balto, qui est maintenant cuisinier en second, doit préparer de la soupe de légumes et en même temps faire chauffer de l’eau. Ce soir nous aurons un grog au citron. Tout doit être prêt pour le moment où nous reviendrons.

Nous nous attachons tous les trois à une corde et partons. Le glacier est très accidenté ; partout ce ne sont que des arêtes tranchantes séparées par des crevasses, la plupart peu profondes.

A peu de distance du campement, voici une petite tache foncée entre deux monticules de glace. On dirait de l’eau, mais cela pourrait bien être aussi de la glace. Tout d’abord je ne dis rien aux autres, de crainte de leur causer ensuite une désillusion. Arrivé là, je tâte de suite avec mon bâton. « C’est de l’eau, mes amis. » Et nous voilà tous accroupis, buvant à pleines gorgées. Quel plaisir de boire de l’eau à discrétion, après en avoir été, pour ainsi dire, privés pendant un mois ! Nous en absorbons tout d’une traite je ne sais combien de litres. Peu de temps après nous être remis en marche, nous entendons des cris et apercevons bientôt le petit Ravna accourant derrière nous à toute vitesse. De suite nous nous arrêtons. Quelque accident serait-il arrivé ? Non, heureusement ; le bonhomme vient simplement chercher les mèches de la lampe à alcool que je porte toujours dans ma poche de pantalon et que j’ai oublié de remettre à Balto avant de partir. J’étais très anxieux de savoir si Ravna avait vu l’eau que nous avions découverte ; il se plaignait toujours de la soif, et je craignais qu’il n’en bût trop maintenant. Oui, il l’avait bien aperçue avec ses yeux de lynx, mais il n’avait pas voulu s’arrêter, de crainte de ne pas nous rattraper. En revenant, par exemple, il ne manquera pas d’avaler une bonne lampée.

Au delà, nous rencontrons le glacier le plus difficile que nous ayons trouvé jusqu’ici. Il n’est cependant pas absolument impossible de passer par là ; des crêtes de glaces tranchantes s’élèvent de tous côtés ; entre elles s’ouvrent de larges et profondes crevasses ; en certains endroits s’étendent de petites nappes d’eau recouvertes d’une mince couche de glace qui s’effondre sous nos pas.

L’obscurité arrive au moment où nous battons en retraite. Le retour est très pénible ; aussi, avec quelle joie apercevons-nous la tente ! Avant de l’atteindre, nous ne pouvons nous empêcher d’avaler encore une bonne quantité d’eau. C’est si bon de pouvoir enfin boire à sa soif !

De retour à la tente, il nous arrive une bonne odeur de soupe chaude. Balto est tout fier d’avoir exécuté ponctuellement mes ordres ; le repas est prêt, à table ! Avec quel appétit nous mangeons, je vous laisse à penser ; Ravna affirme n’avoir jamais mangé jusqu’ici à sa faim, n’ayant pu boire suffisamment d’eau. Aussi a-t-il économisé sur ses rations, et, à notre barbe, le voilà qui avale quatre ou cinq biscuits à la viande qu’il a en réserve. Après le souper, grog au citron, qu’on déguste au chaud dans les sacs de couchage.


PREMIÈRE TENTATIVE DE METTRE À LA VOILE, LE 19 SEPTEMBRE.
(DESSIN D’A. BLOCH.)

  1. Le 15 nous en étions en réalité à 225 kilomètres.