Traduction par Charles Rabot.
Librairie Hachette et Cie (p. 125-136).


SVERDRUP DE QUART PENDANT LA NUIT DU 10 JUILLET.
(DESSIN d’E. NIELSEN, D’APRÈS UN CROQUIS DE M. NANSEN.)


CHAPITRE VIII

en route vers la côte orientale du grönland — dérive sur la banquise



À quelque distance du navire nous fûmes rejoints par un canot du Jason monté par douze hommes sous le commandement du lieutenant. Le capitaine Jacobsen avait envoyé cette escouade à notre aide. Ces braves amis nous accompagnèrent quelque temps, mais voyant qu’ils ne pouvaient nous être d’une grande utilité, je les renvoyai bientôt à bord, après les avoir remerciés de leur bonne volonté.

Au début, la glace est clairsemée ; nous avançons rapidement et à la rame. La route nous est-elle fermée, nous nous ouvrons un passage avec le pic et la hache. En quelques endroits seulement il devient nécessaire de haler les canots à travers de petits glaçons. Au moment où nous quittions le Jason, il commençait à tomber une petite pluie, maintenant elle augmente, en même temps le ciel noircit et prend mauvaise apparence. C’était à coup sûr un curieux spectacle de nous voir travailler à nous frayer un passage à travers la banquise, couverts de nos imperméables noirs et de nos capuchons, qui nous donnent l’air de moines. Les canots avancent dans le sillage l’un de l’autre au milieu de glaçons dont la blancheur immaculée contraste étrangement avec la noirceur du ciel. Sur les pics décharnés des bords du Sermilikfjord s’étendent de sombres nuées, déchirées par endroits ; à travers ces trouées le ciel apparaît dans le lointain illuminé par un rayonnant coucher de soleil. Mais cela ne dure pas longtemps, les trous se ferment, les nuages deviennent plus sombres et la pluie s’abat sur nous.

Plus loin la marche devient pénible. Souvent, pour reconnaître la meilleure route à suivre, nous devons escalader un monticule de glace ; du haut d’un de ces mamelons nous saluons une dernière fois le Jason en agitant le drapeau national. On nous voit de là-bas et le navire nous rend notre salut en abaissant son pavillon. Maintenant en avant ! nous n’avons pas de temps à perdre.

Au début un grand isberg se trouvait dans l’ouest ; bien que nous nous dirigions toujours vers l’est, nous nous en rapprochons de plus en plus. Évidemment un courant nous poussait vers l’ouest. Nous faisons alors roule pour passer à droite de cette montagne de glace. Tout à coup, dans son voisinage nous fûmes pris par un tourbillon terrible. Les glaçons jetés les uns sur les autres tournoyaient sur eux-mêmes, et se renversaient en menaçant de briser nos deux canots. Sverdrup parvint à mettre en sécurité son canot sur un glaçon pendant que nous faisions tous nos efforts pour atteindre une flaque d’eau. À chaque instant notre embarcation risquait d’être brisée. En pareille circonstance, on doit se réfugier, si l’on peut, soit au-dessus des isfod[1], soit dans une anse creusée dans l’épaisseur des glaçons. Au prix de grands efforts nous réussissons à nous tirer de ce mauvais pas et à atteindre une grande nappe d’eau ouverte sous le vent de l’isberg où nous sommes en sécurité. Il faut maintenant songer à Sverdrup. Nous lui faisons signe de nous suivre, et bientôt il nous rejoint.

Au delà nous rencontrons une série de flaques d’eau libre. De temps en temps les glaçons qui nous entourent sont violemment agités et jetés les uns contre les autres ; toujours ces mouvements dans la banquise se produisent près des nombreux isbergs échoués dans ces parages ; dès que nous avons dépassé ces montagnes déglacé flottante, tout redevient calme. Maintenant nous avons bon espoir de réussir et sommes tous pleins d’entrain. La pluie a cessé ; le soleil rougit les nuages amoncelés sur le Sermilikfjord et enflamme les sommets neigeux de la côte.

Apercevant des flaques d’eau libre, je pense découvrir bientôt le chenal ouvert entre la côte et la banquise. Nous nous trouvions alors tout près de la rive occidentale du Sermilikfjord, nous distinguions même les pierres et toutes les aspérités de la montagne. Aucun obstacle ne semble devoir arrêter notre marche. Nous nous occupons de choisir l’endroit où nous pourrons faire le café une fois à terre.

Tout à coup les glaçons s’entre-choquent ; en toute hâte, nous cherchons un refuge sur l’un d’eux. Après cette alerte, en remettant à l’eau mon embarcation dans un chenal très étroit, une langue de glace pointue vient en percer la coque. Le canot menaçant de couler, il faut le décharger de suite et le remonter sur un glaçon pour le réparer. Sverdrup et Kristiansen viennent à notre aide et très habilement remettent en état l’embarcation sans grande perle de temps à l’aide des quelques outils qu’ils ont seulement à leur disposition : un marteau en bois, une hache et quelques clous. (Jne planche de pin fut employée comme bordage.

Cet accident nous coupa la veine. Pendant que nous étions occupés à réparer le canot, les glaces s’étaient remises en mouvement, le ciel assombri, et la pluie avait repris. Toute vue est désormais masquée. Dans cette situation nous dressons la tente et attendons une embellie. Il est dix heures du matin (18 juillet). Depuis quinze heures nous travaillons à nous frayer un chemin à travers la banquise. Nous avons donc bien gagné quelques heures de repos.

Avant de nous endormir une éclaircie nous permet d’apercevoir le Jason sous vapeur ; bientôt après il disparaît sur l’océan. Probablement à bord on nous croyait à terre depuis longtemps, sains et saufs. « Lorsque Ravna vit le navire pour la dernière fois, écrit Balto dans sa relation de voyage, il médit : « Sommes-nous bêtes d’avoir quitté le vapeur pour venir mourir ici. La grande mer sera notre tombeau. — Cela aurait été très mal d’agir ainsi, répondis-je. Nous n’aurions reçu aucun paiement à notre retour et peut-être le consul norvégien nous aurait rapatriés à Karasjok aux frais du bureau de bienfaisance. Ce qui aurait été une grande honte pour nous. »

Pendant que nous dormons, un de nous reste debout, chargé de nous réveiller si la glace s’ouvrait assez pour nous permettre de continuer vers la côte. Dietrichson s’offrit pour faire le premier quart.

Les glaces ne s’écartèrent que très peu, une seule fois et encore pendant un instant. Je pensais profiter de cette occasion pour nous remettre en marche, mais bientôt les pressions recommencèrent. D’autre part les glaçons étaient trop petits pour qu’il fût possible de haler les canots. Tant que la pluie tombait, nous pouvions dormir et attendre. Nous étions déjà à ce moment emportés par un courant !

Nous sommes entraînés à toute vitesse au milieu d’un large banc de glace à l’ouest du Sermilikfjord. Là un courant nous porte dans le sud et nous éloigne de la côte, en dépit de tous nos efforts pour nous en rapprocher. Si nous n’avions pas été retardés par l’accident arrivé au canot, nous aurions pu traverser ce banc, où le courant est très violent, et atteindre ensuite des eaux plus calmes le long de terre.

La vitesse du courant dépassait toutes mes prévisions. Que ce courant fût rapide, je le savais, mais si j’avais connu sa véritable force, j’aurais pris d’autres dispositions. Il eût été par exemple préférable de débarquer sur la banquise plus à l’est, par le travers du cap Dan ; là nous aurions, suivant toute probabilité, traversé la barrière de glaces, sans être entraînés à l’ouest, au delà de l’embouchure du Sermilikfjord, dans le grand banc où le courant porte vers le sud. Dans notre position nous pouvions seulement examiner la situation dans laquelle nous nous serions trouvés si nous avions agi ainsi. Si, pendant une heure seulement, le chenal avait été un peu ouvert.

nous aurions été hors de danger. Mais l’entrée du paradis nous est fermée ; nous dérivons maintenant vers le sud.

Tout en faisant ces réflexions nous travaillons à enlever du plancher de la tente l’eau qui filtre à travers les ouvertures de la partie inférieure. Après vingt-quatre heures d’attente, la glace s’ouvre tout à coup. Immédiatement, avec un nouveau courage et de nouvelles forces, nous essayons, le 19, à six heures du matin, d’atteindre terre. La pluie ne tombe plus aussi dru ; à travers une éclaircie nous apercevons la côte aux environs du Sermilikfjord : nous en sommes maintenant éloignés de 16 milles. Si nous ne pouvons atterrir à Inigsalik, à l’ouest du Sermilikfjord, eh bien, nous aborderons au sud, à Pikiudtlek. Nous travaillons vigoureusement pour nous frayer, un passage à travers les glaces. Près d’un grand isberg nous rencontrons des nappes d’eau libre, dans lesquelles nous engageons les canots. Tout à coup les glaces s’entre-choquent ; en toute hâte nous devons nous réfugier sur une grande plaque de glace. Maintenant le soleil perce les nuages, nous tirons les embarcations hors de l’eau, dressons la tente, et installons un campement relativement confortable. Nous revêtons des vêtements secs et faisons sécher ceux qui sont mouillés, changement que j’apprécie tout particulièrement, ayant eu la mauvaise chance de tomber à l’eau. J’allais m’élancer de la pointe d’un glaçon dans le canot, lorsque ce point d’appui céda sous mon poids. Pendant la traversée de la banquise, pareille chute fut du reste un incident journalier. Dans la journée nous nous chauffons aux rayons du soleil. Les conserves données à l’expédition par la Compagnie de Stavanger sont excellentes, l’eau abondante, et le tonnelet du canot du Jason contient de la bière. (Chaque embarcation des baleiniers pour la chasse au phoque est munie d’un barillet de bière et d’un caisson rempli de pain et de lard.) Le capitaine du Jason avait eu l’amabilité de faire déposer ces excellentes provisions dans le canot qu’il nous avait donné, et maintenant elles faisaient nos délices.

Sur ces entrefaites nous commençons à entendre le bruit d’un fort ressac du côté de l’iskant, mais pour le moment nous n’y prêtons pas attention. Nous dérivons à vue d’œil, et les montagnes du Sermilikfjord nous apparaissaient de plus en plus petites.

Le soir, tandis que mes compagnons dorment, je reste longtemps debout pour prendre quelques esquisses. La soirée est magnifique, partout le ciel s’étendent des teintes d’une douceur infinie. Au nord, les montagnes du Sermilikfjord découpent leurs lignes hardies sur un ciel pourpre, et à l’ouest la grande plaine de l’inlandsis ferme l’horizon en traçant sa ligne molle sur le jaune du couchant.

Pendant que je dessine, mon attention est attirée par une grosse houle qui se fait sentir jusque dans la banquise. Du côté de la mer, le ciel est un peu sombre ; il y a sans doute du gros temps sur l’océan ; mais je suis bien loin de supposer qu’il peut nous arriver quelque aventure de ce côté, et, l’esprit tranquille, je vais prendre place dans le sac de couchage à côté de mes compagnons.

Le lendemain matin, 20 juillet, je suis réveillé par des chocs violents qu’éprouve notre glaçon. La houle est donc devenue plus forte. Je sors alors de la lente et reconnais que notre radeau de glace est fendu tout près, de notre abri. Des points les plus élevés du glaçon, les Lapons aperçoivent la mer éblouissante sous un soleil clair. Depuis notre départ du Jason, nous l’avions perdue de vue.

Pour le lendemain et les jours suivants, mon journal de voyage contient ces passages :

« La mer grossit et bal constamment notre glaçon. Les fragments de glace et la bouillie glaciaire détachés des drifis amortissent heureusement les chocs. La situation devient mauvaise, notre glaçon dérive rapidement vers la pleine mer. Nous chargeons alors les canots et essayons de les haler vers terre. C’est peine perdue. La dérive est plus forte que notre marche. Le courant nous refoule dans la direction diamétralement opposée à celle que nous suivons. Il s’agit maintenant de trouver un glaçon solide sur lequel nous nous établirons en attendant les événements. Quand nous avons campé l’avant-veille, le bloc sur lequel la tente a été dressée mesurait, dans sa plus grande largeur, environ 30 mètres ; la nuit dernière, une partie a été enlevée et maintenant il est attaqué d’un autre côté. Tout près de nous, il y a une grande flaque épaisse encore intacte ; nous nous y réfugions.

« Le bruit de la mer grandit, les vagues déferlent autour de nous et viennent battre jusque sur notre glaçon. La position devient critique.

« Les Lapons ne sont pas d’humeur gaie. Ce matin, ne les apercevant pas, je me demandais où ils pouvaient bien être, car, sur notre petit glaçon, il n’y a pas beaucoup d’endroits pour se cacher. Voyant un des canots soigneusement recouvert de prélarts, je vais à la. découverte de mes gens, je soulève une toile avec précaution, et que vois-je dessous ? nos deux bonshommes blottis au fond de l’embarcation, Balto lisant à haute voix à son vieux camarade l’Ancien Testament. Sans attirer leur attention, je laissai retomber le prélart qui recouvrait la petite église. Nos deux camarades avaient fait l’abandon de leur vie et se préparaient à la mort. Plus tard Balto me raconta qu’ils avaient alors pleuré en se reprochant amèrement d’avoir abandonné leur vie paisible. Après tout, ils pouvaient bien être effrayés dans cet inconnu.

« Aujourd’hui le temps est magnifique et le soleil éblouissant ; il devient nécessaire de porter des lunettes fumées. Nous profitons du soleil pour déterminer notre position. Nous nous trouvons maintenant par 65° 8’ de latitude nord et 38° 20’ de longitude ouest, à 30 milles de l’embouchure du Sermilikfjord et à 23 ou 25 milles de la terre la plus rapprochée.

« Comme à l’ordinaire, le dîner est préparé. Pour occuper notre temps nous faisons une soupe aux légumes. Depuis notre départ du Jason, c’est la première fois que nous pouvons prendre des aliments chauds. Pendant que la soupe est sur le feu, le roulis augmente, plusieurs fois notre appareil de cuisine manque de tomber. Les Lapons mangent en silence tandis que les autres causent et plaisantent comme d’habitude. À chaque choc violent que reçoit notre glaçon, partent des lazzis. Par leur gravité, les Lapons paraissent désapprouver celle gaieté ; à leur avis, ce n’est ni le moment ni le lieu pour plaisanter.

« Du point le plus élevé de notre radeau, nous voyons les glaçons de l’iskant couverts par la mer, le flot brise dessus et jaillit en panaches d’écume blanche vers le ciel bleu. Aucun être vivant ne doit pouvoir résister à ces avalanches d’eau. Nous dérivons toujours vers la pleine mer. Notre glaçon est épais, il pourra soutenir le choc quelque temps, espérons-nous ; en tout cas nous sommes décidés à ne l’abandonner que lorsque nous y serons absolument forcés. Quand nous ne pourrons plus tenir sur le glaçon, nous tenterons de mettre à l’eau les canots au milieu de cette mer furieuse. Nous serons trempés, mais nous sommes bien décidés à lutter pour la vie jusqu’à la dernière extrémité.

« Au milieu des vagues, il sera impossible de lancer les deux canots. Si nous sommes obligés d’en arriver là, nous abandonnerons une embarcation et tenterons de nous sauver sur l’autre. Nous verrons la situation quand nous serons arrivés à l’iskant.

« Maintenant, 300 mètres seulement nous séparent de la mer. Dans quelques heures nous naviguerons le long de la banquise vers le sud, ou bien nous serons noyés.

« Ravna est le plus abattu de tous, il n’est pas habitué à la mer et à ses colères. Il ne souffle mot, monte de temps en temps sur un des points les plus élevés du glaçon, et regarde tristement la ligne du ressac ; il songe évidemment à son troupeau de rennes, à sa femme, à ses enfants, à sa tente installée tout là-bas sur les montagnes du Finmark, où règne maintenant le plein été. Pourquoi a-t-il quitté tout cela ? Est-ce parce qu’on lui a offert de l’argent ? Ah non ! la vie calme dans la tente est préférable à la fortune.

« Dans les moments de danger, l’homme aime à se rappeler les belles heures de sa vie, et quelles plus belles heures, Ravna, as-tu passées, si ce n’est l’été au milieu des montagnes baignées par le soleil.

« Ici, sur la banquise, luit également un beau soleil. La soirée est magnifique comme hier soir. Le soleil se couche tout rouge, empourprant le ciel et illuminant de lueurs radieuses la terre, la glace et la mer, jusqu’au moment où il disparaît derrière l’inlandsis. Pas un souffle de vent ; la mer agitée par la houle se plisse en longues ondulations jaunes.

« Oui, le spectacle est beau. Voyez ces hautes et longues vagues, elles arrivent les unes derrière les autres en énormes crêtes mobiles dont aucun obstacle ne semble pouvoir arrêter la marche, elles rencontrent la banquise et s’y brisent en longues fusées d’eau bleue, arrachent des morceaux de glace et jettent des tourbillons d’écume sur la neige blanche. C’est étrange qu’une si belle chose puisse causer la mort. Un jour pourtant, sonnera l’heure de la mort ; non jamais à ce moment solennel le décor ne sera aussi beau qu’aujourd’hui.

« Nous nous rapprochons de plus en plus de l’iskant. Le roulis est maintenant très fort. Lorsque notre glaçon se trouve dans le creux d’une vague, toute vue nous est masquée ; nous sommes dominés par deux murs d’eau, nous n’apercevons que le ciel au-dessus de nos têtes. Autour de nous, les glaçons culbutent, craquent et se brisent ; dans la tourmente, notre radeau a été également fêlé, mais il tient encore ferme. Si nous arrivons bientôt en pleine mer, nous devrons lutter pendant plusieurs jours. Pour réparer leurs forces, tous les hommes dorment maintenant profondément. Notre tente est la seule chose qui n’ait pas encore été pliée dans les canots. Sverdrup, le plus flegmatique d’entre nous, et en même temps le marin le plus expérimenté de la bande, prend le premier quart ; dans deux heures, Kristiansen le remplacera.

« La physionomie de mes camarades n’exprime pas le moindre signe d’angoisse, et la conversation est aussi animée que d’habitude. Seuls Balto et Ravna sont tristes, mais calmes et résignés, persuadés que leur dernière heure est arrivée. Malgré le bruit du ressac, tout le monde est bientôt endormi. Les Lapons sont de trop solides gars pour que la crainte trouble leur sommeil : Balto, redoutant sans doute que la tente ne soit trop exposée, se couche dans un canot ; il ne se réveille même pas lorsque les vagues menacent d’enlever l’embarcation. Pour éviter un accident, Sverdrup doit se cramponner au canot, et pendant ce temps le bonhomme ne se réveille même pas.

« Après avoir dormi je ne sais combien de temps, je suis réveillé par le bruit du ressac qui bal tout près de ma tête. Notre glaçon monte et descend sur la vague comme un navire secoué par une grosse mer. Le mugissement des flots est devenu assourdissant. À chaque instant, je m’attends à voir Sverdrup venir nous réveiller ou la tente balayée par la vague. Rien de tout cela n’arriva. J’entendais le bruit du pas cadencé de notre camarade sur le mamelon déglacé situé entre notre abri et les canots ; il me semblait le voir calme, le dos légèrement voûté, les deux mains dans les poches, regardant tranquillement la mer en mâchant une chique. Ensuite je ne me souviens plus de rien, je me rendormis.

« Le lendemain je me réveillai tout étonné ; on n’entendait le bruit de la mer que comme un roulement lointain. Nous étions maintenant loin de l’iskant. Mais dans quel état se trouvait notre glaçon ! Des fragments de glace de toutes tailles, retournés les uns par-dessus les autres, formaient une murette autour de nous ; seul le petit renflement où se trouvaient la tente et un canot n’avait pas été balayé par la mer.

« Pendant la nuit, Sverdrup s’était rapproché plusieurs fois de notre abri pour nous réveiller, nous raconta-t-il. Une fois il avait même défait une agrafe de la tente, puis il était retourné examiner l’état de la mer et avait attendu ; mais, par mesure de prudence, il n’avait pas remis l’agrafe. Nous étions alors arrivés à l’iskant, et à ce moment roulait un gros glaçon qui menaçait à chaque instant de tomber sur notre drifis, De tous côtés la lame balayait notre radeau.

« Plus tard la situation devint encore plus critique. Sverdrup retourna alors à la tente, enleva une seconde agrafe, puis réfléchit encore un instant : il voulait voir l’effet de la prochaine vague.

« Notre camarade ne défit aucune autre agrafe. Au moment où la mer était le plus terrible, tout à coup la direction de la dérive change, et, avec une vitesse extraordinaire, notre radeau est porté dans la direction de terre. Il semblait, suivant l’expression de Sverdrup, qu’une main invisible l’eût saisi et dirigé.

« Lorsque je sortis de la tente, nous étions en sécurité au milieu de la banquise. Seul le bruit du ressac nous faisait souvenir des dangers de la nuit. Nous n’eûmes point ainsi à mettre à épreuve nos canots et notre expérience dans l’art de la navigation.

« 21 juillet. — Après les émotions de la veille, un jour calme. Le soleil est chaud, la banquise s’étend tout autour uniforme, dans un calme absolu. Les Lapons paraissent moins soucieux. Nous dérivons toujours du côté de terre.

« Une seule pensée nous attriste : le succès du voyage pourrait bien être compromis par ce retard. Maintenant attendons, et advienne que pourra. Nous profilons du beau temps pour déterminer notre position ; nous nous trouvons par 64° 59’ de latitude nord et 39° 15’ de longitude ouest. Nous apercevons les montagnes riveraines du Sermilikfjord et, depuis Pikiudtlek jusqu’à Inigsalik, la rondeur de l’inlandsis ; on dirait une immense mer blanche. Aucun nunatak[2] n’est en vue. Sur les bords de l’immense glacier paraissent quelques rochers (près de Pikiudtlek se trouve le nunatak le plus saillant).

« Cette région a un caractère tout différent de celle située plus au nord. Du côté de Sermilik et d’Angmagsalik s’élèvent, à pic au-dessus de la mer, de hautes montagnes sauvages, finement découpées en aiguilles, et par derrière cette rangée de pics, dont la sublime beauté captive l’œil, s’étend la plaine unie de l’inlandsis. Le glacier n’a pas détruit les lignes hardies des montagnes et ne les a pas recouvertes de son manteau uniforme. Devant nous, au contraire, la terre est basse ; l’inlandsis, ayant pu s’étendre jusqu’à la mer, a poli et arrondi les quelques rochers qui font saillie sur la côte. La puissante masse déglacé a tout submergé ; le paysage est sauvage, mais uniforme ; nulle part une silhouette hardie.

« La terre est trop éloignée pour que nous puissions l’atteindre. Quelle malechance d’avoir approché si près du but et ensuite dérivé si loin en mer.

« La glace présente quelques ouvertures ; immédiatement nous mettons à l’eau une embarcation : mais c’est en vain que nous essayons d’avancer. L’épaisse bouillie de neige et de glace flottant à la surface de l’eau arrête les canots lourdement chargés. D’autre part, les glaçons sont trop dispersés, pour que nous puissions haler les traîneaux et les embarcations. On entend le ressac, et la houle secoue toujours la mer et la banquise. »

Depuis que nous avons quitté le Jason, c’est le premier jour où nous pouvons songer à autre chose qu’à travailler pour sauver notre vie, ou à dormir pour réparer nos forces. En conséquence, nous commençons notre journal météorologique. Les observations ont été presque toujours faites par Dietrichson, même dans les circonstances les plus difficiles, avec un soin auquel je me plais à rendre hommage. Notre camarade notait la température de l’air, la pression atmosphérique, l’humidité de l’air, la direction et la force du vent, la nébulosité et la forme des nuages. Dans une expédition aussi fatigante que la nôtre, le journal météorologique contient naturellement des lacunes, surtout pour la nuit, lorsqu’on doit se reposer des fatigues d’une pénible journée. Grâce au zèle de Dietrichson, nos observations météorologiques sont assez complètes et fournissent de nombreux renseignements intéressants.


HALAGE DU CANOT À TRAVERS LA BANQUISE.
(DESSIN D’E. NIELSEN, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.)

  1. L’eau de mer érode les glaçons, principalement à leur ligne de flottaison. À la partie du glaçon proéminente en dessous de cette ligne on donne le nom de « pied » (isfod). En cas de pression, ce pied constitue un excellent abri ; la portion du glaçon avançant sous l’eau arrête les autres drifis et les empêche d’atteindre le canot abrité dans la flaque d’eau libre située au-dessus de cette langue de glaces. Les échancrures des glaçons offrent également un abri sûr, leurs bords empêchant les drifis de pénétrer au fond de ces ouvertures.
  2. Monticule rocheux isolé au milieu de l’inlandsis. (Note du traducteur.)