Traduction par Charles Rabot.
Librairie Hachette et Cie (p. 89-98).


ma première rencontre avec les glaces, 1882. (dessin de th. holmboe.)


CHAPITRE V

d’islande à la côte orientale du grönland espoir déçu



Dans la soirée du 4 juin, après une belle journée ensoleillée, le Jason quittait l’Isafjord. Au moment où le navire sortait de la baie, le soleil envoyait un dernier rayon sur les plaines de basalte qui s’élèvent au-dessus du fjord. Leur face occidentale reluisait de lumière ; en même temps des nuages froids sortaient des crevasses creusées par l’eau sur leurs pentes, faisaient apparaître encore plus distinctement que d’habitude les lignes de stratification.

Nous envoyons un dernier salut à l’Islande, cette pauvre île perdue dans l’océan Boréal, puis faisons route vers la pleine mer.

Des centaines de mouettes tridactyles escortent le navire de leur caquet continuel. Voilà l’occasion d’essayer notre adresse. Nous prenons des revolvers et des flobert, et commençons un feu roulant. Rarement nos balles atteignent les mouettes, le plus souvent l’oiseau, frôlé par le plomb, secoue seulement ses ailes, puis continue sa route. Une mouette est blessée, elle tombe à la mer les ailes étendues. Pauvre victime de notre cruauté, le navire ne s’arrête pas pour la recueillir. Pendant longtemps nous la voyons, entourée de ses camarades, battre l’eau de ses ailes. Sommes-nous inhumains de prendre plaisir à torturer ces pauvres oiseaux !

Avant de quitter la région des bancs, nous faisons une provision de poissons frais. À 4 milles environ de la côte, le Jason s’arrête ; tout de suite les lignes sont mises à l’eau. On attend quelques minutes et voici qu’on ressent une secousse dans la main. On hale vite et vite pour relever de l’eau une belle morue. Après ce premier succès, on en prend une, deux, trois et cela mord toujours. Maintenant nous voudrions bien prendre des flétans. Le vapeur avance dans la direction où se trouvent, croyons-nous, les bancs fréquentés par ces poissons. Les lignes sont mises à l’eau, mais cette fois la chance ne nous est pas favorable. Le navire change de place, même résultat. Après cet insuccès, le navire continue sa route vers l’ouest.

La nuit est magnifique. Le soleil s’est couché, laissant dans le nord et l’ouest une traînée lumineuse ; devant nous s’étend l’océan uni comme un miroir, sur lequel se réfléchissent les colorations du ciel. Entre ces deux plans éblouissants de couleurs se dresse la haute masse noire du Jason. Derrière nous disparaît la masse violette de la côte d’Islande. Nous quittons nos familles, nous abandonnons la vie civilisée. Que trouverons-nous dans quelque temps ? Nul ne le sait, mais à coup sûr cela doit être très beau. Un départ par une belle nuit est toujours plein de promesses. Parmi les choses grandioses, en est-il de plus impressionnante qu’une belle nuit comme celle d’aujourd’hui. Dans la vie, l’espoir et les souvenirs tiennent la plus grande place. L’espoir, on l’a le matin, et le soir, les doux souvenirs nous reviennent à la mémoire.

Le lendemain (le mardi 5 juin), nous rencontrons la glace, qui se trouve cette année très loin dans le sud. L’impression produite par la vue de la banquise sur celui qui la voit pour la première fois est très différente de celle à laquelle il s’attendait. Dans son imagination, le novice dans la navigation sur l’océan Glacial suppose au monde des glaces des formes fantastiques et une lumière non moins extraordinaire. Tout différent est l’aspect de la banquise : ses grandes lignes et sa coloration générale sont uniformes, néanmoins elle produit une impression profonde. Mais examinez de près les glaçons, vous verrez combien leurs formes sont variées et leurs couleurs différentes ; ils présentent toutes les teintes intermédiaires entre le bleu et le vert. L’ensemble du tableau est simple, et l’effet résulte du contraste des principaux éléments du paysage. Vous voyez une immense plaine de glace réverbérant sur le ciel une lueur blanche, à côté la sombre nappe de la mer, souvent noire comme de l’encre, et au-dessus de cette uniformité, un ciel divers en ses aspects, tantôt d’un bleu laiteux par les belles journées, tantôt embrumé d’épaisses nuées grises, ou bien encore illuminé par les teintes empourprées de l’aurore ou du crépuscule des nuits de l’été polaire. Puis, durant la longue nuit d’hiver, au-dessus de l’étendue blanche de la banquise, triste comme la mort, à travers le scintillement des étoiles, plus vif ici qu’ailleurs, l’aurore boréale promène ses banderoles lumineuses, ou c’est encore la lune qui blanchit cette nature blanche. Dans les régions arctiques, les lignes du paysage ne sont guère variées, le ciel seul donne au tableau sa couleur et son expression.

Non, jamais je n’oublierai ma première impression à la vue de la banquise. C’était par une sombre nuit de mars 1882, à bord d’un navire norvégien qui allait chasser le phoque autour de Jan Mayen. Tout à coup la vigie signale la glace à l’avant : immédiatement je quitte la cabine et grimpe sur le pont. Là-haut, tout est noir, impossible de distinguer quelque chose. Tout à coup une masse lumineuse émerge de l’obscurité, elle grandit et blanchit, elle est toute blanche au-dessus de l’eau noire. Après cela, il en arrive d’autres dont l’apparition est signalée par un bruit extraordinaire, puis elles disparaissent derrière nous. Au nord s’élève vers le zénith une lumière étrange, très vive au ras de l’horizon ; du même côté on entend un bruit analogue à celui du ressac. Ce roulement sourd s’entend souvent à grande distance.

À mesure que nous avançons, le bruit augmente et les drifis deviennent plus nombreux. Le navire rencontre des plaques de glace, et les culbute d’un coup de sa solide étrave. Quelquefois le choc, très violent, secoue le navire tout entier : les hommes sur le pont tombent. Nous sommes sur un océan étrange, au milieu d’une nature inconnue. Le capitaine donne l’ordre de changer la route et de suivre l’iskant[1]. Pendant plusieurs jours nous longeons la banquise, puis voici qu’un soir le vent fraîchit et que la tempête menace. Nous allons alors chercher un refuge au milieu des glaces, mais, avant d’avoir pu nous abriter, la tempête éclate. La voilure est réduite aux huniers, néanmoins le bâtiment avance rapidement, en culbutant les glaces qui lui barrent la route. La situation devient grave : la mer est très grosse, les glaçons se brisent, s’entre-choquent avec fracas, les ordres du capitaine lancés de la passerelle dominent tout ce bruit, et dans le plus profond silence l’équipage les exécute avec précision. Tout le monde est sur le pont, personne n’a voulu rester en bas dans le poste, à ce moment solennel où le navire craque dans son être entier. Le bâtiment continue sa marche, il va entrer au milieu de la banquise, lorsque surgit devant nous une énorme masse blanche. On réussit à l’éviter. Mais voici qu’une vague s’abat sur le navire, un craquement terrible se fait entendre, puis un second : les bordages sont enlevés des deux côtés.

Une fois au milieu des glaces, la mer tombe, on n’entend plus que le bruissement de la tempête encore plus violente qu’auparavant. Grand avait été le danger couru, mais nous étions maintenant à l’abri. Le lendemain matin, lorsque je montai sur le pont, un beau soleil brillait au-dessus de la blancheur éblouissante des glaces, seules les avaries rappelaient la terrible lutte de la nuit. Voilà l’histoire de ma première rencontre avec les glaces.

Qu’elles étaient différentes les circonstances lorsque je vis la banquise pour la seconde fois. Le soleil luisait et la mer s’étendait dans un calme majestueux autour de la nappe blanche.

La banquise ne forme pas une masse compacte d’un seul tenant. Elle se compose de blocs juxtaposés de différentes dimensions, dont l’épaisseur varie de 6 à 12 ou 15 mètres. Nul ne sait encore leur lieu d’origine et leur mode de formation. Suivant toute vraisemblance, ces glaçons proviennent de la partie la plus septentrionale de l’océan polaire, où nul navire n’a encore pénétré. Entraînés par le courant, ils descendent vers le sud le long de la côte orientale du Grönland. Dans ce voyage, la mer brise les gros glaçons, et, à mesure qu’ils arrivent sous des latitudes plus méridionales, les fractionne en morceaux de plus en plus petits. Sous l’action de la houle et des pressions les blocs montent les uns par-dessus les autres et forment des monticules appelés iskos par les marins norvégiens, s’élevant de 6 à 8 mètres au-dessus du niveau de la mer.

La glace ainsi morcelée forme la banquise que rencontrent les chasseurs de phoques dans le détroit de Danemark, et c’est à travers les canaux qui la divisent que ces hardis marins poursuivent les stemmatopes mitrés, au risque de perdre leur navire, quelque solide qu’il soit.

Pendant plusieurs jours, le Jason fait route dans le sud le long de l’iskant. Le mercredi, le Staalbjerghuk de la côte d’Islande est en vue à une distance de 32 milles. Le jeudi 7 juin, nous entrons dans une baie de la banquise où la glace est morcelée. Quelques stemmatopes mitrés (Cystophora cristata Erxl.) sont en vue. C’est bon signe de trouver des phoques à la lisière de la banquise. Les matelots songent au temps passé où la chasse donnait de si beaux résultats : c’est que tous sont intéressés au succès de l’entreprise. Le capitaine, apercevant un certain nombre de phoques sur la glace, donne l’ordre de mettre les embarcations à la mer. Le quart de service part aussitôt à la chasse. Sverdrup et Dietrichson, qui ne se sont jamais trouvés à pareille fête, font partie de l’expédition sous la direction de chasseurs expérimentés. Bientôt les détonations retentissent, les coups se succèdent lentement : aucun feu de salve ne se fait entendre comme lorsque la chasse est heureuse. Évidemment les chasseurs poursuivent de jeunes phoques disséminés. Les canots reviennent bientôt ; l’après-midi, l’autre moitié de l’équipage se met à son tour en campagne. Toute la journée je restai à bord ; installé à l’arrière, je réussis à tirer quelques animaux. Il est assez curieux que les canots effrayent plus les phoques que les navires. Ainsi ils plongent souvent alors même que l’embarcation est encore loin d’eux, tandis que le navire peut arriver jusque sur les glaçons où ils se trouvent, avant qu’ils prennent la fuite.

Nos hommes abattirent cent quatre-vingt-sept phoques, presque tous des jeunes, un maigre butin !

Dans l’ouest se trouvent d’autres bâtiments en chasse. Le lendemain nous communiquons avec plusieurs. Tous les marins désirent rendre visite à notre expédition. Avant notre départ pour la côte orientale du Grönland, un capitaine vient chercher le courrier destiné à la flottille dont nous sommes porteurs. Dans quelques heures, nous allons nous séparer des autres navires et nous ne savons trop quand nous les reverrons. Dans l’océan Glacial, le service de la poste a une organisation particulière. Un bâtiment va-t-il faire un tour en Islande, il en rapporte le courrier destiné à tous les autres bateaux. La mer est vaste et il ne doit pas être facile de s’y rencontrer, pensera-t-on. Détrompez-vous : la région où se fait la chasse au phoque n’est pas très étendue, et chaque équipage est au courant des faits et gestes de ses voisins comme les curieux d’une petite ville. Un navire ne s’éloigne du reste jamais des autres, dans la crainte qu’en son absence ses concurrents ne trouvent du gibier.

Dans l’après-midi nous rencontrons le Geysir, de Tönsberg. Le capitaine vient à bord souper avec nous. Il est gai et joyeux, ce brave homme : nul d’entre nous n’a le courage de lui apprendre la mort de trois de ses enfants enlevés par la diphtérie depuis son départ. Ici on vit heureux dans l’ignorance de tout ce qui se passe dans le monde : la chasse seule cause des joies ou des tristesses.

La nuit nous croisons le Morgenen, un des navires de Svend Foyn. Il sortait de la banquise, traînant à la remorque les peaux de trois ours blancs. Cette vue excite l’envie de Dielrichson et de Sverdrup ; mes camarades brûlent du désir d’abattre ou tout au moins d’apercevoir un de ces mammifères. Pendant plusieurs jours le Jason fait ensuite route dans l’ouest. Un vent contraire retarde notre marche ; nous perdons en outre du temps à explorer les baies de la banquise pour voir s’il n’y a pas par là des phoques. Nous n’en aperçûmes pendant ce trajet qu’un très petit nombre.

Nombreux au contraire sont les Hyperoodon diodon. Ils nous suivent par troupes de cinq ou six, en nageant le long du navire ; ce sont des animaux tout à fait extraordinaires, avec leur haut monticule de graisse sur le front et particulièrement proéminent chez les mâles.

L’hyperoodon appartient au groupe des denticètes : il a en effet deux petites dents, qui souvent font défaut chez les animaux âgés. Ces dents ne leur sont d’aucune utilité : elles sont simplement un héritage de leurs ancêtres, qui eux possédaient une mâchoire bien garnie, comme les autres denticètes. Une modification dans les conditions d’existence de ces animaux a rendu leurs dents inutiles ; peu à peu elles ont disparu et maintenant il ne leur en reste plus que deux. Les fœtus de ces animaux ont encore une mâchoire disposée pour recevoir une série complète de dents ; c’est un phénomène d’atavisme. Les hyperoodon se nourrissent de céphalopodes et d’autres petits animaux qu’ils avalent entiers ; les dents sont donc inutiles pour la préhension des aliments. J’en eus la preuve il y a quelques années lorsque je travaillais au Muséum de Bergen. On m’envoya alors un de ces animaux, dont la couronne des dents était couverte d’une colonie de cirripèdes de tout âge. Quelques-uns étaient si grands qu’ils sortaient de la bouche de l’animal. Si l’hyperoodon se servait de ses dents, ces parasites n’auraient pu s’y établir. La pièce est conservée au Muséum de Bergen. De pareilles observations, quelque inutiles qu’elles paraissent au public, sont particulièrement intéressantes pour le naturaliste. Elles prouvent combien est fausse cette idée généralement répandue que dans la nature tout a une utilité.

Nous rencontrons également des balénoptères de Sibbald, le géant du monde animal actuel. Le jet d’eau lancé par cette baleine est visible de très loin ; à grande distance également on entend le bruit de sa respiration. Le monstre approche, sa tête apparaît au-dessus de l’eau en forme de toit, puis son dos, hérissé d’une petite nageoire ; le voici maintenant tout près du navire, il respire, un nuage de vapeur s’élève, l’air vibre comme lorsqu’on ouvre le ventilateur d’une chaudière. La baleine fait un mouvement ondulant et disparaît.

Le dimanche 10 juin, le temps est brumeux ; n’ayant pu prendre aucune observation depuis plusieurs jours, nous ignorons notre position. Le courant, violent dans ces parages, doit avoir entraîné le bâtiment dans le sud-ouest. Nous nous trouvons probablement dans la région où, s’il était possible d’atteindre maintenant la côte orientale du Grönland, se trouverait l’iskant avec une direction ouest ou nord-ouest. Aucune apparence n’indique que les glaces aient cette position, et un débarquement ne me paraît guère possible.

Le lendemain, à travers une éclaircie apparaît pour la première fois la côte orientale du Grönland, hérissée de hauts pics pointus. Nous voyons probablement la partie du littoral située au nord du cap Dan. 60 milles environ nous en séparent ; nous sommes donc plus près de la côte que nous ne le croyions. Apercevant au milieu de la banquise une longue baie dont on ne distingue pas l’extrémité supérieure du haut du nid-de-pie, le capitaine prend la résolution d’essayer d’atterrir. Poussé par un vent favorable, le navire avance rapidement. Bientôt la glace se présente en masse serrée, mais pour un navire solide comme le Jason l’obstacle offre peu de résistance. De sa solide étrave il culbute les glaçons et pénètre dans un large bassin d’eau libre. Du côté de terre, aucune glace en vue. À midi nous nous nous trouvons par 65°18’ de latitude nord et 54°10’ de longitude ouest, à environ 52 milles de terre.

Après avoir fait route pendant plusieurs heures, nous apercevons de nouveau la glace. Le navire réussit d’abord à pénétrer à travers cette banquise, mais bientôt il est arrêté. Nous sommes encore à 36 milles de la côte environ ; le päck situé devant nous est très accidenté : par suite la traversée à pied présenterait de grosses difficultés. Dans cette situation, il nous parait préférable de ne pas tenter le débarquement, et d’attendre que l’été soit plus avancé : la glace sera alors moins inégale. Plus au nord il eût été, croyons-nous, facile d’approcher davantage de terre, mais, comme je l’ai dit, le Jason devait aller chasser le phoque. En faisant une nouvelle tentative, nous risquions d’être emprisonnés et de laisser passer la saison favorable de la chasse. Nous virons de bord et bientôt nous perdons de vue la terre dans la brume.

À propos de cette tentative de débarquement, voici ce qu’en raconte le Lapon Balto dans sa relation de voyage : « Pendant plusieurs jours le navire marcha à la voile dans la direction du Grönland jusqu’à ce que la terre fût en vue. Lorsque nous aperçûmes la côte, nous nous nous en trouvions à une distance d’environ 60 milles ; devant nous s’étendait la banquise. Cette partie du Grönland n’est pas précisément belle, partout ce ne sont que des montagnes pointues, à pic, des clochers d’église et dont la cime est cachée dans les nuages. »

Le lendemain nous eûmes la preuve de la force des courants dans ces parages. Toute la nuit le bâtiment avait tiré des bordées vers le nord-est avec une fraîche brise d’est ; néanmoins, le matin, la côte était encore en vue, le navire avait été refoulé par le flot. Pendant quelque temps le Jason louvoya le long de l’iskant, sans gagner beaucoup : le vent et le courant arrêtaient sa marche. Dans ces parages, nombreux étaient les cétacés ; surtout des balénoptères de Sibbald qui se dirigent dans l’ouest et qui émigrent, suivant toute vraisemblance, vers le Grönland. Ces gros animaux accomplissent très certainement des migrations, mais sur ce point nous ne savons rien ou du moins très peu de chose. Nous vîmes également des baleines d’une autre espèce, de taille plus petite ; d’après les marins, elles se tiennent dans le voisinage des points où l’on chasse le stemmatope mitré. Ce sont probablement des Balænoptera borealis.

Nous aperçûmes également des orques (Orca gladiator), facilement reconnaissables de loin. Ces vigoureux nageurs, armés de puissantes mâchoires, sont les ennemis redoutés des baleines. Un seul de ces épaulards suffit à mettre en fuite une troupe de ces gros cétacés. Les orques, lorsqu’elles attaquent les baleines, ne manquent jamais de leur enlever de larges morceaux de chair. Ces animaux poursuivent également les phoques. Les Eskimos m’ont raconté avoir vu des épaulards avaler d’un seul coup un de ces amphibies.

Sur les côtes de Norvège l’épaulard, particulièrement abondant dans les eaux fréquentées par les harengs, paraît plus pacifique ; dans cette région il ne se nourrit, croit-on, que de harengs et de morue noire (Gadus carbonariux). Dans ces parages il n’attaque pas la baleine, et ce gros mammifère ne semble pas non plus le fuir. Ayant à discrétion du poisson, peut-être l’orque ne se soucie-t-elle pas du lard de cétacé ; peut-être aussi n’a-t-elle pas l’habitude d’attaquer les espèces de baleines qui accompagnent les bancs de harengs, le Balænoptera musculus et le Balænoptera rostrata ; ces cétacés sont, d’autre part, beaucoup plus agiles et beaucoup plus forts que le balénoptère de Sibbald et le Megaptera boops.

Çà et là nagent des phoques, ailleurs nous en voyons couchés sur les glaçons épars. Cette rencontre en mer indique que des troupes nombreuses de ces amphibies doivent se trouver plus avant sur la banquise, malheureusement le temps est bouché et d’autre part nous avons hâte de rejoindre les autres bâtiments.

Le vent se lève enfin de l’ouest, et quelques jours après nous rejoignons la flottille des baleiniers. Quelle joie à bord du Jason à la nouvelle que les autres n’ont rien pris depuis notre départ !

Pendant de longs jours nous louvoyons le long de l’iskant au milieu de la brume : toujours pas de phoques ! Le jour de la Saint-Jean, affirment les matelots, le gibier se montrera. La Saint-Jean passe et, après, bien des jours sans qu’on en voie. Heureusement les brouillards se sont dispersés, le temps est maintenant magnifique et le soleil brille éclatant.

Toute la flottille des baleiniers du détroit de Danemark se trouve réunie. Nous sommes là quatorze ou quinze navires. Si l’un vient à se déplacer, tous les autres le suivent ; on passe ainsi le temps. Pourquoi les stemmatopes mitres, si nombreux auparavant dans ces parages, sont-ils aujourd’hui devenus rares ? Les baleiniers se creusent en vain la tête pour chercher le motif de leur absence.

Dans la pensée que des lecteurs liront avec intérêt des détails sur le phoque à capuchon, ses migrations et la chasse acharnée qu’on lui fait, j’ai réuni dans le chapitre suivant mes observations sur ce sujet.


notre première vue de la côte orientale du grönland, près de la montagne d’ingolf.
(dessin exécuté d’après un croquis de m. nansen.)

  1. Lisière de la banquise. (Note du trad.)