Librairie Valois (2e sériep. 46-56).


Un grand pamphlétaire :
Georges Darien


Qui se souvient encore, aujourd’hui, de ce romancier doublé d’un polémiste ardent et implacable qui eut, pourtant, son heure de célébrité ? Je dois dire que je l’ai, personnellement, peu connu. Les hasards de la politique m’ont fait le heurter, il y a quelque vingt ans, dans les milieux révolutionnaires, où il sévissait avec rage. C’était un homme terrible. Mais c’était aussi un grand écrivain.

Il a laissé quelques romans, dont cet inoubliable Biribi, qui provoqua une tempête. On lui doit aussi : Bas les Cœurs ! Le Voleur, Les Pharisiens, La Belle France. Toute l’œuvre de cet impénitent révolté, disparu obscurément à la fin de la guerre, après de prodigieuses aventures, tient dans ces quelques volumes. Mais elle vaut et elle vit par la qualité. Jules Vallès, autre réfractaire indécrottable, n’a guère produit davantage et, dans Georges Darien, on retrouve fortement marquées l’influence et la pâte du maître.

Il avait collaboré, tout jeune, à L’En-Dehors de Zo d’Axa (encore un prestigieux pamphlétaire que les jeunes ignorent), et il se donnait, alors, des allures d’individualiste dressé contre tous les préjugés.

Cependant, son caractère bouillant, son insociabilité notoire lui valaient maintes déconvenues. Il eut, notamment, un duel avec son directeur, cela au lendemain d’un article fougueux que Zo d’Axa avait écrit contre ce genre de sport. Darien récolta un coup d’épée, je crois, ce qui ne l’empêcha nullement de continuer sa collaboration au journal.

Mais ce qui le projeta en plein ciel de la notoriété fut son volume, moitié roman, moitié autobiographie : Biribi.

C’était un livre féroce et courageux. Darien, fort mauvaise tête à la caserne, avait fini son temps en Afrique, aux compagnies de discipline. Il en rapporta un réquisitoire de trois cents pages qui fit sensation, eut son écho au Parlement et dans le pays.

Depuis, on a écrit beaucoup sur Biribi, — je signale, entre autres, les études du regretté Dubois-Desaulle : Sous la Casaque, Cocos, Camisards et Peaux de lapin, etc. — mais le livre de Darien avait le mérite d’être le premier.

Nul, d’ailleurs, ne l’a égalé en violence. L’écrivain y signalait les joyeux supplices auxquels on soumettait des hommes coupables, pour la plupart, de peccadilles et d’entorses à la discipline, — cette force principale des armées. Il y disait les silos où des malheureux agonisent dans la vermine, les diverses variétés de crapaudines, les tombeaux, les bâillons et aussi la lâche cruauté des chaouchs, monstres à face humaine, inquisiteurs en uniforme, qu’aucune surveillance, aucun contrôle ne venaient contrarier dans leurs exercices sauvages.

Il y disait comment ces messieurs les sergents de Biribi, désireux d’aller faire un peu la noce au chef-lieu, s’avisaient de jeter au conseil de guerre quelque malheureux disciplinaire. Car le conseil de guerre les appelait comme témoins et accusateurs.

Alors, les bourreaux jouaient aux cartes la vie et la liberté d’un pauvre diable. Celui qui avait gagné tenait son homme. Il ne lui restait plus qu’à saisir la bonne occasion. C’était bien facile. Un mot, un geste, un regard et, à l’aide de deux témoins bénévoles, la chose était réglée. Les chaouchs allaient dépenser leurs économies dans quelque bouge immonde, et un homme sombrait, retranché à jamais de la vie.

Ah ! ces pages colorées par la haine, chargées de la dynamite des images, traversées d’un long frémissement de douleur, coupées d’appels irrésistibles à la justice humaine ! Ces pages baignées de pitié, trempées de colère, quel bouleversement elles suscitaient dans les âmes ! Elles influencèrent des milliers de jeunes gens qui se dressaient, poings fermés, contre le militarisme et, bien après l’affaire Dreyfus, on les relisait encore avec ferveur. Pour tout dire, c’était le bréviaire du révolté pour la génération à laquelle j’appartiens.

Depuis, Biribi a disparu. Du moins, on l’assure. Albert Londres a réussi à faire transférer les disciplinaires et leurs tourmenteurs dans les prisons militaires de la métropole. Il n’est pas certain qu’ils aient gagné beaucoup au change. Quand on a démoli une Bastille, on s’aperçoit qu’il en est d’autres qui réclament la pioche.

Mais n’eût-il écrit que ce seul livre, que cela suffirait pour sauver Darien de l’oubli. On ne le connaît plus aujourd’hui, soit ! L’avenir réparera. Un jour, on redécouvrira cet écrivain ardent, spontané, volcanique, pourrait-on dire. Il appartient à la postérité. Si, toutefois, cette dame…

Retour des compagnies africaines, Darien triompha quelques années sur les boulevards et accumula les excentricités. Puis, tout à coup, il s’éclipsa. Il vécut de longues années à Londres, d’où il rapporta un volume : Le Voleur, étude vigoureuse d’un milieu bizarre et mélangé. Il avait écrit également Bas les Cœurs ! un chef-d’œuvre. Ce dernier bouquin mérite qu’on s’y arrête.

Bas les Cœurs ! c’est la guerre de 1870-71, vue par un gamin de Versailles. Un gamin qui a observé, au jour le jour, les gestes de sa famille et de son entourage, noté tous les petits mensonges, toutes les faiblesses, toutes les saletés d’une bourgeoisie qui demeurait prudemment à l’abri pendant que des milliers d’infortunés allaient à la mort pour défendre le régime impérial.

Chose curieuse. En feuilletant les premières pages du roman, on se croirait transporté au mois d’août de la bienheureuse année 1914. Mêmes scènes et mêmes types. On voit défiler la cohorte des grands patriotes de l’arrière qui tendent avec fureur, vers un ennemi lointain et invisible, des poings menaçants, tout en établissant avec science et suffisance les conditions qui doivent régler la victoire. Certes, il y manque les critiques militaires, les chères badernes à la Cherfils ; il y manque aussi le joli petit mouvement de menton de Maurice Barrès et la fuite épique à Bordeaux. Chaque époque comporte ses fantaisies épisodiques. Mais, malgré tout, l’histoire se recommence. Le type du patriotard pantouflard, vantard et couard, est invariable.

Le rideau se lève. La guerre vient d’être déclarée. Toute la famille est réunie et des amis sont de la fête. Un professeur sentencieux et stupide se répand en déclamations : « Ah ! ces Pruscots ! (on ne dit pas encore les Boches) on les aura ! Nous allons franchir le Rhin, monsieur, oui, le Rhin ! et plus vite que ça ! Dans huit jours, nous sommes à Berlin ! Cela rappelle le lieutenant de La Débâcle, qui voulait reconduire les Prussiens « à coups de pied dans le c…, parfaitement ! à coups de pied dans le c… chose ! », Cela rappelle encore les beaux jours d’août, les trains bondés d’ivrognes et de braillards, les wagons vêtus de feuillage et de fleurs, les pancartes « viâ Berlin », toute l’écœurante sottise des bipèdes poussés vers l’abattoir. Les hommes ne changent guère.

Après ça, ce sont les premiers engagements, les communiqués, les racontars de la presse. Victoires éblouissantes, succès prodigieux. Préludes au bourrage de crânes ! Ça marche, ça marche !

Cependant, l’ennemi pénètre en France. Qu’importe ! L’invincible Mac-Mahon, l’invincible Bazaine, toute la glorieuse légion des chefs invincibles, ne sont-ils pas là, et même un peu là ! Du moment qu’on laisse les Prussiens entrer en France, c’est qu’on leur a tendu un piège (ô Castelnau !), et ils sont perdus, irrémédiablement perdus.

Il y a bien, dans la quantité, parmi nos héros du coin du feu, quelques individus bizarres qui se sont fait casser la figure pour avoir manifesté à Paris, en faveur de la paix. Ces misérables tiennent des propos alarmistes ; ce sont des défaitistes. On les méprise et on les craint. Car la victoire est certaine. Vive l’Armée ! Vive l’Empereur !

Catastrophe. On apprend les premières défaites. Il faut bien se rendre à l’évidence, à la triste évidence. Nous sommes battus. Les choses vont mal, très mal. Les Prussiens sont à deux pas de Versailles. La Révolution éclate à Paris. C’est la République. Et tous nos patriotards prudhommesques de changer leur fusil d’épaule. Ils crient : « À bas Badinguet ! Vive Gambetta ! » Et ils chantent, savez-vous ce qu’ils chantent ? La Marseillaise. Horreur !

Cependant, ni la Marseillaise, ni Gambetta ne peuvent contenir la ruée de l’ennemi. Les Prussiens entrent dans Versailles figé dans la stupeur et l’épouvante. Alors, n’est-ce pas ? il faut bien, tout de même, les recevoir, les héberger, sauvegarder de précieuses existences. Après tout, ce sont des hommes, et la guerre a ses exigences. Et puis, n’est-il pas possible de s’arranger, de faire même des affaires, de bonnes petites affaires ? Et l’on voit se profiler les silhouettes répugnantes des profiteurs. Thénardier se met de la partie.

Il y a, à ce moment, dans le récit, une sorte de tragi-comédie. Une pauvre fille de boniche a appris la mort de son fiancé, tué dans un combat. Elle a juré de se venger sur le premier Prussien qu’elle rencontrera. Aussi, dès que les soldats allemands sont installés dans Versailles, toute la famille connaît-elle une mortelle inquiétude.

Si la bonne allait tenir son serment ! Si elle tentait un mauvais coup ! Quelles représailles féroces ne pourrait-on redouter ? À la vérité, la malheureuse fille, terrorisée, s’avère incapable d’un seul geste de simple résistance. N’importe. On craint qu’elle ne tue, par le poignard ou par le poison. Et on la surveille, on la supplie, on la menace. Ici, nous touchons au tréfonds de la lâcheté et de l’égoïsme.

Cet épisode du roman a été utilisé au théâtre. Avec la collaboration de Lucien Descaves, Darien en a tiré une pièce : Les Chapons, qui provoqua un scandale, souleva les honnêtes gens et occasionna de terribles batailles.

Si j’ai insisté sur ce livre, le meilleur peut-être de l’auteur, c’est pour bien marquer la manière de Georges Darien. Je crois que j’ai pu, sans exagération, le qualifier de chef-d’œuvre. Quiconque consentira à lire ces pages enfiévrées m’infligera un démenti s’il l’ose.

Un beau jour, Darien se lança à corps perdu dans la propagande révolutionnaire, à la pointe de l’extrême gauche. Il s’affirmait toujours individualiste. Il se mit à collaborer à un hebdomadaire d’idées et de combat, fort bien fait, ma foi, terriblement vivant, qui s’appelait L’Ennemi du Peuple. Tout un programme.

C’était vers 1905. Georges Darien était à son aise dans cette libre feuille, et sa plume de polémiste déchaîné allait s’en donner à cœur-joie (si l’on peut ainsi dire).

Ses articles, du reste, ne tardèrent pas à faire sensation. Ils étaient d’une véhémence folle, émaillés de calembours et de métaphores échevelées. Darien cultivait volontiers le calembour dont il assommait ses adversaires. Et le paradoxe aussi. Car il débuta en cognant férocement sur les anarchistes et en réclamant, lui, l’antimilitariste, la guerre. Il expliquait que de la guerre seule sortirait la paix définitive, et reprenait à son compte, en lui donnant un sens nouveau, l’antique devise : Si vis pacem, para bellum.

En même temps, Darien entrait dans une organisation que nous venions de mettre laborieusement sur pied : « L’Association Antimilitariste Internationale des Travailleurs » (A. I. A.). Cette organisation avait son siège à Amsterdam. Elle comptait, dans son comité directeur de France, des hommes comme Gustave Hervé, Urbain Gohier, Laurent Tailhade, Miguel Almereyda… Elle fit quelque bruit.

En ce temps-là, Darien qu’on avait connu, sur les boulevards, quelques années avant, maigre, sec comme un coup de trique, était devenu énorme. Le cou épais, le sang au visage, la voix furieuse, il semblait toujours prêt à exploser.

Et il rêvait continuellement de guerre. Au Congrès qui se tint à Amsterdam, par les soins du vieux militant Doméla Nieuwenhuis, il apparut à la tribune, les veines du cou gonflées, les tempes saillantes, les yeux rouges. Cela fit un certain effet sur les auditeurs qu’il paraissait vouloir dévorer. Et il expliqua son plan, son fameux plan de guerre pour la paix, avec une sorte de rage.

On se hasarda à lui faire observer que la guerre ne dépendait ni de lui ni des délégués. Alors, Darien, sans se démonter, d’un geste audacieux, précisa sa pensée.

— C’est pourtant bien facile… hum !… vous m’entendez… hum !… Nous n’avons qu’à passer la frontière, hum !… ramasser des cailloux… hum !… casser les vitres de l’ambassade… hum !… renverser un poteau-frontière, hum !… hum !…

Sa voix n’eut aucun écho. Ses conseils ne furent pas suivis. Et cette année-là, nous n’eûmes pas encore la guerre.

À Paris, le bon Charles Malato, qui avait hanté quelque peu Darien à Londres et ne l’aimait pas beaucoup, crut devoir répliquer aux attaques que le terrible pamphlétaire multipliait contre les anarchistes et les révolutionnaires. Ah ! le malheureux ! qu’est-ce qu’il prit ! Darien le massacrait à coups de calembours. Malato ayant écrit un papier intitulé « À notre Tour d’Ivoire », l’autre riposta par ce titre : « À notre tour d’y voir ! » Il traitait Malato, qui l’accusait de mœurs spéciales, de « macaroni au fiel d’âne », et l’assimilait à une charogne. C’était terrible. Nous nous disions : « Si jamais ces deux hommes se rencontrent, ça va devenir effroyable. »

Ils se rencontrèrent, un après-midi, au siège de l’A. I. A., où nous étions réunis à quelques-uns. Tous deux, très forts, de haute taille, Malato plein de douceur et de politesse, Darien toujours coléreux. Un instant, ils se dévisagèrent, dans le silence impressionnant qui venait de s’établir autour d’eux.

— Je crois, dit Malato, que nous avons quelques explications à échanger.

— Je le crois aussi, rugit Darien.

Ils entrèrent dans une salle voisine. On entendit d’abord quelques éclats de voix. Puis plus rien. Nous nous regardions effarés. Les minutes passaient. Quelqu’un dit :

— On va les retrouver en morceaux.

Soudain, ils apparurent, souriants, Darien tendant la main à Malato.

— C’est entendu, n’est-ce pas ?

— C’est entendu.

Ils venaient de prendre la résolution d’arrêter une polémique sans résultat, qui ne pouvait que divertir la galerie. Ainsi se termina cette homérique bataille.

Après ça, ma foi, je ne revis plus Darien. Il disparut de nos milieux. Il s’éloigna de ceux qu’il appelait dédaigneusement des « hongres ». On savait, cependant, qu’il habitait Paris et qu’il se trouvait dans une situation très précaire et l’on sut aussi qu’il était devenu radical-socialiste. Il fut même candidat aux élections législatives dans le douzième arrondissement. Hélas ! il ne recueillit à peine que quelques dizaines de voix. Sa forte encolure, ses gestes furieux, ses colères subites ne purent séduire les électeurs.

Et il fit un plongeon dans l’oubli. On apprit par la suite qu’il publiait un nouveau roman, L’Épaulette, où il essayait de racheter son antimilitarisme d’antan, et qu’il faisait jouer, dans un petit théâtre de faubourg, un grand mélo sur… l’affaire Steinheil.

Il faut dire, à sa décharge, que le pauvre homme n’avait pas le sou. Il fallait vivre.

Il eut, pourtant, une aubaine, dans les années qui précédèrent la guerre. On joua, au Théâtre Antoine, une pièce tirée de son roman : Biribi. Ce fut le succès. Mais le caractère de Darien le conduisit promptement à se brouiller avec ses collaborateurs et interprètes. La pièce disparut de l’affiche.

Je ne devais retrouver les traces de Darien qu’après la grande catastrophe mondiale. Un jour, je découvris sa signature dans un quotidien — je crois que c’était Le Rappel. L’écrivain y développait une sorte de socialisme agrarien. Il était féru des théories d’Henry George qu’il voulait acclimater en France.

Puis, plus rien. Un soir, au Journal du Peuple, Georges Pioch me prit à part :

— Avez-vous connu Darien ?

— L’auteur de Biribi ? Comme écrivain, beaucoup ; comme homme, un peu.

— Voilà, il vient de m’écrire. Il me demande d’aller le voir.

— Pourquoi pas ?

Quelques jours après, comme j’interrogeais Pioch, il me dit :

— J’ai vu Darien. Ah ! le pauvre homme ! J’ai vu un être brisé, fini, désespérant de tout. Il n’a même plus la force ni le désir de travailler.

Malheureux Darien ! Il devait finir ainsi. Sa mort, quelques semaines après, passa inaperçue. Son nom et ses œuvres étaient ignorées des jeunes, et parmi les hommes de son temps, ses polémiques sanglantes ne lui avaient guère valu que des adversaires.

Il s’en alla dans l’indifférence. J’ai essayé, plus tard, de le ressusciter en faisant publier Biribi et Bas les Cœurs ! dans un journal du soir. L’homme a pu avoir quelques défaillances ; il se montra souvent féroce avec ses contradicteurs. Ses idées étaient assez confuses et paradoxales. Mais c’était un grand, très grand écrivain. Ne fût-ce que comme pamphlétaire, qu’on lui doit de le tirer de l’ombre et de le mettre à sa place — au tout premier rang.