Traduction par Charles Rabot.
Librairie Hachette et Cie (p. 137-150).


CAMPEMENT SUR LA BANQUISE.
(DESSIN EXÉCUTÉ D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.


CHAPITRE IX

toujours en dérive



Les jours suivants, notre dérive continue vers le sud, le long de la côte orientale du Grönland. Pendant ce temps, aucun incident important à noter : chaque jour qui s’écoule ressemble au précédent. On observe la direction de la dérive, celle du vent, les mouvements de la glace, la couleur du ciel au-dessus de la banquise[1], pour découvrir si quelque chance favorable ne se présente pas. Nous sommes toujours partagés entre la crainte et l’espérance, et ces émotions ne sont pas sans attrait pour quelques-uns d’entre nous. Dans la pensée que les renseignements que nous avons recueillis intéresseront les spécialistes, je donne ici des extraits de mon journal de voyage. Les gens du monde pourront les passer sans inconvénient.

« 21 juillet. — Dans l’après-midi, du haut d’un glaçon élevé, nous apercevons dans le sud une longue et étroite ouverture à travers la banquise. La dérive nous porte dans la direction de son extrémité supérieure. Peut-être pourrons-nous atteindre terre.

« 22 juillet. — Dans la nuit survient un épais brouillard. Impossible de reconnaître de quel côté pousse le courant. Le bruit du ressac est aussi violent que les jours précédents. Pendant la nuit, le bruit semble diminuer et la houle tombe un peu.

« Toute la journée, houle et brouillard. Vers midi une éclaircie se produit ; en me servant d’une flaque d’eau de notre glaçon comme d’horizon artificiel, je détermine la latitude. Nous nous trouvons par 64° 18’ de latitude nord : nous avons donc fait un bon bout de chemin dans le sud. Depuis hier midi la dérive a dépassé 60 milles.

« Pendant la matinée la glace s’ouvre un peu : de suite un canot vide est mis à l’eau. En dépit de nos efforts, la marche est très lente ; la bouillie de glace qui couvre les canaux ouverts entre les glaçons arrête l’embarcation. Dans cette situation, il est préférable de réserver nos forces. Avec ce diable de brouillard, impossible de reconnaître la direction la plus avantageuse. Peut-être atteindrons-nous bientôt la côte ; nous aurons alors besoin de toute notre énergie.

« Dans l’après-midi, éclaircie ; il semble que nous soyons maintenant plus rapprochés de terre. Une faible brise souffle, nous espérons qu’elle fraîchira et chassera la glace ; la houle est toujours forte. Qu’une tempête vienne à souffler de terre, elle ferait tomber la mer qui pousse la glace de ce côté, et disperserait la banquise vers la pleine mer. Nous pourrions alors avancer à travers les glaçons.

« Autour de nous apparaissent sur la glace un grand nombre de phoques à capuchon (Cystophora cristata). Lorsqu’ils plongent dans les flaques d’eau voisines de notre campement, ils élèvent au-dessus de l’eau leurs grosses têtes pour nous examiner ; évidemment ils se demandent quels sont les êtres étranges qui sont venus s’établir sur la banquise. Après nous avoir contemplés, ils disparaissent en faisant bouillonner l’eau bruyamment. Nous pourrions facilement en abattre, mais comme nous avons encore de la viande fraîche en quantité suffisante, nous laissons en paix ces beaux animaux ; nous avions emporté du Jason un gros gigot du poney. Dans l’après-midi, la glace est très épaisse.

« 23 juillet. — Dans la nuit, un service de garde est organisé ; chaque quart est de deux heures. À ce propos Ravna nous amusa beaucoup. Ne sachant se servir d’une montre, il ignore quand son quart est terminé, et de crainte de commettre une faute, il reste debout quatre ou cinq heures avant de se décider à réveiller celui qui doit lui succéder : encore à ce moment-là n’est-il pas certain que son temps de garde soit fini.

« A sept heures et demie, Dictrichson nous réveille. La glace s’est ouverte. Quoique les canaux soient encore couverts de bouillie glaciaire, il est possible d’avancer. Nous chargeons les canots, puis, les glaces s’étant de nouveau rapprochées, attendons encore une demi-heure avant de nous mettre en route. Ayant réussi à gagner quelques bassins d’eau libre, nous avançons assez rapidement pendant quelque temps. Au moment de quitter le glaçon où nous avons passé la nuit, passe un vol de canards noirs en route vers le nord. C’est un indice du voisinage de la côte, et cette vue ranime les courages. Dans cette région, la faune ailée est très pauvre : nous n’y aperçûmes pas même une mouette.

« Toute la journée nous peinons pour faire route dans la direction de terre. Quand la glace se referme, nous attendons patiemment, puis nous nous remettons courageusement au travail dès qu’elle s’écarte.

« Nous nous rapprochons de la côte ; l’espoir grandit. Un corbeau venant du sud-ouest passe au-dessus de nos têtes en route vers le nord.

« Sur les glaçons voisins de nous apparaissent plusieurs gros phoques à capuchon (des adultes). La tentation est trop forte pour un chasseur, et, accompagné de Sverdrup, je pars tirer un « vieux » qui est là tout près de nous.

« Après avoir rampé quelques instants, je lâche mon coup de fusil. L’animal, frappé en plein, reste sans mouvement. Cependant, lorsque nous arrivons pour l’emporter, il n’est pas encore mort. Dans mon zèle de naturaliste, je veux profiter de l’occasion pour observer sur un sujet vivant la couleur des yeux et la forme du capuchon, encore incomplètement connues des zoologistes. Pendant que je suis occupé à ces études, l’animal fait un mouvement de bascule sur le bord du glaçon et glisse dans l’eau. En même temps je le frappe d’un harpon et Sverdrup d’une gaffe. C’est alors entre nous une lutte terrible. Nous essayons de maintenir hors de l’eau la partie inférieure du phoque, où réside toute sa force. Un moment nous avons le dessus : mais l’animal, quoique mortellement atteint, est encore vigoureux. Les points d’appui que nous avons pris sur le stemmatope sont malheureusement mauvais, j’en fais de suite l’observation à Sverdrup et l’invite à tirer une seconde balle. Mon compagnon, de son côté, pensant que mon harpon est moins solidement enfoncé dans le corps du phoque que sa gaffe, m’engage à lui donner le coup de grâce. Tout à coup les deux points d’appui manquent à la fois, on entend un clapotement dans l’eau : notre phoque a disparu. Tout déconfits nous nous regardons l’un l’autre, et examinons la flaque d’eau, à la surface de laquelle viennent crever de petites bulles d’air. Nous n’avions pas besoin de ce gibier pour vivre, néanmoins nous ne pouvons nous consoler d’avoir perdu une si belle pièce d’une manière aussi ridicule. Sverdrup affirmait ne jamais avoir vu un aussi gros phoque. Que les âmes sensibles ne s’affligent pas, l’animal n’a pas souffert longtemps ! Les efforts qu’il avait faits pour se dégager étaient les dernières convulsions de l’agonie. La balle qui l’avait frappé était de petit calibre, mais elle l’avait atteint en plein dans la tête.

« Dans la soirée nous sommes arrêtés par des glaçons bosselés serrés les uns contre les autres, formant ce que les marins anglais appellent un pack d’hummocks. Sur un pareil terrain le halage des canots est impossible. Nous installons alors le bivouac. La tente est étendue sur la glace en genre de matelas, et par-dessus on place les sacs de couchage. Nous serons ainsi tout prêts pour le cas où la banquise s’ouvrirait. Nous nous endormons pendant qu’un homme veille debout, mais la glace reste immobile ! Dans la nuit, la rosée est très abondante, et le lendemain matin les sacs sont tout humides.

« 24 juillet. — La banquise est aussi compacte qu’hier. Nous prenons alors la résolution de haler les canots et les traîneaux. La plus grande partie de nos bagages sont placés sur les traîneaux, tout prêts à être chargés dans les embarcations lorsque nous arriverons à l’eau libre. Juste au moment où nous allons nous mettre en marche, la glace s’ouvre. Nous naviguons quelque temps ; plus loin il devient nécessaire de haler les embarcations. La banquise est accidentée et par suite la marche lente, mais cela vaut mieux que de rester en place. Nous approchons de la portion de la côte au nord d’Igdloluarsuk. Déjà dans notre espoir d’atterrir bientôt nous dissertons sur la durée probable du voyage de ce point à Pikiudtlek, où doit commencer l’escalade de l’islandsis. Dans la journée nous apercevons un corbeau et un vol de stercoraires. La vue de ces oiseaux nous tire de notre isolement.

« Dans la journée, comme la banquise devient d’un parcours difficile et que le soleil est chaud, nous faisons halte et dressons la lente pour le dîner. Le repas n’est ni long ni difficile à préparer. Du gigot de poney je découpe un morceau suffisant pour six hommes, puis le divise en tranches, sur le plat d’une rame, mets la viande dans une gamelle de notre appareil de cuisson, ajoute un peu de sel, verse ensuite le contenu de plusieurs boîtes de légumes, remue le tout et maintenant à table, le dîner est prêt. Pendant que je me livrais à cette importante besogne, Balto observait mes mouvements, toujours prêt à donner un coup de main ; il avait faim, me dit-il, et se réjouissait de faire un bon repas. Comme tous les Lapons et comme du reste tous les gens ignorants, notre compagnon avait une aversion profonde pour la viande de cheval ; néanmoins, lorsqu’il me vit verser les légumes, il déclara que le plat lui semblait très appétissant.

« Quand tout fut prêt, j’apportai la gamelle devant mes camarades assis sous la lente et les engageai à se mettre à table. Non, jamais je n’oublierai la figure de Balto à ce moment-là. Lorsqu’il vil que la viande n’était pas cuite, sa physionomie témoigna d’abord le plus profond étonnement, puis un dédain insolent. Il apprit alors à Ravna ce qu’il en retournait, et celui-ci, qui jusque-là n’avait pas paru prendre intérêt à la chose, me tourna le dos avec un air de profond mépris.

« Quant à nous quatre, nous fîmes bon accueil à la gamelle, et trouvâmes le mets excellent. »

Je n’avais pas fait cuire le dîner pour économiser notre provision d’esprit-de-vin. Durant la dérive sur la banquise, nous ne nous donnâmes que rarement le luxe de cuire nos aliments. Comme boisson, nous avions l’eau claire des flaques éparses sur les glaçons ; mélangée à du lait condensé, elle fournissait une excellente boisson très agréable. Ce jour-là, à la place de viande de cheval, les Lapons reçurent, à leur grande satisfaction, des conserves de bœuf ; pareil festin leur fit oublier leur premier désappointement. Le bœuf, c’était, disaient-ils, de la viande propre et fortifiante.

À ce propos, il me paraît intéressant de reproduire la réponse faite par Balto, à son retour en Norvège, lorsqu’on lui demanda quel avait été à son avis le temps le plus dur pendant le voyage. « Le pire, raconta-t-il, ce fut lorsque nous dérivions sur le Grand Océan. Un jour, pendant que nous étions sur la banquise, je dis à Nansen : « Pensez-vous que nous puissions atteindre la terre ? — Oui », me répondit-il. Je lui demandai ensuite ce que nous ferions alors. « Nous nous dirigerons en canot vers le nord », reprit notre chef. « Très bien ; mais si nous ne pouvons traverser le grand glacier et arriver sur la côte ouest, de quoi vivrons-nous ? ajoutai-je. — « Nous tuerons du gibier, me répondit Nansen. — Mais avec quoi le cuirons-nous ? demandai-je. — Mais nous le mangerons cru », repartit-il. Pareille perspective avait découragé Balto.

« Dans la soirée nous réussissons à faire encore un peu de route. Le soir nous campons.

« Le ciel est couvert d’un épais brouillard humide qui nous transperce ; avec cela il souffle une brise piquante du nord-ouest ; peut-être disloquera-t-elle la banquise.

« 25 juillet. — A quatre heures et demie du matin, l’homme de quart me réveille pour m’annoncer l’approche d’un ours. Je le prie d’aller prendre de suite un fusil dans les canots, pendant que je passe en toute hâte mes bottes et sors de la lente sans prendre le temps de m’habiller. L’animal arrivait droit de notre côté, au moment où Kristiansen m’apporte le fusil ; il s’arrête, nous regarde un instant, puis prend la fuite. Encore une mauvaise chance ! mes camarades avaient eu au moins le plaisir de voir un ours blanc, ce qu’ils désiraient depuis longtemps.


L’OURS S’ARRÊTE ET NOUS REGARDE UN INSTANT.
(DESSIN D’E NIELSEN.)

« Après avoir déjeuné, nous nous remettons à la laborieuse besogne du halage. À quelques pas du campement, la houle nous oblige à nous arrêter ; depuis le jour où nous avons été entraînés jusqu’à l’iskant, la houle persiste et amoncelle la banquise du côté de la côte.

« Pendant la journée, des ouvertures se produisent à plusieurs reprises au milieu de la glace, mais se referment bientôt. Il est absolument impossible d’avancer ; la bouillie glaciaire qui couvre les canaux ouverts entre les glaçons arrête la marche des embarcations, et avec ce roulis les canots peuvent être brisés lorsque la glace se referme avec rapidité.

« Pour passer le temps, nous nettoyons les patins des traîneaux ; débarrassés de rouille, ils pourront glisser plus facilement sur la glace. Ce travail achevé, on prépare le dîner, composé d’une soupe de haricots et de viande crue. À midi je prends la latitude. Nous nous trouvons par 63°18’. L’observation de la longitude, faite dans l’après-midi, donne comme résultat : 40’15°. Nous sommes à 18 milles de terre. Depuis hier soir la dérive nous a éloignés de la côte. Dans la journée, vu un corbeau.

« Le repas est servi dans les quelques tasses que nous possédons et dans des boîtes de conserves vides, qui remplacent pour nous la vaisselle. Tout le monde, même les Lapons, déclare le dîner excellent. Tout à coup grand émoi de Ravna ; reconnaissant que la viande de la soupe est incomplètement cuite, il déclare ne plus vouloir en manger et fait une mine qui nous amuse tous. Maintenant Balto, lui aussi, n’a plus faim ; il avale la soupe, lui trouve même très bon goût ; mais la viande, il la dépose près de lui dans une flaque d’eau, pensant que je ne verrai pas son manège. Il peut dire, déclare-t-il, comme le prophète Élie : « Seigneur, ce que j’ai à manger, je ne puis le manger ». Je m’efforce de lui prouver que le prophète n’a jamais rien dit de pareil, et qu’il s’empressait d’avaler ce que le Seigneur lui envoyait. L’apôtre Pierre a bien formulé une pareille plainte, mais c’était en rêve, elles mots sont employés au figuré. Voilà ce que je m’efforce de faire comprendre à Balto, mais je n’y réussis guère. Le bonhomme hoche la tête d’un air de doute ; et seuls les « païens » cl les animaux, affirme-t-il, mangent de la viande crue. Pour consoler les Lapons, nous leur donnons à chacun un biscuit.

« Aujourd’hui Dietrichson et Kristiansen se plaignent de douleurs dans les yeux. Je recommande en conséquence à tout mon monde de porter toujours des conserves.

« Aucun changement dans l’étal des glaces. Durant l’après-midi, dérive rapide vers le sud. La nuit dernière, le courant nous avait éloignés de terre, maintenant nous nous en rapprochons.

« Dans l’après-midi, nous sommes par le travers de Skjoldungen, une île souvent mentionnée dans le voyage de Graah. Depuis Igdloluarsuk, la côte est hérissée de pics aigus aux formes fantastiques. Le soir surtout, au coucher du soleil, le panorama est particulièrement grandiose.

« La houle augmente toujours, bien que nous soyons loin de l’iskant ; au large la mer doit être forte.

« Maintenant les nuits sont froides ; sous les sacs de couchage nous entassons tout ce que nous pouvons, des prélarts, des imperméables, afin de rendre notre installation aussi confortable que les circonstances le permettent.

« Je veille le premier quart, pour achever le croquis de la côte. À la latitude où nous nous trouvons maintenant, les nuits commencent à devenir obscures : pareil travail est par suite difficile à cette heure tardive.

« L’air est calme, seul le bruit du ressac trouble le silence de la nuit. Au-dessus des champs de glace, la lune s’est levée toute rouge ; et, dans la direction du nord, s’étend une lueur jaune crépusculaire. Sous la lune, par delà la banquise, miroite la pleine mer, tandis que vers l’ouest les pics élancés de la côte se détachent sur un ciel clair obscur ; tout autour de nous rien que de la glace et de la neige. C’est une belle nuit d’été, mais dans le paysage rien ne rappelle que nous sommes en été.


CLAIR DE LUNE SUR LA BANQUISE.
(DESSIN d’E. NIELSEN, D’APRÈS UN CROQUIS DE M. NANSEN.)

« Devant moi se trouvent les embarcations, les traîneaux et la tente où reposent mes camarades. À côté s’étend une petite flaque d’eau dans laquelle la lune se reflète.

« Nous sommes contraints à l’inaction. Les glaçons sont trop écartés les uns des autres pour que nous puissions haler les embarcations et les traîneaux, et en même temps trop serrés pour qu’il soit possible de naviguer.

« La pluie nous oblige à rester dans la tente.

« Nous nous occupons de remonter le moral des Lapons. Craignant d’atteindre de nouveau la pleine mer, ils sont découragés. Nous sommes persuadés que nous pourrons débarquer près du cap Farvel. Nous calculons la date probable de notre arrivée dans ces parages et reconnaissons que nous aurons ensuite le temps de remonter la côte orientale et d’entreprendre la traversée du Grönland. Quelques-uns sont d’avis que si, à l’époque où nous débarquerons, la saison est trop avancée pour tenter l’aventure, nous n’en devrons pas moins faire roule vers le nord, aussi loin que possible. Nous hivernerions sur la côte orientale, et au printemps ferions route vers l’ouest. Ce plan me paraît bien hasardeux, car en pareille circonstance nous ne pourrons conserver intactes les provisions que nous avons apportées, et sans elles, la traversée de l’inlandsis sera impossible. Dietrichson se déclare partisan résolu de ce plan. « Après tout, dit-il, nous risquerons simplement nos vies. » Pendant cette discussion, Balto prend, lui aussi, la parole : « Ne parlons pas de ce que nous ferons plus tard, dit-il, jamais nous n’atteindrons la côte ; dans quelques jours nous serons tous noyés dans le Grand Océan. Mon seul désir est que le Seigneur me fasse la grâce de me laisser mourir en bon chrétien, je me repens de mes fautes, et j’espère ainsi gagner le ciel. J’ai commis dans la vie bien des mauvaises actions, combien maintenant je les regrette, car je crains bien de n’être pas sauvé. » Je demandai alors à Balto s’il ne croyait pas qu’il dût se repentir de ses fautes, au cas où la mort ne serait pas prochaine : « Oui, me répondit-il, mais dans ce cas le repentir n’est pas urgent. » Il promit cependant de devenir meilleur, s’il échappait à la mort. Conception bien naïve du christianisme, assez répandue toutefois ! « Eh bien, Balto, si tu reviens en Finmark, boiras-tu encore ? » lui demandai-je. Non jamais, il ne prendrait plus que quelques petits verres. C’était la faute de son penchant pour l’eau-de-vie, me confessa-t-il tristement, s’il était venu avec nous et s’il se trouvait maintenant sur la banquise. « Comment cela est-il donc arrivé ? lui répliquai-je. — J’étais ivre, me raconta Balto, lorsqu’un nommé X… me demanda si je voulais accompagner l’expédition au Grönland. Me sentant alors plein courage, je répondis affirmativement. Mais le lendemain, lorsque dégrisé je me souvins de ma promesse, je me repentis fort d’avoir fait une pareille réponse. Il était alors trop tard pour revenir sur ce que j’avais dit, et maintenant je donnerais volontiers 2000 couronnes pour ne pas être ici. »

« Quoi qu’il en soit, le moral de la petite caravane est excellent. Nous nous trouvons très bien sous la lente. Quelques-uns lisent, d’autres écrivent leur journal. Balto raccommode des chaussures, Ravna, comme d’habitude, reste inactif dans son coin. La perspective de dériver bientôt en pleine mer n’est pas très réjouissante.

« Nous prenons alors la décision de continuer notre route à travers la banquise. L’entreprise est certes dangereuse, mais il faut la risquer en présence de notre dérive rapide vers la pleine mer.

« La glace ne s’ouvre pas ; dans ces conditions nous sommes obligés de recommencer la pénible opération du halage, et ce n’est pas un travail facile avec cette diable de houle qui tantôt éloigne les glaçons, tantôt les fait se choquer et se briser. Il n’est pas aisé surtout de faire passer les traîneaux d’une flaque sur l’autre sans les laisser tomber à l’eau. Souvent nous devons attendre quelque temps avant de pouvoir retourner sur le glaçon où nous avons abandonné les bagages que nous n’avons pu faire passer une première fois. En agissant avec précaution, ces transbordements s’effectuent assez vile. Mais à quoi servent ces efforts ? Rien qu’à nous donner du mouvement, car le courant, plus rapide que nous, nous entraîne du côté de la pleine mer, en sens inverse de la direction que nous suivons. Après tout, laissons-le agir ; occupons-nous seulement de trouver un solide radeau de glace. Nous examinons soigneusement tous les glaçons situés dans notre voisinage ; nous savons maintenant à quels signes se reconnaît un glaçon résistant. Nous en choisissons un petit, très épais, de glace bleue, ayant la forme d’un navire, il pourra par suite naviguer en mer sans se briser ; il est de plus garni de bords élevés qui nous protégeront contre les vagues ; en un point seulement ce bourrelet présente une solution de continuité ; par là en cas de besoin il sera facile de mettre les embarcations à l’eau. Aucun autre glaçon ne nous a offert une meilleure installation ; aussi, si le courant nous entraîne vers l’iskant, sommes-nous bien décidés à y rester jusqu’à la dernière extrémité. Bien entendu, avant de nous installer sur ce radeau, nous nous sommes assurés que nous y trouverions de l’eau. La plupart des glaçons sont parsemés de petites nappes d’eau alimentées par la fusion de la couche superficielle de neige ou de glace. Une fois notre marmite remplie, nous nous apercevons que cette eau est salée. Nous n’avions pas songé qu’à cette époque avancée de l’été, la neige a fondu sur presque tous les glaçons. Heureusement pour nous, sur les points élevés du radeau se trouve encore du névé dont la fusion procure une très bonne boisson. »

28 juillet. — Aujourd’hui comme hier, inaction complète. Notre crainte d’arriver une seconde fois à l’iskant était justifiée. Notre radeau a approché de moins de 500 mètres de la lisière de la banquise. Nous désirions même l’atteindre et être entraînés ensuite en mer pourvoir se terminer enfin cette ennuyeuse dérive au milieu de la banquise. La houle était faible, le vent favorable ; nous aurions pu dans ces circonstances arriver en vingt-quatre heures au cap Farvel où il aurait été certainement possible de débarquer.

« Il était écrit que nous ne devions pas arriver à la pleine mer. Après avoir dérivé pendant quelque temps le long de l’iskant, notre glace fut entraînée au milieu d’un large champ de drifis vers le sud. La banquise est ici étroite. Nous sommes devant le fjord Mogens Heinessön, à 15 milles de terre, et l’iskant est tout près de nous.

« Hier le temps était froid, et couvert comme en hiver ; aujourd’hui le soleil luit. Au nord comme au sud de Karra Akungnak s’étend la nappe blanche de l’inlandsis d’ici. Elle semble une plaine unie que l’on pourrait parcourir en voiture. Çà et là s’élèvent des nunataks plus nombreux que ne l’indique la carte de Holm. La vue du glacier entraîne nos pensées vers l’intérieur du Grönland.

« Notre tour viendra bientôt de le parcourir. » Cette pensée, qui peut paraître téméraire après toutes nos désillusions, termine la partie de mon journal relative à la dérive de la banquise. Le 31 juillet seulement, je pus reprendre ma relation, elle commence par cette phrase : « Quelle différence entre noire situation présente et celle où nous nous trouvions lorsque j’ai écrit les lignes précédentes. Autour de nous c’était alors la solitude de la banquise et de la mer, maintenant nous sommes entourés par des Eskimos et des chiens, puis voici des bateaux, des tentes ; un beau soleil d’été reluit, et nous avons sous les pieds le sol du Grönland. »

Ces lignes ont été écrites durant notre balle au premier campement d’indigènes que nous avons rencontré, maintenant je dois raconter comment nous y sommes parvenus.

Le 28 juillet au soir, un brouillard épais nous avait enveloppés, dérobant la vue de la côte à nos regards. Plusieurs fois dans le courant de la journée, la glace s’était ouverte près de l’iskant alors que, suivant toute prévision, la houle aurait dû la maintenir en masses compactes. La dislocation n’avait cependant pas été assez grande pour que nous ayons pu mettre les embarcations à l’eau surtout avec la grosse mer. Le soir, pendant que nous faisions notre promenade habituelle avant d’aller nous coucher, nous remarquâmes un nouveau mouvement de dislocation dans les glaçons. La houle semblait ouvrir la banquise du côté de la pleine mer, ce qui nous parut extraordinaire. Nous étions alors fatigués et n’avions nulle envie de nous mettre au travail ; nous pensions, du reste, atteindre bientôt la pleine mer et dériver ensuite vers le sud sur notre radeau de glace. Nous allâmes nous coucher après avoir donné ordre à la vigie de nous réveiller au cas où la banquise s’ouvrirait davantage. Dans la nuit le brouillard épaissit, et masqua toute vue.

Sverdrup faisait le quart dans la matinée, lorsque tout à coup il entend le bruit du ressac dans la direction de la terre, c’est-à-dire à l’ouest : jusque-là nous l’avions toujours entendu dans l’est, c’est-à-dire du côté de l’iskant. Il consulte la boussole, le grondement vient bien en effet de l’ouest. Le compas est donc faux ou bien il est victime d’une illusion des sens. Quelques heures après, Sverdrup put reconnaître la justesse de ses observations : le bruit provenait bien du battement de la lame contre le rivage et non contre la banquise, ainsi qu’il était permis de le penser au milieu du brouillard. Le matin je paressai quelque temps dans mon sac de couchage. Ravna était alors en vigie ; comme d’habitude il avait fait un quart de quatre heures au lieu de deux. Je m’amusai à le voir passer sa petite tête par la porte de la tente, pour demander si son temps de garde était terminé et s’il pouvait réveiller Kristiansen qui devait prendre le quart après lui. Sa physionomie exprimait un sentiment de vague inquiétude qui me frappa. Je lui demandai alors s’il apercevait la côte. « Oui, me répondit-il, elle est tout près. — Et la glace, ajoutai-je, est-elle ouverte ? — Oui », me répondit-il. Du coup je saute hors de la tente. Oui, en vérité, nous sommes tout près de la côte ; la banquise est clairsemée, et près de la côte s’étend un chenal d’eau libre. Je réveille tout le monde ; à la hâte on s’habille, on prépare le déjeuner, on met les embarcations à l’eau, on les charge, et bientôt nous voici parés. Avant de quitter le glaçon qui nous a conduits ici et qui sera probablement notre dernier radeau de glace, je monte sur le point le plus élevé pour reconnaître notre route. Un changement extraordinaire s’est produit dans la banquise ; toute la masse de glace a dérivé pendant la nuit vers le sud-est. De ce côté, à perte de vue, de la glace, et au-dessus un ciel tout blanc. Dans le sud, du côté de la côte, non loin de nous, la mer semble complètement ouverte ; plus au nord ce chenal est barré par une nappe de drifis. Nous nous trouvons maintenant sur la lisière occidentale de la banquise, vers l’est elle s’étend à perle de vue. Quel étrange changement depuis hier ! Dans quelques heures nous débarquerons, et hier soir aucun de nous ne pouvait espérer pareille chance.

Les canots avancent rapidement. Partout se trouvent des canaux assez larges pour qu’on puisse y ramer ; en quelques endroits seulement il est nécessaire de se frayer un passage à travers la glace.

Après quelques heures de travail, les dernières glaces sont dépassées. Non, jamais je ne pourrai trouver une expression assez vive pour dépeindre notre enthousiasme à ce moment. Nous éprouvons la même impression que ressent le prisonnier à sa sortie de prison ; maintenant l’avenir s’ouvre plein de promesses devant nous. Nous sommes heureux. Peut-on en effet être plus satisfait que le jour où l’on voit la possibilité de mettre à exécution un projet longtemps caressé ?


halage des canots à travers la banquise. (dessin d’a. bloch, d’après un croquis de m. nansen.)

  1. La présence d’une buée de couleur foncée au-dessus de la banquise indique l’existence de flaques d’eau ouvertes ou de glaces clairsemées. La couleur sombre de l’eau donne cette teinte à l’air ambiant. Une apparition de ce genre porte, dans le vocabulaire arctique, le nom de « ciel d’eau » (vand himmel).