Traduction par Charles Rabot.
Librairie Hachette et Cie (p. 1-18).


sur l’inlandsis. — départ de la caravane.


CHAPITRE I

introduction



Pendant l’été de 1882 j’étais embarqué à bord du baleinier norvégien[1] Viking, lorsque ce navire fut pris par les glaces en vue de la côte orientale du Grönland sous le 66° 55’ de latitude nord. Vingt-quatre jours durant, le bâtiment, emprisonné dans la banquise et poussé par le courant, dériva vers terre, au grand effroi de l’équipage.

Derrière la nappe blanche des glaces flottantes s’élevaient de magnifiques massifs de pics et de glaciers resplendissants de lumière ; plus magnifiques encore ils étaient le soir, lorsqu’ils se détachaient sur un fond de nuages empourprés par le soleil des nuits de l’été polaire. Bien souvent, pendant cette détention, je montai au sommet du grand mât pour contempler la côte du Grönland. Cette terre inconnue m’attirait, sa vue remuait mon âme, et du coup je fis le projet d’arriver à cette côte que tant de marins avaient vainement essayé d’atteindre. Dans ma pensée, il était possible d’atterrir en traversant à pied la banquise, si un navire ne pouvait réussir à se frayer un passage au milieu des glaces. Sur-le-champ j’étais prêt à faire une tentative : mais, par mesure de prudence, le capitaine ne voulut pas l’autoriser. De retour en Norvège je publiai un article sur le Grönland oriental dans le Bulletin de la Société royale de géographie de Copenhague (Dansk Geografisk Tidskrift, vol. VIII, p. 76). On peut, écrivais-je, atteindre sans grandes difficultés la côte orientale du Grönland, en pénétrant avec un solide navire au milieu des glaces, puis en achevant à pied la traversée de la banquise. À cette époque j’avais seulement l’idée vague d’avancer un jour dans l’intérieur du pays ; plus tard seulement ce projet prit une forme précise.

Un soir de l’automne de 1885, en écoutant la lecture du journal, mon attention fut tout à coup attirée par un télégramme annonçant l’heureux retour de l’expédition entreprise par Nordenskiöld dans l’intérieur du Grönland[2]. Contrairement à son attente, le célèbre explorateur n’avait découvert aucune oasis de verdure au milieu des glaciers : partout il n’avait rencontré que des champs de neige infinis. Sur cette nappe cristalline, deux Lapons qui accompagnaient M. Nordenskiöld avaient parcouru, en se servant de ski[3], une distance énorme en très peu de temps ; dans cette région, l’inlandsis[4] présentait un terrain excellent pour la marche sur les patins. Ce fut pour moi l’étincelle. Pour traverser le Grönland, il fallait organiser une expédition de patineurs Scandinaves.

De vigoureux patineurs, bien équipés, réussiraient certainement à parcourir le Grönland, à condition de choisir judicieusement leur base d’opérations. Cette base d’opérations était le point délicat de l’entreprise.

Si, à l’exemple des expéditions organisées antérieurement, on partait de la côte
en vue de la côte orientale du grönland.
occidentale, le succès était incertain. On avait derrière soi les établissements danois, et, devant, l’inconnu de l’immense désert de glace et de la côte orientale. En second lieu, parvenait-on à traverser l’inlandsis : pour revenir ensuite en Norvège, il fallait parcourir une seconde fois le glacier.

À mon avis aucune hésitation n’était permise. Il fallait traverser la banquise riveraine de la côte orientale du Grönland, débarquer sur cette solitude glacée, puis de là marcher vers les colonies danoises de la côte occidentale. Ce plan avait l’avantage de couper toute retraite à la caravane ; plus n’était besoin d’entraîner les hommes en avant ; la côte orientale n’offrait aucun abri, aucun secours, tandis que devant soi la côte occidentale était une Terre promise. Dans ce cas, plus d’hésitation : il fallait marcher sans relâche vers les colonies danoises du littoral ouest ou mourir sur place.

En 1884 j’exposai mon plan de voyage dans une lettre adressée à un de mes amis de Copenhague. Je proposai alors l’organisation d’une expédition danoise-norvégienne à la côte orientale du Grönland. Aux Danois serait confiée l’exploration du littoral pendant que nous autres Norvégiens traverserions l’inlandsis de l’est à l’ouest. Mon projet ne fut pas accepté. D’autres travaux absorbèrent ensuite mon temps, et je ne songeai plus au Grönland.

À la fin de 1887 seulement, je repris mon plan de voyage. Mon projet primitif était de faire appel à l’initiative privée pour couvrir les frais de l’exploration. Plusieurs personnes m’ayant représenté que notre expédition aurait un caractère plus national si je sollicitais l’appui du gouvernement, j’adressai la requête suivante au Conseil académique de l’Université de Kristiania :

« Je me propose d’organiser l’été prochain une expédition de patineurs pour traverser l’inlandsis du Grönland, qui est restée une des régions les moins connues de notre globe.

« Le très grand intérêt scientifique que présente la connaissance de ce pays explique les nombreuses tentatives entreprises pour pénétrer dans cette région. (Suit l’historique de ces différentes expéditions ; le lecteur le trouvera relaté un peu plus loin.)…

« Accompagné de patineurs, je projette de traverser le Grönland. Jusqu’ici les Norvégiens n’ont guère contribué à l’exploration des terres polaires. Tandis que le Danemark et la Suède ont organisé de coûteuses expéditions vers ces régions lointaines, notre pays est resté indifférent à ce mouvement. Les Norvégiens sont pourtant le peuple le mieux doué pour de semblables entreprises. Plus facilement que tous autres, nous pouvons supporter le froid de ces régions, et sur tous l’habileté de nos patineurs nous assure la supériorité, comme le prouve la reconnaissance des deux Lapons qui accompagnaient Nordenskiöld. Une caravane montée sur des ski, et suivie de traîneaux tirés par des chiens, aurait de grandes chances pour réussir la traversée du Grönland. »

En terminant, je sollicitai la somme de 5 000 couronnes[5] pour couvrir les frais du voyage. Le Conseil académique accueillit avec bienveillance ma requête, et la transmit au Ministère, en le priant de la présenter à la Chambre. Le gouvernement ne crut pas devoir déférer à ce désir. Le peuple norvégien est trop pauvre, expliquait quelques jours après un journal officieux, pour dépenser 7 000 francs à seule fin de permettre à un citoyen de faire un voyage d’agrément au Grönland. En même temps presque tout le monde était opposé à mon projet. Pour vouloir tenter pareille entreprise, je n’avais certainement pas mon bon sens, écrivait-on, ou bien je voulais me suicider ; puis, à quoi bon aller explorer l’intérieur du Grönland ?


m. augustin gamél

Heureusement pour moi, je n’eus besoin de solliciter le concours ni du gouvernement, ni des Chambres. À l’époque où je présentai ma requête, un Danois, M. Augustin Gamél, mit à ma disposition la somme que j’avais demandée à mon pays. Ce généreux Mécène avait, quelques années auparavant, fait les frais de l’expédition de la Dijmphna, envoyée dans la mer de Kara sous le commandement du lieutenant Hovgaard. Cette offre venant d’un étranger que je ne connaissais pas, à un moment où presque tous mes compatriotes considéraient mon projet comme l’œuvre d’un fou, me toucha profondément ; immédiatement je l’acceptai avec reconnaissance.

Au mois de janvier 1888, mon plan de voyage fut publié dans la revue « Naturen » sous le titre de Grönlands inlandsis. Après avoir résumé les tentatives faites antérieurement pour traverser le Grönland, j’exposai mon projet en ces termes :

« Accompagné de trois ou quatre vigoureux patineurs, je m’embarquerai, au commencement de juin, en Islande sur un baleinier norvégien et me dirigerai vers la côte orientale du Grönland. Sous le 66° de latitude nord, nous ferons une tentative pour approcher de terre[6]. Si le bâtiment ne peut atterrir[7], il pénétrera au milieu des glaces aussi loin que possible, puis l’expédition gagnera la côte en traversant à pied la banquise. Pour franchir le chenal d’eau libre ouvert suivant toute probabilité le long du littoral, nous emporterons une embarcation légère dont la quille, garnie de patins, pourra glisser facilement sur la banquise. D’après mon expérience, cette marche sur la banquise ne présente pas d’obstacles insurmontables. En 1882, le baleinier Viking, d’Arendal, à bord duquel je me trouvais, fut bloqué par les glaces pendant vingt-quatre jours devant la côte orientale du Grönland. Au cours des promenades que je fis sur la banquise pendant cette détention, je me suis rendu compte de la nature des glaces qui la composent. Durant ce voyage, j’ai également appris à haler les embarcations sur les drifis[8]. Je pense donc avoir une expérience suffisante pour tenter l’entreprise. Mon projet serait de débarquer au nord du cap Dan, cette partie de la côte étant encore inconnue. Au sud de ce promontoire, au contraire, le littoral a été exploré par le commandant Holm et le lieutenant Th. Garde, de la marine royale danoise. En 1884, cette expédition, après avoir atteint un point situé un peu au nord du cap Dan, a hiverné à Angmagsalik, au milieu d’une tribu d’Eskimos encore païens. La côte une fois explorée, nous commencerons immédiatement la traversée de l’inlandsis. Si nous réussissons à atterrir au cap Dan, nous partirons pour explorer l’intérieur du pays de l’extrémité supérieure d’un des grands fjords. Débarquons-nous, au contraire, au sud de ce promontoire, nous attaquerons, si nous le pouvons, le glacier dans le Sermilikfjord.

« L’expédition s’élèvera sur les montagnes riveraines de l’inlandsis, évitant la région inférieure du glacier, toujours très crevassée. Nous pourrons ainsi atteindre facilement les plateaux supérieurs, généralement peu accidentés. Une fois sur la glace, la caravane se dirigera vers Christianshaab, station située sur la rive occidentale de la baie de Disko. Dans cette direction septentrionale, l’inlandsis présentera, croyons-nous, de meilleures conditions pour le patinage que plus au sud. D’autre part, aucun grand fjord n’existant sur les côtes de la baie de Disko, il sera relativement facile d’atteindre un des établissements danois situés dans ces parages. Enfin, à une grande distance, l’île Disko, dont la forme est facilement reconnaissable de loin, nous servira de point de repère, et nous permettra de trouver soit Christianshaab, soit Jakobshavn.

« 670 kilomètres séparent la baie de Disko de la région de la côte orientale où je pense débarquer. En évaluant à 20 ou 30 kilomètres nos étapes quotidiennes, le voyage ne peut durer plus d’un mois. Emportant des vivres pour soixante jours, nous aurons donc de grandes chances de réussir.

« Les approvisionnements seront transportés sur des traîneaux. Nous emploierons, outre les ski, des raquettes norvégiennes[9], préférables à ces patins sur la neige molle et détrempée. »

Contre ce plan de voyage diverses objections furent présentées dans les journaux. Toutes indiquaient chez leurs auteurs une ignorance profonde de ce dont ils parlaient.

À ce propos il me paraît amusant de reproduire ici un article publié par un jeune explorateur danois au Grönland, dans la revue Ny-Jord (février 1888). Voici le morceau principal du mémoire :

« D’autres projets ont été présentés pour traverser l’inlandsis. On a par exemple proposé de franchir ce vaste glacier en ballon ; pareille idée avait déjà été formulée au siècle dernier. Le plan très séduisant de M. Fridtjof Nansen, préparateur au musée de Bergen, ne me semble guère plus sérieux…

« M. Nansen a l’intention de partir de la côte orientale pour se diriger vers les établissements danois du littoral ouest, à l’inverse de ce qu’ont fait jusqu’ici tous les voyageurs, et de traverser le glacier sur des ski. Le projet est certes très original, mais tous ceux qui connaissent le pays doutent de sa réalisation. M. Nansen se propose de traverser à pied la banquise de la côte orientale, en sautant de glaçon en glaçon comme un ours blanc. Une idée aussi singulière ne vaut guère la peine d’être discutée.

« Admettons cependant que M. Nansen réussisse à atterrir sur la côte orientale : il nous paraît bien difficile qu’il puisse dépasser l’extrémité inférieure de l’inlandsis, particulièrement hérissée de pics… M. Nansen a le projet de gravir les hautes montagnes voisines de la côte, et d’avancer ensuite de leurs sommets sur le glacier. Évidemment l’auteur ignore complètement la topographie du pays.

« Ayant vu seulement de la côte l’inlandsis, je n’ai pas les connaissances suffisantes pour discuter le projet de traverser le glacier sur des ski et, surtout, pour formuler une opinion sur la possibilité d’emporter les approvisionnements nécessaires à l’expédition. À mon avis, ce plan peut être exécuté si M. Nansen réussit à franchir la région inférieure de l’inlandsis.

« Pour d’autres raisons, j’ai encore le devoir de m’élever avec force contre ce projet. M. Nansen va de gaieté de cœur s’exposer à se trouver dans une situation difficile. À mon avis, les Danois ne peuvent obliger les Eskimos du Grönland oriental à courir des dangers pour aider ce voyageur à sortir d’embarras. Si M. Nansen, malgré tous les avertissements, persiste dans son idée : si, d’autre part, le navire qui doit le transporter à la côte orientale ne peut atterrir et ne peut ensuite attendre qu’il ait renoncé à son entreprise, il y a dix à parier contre un qu’il périra misérablement avec ses compagnons, ou bien qu’il devra chercher un asile chez les Eskimos. Pour ramener ensuite l’expédition aux établissements danois, ces indigènes seront obligés à un long et difficile voyage ; personne n’a le droit d’imposer une telle corvée a ces pauvres gens. »


le dr fridtjof nansen.

Cet article, écrit certainement dans une bonne intention, est très suggestif ; il nous montre l’ignorance profonde que les prétendues autorités géographiques avaient de l’inlandsis et la crainte qu’inspirait ce glacier tout récemment encore. Au cours d’explorations qui ont duré plusieurs années, l’auteur de ce mémoire a souvent passé devant le front de l’inlandsis : jamais l’idée ne lui est venue d’y entreprendre une excursion. S’il avait parcouru ce glacier, il se serait rendu compte de l’inanité de ses craintes.

Un autre écrivain, moins au courant encore que le premier de la géographie du Grönland, affirmait que je ne trouverais aucun compagnon. Les journaux anglais critiquèrent également mon projet de voyage.

En dépit de ces prédictions sinistres, les demandes d’admission dans la caravane affluèrent. Il en arriva plus de quarante, venant d’hommes occupant les positions sociales les plus différentes : des marins, des paysans, des officiers, des pharmaciens, des négociants, des étudiants sollicitèrent l’honneur de me suivre. Beaucoup d’autres personnes étaient, en outre, toutes disposées à m’accompagner si leur concours pouvait m’être utile. De Danemark, de Hollande, de France et d’Angleterre je reçus des offres de service. Ayant besoin avant tout de bons patineurs et d’hommes vigoureux et endurcis aux privations, mon choix porta sur Otto Sverdrup, ancien capitaine de la marine marchande, Olaf Dietrichson, lieutenant en premier de l’infanterie norvégienne, et Kristian Kristiansen Trana, un brave paysan norvégien.

Pensant employer des rennes et supposant que des Lapons pourraient nous être utiles, je priai un ami habitant le Finmark[10] de m’assurer le concours de deux Lapons pasteurs. Il me fallait, écrivais-je, des hommes courageux. J’insistai, en outre, pour qu’on leur représentât bien les dangers de l’entreprise, qu’on leur fit comprendre qu’ils avaient autant de chances pour en revenir que pour rester là-bas. Je désirai avant tout des célibataires de trente à quarante ans, l’homme étant, à cet âge, dans toute sa force. La réponse se fit attendre, la poste ne marchant l’hiver que tous les quatorze jours à travers le Finmark. Enfin la lettre désirée arriva. Deux solides gaillards de Karasjok étaient, m’écrivait-on, disposés à faire partie de l’expédition, moyennant une bonne somme. Immédiatement je télégraphiai à mon ami de les expédier au plus vite. Je ne reçus ensuite aucune autre nouvelle de mes futurs compagnons, sinon qu’ils étaient en route et qu’ils arriveraient à Kristiania tel jour. Ai-je besoin d’ajouter que j’avais le plus grand désir de voir lesdits Lapons ?

Nous les attendions un samedi soir, et des amis étaient allés au-devant d’eux à la gare pour les mener à leur logement. Mais ce jour-là point de Lapons, non plus que le lendemain. Nous ne savions trop ce qu’ils étaient devenus, lorsque le lundi j’appris que

mes gens étaient enfin arrivés. Au lieu de prendre le train de voyageurs, ils avaient pris place dans un convoi de marchandises.

le capitaine otto sverdrup.

Immédiatement je me rendis à leur auberge. Au milieu de la chambre se tenait debout un grand jeune homme ressemblant plus à un Finnois qu’à un Lapon, et dans un coin était, accroupi sur une malle, un petit bonhomme à l’air vieillot, la tête couverte d’une longue

chevelure qui lui pendait sur les épaules. Celui-là avait le type lapon beaucoup plus marqué que son camarade.

Lorsque j’entrai dans la chambre, le vieux inclina la tête et me serra la main ; le jeune me salua comme ont coutume de le faire les gens du peuple. Le premier ne parlant guère norvégien, je m’entretins surtout avec son camarade.

« Vous trouvez-vous bien ici ? et dites-moi pourquoi vous avez pris le train de marchandises.

— C’est que le voyage dans le train de marchandises était moins coûteux que dans l’autre, répondit-il.

— Quel âge avez-vous ? ajoutai-je, continuant mon interrogatoire.

— Moi, Bato, j’ai vingt-six ans, et mon compagnon, Ravna, quarante-cinq. »

J’avais pourtant demandé à mon correspondant deux hommes de trente à quarante ans.

« Vous êtes tous deux pasteurs de rennes ?

— Non, Ravna seul est nomade, moi je suis colon à Karasjok. » Encore une déception !

« Vous n’êtes point effrayés de venir avec moi au Grönland ? leur demandai-je alors.

— Ah si ! répondit Balto, nous avons au contraire très peur. En route, des voyageurs nous ont affirmé que nous n’avions aucune chance de revenir vivants. » Quelle sottise de n’avoir pas averti ces pauvres gens des dangers que nous allions courir, avant de les mettre en route !

Je songeai alors à renvoyer les doux Lapons dans leur pays. Faute de temps pour engager d’autres compagnons, je dus les conserver. J’essayai ensuite de les rassurer en leur affirmant que tout ce qu’on leur avait raconté était pure invention.

Si les Lapons ne paraissaient pas aussi vigoureux que je l’eusse désiré, en revanche ils avaient l’air de braves gens. Ils l’ont montré du reste pendant le voyage, et nous ont prouvé également leur force de résistance. Sur l’inlandsis ils ne nous furent guère utiles pour reconnaître la route et ne se distinguèrent en aucune circonstance par un flair particulier du terrain.

Balto a écrit en lapon une relation de l’expédition[11]. Après avoir

le capitaine o.-c. dietrichson

raconté son départ de Finmark, il rapporte qu’en voyage on lui dit que j’étais un homme terriblement exigeant, puis il continue ainsi

sa relation :

« Le 14 avril, Ravna et moi parlons de Throndhjem et le 16 arrivons à Kristiania. Nansen avait envoyé un homme au-devant de nous à la gare ; c’était Sverdrup. Lorsque nous descendîmes de wagon, il s’avança vers nous et nous demanda : « Êtes-vous les deux Lapons qui doivent partir avec Nansen ? » Sur notre réponse affirmative, Sverdrup ajouta qu’il faisait également partie de l’expédition et que Nansen l’avait envoyé au-devant de nous. « Suivez-moi », dit-il ensuite, et il nous conduisit dans un hôtel situé dans la Tolbodgade, au numéro 30.

« Peu de temps après notre arrivée, Nansen et Dietrichson vinrent nous voir. Nous fûmes très heureux de faire connaissance avec notre chef. La physionomie de Nansen était souriante comme l’aurait été celle des parents que nous avions laissés au pays, il avait une aussi bonne figure qu’eux et il nous adressa un bonjour cordial comme ils l’auraient fait. Tous les gens de la ville furent très bons pour nous ; à partir de ce moment notre sort nous parut meilleur. »

Voici maintenant quelques renseignements biographiques sur mes camarades de voyage. À chaque page je parlerai d’eux, il est donc nécessaire que je les présente au lecteur. Je commencerai par les Norvégiens et par rang d’âge.

Otto Neumann Sverdrup est né le 51 octobre 1855 au gaard[12] de Haarstad, dans le Bindal (Helgeland), dont son père était propriétaire. Accoutumé dès le plus jeune âge à courir par tous les temps sur les montagnes et dans les bois, il était habitué à se tirer seul d’affaire. Tout enfant, il avait appris à marcher sur les ski et, dans un pays aussi accidenté que le Bindal, était devenu promptement un excellent patineur. À l’âge de dix ans, il reçut de son père un fusil ; à partir de ce moment, toujours accompagné de son frère, d’un an plus âgé que lui, il allait l’hiver à la chasse sur les ski. Au printemps, il poursuivait le coq de bruyère ; en été et en automne, il ne craignait pas de s’attaquer à l’ours. Ses parents ne l’envoyèrent point au collège, mais le firent instruire chez eux. Les livres ne paraissent, du reste, jamais avoir eu beaucoup d’attrait pour lui.

À dix-sept ans, il entra dans la marine et pendant plusieurs années servit sur des bâtiments norvégiens
kristian kristiansen.
et américains. Après avoir passé en 1878 l’examen de lieutenant, il navigua ensuite en cette qualité. Entre temps, embarqué à bord d’une goélette norvégienne, il fit naufrage sur la côte occidentale d’Écosse. Dans cette grave circonstance, il sauva l’équipage par son sang-froid. Comme capitaine, il eut plus tard le commandement d’une goélette et d’un vapeur. Pendant un an il pêcha ensuite sur les bancs de la côte du Nordland. Il y a plusieurs années, on voulait envoyer de Gothembourg en Angleterre un bateau sous-marin Nordenfeldt. Tous les capitaines avaient refusé de conduire ce navire, lorsque Sverdrup arriva et se déclara prêt à tenter l’entreprise. Au moment du départ, les constructeurs changèrent d’avis et firent remorquer le bateau par un vapeur.

Otto Sverdrup passa la plus grande partie de ces dernières années à Trana, chez son père, qui, après avoir vendu son gaard du Bindal, était venu s’établir près de Stenkjær. Là il s’employa aux occupations les plus diverses : il faisait tantôt le métier de bûcheron, tantôt celui de flotteur, ou encore celui de forgeron, ou bien allait à la pêche, où il se montrait fort habile marin. Son plus grand plaisir était de faire des courses par un gros temps dans un de nos canots du Nordland.

Un tel homme était précieux pour l’expédition. Dans sa vie aventureuse il avait appris à sortir de toutes les difficultés, quel que fût le danger. Toujours il conservait son sang-froid et toujours il donnait à propos un bon conseil.

Olaf Christian Dietrichson est né le 31 mai 1856 à Skogn, près de Levanger, où son père était médecin de district. Il fut élevé à la dure à la campagne. Pour aller à l’école à Levanger, il devait chaque jour faire une course de plus de 5 kilomètres. À partir de 1873, il fréquenta pendant plusieurs années le collège de Throndhjem, puis en 1876 celui de la Maribogade, à Kristiania. Reçu cadet l’année suivante, il entra à la deuxième classe de l’École de guerre. En 1880, après avoir passé l’examen de sortie, Dietrichson fut nommé lieutenant en second à la brigade d’infanterie de Throndhjem ; en 1886, lieutenant en premier, et quatre ans plus tard capitaine. Pendant les hivers de 1882, 1883 et 1884, il suivit les cours de l’École centrale de gymnastique à Kristiania, et en 1887 fut nommé professeur adjoint à cet établissement.

Dietrichson a toujours aimé les exercices corporels, et s’est efforcé de développer sa robuste constitution par un entraînement constant. Plus tard il entreprit chaque année de longs voyages sur les ski à travers différentes parties de la Norvège. De Skien à Throndhjem il a parcouru en patinant presque toutes les vallées. Peu de Norvégiens ont autant que lui visité notre pays l’hiver. Les connaissances acquises par Dietrichson à l’École militaire devaient nous être très utiles. Il se chargea des observations météorologiques et des levers topographiques. Ces divers travaux, il les exécuta toujours avec un zèle auquel on ne saurait trop rendre hommage ; ceux-là seuls qui ont dû faire des observations météorologiques par des froids de -30 degrés pourront apprécier le dévouement de notre camarade. Souvent les doigts engourdis par le froid pouvaient à peine tenir un crayon ; nonobstant, le journal météorologique ne renferme pas une lacune. Pour une telle tâche, il fallait une énergie peu commune.

Kristian Kristiansen Trana n’avait que vingt-quatre ans au moment du départ : il était donc bien au-dessous de l’âge qui me semble requis pour entreprendre une pareille expédition. Mais Kristian était un garçon solide et vigoureux, et avec cela il avait le plus grand désir de venir avec nous. Sur la recommandation de Sverdrup, je l’admis dans la caravane ; je n’ai eu qu’à me louer de lui.


samuel balto et ole ravna.
Il était né le 16 février 1865 à Grinna, près de Trana, la propriété actuelle du père de Sverdrup. Il avait été longtemps bûcheron et fait en outre plusieurs campagnes de pêche. C’était un garçon agréable et dévoué. Lorsque Kristian se chargeait d’une besogne, on pouvait être assuré qu’elle était en bonnes mains.

Samuel Johannesen Balto, Lapon sédentaire de Karasjok, avait vingt-sept ans lors de notre départ. De taille moyenne, il n’avait guère l’aspect d’un homme de sa race. Il appartient à la classe des Lapons de rivière, qui sont pour la plupart assez grands, par suite de leur métissage avec les Finnois. La majeure partie de sa vie, il l’avait passée à travailler dans les bois, et plusieurs fois avait pris part à la pêche dans l’océan Glacial. De plus, il avait servi comme domestique chez des Lapons nomades, notamment chez Ravna.

C’était un garçon gai, ne boudant pas à la besogne, ce en quoi il différait de son camarade Ravna. Il était assez résistant à la fatigue, et toujours disposé à se rendre utile. Son babillage en mauvais norvégien nous divertit beaucoup pendant le voyage.

Ole Nielsen Ravna, Lapon nomade de Karasjok, était âgé de quarante-cinq ou quarante-six ans : il ne savait trop lui-même. Toute sa vie il avait vécu sous la tente sur les montagnes du Finmark. Au moment où il partit pour le Grönland, son troupeau n’était guère nombreux : il comptait de deux cents à trois cents têtes ; à ce sujet, il ne voulut jamais rien dire de précis.

Seul de nous tous il était marié, et laissait derrière lui cinq enfants. Comme tous les Lapons nomades, il était paresseux et indolent. Aux haltes, son plus grand plaisir était de rester oisif, accroupi dans un coin de la tente. Très rarement il fit preuve d’initiative. Il était de très petite taille, mais extraordinairement fort et résistant. Toujours il prit le plus grand soin de ménager ses forces. Lorsque nous partîmes, il parlait très peu norvégien. Ses rares observations, exprimées en langage très pittoresque, excitaient au plus haut point notre hilarité. Il ne savait pas écrire, non plus que se servir d’une montre, mais il savait lire. Sa lecture favorite était le Nouveau Testament, traduit en lapon, dont il ne voulut jamais se séparer.

Ainsi que je l’ai raconté plus haut, ces deux Lapons étaient venus avec nous attirés par la promesse d’une bonne somme d’argent, et non point par le goût des aventures. Au départ, ils manifestaient la crainte la plus vive, ce qui n’est guère extraordinaire, ignorant comme ils l’étaient les conditions du voyage. C’étaient de braves et agréables compagnons. À plusieurs reprises ils firent preuve d’un dévouement touchant et j’en vins à avoir en eux une très grande confiance.


traîneau.

  1. Ces baleiniers chassent le stemmatope mitré dans les parages du Grönland et de Jan Mayen. Nous désignons ces bâtiments sous le nom de baleiniers, faute d’une appellation française propre aux navires armés pour la chasse au phoque.
  2. A.-E. Nordenskiöld, la Deuxième Expédition suédoise au Grönland. Traduit par Charles Rabot. Hachette et Cie.
  3. Sous ce nom, les Norvégiens désignent de longs et étroits patins en bois, en usage chez tous les peuples habitant le nord de l’ancien continent. M. Nansenen donne plus loin une longue description. Dans cette traduction nous conserverons presque toujours le mot ski, réservant celui de raquettes pour traduire le vocable snesko. (Note du traducteur.)
  4. Nom sous lequel les géologues Scandinaves désignent les calottes glaciaires. (Note du traducteur.)
  5. 7 000 francs. La couronne vaut 1 fr. 40. (Note du traducteur.)
  6. Je me proposais d’abord de débarquer plus au nord, dans le fjord de Scoresby, encore inconnu. Pour mettre à exécution ce projet, un vapeur aurait été nécessaire. La location d’un pareil bâtiment étant naturellement très onéreuse, je dus renoncer à cette idée.
  7. Nous envisagions la possibilité d’atterrir. Pendant l’été 1884, les baleinières avaient pu approcher très près de la côte.
  8. Glaces flottantes. (Note du traducteur.)
  9. Raquettes formées d’un cercle de bois recoupé à l’intérieur par des lanières de saule. Dans la partie orientale de la Norvège, elles sont employées l’hiver pour les chevaux.
  10. Laponie norvégienne. (Note du traducteur.)
  11. À la demande du professeur Friis, je priai, après le retour, Balto d’écrire en lapon une relation du voyage, désir auquel il s’empressa de répondre. M. Friis a eu l’obligeance de traduire plusieurs passages de ce long récit, en suivant le texte de très près.
  12. Ferme. (Note du traducteur.)