Traduction par Charles Rabot.
Librairie Hachette et Cie (p. 19-40).


à travers une région accidentée de l’inlandsis, voisine de la côte occidentale, 23 septembre 1888.
(dessin d’eivind nielsen, d’après une photographie.)


CHAPITRE II

équipement



Le succès, le salut même d’une expédition arctique dépendent en grande partie de la qualité de son équipement. La rupture d’un clou ou d’une courroie peut entraîner parfois les plus redoutables conséquences pour la caravane. Aussi, avant le départ, on ne saurait trop recommander d’examiner soigneusement chaque objet ; ni le temps ni la peine ne doivent être épargnés pour obtenir un matériel aussi soigné que possible. À mon avis, un grand nombre des expéditions précédentes ne se sont point préoccupées suffisamment de cette question, en apparence secondaire.

Ainsi que je l’ai dit plus haut, j’avais tout d’abord l’intention de faire tirer nos traîneaux par des chiens ou par des rennes. Des voyageurs expérimentes ont nié les services que rendent les animaux de trait dans les expéditions arctiques, le renne ou le chien ne pouvant traîner, affirmaient-ils, que leur nourriture pour un temps très court. J’avoue ne pas comprendre cette objection. Ne peut-on pas, en effet, toujours employer les animaux un certain temps, et après cela les abattre ? Une expédition ayant un nombre de chiens ou de rennes suffisant pour haler tous les traîneaux, et emportant pour eux une certaine quantité de nourriture outre ses approvisionnements particuliers, peut avancer rapidement et sans fatigue pendant quelque temps. De plus, l’abatage successif des animaux lui procure de la viande fraîche : par suite, point n’est besoin de se charger d’une quantité considérable de conserves. Lorsque le moment arrive de tuer la dernière bête de trait, on a fait un bon bout de chemin, et, ayant mangé tout le temps de la viande fraîche, les hommes sont aussi vigoureux alors qu’au départ.

Une expédition arctique peut très bien n’employer que des chiens. La viande de cet animal est comestible pour des gens affamés ; les Eskimos la regardent même comme un mets de choix. Un homme qui ne pourrait manger de cet animal est indigne de faire partie d’une exploration.

J’avais le projet d’emmener de bons chiens de trait, si j’avais pu m’en procurer. Ces animaux ont sur les rennes l’avantage d’être faciles à transporter et à nourrir. Ils mangent comme nous, tandis que l’alimentation des rennes consiste en un lichen lourd et encombrant. Le temps m’ayant manqué pour me procurer des chiens, je songeai à acquérir des rennes. J’écrivis à ce sujet en Finmark et fis même acheter du lichen à Röraas ; mais, ayant reconnu bientôt les difficultés qu’eussent présentées le transport de ces animaux, puis leur débarquement au Grönland, je renonçai à cette idée et résolus d’avoir recours seulement à la vigueur de nos bras pour haler les traîneaux. Lorsque le transport de chaque morceau de pain qu’on mangera coûte de pénibles efforts, il va de soi que les bagages seront réduits au strict nécessaire. Approvisionnements, traîneaux, instruments, vêtements, tout doit être aussi léger que possible. En pareil cas, la valeur d’une chose dépend de son poids. D’autre part, la légèreté n’est pas tout : il est nécessaire en outre que les objets d’équipement soient solides. Enfin nos vêtements devaient être chauds — nous ne savions quelle température nous trouverions sur l’inlandsis — et l’alimentation nourrissante et variée. Dans une entreprise comme la nôtre, un des engins les plus importants est le traîneau.

Les précédentes expéditions arctiques, surtout celles organisées par les Anglais, ont accompli de longs voyages en traîneau. Je pensai donc que le véhicule employé dans les explorations de ce genre avait été très perfectionné. C’était une erreur, et il est permis de s’étonner que des expéditions récentes, comme celles des Allemands sur la côte orientale du Grönland (1869-1870), de Payer et Weyprecht à la Terre François-Joseph (1872-1874) et de Nares (1875-1876), se soient servies de traîneaux fort incommodes. L’expédition de Greely (1881-1884) et celle envoyée à sa recherche sous le commandement de Schley et Soley (1884) étaient sous ce rapport mieux équipées. Les traîneaux employés dans la plupart de ces explorations avaient l’inconvénient d’être lourds et trop grands ; de plus, garnis de patins étroits, ils enfonçaient profondément dans la neige.

Quelques voyageurs, notamment Franklin lors de sa première expédition, se sont servis des toboggans[1], en usage chez les Indiens d’Amérique. L’Anglais Rac et plus tard Greely avaient des véhicules analogues montés sur des patins bas et étroits. Dans la neige pulvérulente, les tobaggans présentent des avantages, mais lorsque la neige est gelée, le frottement devient beaucoup trop considérable et retarde la marche. Un très petit nombre d’explorateurs ont songé à monter leurs traîneaux sur de larges patins. Cette omission nous frappe surtout, nous autres Norvégiens, habitués aux skikjælk.

Le skikjælk est un petit traîneau reposant sur de larges patins[2] presque semblables aux ski, que les paysans de Norvège emploient pour transporter des charges de bois ou de foin. On le hale avec une corde, et à l’aide d’un bâton fixé sur le côté on le dirige pour l’empêcher d’arriver dans les jambes du patineur lorsqu’il descend une pente à toute vitesse. Le skikjælk est en usage en Suède, en Finlande et jusque dans la Sibérie orientale[3].

Ce traîneau servit de modèle pour construire ceux que nous avons employés. Les véhicules de notre expédition me paraissent réunir toutes les qualités requises : ils sont solides, légers et glissent facilement, quel que soit l’état de la neige. Certaines pièces secondaires furent copiées sur le traîneau décrit dans le récit de Greely et qui fut emporté par l’expédition envoyée à la recherche de ce voyageur[4].

Pour la construction de nos skikjælk, je trouvai un collaborateur dévoué dans le menuisier Christiansen, aujourd’hui établi à Næs, dans le Telemark. Il n’épargna ni son temps ni ses peines pour nous livrer d’excellents véhicules.

Ce ne fut qu’après de nombreux essais, notamment à la suite d’un voyage à travers les montagnes entre Bergen et Kristiania, que j’adoptai la forme des traîneaux dont nous nous sommes servis.

Dans leur construction, des planches de frêne particulièrement saines et flexibles furent seules employées. Ce bois étant très résistant, le siège du véhicule put être établi légèrement sans diminuer pour cela la solidité de l’appareil. Les patins étaient en orme ou en érable, bois que le frottement sur la neige rend particulièrement lisse. Ils avaient été en outre recouverts d’une mince plaque d’acier, pouvant se dévisser à volonté. Une seule fois pendant le voyage nous enlevâmes cette plaque.

Le dessin de la page 18 représente très exactement le type de nos traîneaux. Aucune pièce n’était clouée, toutes étaient assemblées au moyen de courroies ; le véhicule avait par suite une grande élasticité et supportait très bien les chocs. Nos traîneaux mesuraient une longueur de 2,90 m. et une largeur de 50 centimètres. Les patins, longs de 2,89 m. et larges de 95 millimètres, étaient relevés aux deux extrémités. Cette disposition augmentait leur force de résistance et leur souplesse ; d’autre part, elle permettait, si un véhicule était avarié à l’avant, de s’en servir encore en employant l’arrière comme avant. Chaque traîneau était terminé par un dossier, disposition très pratique pour le diriger dans les passages difficiles, lorsque deux hommes le manœuvraient.

Sans patins d’acier, chaque skikjælk pesait 11,05 kil. ; avec ses patins, 13,75 kil. Ces patins portaient au milieu une petite quille en acier pour pouvoir gouverner les véhicules sur la glace vive et les empêcher de dévier. Il est très important que les traîneaux obéissent facilement sur les glaciers crevassés. Sans cela, on risque de les perdre dans quelque gouffre et d’être entraîné avec eux. Ces quilles nous furent très utiles ; malheureusement, dans les chocs éprouvés par les traîneaux pendant la traversée de la partie de l’inlandsis voisine de la côte, elles furent en partie brisées, surtout lorsque le temps devint très froid. Par des températures basses, l’acier devient cassant comme du verre. Afin d’éviter cet inconvénient, je conseillerai de tailler les quilles dans les mêmes plaques d’acier que les patins ; mais dans ce cas on ne pourrait les détacher à volonté. Sur chaque patin était fixé un morceau de bois très léger qui donnait au véhicule de la rigidité et de l’élasticité.

Nos traîneaux avaient été construits de façon à pouvoir être tirés par un seul homme. Comme il est utile, dans les passages difficiles, d’envoyer en avant un éclaireur reconnaître le terrain, et que sur la neige pulvérulente la marche est très pénible pour la tête de la caravane, je décidai que le premier véhicule serait tiré par deux hommes. Nous n’emportâmes par suite que cinq skikjælk. Il est, du reste, préférable d’avoir plusieurs petits traîneaux plutôt qu’un ou deux grands, comme les expéditions précédentes en avaient employé. Dans maintes circonstances, au cours de notre voyage, la manœuvre d’un grand traîneau aurait été beaucoup plus pénible que celle d’un petit, et en certains passages, si nous avions eu un véhicule de grandes dimensions, nous aurions été souvent obligés de le décharger tout au moins en partie pour pouvoir passer. En nous attelant deux ou trois à chaque skikjælk, nous avons toujours réussi à les faire avancer ; plusieurs fois, dans des endroits particulièrement accidentés, nous avons pu les porter à bras. Pour marcher à la voile, nous réunissions deux ou trois traîneaux côte à côte, passions en travers des ski ou des bâtons, et amarrions solidement le tout. Des bâtons en bambou servaient de mâts ; la toile du plancher de la tente ou deux prélarts, de voiles ; un autre bâton, placé en avant comme un timon de voiture, faisait office de gouvernail. Si l’on construisait un traîneau spécialement pour marcher à l’aide du vent, on obtiendrait sans nul doute de bien meilleurs résultats que nous. Ce mode de locomotion, qui a été pratiqué par nous sur l’inlandsis du Grönland, pour la première fois, n’a pas jusqu’ici suffisamment attiré l’attention. On pourrait peut-être s’en servir avec succès dans l’exploration des terres antarctiques.


raquette norvégienne et mocassin lapon.
Pour une expédition de patineurs comme la nôtre, la construction des skis est une question aussi importante que celle des traîneaux. Dans le chapitre suivant je traiterai ce sujet.

Outre des skis, nous emportions des raquettes canadiennes et norvégiennes. Les premières sont formées de nerfs d’animaux, d’élan principalement, tendus sur un châssis en frêne. Elles mesurent 1,06 m. de long sur 59 centimètres de large. Les secondes sont faites d’un cercle en bois sur lequel sont entre-croisées des lanières en saule. Celles que nous avons employées mesuraient une largeur de 26 centimètres et une longueur de 39 centimètres.

Dans quelques parties de la Norvège, ces raquettes sont d’un emploi fréquent, surtout au printemps, lorsque la neige ne porte pas. Par un pareil temps, les paysans les suspendent souvent aux fers de leurs chevaux. Les tryger[5] pour les animaux ont la même forme que ceux dont se servent les hommes, ils sont seulement plus grands, et, comme cela se conçoit aisément, ont un système d’attache différent. Nos petits chevaux apprennent très vite à marcher avec ces raquettes, et, ainsi armés, peuvent avancer rapidement alors que d’autres chevaux ne pourraient bouger[6].

Les raquettes ne rendent pas autant de services que les ski, surtout à un habile patineur. J’en emportai cependant, afin de faciliter sur les pentes rapides notre marche avec les traîneaux lourdement chargés. Plusieurs d’entre nous employèrent avec avantage les raquettes canadiennes. Un de nos compagnons ne put au contraire jamais s’en servir. Une certaine habitude est nécessaire pour pouvoir marcher avec ces engins. Les tryger norvégiens ont l’inconvénient d’enfoncer plus profondément dans la neige molle que les snowshoes (raquettes canadiennes).

Pendant notre traversée de l’inlandsis, peu de temps après avoir chaussé les raquettes, nous prîmes les ski et reconnûmes bientôt l’avantage qu’ils donnaient même pour gravir des pentes.

Par les temps doux, la neige forme des paquets sous les patins lorsqu’ils ne sont point recouverts de peau ; en pareils cas, les raquettes sont préférables aux ski. Les tryger ont en outre l’avantage d’être plus légers que les patins.


coupe de notre embarcation.

Pour débarquer sur la côte du Grönland nous avions besoin d’une embarcation tout à la fois légère, pour qu’elle pût être halée facilement sur la banquise, et solide, pour pouvoir supporter les chocs dans ce trajet. Je confiai à M. Hansen, directeur du chantier de Kristiania, le soin de construire un canot réunissant ces qualités.

Notre bateau était long de 5,96 m. Sa plus grande largeur était de 1,88 m. et sa profondeur de 65 centimètres.

La coque était garnie de deux patins en bois de pin, placés de chaque côté de la quille et destinés à protéger l’embarcation pendant le traînage sur la banquise. L’expérience nous a prouvé l’inutilité de ces appendices ; en cas de pression des glaces, ces patins peuvent être arrachés et endommager par suite la coque.

Le canot était solide et en même temps élastique lorsqu’il était pressé par les glaces. Il est préférable que l’embarcation n’ait qu’une seule coque : en cas d’avarie les réparations sont faciles à opérer. D’autre part, entre l’intervalle des deux coques l’eau pénètre toujours, ce qui alourdit le bateau.

Dans les expéditions arctiques, le sac de couchage est un effet d’équipement très important. Il doit être tout à la fois léger et chaud. Certains voyageurs l’ont fait confectionner en laine, d’autres en peau. La laine laissant passer la transpiration, en cas de grand froid il y a moins de produits de condensation dans un sac fait de ce tissu que dans un sac en peau. La laine a, par contre, l’inconvénient d’être lourde et moins chaude que les pelleteries. Je songeai d’abord à employer des sacs en laine, mais je me rendis bientôt compte de la faible protection qu’ils nous donneraient contre le froid. Si nous en avions emporté, nous serions probablement tous morts sur l’inlandsis.

Après mûres réflexions, je fis choix de la peau de renne pour la confection de nos sacs de couchage. Je ne pus, à mon grand regret, me procurer de la fourrure d’hiver de faon, particulièrement chaude et légère, et dus faire exécuter nos lits avec des peaux de femelles, qui sont beaucoup plus lourdes.

La peau de renne s’use rapidement et perd ses poils si elle est mouillée. Celle du chien est plus solide, mais pas aussi chaude. La peau du loup est excellente, mais très coûteuse.

La fourrure de nos sacs tint parfaitement pendant tout le voyage et durant l’hiver que nous passâmes sur la côte occidentale. Les peaux avaient été soigneusement préparées par le fourreur Brandt, de Bergen.

Nous avions deux sacs de couchage pouvant contenir chacun trois hommes. Il aurait été certainement préférable de n’en avoir qu’un seul pour toute la caravane, mais si le traîneau qui le portait était tombé dans quelque crevasse, notre position serait devenue très critique. Avec deux sacs, pareille éventualité n’était pas à craindre : si nous en perdions un, quatre hommes pouvaient prendre place dans celui qui restait, et nous aurions dormi à tour de rôle.


sac de couchage.

L’ouverture des sacs était munie d’une sorte de capuchon pouvant se fermer à l’aide de deux courroies. Tant que la température ne fut pas très rigoureuse, nous laissâmes la fermeture entre-bâillée ; mais lorsque le froid devint extrême, nous bouclâmes les courroies au dernier cran, l’aération étant assurée par les quelques ouvertures que nous ne parvenions pas à fermer.

Pour préserver les sacs de l’humidité, j’avais emporté des prélarts huilés. Par les grands froids, ils se déchirèrent. Nos sacs étant en peau de renne, je jugeai inutile de prendre des matelas aérifères en caoutchouc, qui sont toujours d’un certain poids.

Nous n’emportâmes que les plus indispensables vêtements de rechange ; tout le voyage, nous restâmes vêtus du même costume. J’étais muni, en outre, d’une petite jaquette doublée en peau d’écureuil, dont je me servis rarement ; les Lapons avaient leurs pæsk[7] et leurs jambières en peau de renne. C’étaient les seules fourrures que nous avions.

Notre habillement consistait en une mince chemise de laine, un caleçon de même tissu, un jersey également de laine, un pantalon, une jaquette et des jambières en vadmel[8].

La laine a sur le coton et les peaux l’avantage de laisser la transpiration s’exercer librement. Pendant le voyage il nous arriva de suer abondamment ; pour éviter les refroidissements, les précautions les plus minutieuses durent être prises ; sur le glacier, dans les endroits difficiles, nous étions souvent obligés de quitter nos jaquettes, et nous transpirions comme par les grandes chaleurs de l’été.

Chaque homme était muni d’un léger pardessus en toile à voile. Ce vêtement n’était malheureusement pas imperméable, mais dans les tourmentes de neige il nous rendit de grands services, en arrêtant la fine poussière neigeuse que le vent chassait. Sans la protection de ce pardessus, ces fines particules auraient pénétré à travers tous nos vêtements et, en fondant au contact du corps, nous auraient trempés. Ce vêtement était garni d’un large capuchon, pouvant être rabattu sur la figure pour l’abriter des morsures de la gelée.

Nous étions chaussés de brodequins connus en Norvège
un « lauparsko ».
sous le nom de lauparsko. Ils étaient en cuir, au lieu d’être en peau brute, comme ils sont généralement. Ces chaussures, dont la forme rappelle les komager des Lapons et les kamikkes des Eskimos, sont faites d’un morceau de cuir, relevé sur les côtés et cousu à un second morceau qui recouvre la partie supérieure du pied. Les Islandais font usage de brodequins du même genre très grossièrement confectionnés. Nous avions les pieds enveloppés de deux paires de bas épais, et sur le soufflet de la chaussure était appliquée une bande de peau de mouton destinée à tenir chaud et à absorber l’humidité.

Ces brodequins sont très pratiques pour la marche sur les ski ou sur les raquettes. Ils sont plus solides que les hudsko[9] et les komager des Lapons, mais pas aussi chauds que les mocassins. Pendant le voyage sur l’inlandsis, à la fin de l’étape nous trouvions nos bas gelés à la semelle des souliers.

Les Lapons avaient chacun deux paires de komager. Balto en avait en outre apporté une troisième, à mon intention.

Les bons mocassins sont faits avec la peau des jambes des rennes mâles. La peau des membres postérieurs est employée pour la semelle elles côtés, celle des membres antérieurs pour le dessus de la chaussure ; le tout est ensuite cousu ensemble, la fourrure tournée vers l’extérieur. La peau de la tête du renne sert également à fabriquer des mocassins ; mais ces chaussures ont l’inconvénient d’être moins solides que celles faites avec la peau des jambes.

Les komager, que les Lapons remplissent de Carex vesicaria, et dans lesquels ils ne mettent ni bas ni chaussettes, sont très chauds et très agréables dans les courses sur les ski. Ces chaussures se détériorant rapidement à l’humidité, je n’en avais pas emporté pour les membres de l’expédition. À quelques milles de la côte orientale je chaussai les mocassins dont m’avait fait cadeau Balto ; ils me servirent pendant tout le voyage et durant l’hivernage ; lors de notre retour en Norvège, ils n’étaient cependant pas complètement usés ; notez que Balto les avait déjà portés pendant un hiver. Les mocassins de ce genre sont très pratiques dans les expéditions arctiques ; leur légèreté permet d’en emporter plusieurs paires pour chaque personne, mais il est nécessaire d’en prendre grand soin si l’on veut qu’ils fassent un long service. Lorsque les komager sont mouillés, il faut, le soir, retourner la fourrure à l’intérieur et dormir ainsi chaussés : pendant la nuit l’humidité disparaît.

Nous avions les mains couvertes de moufles en laine ; par-dessus, quand le temps était très froid, nous mettions des gants en peau de chien garnis extérieurement de leur fourrure. Les Lapons employèrent les gants en peau de renne dont ils se servent l’hiver. Remplis de carex, ils sont, comme les komager, très chauds. Pour manier les instruments et pour dessiner, nous avions des doigtiers de laine.

Notre coiffure consistait en un bonnet également en laine, qu’on pouvait enfoncer jusqu’aux oreilles et dans le cou. Avec nos capuchons en vadmel, la figure était ainsi parfaitement protégée, même par les froids les plus rigoureux.

Une expédition qui se propose l’exploration des glaciers doit toujours emporter de bonnes lunettes fumées. Pour avoir oublié de s’en munir, Maïsseïev échoua dans son exploration, en 1859, à la Nouvelle-Zemble. Les verres fumés dont nous nous servîmes étaient
lunettes en bois.
les uns unis, les autres concaves, pour protéger les yeux de tous côtés. J’employai une paire de conserves de cette dernière forme, que m’avait donnée Nordenskiöld, et en fus toujours très satisfait. Nous mîmes également des lunettes en bois noir percées d’un petit trou horizontal, semblables à celles en usage chez les peuples des régions polaires. Comme elles n’ont pas de verres, il ne s’y dépose pas d’humidité, dont la présence arrête la vue ; par contre, leur champ est étroit, ce qui est très gênant pour un patineur. On pourrait, il est vrai, remédier à cet inconvénient en perçant une fente perpendiculaire à la première.

Notre tente, faite à Copenhague sur le modèle de celle dont s’était servi le lieutenant de vaisseau Ryder pendant ses explorations sur la côte occidentale du Grönland, était divisée en cinq morceaux : deux parois, l’entrée, le fond et un plancher en toile à voile imperméable. Je pensais que les différents fragments pourraient être employés comme voiles pour les traîneaux, mais je dus renoncer à cette idée : le morceau formant les parois, et le fond étaient en si mince coton que le vent aurait pu les déchirer. Que serions-nous alors devenus sans tente, au milieu du glacier, par des froids de 40 degrés ?

La question de poids étant toujours importante dans les expéditions arctiques, je recommanderai aux futurs explorateurs d’emporter des tentes dont toutes les pièces, même le plancher, soient cousues ensemble. Ces abris auraient la forme d’un sac et ne présenteraient d’autre ouverture que la porte ; dans le plancher seraient ménagés deux trous pour passer les montants. En cas de besoin, le plancher servirait de voile, après avoir eu soin d’attacher le toit de la tente à l’avant du traîneau, pour qu’il ne pût être déchiré par le vent. Dans une tente construite d’après ce modèle, la neige ne peut pénétrer par les ouvertures au bas des parois : c’est un grand avantage. Sur l’inlandsis, nos sacs de couchage étaient souvent, au réveil, recouverts de neige ; notre tente était juste assez large pour pouvoir étendre nos deux sacs en les plaçant tête-bêche. Elle était soutenue par deux bâtons réunis au sommet par une traverse. Ces bâtons nous servirent d’alpenstocks.

L’abri était assujetti sur le sol par des cordes fixées à des piquets en fer. Je ne me souviens plus du poids de la tente seule ; avec les piquets et les cordes, elle pesait 8 kilogrammes. Notre abri tint parfaitement sur la neige. Pendant plusieurs tempêtes, le vent faillit cependant l’enlever ; aussi je recommanderai à tous les voyageurs d’avoir des piquets supplémentaires, pour les cas de gros temps. Nous en avions bien emporté plusieurs, mais ils furent avariés et il ne nous fut pas facile de les réparer.

Dans une expédition arctique, l’appareil de cuisson est un objet de première importance. Sans une lampe, impossible en effet de se procurer une goutte d’eau dans ces déserts glacés. Avant tout, cet appareil doit utiliser entièrement les produits de combustion et donner la plus grande quantité possible de chaleur. On arrive ainsi à réduire la provision de combustible nécessaire et à diminuer le poids des bagages.

Le meilleur combustible est l’alcool. Outre l’avantage de la propreté, il présente celui de développer une somme considérable de chaleur comparativement à son poids. Pour éviter toute perte de ce précieux liquide, on doit le renfermer dans de solides réservoirs. Mais l’alcool est un grand tentateur, et dans les expéditions, les hommes n’ont que trop envie d’y goûter. Afin d’enlever pareil désir à mes compagnons, j’ajoutai à l’esprit-de-vin de l’alcool méthylique.

La disposition adoptée pour notre appareil de cuisson me fut suggérée par celui employé par Greely (voir la relation de ce voyage p. 207). Après plusieurs expériences, mon ami le chimiste Schmelck et moi dressâmes le plan de l’appareil représenté page 40. La partie inférieure est occupée par une lampe garnie de six mèches. Grâce à une aération suffisante dans cette chambre de chauffe, la combustion complète de l’alcool est assurée. Circulant autour de la flamme, l’air atteint rapidement une température élevée, et, une fois échauffé, empêche l’air froid de pénétrer. La chaleur devient-elle trop forte dans la chambre de chauffe, on ouvre alors les trous disposés sur les côtés. Le réservoir destiné à la cuisson des aliments présente une forme cylindrique et est en cuivre étamé ; il est traversé par une cheminée, également en cuivre, conduisant l’air chaud de la lampe à la partie supérieure de l’appareil, où se trouve un second réservoir, destiné à la fonte de la neige. De là, l’air chaud s’échappe par des trous situés au-dessous de ce second réservoir. Tout l’appareil est enveloppé de feutre, et la partie supérieure garnie d’un couvercle.

Par des froids de 40 degrés, et en employant de la neige à la même température, une heure était nécessaire pour préparer 5 litres de chocolat et obtenir 4 litres d’eau un peu au-dessus du point de congélation. En moyenne, 35 centilitres d’alcool suffisaient pour la préparation de chaque repas.

Des expériences faites après notre retour par le professeur Sophus Torup, de Kristiania, montrèrent que, dans les circonstances les plus favorables, 48 pour 100 de la chaleur produite par l’alcool employé étaient perdus. C’est un déchet que les expéditions précédentes ne paraissent pas avoir évité. Des perfectionnements pourront probablement réduire la quantité d’alcool employée.

Chacun de nous portait sur la poitrine une petite bouteille en ferblanc remplie de neige. La chaleur du corps servait ainsi à nous procurer un peu d’eau.

Dans une exploration en traîneau, la nourriture de la caravane consiste principalement en vivres secs ; les viandes conservées dans des boîtes en fer-blanc sont certes plus agréables et de digestion plus facile, mais elles ont l’inconvénient d’être très lourdes.

Nos rations devaient se composer d’environ 250 grammes de viande séchée, d’une égale portion d’aliments gras, d’une quantité supérieure de biscuit, et enfin de chocolat, de sucre, de peptones, de soupe aux légumes, etc. La ration journalière de chaque homme était de 1 kilogramme environ. Elle consistait en 200 grammes de matières albuminoïdes, 240 de matières grasses et 230 de farines et de sucre. Les expériences faites dans l’armée allemande montrent qu’un homme soumis à de dures fatigues a besoin par jour de :

Matières albuminoïdes 
191 grammes.
Matières grasses 
65
Farines et sucre 
607

Comme 100 grammes de matières grasses ont une valeur nutritive égale à 250 grammes de farineux et de sucre, notre ration correspondait à :

Matières albuminoïdes 
200 grammes.
Matières grasses 
65
Farines et sucre 
637

Par des froids aussi terribles que ceux que nous avons supportés, on a besoin d’une grande quantité de carbone ; nos rations furent, par suite, à peine suffisantes. Elles l’auraient été cependant, si elles avaient contenu les diverses matières alimentaires dans la proportion indiquée plus haut. Par suite d’une erreur, les substances grasses nous manquèrent.

La maison Beauvais, de Copenhague, chargée de me livrer notre provision de pemmican, m’avait informé qu’elle le préparait suivant la méthode américaine. Pensant que son pemmican était composé, comme les autres, de viande séchée mélangée de moitié ou d’un tiers de graisse, je commandai la quantité dont j’avais besoin sans demander aucune explication. Au dernier moment, lors de mon passage à Copenhague, j’appris que le pemmican en question ne contenait au contraire pas de graisse. C’était une nouvelle fort désagréable. Nos approvisionnements comprenant du beurre et des pâtes de foie, je pensai que nous pourrions suppléer ainsi à cette disette. Ce fut une erreur, et pendant le voyage nous souffrîmes beaucoup du manque d’aliments gras.

Sur le conseil du commandant Hovgaard, j’emportai des pâtés de foie de Beauvais. Dans des expéditions en traîneau, cet aliment n’est guère pratique : d’abord il n’est pas nourrissant comparativement à son poids ; en second lieu, l’eau qu’il contient venant à geler, le tout forme bientôt une masse dure comme la pierre. En essayant de découper ces pâtés, nous cassâmes plusieurs couteaux ; pour les partager, nous dûmes employer la hache.

Le chocolat à la viande de Rousseau a l’avantage d’être très nourrissant et d’avoir un goût agréable. J’en emportai 20 kilogrammes. Ce chocolat contient plus de 20 pour 100 de viande en poudre. Nous le mangions par petites portions pendant les marches et toujours il nous réconfortait. Comparé au pemmican, il est de digestion facile. Pour un aliment c’est tout à la fois un avantage et un inconvénient, car peu de temps après l’avoir absorbé on se sent de nouveau l’estomac vide. Certaines personnes digèrent difficilement le pemmican et ne se l’assimilent pas. Les expéditions arctiques doivent emporter des vivres de digestion facile : les aliments présentant cette condition nourrissent beaucoup plus que les autres relativement à leur poids.

Nous avions une provision de knækkebröd[10], qui est, comme on le sait, une galette légère et qui ne présente pas l’inconvénient d’exciter la soif ; nous prîmes aussi des biscuits à la viande (meat-biscuits), et des soupes de légumes allemandes connues sous le nom d’Erbsenwurst, de la maison A. Schörke et Cie, de Görlitz. Nous emportâmes également des soupes de haricots et de lentilles (Bohnenwurst, Linsenwurst). Outre les légumes, ces conserves contiennent du lard et du jambon. J’essayai également des soupes du même genre fabriquées par une maison de Londres ; renfermant moins de lard, elles nous semblèrent moins bonnes.

Nos approvisionnements comprenaient 1 litre ½ d’essence de café. Chaque fois que nous en bûmes dans l’après-midi ou le soir, nous dormîmes très légèrement et même pas du tout la nuit suivante. Nous en bornâmes alors l’emploi au déjeuner. Cette fois encore, l’essai ne nous réussit guère. Après cela je renonçai à l’usage du café, au grand désespoir des Lapons[11].

À mon avis, le thé est une boisson préférable au café. Une fois notre provision de chocolat épuisée, nous prîmes le matin du thé léger avec du lait condensé.

Je suis absolument opposé à l’emploi des excitants, tels que le thé, le café, le tabac et l’alcool. L’alimentation doit toujours être simple et naturelle, surtout lorsque l’homme est soumis à de dures fatigues dans un climat très froid. Il faut ignorer la physiologie pour croire que les excitants ont une influence salutaire sur le corps et l’esprit. Si les stimulants n’exercent pas sur une personne d’effets pernicieux, ils causent toujours une excitation temporaire suivie aussitôt après d’une dépression physique. Les excitants, à part le chocolat, ne contiennent du reste aucune matière nutritive.

Il peut arriver, m’objectera-t-on, qu’à un moment donné il devienne nécessaire de stimuler les forces de la caravane. Pareille éventualité ne se présente jamais pendant une expédition en traîneau, où tous les efforts doivent tendre à obtenir des hommes un travail réglé et soutenu.

Ces considérations paraîtraient peut-être superflues, si les dernières expéditions arctiques n’avaient pris de grandes provisions de tabac et de spiritueux. Lisez par exemple la liste des boissons alcooliques emportées dans la dernière expédition arctique allemande, à bord des navires Germania et Hansa (voir l’introduction, pages 44 et 46). On ne saurait trop déplorer l’usage des spiritueux lorsqu’il conduit à des drames comme ceux qui ont signalé le voyage de Greely. Ainsi nous voyons le brave sergent Rice, à moitié mort de faim et de froid, avaler du rhum mélangé d’ammoniaque, dans l’espoir de se soutenir, puis tomber dans les bras de son ami Frederick, qui, pour réchauffer son camarade, n’a pas craint de se dépouiller de tous ses vêtements par un froid terrible. Devant une pareille abnégation, l’émotion vous gagne ; et dire que tout ce courage a été dépense en pure perte ! Inutile de parler ici des scènes qui marquèrent la fin de cette expédition. L’alcool affaiblit en abaissant la température du corps et en diminuant les facultés digestives ; il fait en outre perdre l’énergie lorsqu’on est affamé et épuisé. Un explorateur expérimenté des régions arctiques, Jules Payer, affirme qu’une petite ration de rhum est nécessaire aux expéditions en traîneau, surtout par les basses températures. Mais c’est précisément par les temps froids que les spiritueux sont préjudiciables à la santé.

Beaucoup de personnes pensent que les boissons alcooliques peuvent rendre des services comme médicaments. C’est également une erreur ; qu’on me cite un cas où leur emploi ait eu un résultat efficace ! Tant qu’on ne m’aura pas fourni cette preuve, je serai d’avis de ne jamais emporter d’alcool dans les expéditions arctiques[12].

L’usage du tabac en voyage est beaucoup moins préjudiciable que celui des boissons fortes ; cependant, lui aussi exerce une influence fâcheuse sur l’organisme lorsque les hommes sont soumis à de dures fatigues et n’ont point une nourriture abondante. Il détermine notamment des troubles digestifs et affaiblit le corps et l’esprit. Si l’on veut interdire complètement l’usage du tabac aux membres de l’expédition, on ne doit pas oublier que la plupart des hommes ont une telle habitude de cet excitant qu’ils ne peuvent s’en passer. Par suite, pour ménager une transition, il est nécessaire de restreindre peu à peu l’emploi du tabac. Un chef d’expédition ne doit pas pour ce motif engager de fumeurs endurcis. Quatre de mes compagnons fumaient ; seuls le vieux Ravna et moi n’avions point cette habitude. Notre provision de tabac était très petite, et pendant la traversée du Grönland j’autorisai seulement une pipe le dimanche et à la fin de chaque étape importante.

Outre les vivres dont je viens de donner la liste, nous emportions du beurre, du flétan séché qui était très gras et qui fut par suite pour nous un régal, une petite quantité de gruyère et du mysost[13], deux boîtes de biscuits de mer, de la confiture d’airelles rouges (Vaccinium vitis idæa), des peptones et quelques boîtes de lait condensé.

La fabrique de conserves de Stavanger nous fit en outre cadeau de boîtes de conserves, dont nous appréciâmes le contenu pendant notre dérive sur la banquise et notre navigation le long de la côte orientale du Grönland. Grâce à ce supplément de vivres, nos approvisionnements durèrent deux mois et demi. À notre arrivée à Godthaab nous avions encore une certaine quantité de viande séchée, qui servit pendant longtemps à la nourriture de plusieurs d’entre nous. Le jour de Noël nous mangeâmes même de cette viande qui avait fait le voyage de l’inlandsis.

Nous emportions en outre deux fusils avec des munitions. Chaque fusil avait deux canons, l’un du calibre de 9 millimètres pour la balle, l’autre de 20 pour le plomb. J’avais choisi de petits calibres pour que les munitions ne fussent pas trop lourdes. Ces armes étaient excellentes pour tuer les phoques et les oiseaux. Pour l’ours, elles auraient été également suffisantes entre les mains d’un bon tireur. Ces fusils devaient servir à nous procurer des vivres sur la côte orientale, notamment en cas d’hivernage. Dans ce but j’avais l’intention de laisser sur le littoral un fusil et un dépôt de munitions. Sur la côte occidentale, pour le cas où nous n’arriverions pas immédiatement à un établissement danois, ils devaient nous rendre les mêmes services. Avec un fusil et des cartouches, on a toujours chance, sur le bord de la mer, de se procurer des vivres.

Voici maintenant la liste des instruments que nous emportions :

1o Un excellent théodolite avec son trépied. Il ne pesait pas moins de 3 kilogr. 02. Les expéditions futures se serviront avec avantage d’instruments en aluminium, qui est, comme on le sait, un métal léger.

2o Un sextant avec un horizon artificiel. Jamais la température ne s’abaissa, à midi, jusqu’au point de congélation du mercure.

3o Un azimut avec trois boussoles pour la mesure de la déclinaison et les observations trigonométriques, cinq boussoles de poche, trois baromètres anéroïdes, un hypsomètre, instrument particulièrement recommandable pour sa légèreté, six thermomètres fronde — en enroulant un morceau d’étoffe mouillé autour de la houle de ce thermomètre on peut mesurer le degré hygrométrique de l’air en le comparant à un thermomètre sec, — un thermomètre à minima et un thermomètre à alcool.

4o Quatre montres à ancre. Pour une expédition comme la nôtre, les chronomètres de poche, s’arrêtant facilement dans certaines positions, ne sont pas pratiques. Nous ne fûmes pas précisément heureux avec nos montres. L’une s’arrêta à la suite d’un choc ; une autre marcha irrégulièrement après un accident du même genre ; la troisième, que je possédais depuis longtemps, s’arrêta également, probablement par suite de la présence de poussière dans les rouages ; la quatrième seule marcha bien tout le voyage et donna des résultats satisfaisants pour les observations. L’erreur dans la détermination de mes longitudes ne dépasse pas un demi-mille. L’expédition fut munie d’excellents instruments, grâce à l’obligeance du professeur Mohn, directeur de l’Observatoire météorologique de Kristiania, qui s’occupa avec le plus grand soin de cette partie de notre équipement.

À la demande du professeur Petterson, de Stockholm, j’emportai les instruments nécessaires pour recueillir au cours du voyage des échantillons d’air. C’étaient de petits tubes fermés à l’aide d’une soudure et dans lesquels le vide avait été fait. En les ouvrant, ils se remplissaient d’air, et pour les fermer, on ressoudait l’ouverture à l’aide d’un chalumeau et d’une lampe à alcool. Nous avons pu par ce procédé rapporter de l’air recueilli dans l’intérieur du Grönland.

Je me munis en outre d’un appareil photographique avec deux châssis renfermant des pellicules dites Eastman’s American stripping films. Des glaces auraient été trop lourdes à transporter. Pour pouvoir changer les rouleaux de pellicules, je m’étais muni de deux lanternes rouges, l’une en verre, l’autre en papier. Cette dernière nous rendit les plus grands services. Pour ces lanternes, j’avais cinq bougies.

J’emportais en outre deux longues-vues en aluminium, deux podomètres, une hache, des couteaux, des pinces, des tournevis, des aiguilles, un gant de voilier, des clous, des balances pour peser les rations, des crampons tyroliens pour marcher sur la glace, des clous à glace pour nos chaussures, une corde en chanvre de Manille, des courroies de rechange pour haler les traîneaux, des haches à glace, des bâtons en bambou, une petite pelle pouvant se visser sur un de ces bâtons et destinée à creuser des grottes dans le glacier, au cas où notre tente serait déchirée, ou à aplanir la surface du glacier sur les points où nous camperions. Nous nous étions munis de plusieurs bâtons en bambou pour servir de mâts à nos embarcations et aux traîneaux et de gouvernails à ces véhicules lorsqu’ils marcheraient à la voile.

Nos bagages contenaient, de plus, des albums, des cahiers, des crayons, une table de logarithmes, la Connaissance des temps pour 1888 et 1889, un briquet, une provision d’allumettes renfermée dans de petites boîtes en métal, qui furent réparties entre les divers traîneaux, pour ne pas être exposés à en manquer si nous venions à perdre un véhicule ; ajoutez à cela trois réservoirs à alcool de 10 litres, des bâches en toile à voile et en toile huilée pour les traîneaux, six sacs pour transporter les bagages dans les endroits où il serait difficile de faire passer les traîneaux, de longues gaffes en bambou, d’autres plus courtes, garnies à leur extrémité d’une sorte de palette, et qui nous rendirent de grands services dans les étroits canaux ouverts au milieu de la banquise, où l’emploi des rames était impossible, des avirons et une pompe à main pour pouvoir enlever l’eau de l’embarcation lorsqu’elle serait chargée. Nous emportions enfin une petite pharmacie de voyage, contenant, avec les bandages nécessaires pour les fractures, du chloroforme, de la cocaïne, de la vaseline, etc. Tout cela aussi léger que possible.

Au mois d’avril, pour expérimenter notre matériel, nous allâmes passer une nuit dans les bois aux environs de Kristiania. Dans sa relation de voyage, Balto raconte ainsi cette excursion : « Un soir nous allâmes hors de la ville nous installer dans un bois et essayer de dormir dans les sacs faits de peaux de renne. Arrivés dans la forêt, nous dressons la tente. Puis nous nous occupons de préparer le café dans une machine chauffée avec de l’esprit-de-vin. Le réservoir fut rempli de neige et les mèches allumées. La lampe brûla plusieurs heures sans que l’eau vînt à bouillir. Nansen versa alors dans l’eau tiède de l’essence de café : cette boisson presque froide n’avait aucun goût. Les quatre Norvégiens se glissèrent ensuite dans leurs sacs. Nansen nous engagea à suivre leur exemple ; pensant qu’il ferait trop chaud là dedans, Ravna et moi préférâmes nous coucher dessus. Le lendemain, lorsque je me réveillai, vers six heures, les autres dormaient profondément dans leurs sacs, comme des ours. Je me recouchai donc et dormis de nouveau jusqu’à neuf heures. J’éveillai alors les camarades, les chevaux de poste étant commandés pour dix heures. »

Cette relation montre que plusieurs objets de notre équipement n’étaient pas parfaits. Nous eûmes le temps d’y apporter les perfectionnements nécessaires, et, dans les premiers jours de mai, au moment de notre départ, tout notre matériel répondait à nos désirs.


appareil de cuisine.

  1. Traîneaux formés d’une simple planche de bouleau courbée en avant ; ces traîneaux mesurent une longueur de 2 m. 05 et une largeur de 46 centimètres, quelquefois plus.
  2. Payer, dans la relation du voyage de l’expédition austro-hongroise, raconte que les larges patins facilitent la marche dans la neige profonde. Ils doivent mesurer, dit-il, une largeur de 7 centimètres.
  3. Sur l’emploi des skikjælk en Sibérie, voir Nicolas Witzen, Noord en Ost Tartarye. Amsterdam, 1705, p. 820.
  4. Greely, Three years of Arctic service. Londres, 1886, vol. 1, p. 199.
  5. Nom norvégien des raquettes. (Note du traducteur.)
  6. Quatre cents ans avant Jésus-Christ, les habitants des montagnes de l’Arménie avaient, croyons-nous, l’habitude d’attacher des raquettes ou quelque chose d’analogue aux pieds de leurs chevaux pour les empêcher d’enfoncer dans la neige. (Xénophon, Anabase, V, 5.)
  7. Robe en fourrure. (Note du traducteur.)
  8. Drap grossier, lissé par les paysans norvégiens. (Note du traducteur.)
  9. Chaussures fabriquées avec un cuir de bœuf grossièrement tanné ou même de la peau de bœuf encore garnie de poil. Les patineurs emploient également beaucoup les komager.
  10. Galette en orge qui remplace le pain en Suède. (Note du traducteur.)
  11. Les effets de cette essence de café sur nous tous, même sur les Lapons, étaient frappants. Ils seraient dus, d’après les renseignements que m’a donnés le professeur Torup, à la caféine, qui est un poison très violent. Vraisemblablement l’essence de café contiendrait cette substance en beaucoup plus grande quantité que le café préparé suivant le mode habituel.
  12. M. Sophus Torup, professeur de physiologie, m’a signalé d’intéressantes expériences, faites sur les soldats anglais. Il s’agissait de parcourir une distance dans le moins de temps possible. À quelques militaires on remit diverses quantités de cognac, à d’autres simplement de l’eau. Toujours les premiers arrivés furent ceux qui avaient absorbé la moindre quantité d’alcool.
  13. Fromage de chèvre. (Note du traducteur.)