À travers la jungle politique et littéraire, 2e série/2

Librairie Valois (2e sériep. 28-45).


Gaston Couté,
poète du peuple


Ce pauvre Gaston Couté ! Est-ce que vraiment, on l’aurait oublié, comme me l’assurait, il y a quelques jours, un de ses plus vieux admirateurs ? Est-ce que son nom a perdu toute signification pour les générations présentes, pour les générations qui ont poussé après la guerre ?

C’est bien possible. Le temps coule. Le flot sur le flot se replie. Et tel qui fut célèbre, acclamé, populaire, adulé, n’est plus que cendres dans le foyer éteint de l’humaine mémoire.

Couté n’était, d’ailleurs, qu’un poète — une sorte de moineau des champs échoué à Paris. Il chantait pour son plaisir. Il chantait la peine immense des pauvres bougres ballottés, comme des galets, dans l’océan des amertumes et des souffrances. Il sifflait aussi, au nez des puissants, des heureux, à la barbe des préjugés.

Et que voulez-vous qu’il demeure d’un oiseau qui ne sait que chanter ? Le souvenir qui va s’abolissant. C’est comme pour le journaliste qui, durant toute une existence de labeur, sème à tort et à travers le plus précieux de lui-même, et, forçat de sa verve et, forçat de l’écritoire, noircit du papier… Si vous comptez que quelque chose reste de vous, hâtez-vous de pondre quelque gros volume fastidieux. Ça, c’est du confortable et la postérité vous le revaudra.

Je voudrais vous parler de Gaston Couté. Vous en parler avec la ferveur attendrie d’un homme qui fut un de ses plus intimes compagnons de bohème, d’idée, de combat, — parfois de misère. Je suis sûr que vous l’aimerez. On ne pouvait point ne pas l’aimer. Il y a encore, à travers les cabarets chantants de la capitale, de vieux chansonniers — j’en appelle à vous, Martini, Tosini, Aimée Morin — qui seront à la fois joyeux et émus de pouvoir l’évoquer, un soir, en lisant ces lignes hâtives.

Qu’était Gaston Couté ? Un petit paysan de la Beauce qui, un beau matin, harcelé par le démon de la poésie, prit le train pour Paris.

Son enfance s’était écoulée sur la terre, face à la terre. Il était de la glèbe et l’âme fruste du cul-terreux (celui d’avant-guerre) ne recelait, pour lui, aucun secret. Ces paysans, d’ailleurs, il devait les magnifier et les flageller, les associant aux vastes horizons que bornent, dans le lointain, les collines fleurant la lavande. Le ciel de la Beauce était dans son âme pure, et le souffle qui passe sur les vastes plaines dilatait ses poumons, — le souffle de la liberté, quelquefois, souvent même, le vent des révoltes !

Il débarqua dans la capitale, très jeune, « riche de ses seuls yeux tranquilles ». C’était l’époque où, dans les cabarets montmartrois triomphait Jehan Rictus, le poète épique de la Misère moderne. Lui venait de Meung-sur-Loire, petite ville accroupie sur les bords du fleuve où, jadis, François Villon, ancêtre de Couté, fut interné par ordre du sauvage évêque Thibaud ; où le Roman de la Rose prit son essor !… Et, de cette bourgade paisible, archaïque, toute vibrante encore d’ineffaçables remembrances, le poète sautait brusquement dans le charivari assourdissant de Montmartre.

Montmartre n’était point, cependant, aux alentours de 1900, le quartier trépidant, gorgé de bruit et de lumière, où tout ce que l’univers civilisé peut vomir de métèques dorés ou crasseux vient, depuis des années, chercher son immonde pâture. Non ! La Butte et les pentes qui dévalent vers la place Pigalle, la place Blanche, la place Clichy, étaient l’asile pittoresque, le refuge de toute une race d’artistes, de littérateurs en herbe, de ratés, de poètes faméliques…

Montmartre et ses boîtes de nuit, c’était leur domaine. Ils y régnaient sans conteste, accueillis par les bistrots qui les fêtaient, objets de curiosité pour les provinciaux et les étrangers… Douce époque. On vivait pour rien et de rien. On ne mangeait pas toujours et l’on savait s’en passer. On dormait, parfois, à la belle étoile. Nos cadets ne connaissent pas ces choses.

Par exemple, on buvait. On buvait même trop, car on trouve toujours à boire. Je me souviens d’un établissement où l’on nous rinçait à l’œil, des soirées entières, moyennant que nous consentissions (sic) à dire des vers ou à débiter des couplets. Et c’est précisément parce que l’on buvait trop facilement que plus d’un, parmi tant de jeunes hommes extraordinairement doués, s’est laissé enliser dans la crasse profonde et tenace de la bohème.

Mais il n’y avait alors ni « coco », ni jazz-band, ni charleston. Et le bock valait quinze centimes.

Dès ses débuts, Couté connut le succès. Ce fut rapide. Il récitait des poèmes avec l’accent savoureux du terroir. Et quels poèmes ! Il y avait, là dedans, des lamentations, des hurlements, des cris de révolte, et cela baignait dans une immense pitié, dans un amour inaltérable de la terre et des paysans. Cela s’appelait les Chansons d’un Gas qu’a mal tourné : Les Conscrits, les Gourgandines, Le Christ en bois :


Christ ed’ l’Églis’ ! Christ ed’ d’ la loi !
Qu’a l’corps, qu’a l’cœur, qu’a tout en bois !


Bientôt la célébrité du jeune poète franchit les limites montmartroises. On l’écouta sur la rive gauche. Puis il prit son bâton et s’en alla sur les routes de France.

On le revit dans sa ville natale où son père dirigeait un petit moulin. De loin en loin, il aimait à se retremper ainsi dans sa bonne cité silencieuse et morne, aux dentelles de pierre. Puis la paix formidable et lourde des champs le sollicitait. Il errait parmi les moissons dorées, les yeux remplis du rouge des coquelicots et du bleu des bleuets. Il revenait de là, avec de nouveaux poèmes, le regard clair, rajeuni, retapé et son rire joyeux éclatait en fanfare.

Puis, hélas ! comme tant d’autres, il se remettait à boire. Il buvait surtout en compagnie d’un vieux chansonnier qui fut son néfaste initiateur. Il devait en mourir, plus tard, après quelques années terribles de lassitude et d’écœurement.

J’allai le trouver, un soir, pour lui demander de participer à une soirée chantante organisée à la Maison du Peuple de Paris. Cette Maison du Peuple était une triste bicoque, au fond de l’impasse Pers, qui donne dans la rue Ramey. Elle était utilisée pour les réunions publiques, les soirées théâtrales populaires et les bals.

Nous nous installâmes à une terrasse, non sans avoir commandé deux pernods bien tassés. C’était le temps où la fée verte resplendissait, en pleine gloire. J’expliquai au poète ce que je voulais de lui.

J’étais alors « secrétaire général » (eh ! oui !) d’un « Théâtre Social » dont je parle ailleurs. Ce théâtre, composé d’amateurs et de quelques professionnels dans la débine, avait pour mission de faire connaître au peuple les belles et fortes œuvres. J’ai joué, là dedans, des rôles insignifiants, où j’étais horriblement mauvais ; j’ai fait jouer des pièces dites de propagande dont j’étais l’auteur ; j’ai tenu le poste de souffleur ; j’ai monté de grandes machines en plusieurs actes. J’ai récité des vers (de moi !). Mais il m’est arrivé d’organiser de glorieuses et inoubliables soirées.

Du reste, nous avions de précieux concours. De Max, lui-même, venait parfois nous aider de ses conseils. De jeunes auteurs nous apportaient leurs manuscrits. Et c’est ainsi que nous pûmes représenter : Mais quelqu’un troubla la fête, du poète Louis Marsolleau ; La Sape, de Leneveu ; Le Portefeuille, de Mirbeau ; L’Exemple, grand drame social de Cheri Vinet, etc., etc.

L’un de ces jeunes, désireux d’être joué au Théâtre Social, s’appelait Serge Basset. Il devait, comme on sait, périr, plus tard, au front. Pour l’instant, il était l’auteur d’un drame terriblement révolutionnaire : La Grande Rouge. Il s’agissait, dans cette pièce, d’une grève de chapeliers. À un moment, on voyait des femmes grévistes, ayant massacré un patron, promener au bout d’un bâton sanglant, ses attributs les plus essentiels. Cela faisait songer à Germinal. C’était, d’ailleurs, une œuvre puissante. Nous commençâmes à distribuer les rôles et à répéter.

Mais, entre temps, Serge Basset était entré au Figaro. Il ne tenait plus du tout à voir triompher sa pièce. Il nous redemanda les exemplaires que nous possédions et les détruisit. Un exemplaire, pourtant, lui échappa ; il alla échouer dans les mains d’Urbain Gohier, qui s’offrit le malin plaisir d’en publier les extraits les plus suggestifs, dans L’Aurore. Mais la représentation, interdite par l’auteur, ne put avoir lieu.

Très souvent, nous nous contentions de ce que nous appelions des « soirées familiales ». Cela consistait en une conférence « éducative », des chants, des poèmes… De très brillants conférenciers passèrent à la Maison du Peuple, parmi lesquels Laurent Tailhade, Charbonnel, Clovis Hugues ; de nombreux savants, artistes, écrivains. En ce temps-là, après l’affaire Dreyfus, l’on évangélisait les masses. Les intellectuels, selon la formule d’alors, « allaient au peuple ».

Dès que Couté sut de quoi il s’agissait, il accepta avec enthousiasme. Il se trouvait beaucoup plus à son aise dans ces milieux que dans les cabarets, parmi des snobs plus ou moins compréhensifs. Il tenait, d’ailleurs, certains de ses confrères en piètre estime. Il les ciblait de traits. Il prétendait qu’ils n’étaient bon qu’à composer des chansons sur l’air de « ta-ra-ta-ta… ». Et, le soir venu, il disait, avec son air fatigué et ses yeux pétillant de malice paysanne :

— Allons ! je m’en vais dans mon « taratatoire ».

Il quémandait toujours le concours des amis. Il nous suppliait de venir passer quelques instants au cabaret. Il lui fallait ça, affirmait-il, des visages amis pour lui donner du cœur et chasser le cafard.

Il connut, impasse Pers, de prodigieux succès. Il entrait de plain-pied dans la confiance populaire. Ses poèmes colorés, directs, aux images audacieuses et brutales, frappaient les imaginations, allaient au cœur des foules. Xavier Privas devait plus tard l’appeler le « Mistral de la Beauce ». Et il ajoutait :

— N’est-ce pas le sourire aux lèvres et le couplet joyeux à l’esprit que ce paysan philosophe a fustigé l’hypocrisie sociale et cinglé les vices humains ?

Ah ! les poèmes de Gaston Couté ! Si j’osais vous en révéler quelques-uns !…

Tenez, écoutez la Complainte des Ramasseux d’ Morts :

        Cheu nous, le lend’main d’ la bataille,
        On est v’nu quéri’ les farmiers…
        J’avons semé queuq’s bott’lé’s d’ paille
        Dans l’ cul d’ la tomb’rée à fumier ;
        Et, nout’jument un coup ett’lée
        J’soumm’s partis, rasant les bords
        Des guérets blancs, des vign’s gelées,
        Pour aller relever les morts.

        Dans mon arpent des « Guérouettes »,
        J’ n’avons ramassé troués :
                            Avec Penette…
        J’ n’ avons ramassé troués ;
        Deux moblots, un Bavaroués !

        Troués pauv’s bougr’s su’ l’ devant des mottes,
        Etint allongés tout à plat,
        Comme endormis dans leu’ capote,
        Par ce sapré matin d’verglas.
        Ils tin’ déjà raid’s comme eun’ planche :
        L’ preumier, j’avons r’trouvé son bras
        — Un galon d’lain’ roug’ su’ la manche —
        Dans l’ champ à Tienne ; au creux d’eun’ ra…

        Quant au s’cond, il ’tait tout d’eun’ pièce,
        Mais eun’ ball’ gn’avait vrillé l’front,
        Et l’sang vif de sa bell’ jeunesse
        Coulait par un méchant trou rond ;
        C’était quand même un fameux drille
        Avec un d’ces jolis musieaux
        Qui font comm’ ça r’luquer les filles…
        J’lons chargé dans mon tombezieau !

        … L’trouésième, avec son casque à ch’nille,
        Avait logé dans nout’ maison :
        Il avait toute eun’ chié’ de famille
        Qu’il euxpliquait en son jargon.
        I’ f’sait des aguignoch’s au drôle,
        Li fabriquait des subeziots,
        Ou ben l’guichait su’ ses épaules…
        I’ n’aura pas r’vu ses petiots !…
        ...............
        Les jeun’s qu’avez pas vu la guerre,
        Buvons un coup ! Parlons pas d’ça !

        Et qu’ l’anné’ qui vient soit prospère
        Pour les sillons et pour les « sas » !
        Rentrez des charr’té’s d’ grappes vermeilles,
        D’luzarne grasse et d’francs épis,
        Mais n’ fait’s jamais d’récolt’ pareille
        A nout’ récolte ed d’souéxant’-dix.

        Dans mon arpent des « Guérouettes »,
        J’ n’ n’avons ramassé troués,
                            Avec Penette…
        J’n' n’avons ramassé troués :
        Deux moblots, un Bavaroués !


Eh bien ! Est-il téméraire de crier au chef-d’œuvre ? Mais que n’ai-je la place pour vous transcrire ici l’Idylle des Grands Gas comme il faut et des Jeunesses ben sages, Au beau Cœur de Mai, la Berceuse du Dormant, Les Mangeux d’terre, Le Gas qu’a perdu l’Esprit.


           Ohé ! là-bas ! le gros vicaire,
        Qui menez un défunt en terre,
        Les morts n’ont plus besoin de vous.
        Car ils ont biau laisser leurs sous,
        Pour acheter votre eau bénite,
        C’est point ça qui les ressuscite…


Tout au long de cette œuvre vibrante, passionnée, circule la haine des préjugés et des superstitions religieuses, la haine des massacres guerriers, l’amour des misérables et des pauvres, l’amour de la terre… On comprend, quand on relit, aujourd’hui, ces poèmes et ces chansons, les ovations qui accueillaient le petit paysan, demeuré paysan, même à Montmartre. Et on comprend aussi le boycottage savant qui s’organisait autour de ce grand poète, d’ailleurs sans défense et qui cédait ses chefs-d’œuvre pour un louis.

Où sont-ils, maintenant, ces poèmes ? Où, ces chansons éparpillées ? Il arrive, de loin en loin, que quelqu’un qui se souvient vous en confie des bribes. Mais pourquoi des mains pieuses ne les ont-elles pas recueillies ? Pourquoi a-t-on laissé criminellement se disperser tout cela ?

Un beau jour, le poète, qui jouissait, dans les cabarets de Montmartre et de la rive gauche, d’une enviable célébrité, décida de se jeter dans la politique.

Oh ! pas comme tribun de réunions publiques ou comme candidat aux élections législatives. Il affichait pour ce genre de sport un mépris absolu. Il entra dans la politique tel qu’il était, en qualité de poète, les mains dans ses poches, le sourire sur les lèvres, sifflant et persiflant…

Pour tout dire, il entra comme collaborateur au journal La Guerre Sociale, dont Gustave Hervé était le rédacteur en chef, et où je signais, chaque semaine, des articles au vitriol, sous ce titre de rubrique : « Au Parterre. »

Couté, lui, sur l’invitation de Miguel Almereyda, accepta de donner hebdomadairement une chanson d’actualité. Ce qu’il put, au cours de près de deux années, dépenser de verve primesautière et vengeresse, c’est inimaginable. Ces « chansons de la semaine » faisaient le tour du Paris ouvrier et révolutionnaire. On les répétait à l’atelier, dans la rue, les soirs de meeting houleux… Ce n’était plus le patois du paysan de la Beauce. C’était le jargon pittoresque de Gavroche. Tour à tour gouailleur, acerbe, plaintif, mélancolique, enjoué, révolté, il incarnait la chanson française, directe, malicieuse, pétillante et, parfois, meurtrière.

En même temps, je l’embauchais dans un petit hebdomadaire que je venais de lancer : La Barricade. Une feuille terrible qui déclarait une guerre sans merci aux hommes comme aux institutions.

J’avais, comme collaborateur, Maurice Allard, qui fut longtemps député du Var et qui, au Congrès socialiste de Toulouse, colla au front du ministre Clemenceau — le Clemenceau de Narbonne et de Draveil-Villeneuve — cette étiquette ineffaçable : Malfaiteur public. À côté de lui, André Morizet, aujourd’hui sénateur de la Seine. À nous trois, nous emplissions les huit pages de ce brûlot dont la couverture était illustrée par Aristide Delannoy, l’un des plus puissants satiristes du crayon de l’époque.

La Barricade eut quelques mois de glorieuse existence, puis elle dut disparaître, faute du nerf de la guerre. Durant tout le temps de sa parution, Couté y donna poésies et chansons. Ces œuvres-là sont à peu près ignorées. En feuilletant la collection, je retrouve cette « Semaine rimée » à l’adresse du président Fallières, qui venait de gracier un immonde assassin militaire, condamné à la fusillade, pour ne pas obliger, disait-il, nos petits soldats à se transformer en bourreaux :


Les éléphants ont souvent des furies
De nègres saouls ; on les voit mettre à sac
Plantations et factoreries,
Foulant le corps sanglant de leur cornac.

Et puis, après tout un carnage infâme,
Ils vont avec leur trompe, à petits jets
Arroser les fleurs de la dame
Qui vient d’Europe et lit du Paul Bourget.


Chacun de ces petits poèmes était un régal. Couté signait du pseudonyme : Le Subeziot, ce qui, dans sa langue natale, signifiait « Le Siffleur. »

Et tenez, laissez-moi vous citer encore (j’abuse peut-être) une de ses meilleures productions improvisées au hasard de l’actualité. Mais, d’abord, il faut que je vous conte la genèse. Voici. On venait d’arrêter et de condamner à mort un ouvrier du nom de Liabeuf, coupable de s’être livré à une tentative d’assassinat sur des agents des mœurs. Le malheureux, quelques mois avant de commettre cet acte, s’était vu condamner injustement pour « vagabondage spécial ». C’était un honnête homme. Jusque sur les marches de l’échafaud, il protesta, criant : « Je ne suis pas un souteneur ! »

Cette affaire fit grand bruit. Gustave Hervé avait pris la défense du malheureux, ce qui lui valut quelques années supplémentaires de prison. Et le matin de l’exécution, il y eut, autour de la Santé, une formidable manifestation qui dégénéra en bataille rangée contre la police.

Or, le président Fallières, obéissant au préfet de police, Lépine, avait refusé la grâce du condamné, en dépit des interventions de tout ce que le monde intellectuel comptait d’esprits libres et généreux. Liabeuf fut décapité. C’est alors que Couté donna, pour La Barricade, ce poème intitulé : Loupillon 1910, que je recopie ici :


Puisque, cet an-ci, les coteaux
Ont reçu dans leurs verts manteaux
Les dons coutumiers des comètes,
Bonnes gens, réjouissez-vous
En songeant au prochain vin doux :
Les vignes promettent…

Triste Armand, pour te reposer
Du travail que tu viens d’oser
Et pour en fuir les conséquences,
Va te terrer dans un sillon
De tes vignes du Loupillon,
Pendant les vacances :

Là-bas, — car, tout de même, il faut
Après ces matins d’échafaud
Une atmosphère qui vous change, —
Tu voudras peut-être goûter
L’adorable sérénité
Des soirs de vendange ?

Mais le vin, coulant en ces soirs,
Au pied des honnêtes pressoirs,
Aura la couleur de ton crime ;
Et tes yeux se refermeront,
Bourreau qui joue au vigneron,
Sur quel rouge abîme ?

Quant à ce vin, jus de raisin
Cueilli par tes mains d’assassin,
Pas de danger que nul n’y touche !
Si l’on osait en boire un coup,
Il pourrait vous laisser un goût
De sang dans la bouche !

Voilà ton Loupillon foutu ;
Car, si tous chantaient sa vertu
Après les vendanges dernières,
Cette fois-ci — par ton nombril !…
Tu n’en vendrais pas un baril,
Non ! Moussu Fallières !

Mais pour qu’il ne soit pas perdu,
Bois-le donc, à la faveur du

Premier gala qui vous rassemble,
Avec Alphonse et Nicolas,
Car vous êtes bien faits, hélas !
Pour trinquer ensemble…


C’était sévère. C’était dur pour ce pauvre homme pusillanime qu’était Armand Fallières. Mais, en ces heures-là (juillet 1910) nous ne respections pas grand’chose et nous ne reculions devant aucune exagération.

Pendant tout le temps que dura la collaboration de Couté à La Guerre Sociale et à La Barricade nous nous quittâmes peu, lui et moi. Parfois je grimpais jusqu’à la rue des Saules, à Montmartre, où je trouvais le poète dans cette salle basse et enfumée du Lapin Agile dont Francis Carco — qui n’était pas encore de ses habitués — a parlé abondamment dans ses souvenirs de bohème.

On y rencontrait, à côté de Couté, des jeunes gens qui devaient acquérir, plus tard, la célébrité. Roland Dorgelès y fréquentait ; il y montait même le fameux bateau du peintre Boronali. Mais, parmi les plus assidus, se trouvaient Pierre Mac Orlan, Max Jacob, le dessinateur Depaquit, futur maire de Montmartre, le peintre Vaillant, le caricaturiste H. P. Gassier, qui débutait. Et tant d’autres ! Le bon Fred, patron du lieu, y roucoulait la romance en pinçant sa guitare, et écoulait sa bibine.

Ah ! ces années perdues de notre belle jeunesse ! On sortait de là, très tard, dans la nuit, et pas toujours bien solides, le cerveau plein de fumée, et l’on poursuivait d’orageuses discussions dans la rue. Mac Orlan rêvait de rivages lointains et de paysages inédits. Quant à Max Jacob… euh !… s’il pensait au bénitier, ce n’était sûrement pas à cause de l’eau.

D’autres fois, Couté, accompagné de son fidèle Depaquit, descendait jusqu’au Quartier Latin. Il savait me dénicher, au fond de la salle empuantie de la Chope de la Harpe. Là se réunissaient des hommes venus un peu de tous les coins qui, en absorbant des demis, discutaillaient avec véhémence.

Jusqu’à deux heures tapant, les demis de bière s’accumulaient, les soucoupes s’entassaient, constructions fragiles, hâtives et instables, telle la société future sortie de nos cerveaux ainsi que la déesse de la tête de Jupiter.

Mais il faudrait un chapitre spécial pour ressusciter ces soirées mouvementées[1].

La Chope de la Harpe close, Couté, Depaquit et quelques autres traversaient les ponts. Les Halles, avec leurs boîtes de nuit, nous faisaient signe impérativement. Nous allions « finir » au Baratte » (aujourd’hui disparu) ou au Grand Comptoir, parmi une aimable société de souteneurs malchanceux, de filles sans clientèle et de noceurs de bas étage. Nous étions, d’ailleurs, très considérés dans ces boîtes, parce que journalistes et « artistes ».

Et puis, Jules Depaquit, vers les quatre heures du matin, exécutait sa fameuse « danse du parapluie » au milieu des applaudissements enthousiastes. Cela se terminait généralement à sept heures du matin et, dans le petit jour blême d’hiver, les gentilshommes de lettres, légèrement titubants, s’orientaient tant bien que mal parmi les entassements fantastiquement multicolores des carottes sanguinolentes, des pommes de terre grisâtres comme un programme de candidat au Conseil d’arrondissement, des navets blêmes et des choux glorieux que Rimbaud a oubliés dans son sonnet des voyelles.


Paix des pâtis semés d’animaux. Paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux.


Car la virilité symbolique de ces légumes reposants était comme une caresse et, d’ailleurs, les feuilles éparses sur le pavé, par une association d’idées un peu confuses, nous rappelaient les corvées de l’écritoire. Feuilles de choux. Feuilles publiques !

Gaston Couté, après une dernière poignée de mains, remontait vers les hauteurs montmartroises, d’un pas rapide, suivi de Jules Depaquit, geignant et soufflant. Moi, je redescendais vers la Cité, quelquefois en compagnie d’un homme qui n’appartenait point à notre clan mais nous tenait tête, demi en mains, Henry de Bruchard, le dernier des mousquetaires. C’était un gros garçon bruyant, au rire sonore, ancien dreyfusard passé aux Camelots du Roi. Il buvait ferme et vous regardait droit dans les yeux. Un camarade comme on n’en trouve plus.

Le petit poète beauceron était déjà atteint du mal qui devait le terrasser. Il toussait effroyablement. La bohème en a tué plus d’un qui étaient beaucoup plus résistants. La bohème est une maîtresse impitoyable — la Mégère nue — et malheur à qui ne sait se soustraire à son étreinte.

Il toussait, ai-je dit. Mais il persistait à passer les nuits en beuveries et en discussions. Que voulez-vous ? L’entraînement… Et puis, comment se résigner, le soir venu, à rentrer dans la chambre vide et morne où l’on ne rencontre même pas la femelle acariâtre qui vous gratifie d’une scène… On va là où sont les compagnons de misère morale et sentimentale, à la brasserie — ce salon des pauvres, a dit quelqu’un.

Je revois ce pauvre Couté, certain soir, dans une boîte des Halles. Nous étions alors en pleine grève des cheminots. La Guerre Sociale menait la danse. Le sabotage sévissait, et sur tous les réseaux, on coupait les fils de fer du télégraphe. Tous les rédacteurs du journal étaient emprisonnés ou en fuite. J’étais demeuré seul, assurant la confection et la publication du canard qui paraissait, sur une seule feuille, quotidiennement. Et je me méfiais. Je m’attendais, chaque matin, à l’arrestation. Je couchais à droite et à gauche, changeant de domicile tous les jours. Mais, surtout, je passais les nuits dehors.

Or, ce soir-là, j’étais éreinté, fourbu, anéanti. Trois jours sans sommeil ! Couté fidèlement m’escortait, ne voulant pas me lâcher. Et nous étions quelque peu assoupis devant notre table, cependant que, derrière nous, un sympathique personnage, outrageusement moustachu, jetait l’anathème sur les « bourgeois », ces cochons de « bourgeois ». Soudain, le poète, qui paraissait sommeiller, ouvrit un œil et, tel le mousquetaire de Cyrano au deuxième acte, se mit à renifler fortement.

— Ça sent, dit-il… ça sent…

— Qu’est-ce que ça sent ? demandais-je.

— Ça sent la Tour Pointue.

Du coup, le type ennemi des « bourgeois » se tut. Il appela le garçon, régla, et, discrètement, fila.

Souvent, très souvent, nous réclamions du papier et une plume et nous nous mettions à la besogne. Couté composait sa chanson de la semaine. Moi, je pondais un article. De temps en temps, le poète levait la tête.

— Tu n’as pas une rime à Sardanapale ?

— Si… Pilule Pink pour personne pâle….

— Zut !

Il se grattait le sinciput et se remettait à chasser la rime. Moi-même, il m’arrivait de taquiner la muse. Une nuit j’accouchai d’une parodie de Hugo — le Hugo des Châtiments — concernant le président Fallières que nous considérions comme l’assassin de Liabœuf. Harmodius écoutait les voix qui le poussaient au meurtre. Et la conscience lui déclarait, pour finir :

Tu peux saigner ce bœuf avec sérénité.

Le bœuf, naturellement, c’était le locataire de l’Élysée.

Tous ces jeux devaient mal tourner pour le poète. Un matin, vers les six heures, il nous déclara :

— Je suis éreinté.

On le mit dans un taxi. On donna son adresse au chauffeur. Puis je rentrai chez moi, rue Guenégaud, en face l’hôtel de la Monnaie, dans une chambre dix-septième siècle, aux fenêtres immenses surplombant une cour profonde et étroite comme un puits. Je m’endormis d’un sommeil de brute. Je dormis jusqu’à trois heures de l’après-midi.

Dans la soirée, je me rendis au journal. Comme j’arrivais, quelqu’un me dit :

— Tu ne sais pas la nouvelle ?

— Quelle nouvelle ?

— Gaston Couté est à l’hôpital.

Pauvre Couté, cher compagnon, vieil ami ! Nous avions bavardé toute la nuit. Tu m’avais confié tes rancœurs de révolté, de « réfractaire » impénitent. Tu repoussais le collier vers lequel aspirent tant de bêtes domestiquées. Tu vivais en marge, farouchement libre, économisant tes amitiés, ne te donnant qu’en toute connaissance de cause, fermé à quiconque ne vibrait pas avec toi. Cela se paye. Tu buvais. Nous buvions tous. On boit bêtement, parce qu’on n’a pas autre chose à faire et que cela vous réchauffe l’esprit. Et parce qu’on oublie, à plusieurs. Mais la bohème est terrible. On la nargue. Elle se venge.

C’est ainsi que les choses se passent. On quitte un ami, on le jette dans une voiture, on lui crie : à demain ! Et le soir, tout est dit. Le Néant l’a repris.

Il y a, pourtant, des compagnons qui se souviennent.

Ce petit gas, maigriot, aux regards de flamme, aux lèvres pincées, était un grand poète. Il allait chantant, les gueux des villes et des champs, dans son jargon savoureux, avec son inimitable accent du terroir. Il flagellait les tartuferies, magnifiait les misères, pleurait sur les réprouvés et sonnait le tocsin des révoltes. Un grand poète, vous dit-on. Comment se fait-il qu’il ne demeure rien de son œuvre que des chansons éparses, des couplets qu’on fredonne ? Ah ! c’est bien simple. Le pauvre petit poète cédait ses productions, au fur et à mesure, pour quelques sous. Et il n’en entendait plus parler.

Il s’est trouvé un éditeur cependant, Ondet, pour promettre d’éditer en volume les œuvres de Couté. Elles devaient paraître, voici des années déjà, et nous les attendions avec impatience. Puis le poète a disparu. La guerre a sauté sur nous comme un animal malfaisant. Et plus rien. On a enseveli dans l’oubli le « gas qu’a mal tourné »[2].


  1. Voir le chapitre : La petite Bohème, 1re série.
  2. Depuis que ces lignes ont été écrites, l’éditeur Rey a publié en un superbe volume, les chansons et poésies de Couté. Mais le livre est incomplet et la préface consacrée au poète, assez malencontreuse. On attend toujours le bouquin populaire et définitif à mettre entre les mains de tous ceux que chanta Couté.