À travers la jungle politique et littéraire, 2e série/1

Librairie Valois (2e sériep. 5-27).


Un écrivain : un
homme : Zo d’Axa
[1]


Il est évident que les deux syllabes qui composent ce nom : Zo d’Axa, ne disent pas grand’chose aux générations sportives ou « cellulardes », d’aujourd’hui. Nos jeunes gens ne savent rien de l’En-Dehors, de La Feuille et de la carrière terriblement agitée, accidentée, fiévreuse, d’un combattant qui compta longtemps parmi les premiers de nos journalistes et de nos écrivains.

Zo d’Axa ! On peut rencontrer, du côté de Marseille, vers La Corniche, rêvant devant les eaux limpides et azurées, un homme sec, mince et grand, à la barbe blanche flottante, aux yeux très doux, l’allure aristocratique… Parfois, on le découvre sur la Cannebière. Les passants se retournent, s’interrogent. Il ne peut circuler dans l’indifférence, tant il est peu semblable aux autres, tant sa fine physionomie d’artiste, qui se doublerait d’un condottiere élégant, s’impose à l’attention. C’est presque un vieillard par la barbe qui danse sur sa poitrine, et il est extraordinairement jeune par le regard. Contemplez-le, bonnes gens. Un jour, s’il y a une justice littéraire dans ce bas monde de scribouilleurs, on le remettra à sa véritable place, tout en haut, parmi les élus.

Celui-là fut un de nos Maîtres — le Maître des Maîtres, aux alentours de l’affaire Dreyfus. J’ai personnellement subi deux irrésistibles influences : tout jeune, encore enfant, Jules Vallès ; plus tard, d’Axa. Deux tempéraments différents, cependant, et de procédés opposés ; mais ils se rejoignaient dans une commune haine de la laideur et de la bassesse, dans le mépris des préjugés odieux et stupides, dans le rouge claironnement de leurs colères et de leurs indignations.

Comment ne pas se souvenir ? L’affaire, la Grande Affaire dont on espérait tout, dont on imaginait pouvoir faire un levier pour soulever tout un monde d’iniquités, battait son plein. Aux portes des salles de réunion, où des foules houleuses, surchauffées, surbourrées, mêlaient leurs clameurs et leurs enthousiasmes, les camelots hurlaient : « Demandez La Feuille… Dernier numéro ! » Qu’était-ce donc que cette Feuille ? On y allait de ses deux sous. On se disait : « Nous lirons ça demain. On verra ! »

On a vu. La Feuille, ce n’était pas simplement du papier, avec des caractères noirs dessus, des lignes qui se succédaient, de la prose qui se déroulait… C’était un brûlot propre à incendier les intelligences, un pétard à la mélinite bon pour faire sauter les consciences, quelque chose comme un éclair foudroyant dans l’abîme opaque des ignorances, des égoïsmes apeurés, des lâchetés tenaces… Le mot d’ordre lancé aux rébellions… Le geste et le cri que tous les assis, tous les courbés attendaient pour se dresser, plus hardiment dans la Vie…

La profession de foi clamée par l’Individu.

Pourtant cette Feuille déroutait les esprits. Elle n’était pas tout à fait dreyfusarde comme nous l’aurions voulu. Elle se souciait peu de l’innocence du capitaine et des péripéties du roman-feuilleton offert à tous les appétits. « Les Mystères de l’Île du Diable ! » Titre superbe. Épisodes palpitants. Chapitre de la condamnation. Chapitre : J’accuse ! Chapitre : Colonel Henry ! Clameurs, hurlements nationalistes, rasoir patriotique et, déjà ! (association d’idées et de mots) le sémillant Charles Maurras, paladin de l’obscurantisme, insecte sautillant derrière le cloporte Drumont. Sans oublier les vaillants de la Villette, les faussaires de l’État-major, la cohorte des généraux félons, menteurs, chevaliers de cette Raison d’État que les raisons du Sacré-Cœur n’ignorent point.

Passé tumultueux. On vivait avec intensité, superbement. Batailles dans la rue, batailles dans les meetings, batailles dans les salles de rédaction. Bataille partout, à toute heure. C’était une fin et un commencement. On naviguait parmi les éboulements. On se heurtait à des tas de puissances qui crevaient vides et lamentables. Le respect fuyait. Des guerriers se dressaient, tout nus et tout bêtes, sans panaches, sans auréoles. Des gouvernants, pris d’épouvante, s’accroupissaient. La société en panique était tenue, solidement, à la gorge.

Personne n’a tenté sérieusement le roman de l’affaire Dreyfus, avec tout ce qu’il a suscité d’espérances insensées et laissé d’amertume. Les générations qui l’ont vécu en ont reçu comme un « coup de marteau ». Elles ne peuvent se résigner à voir s’effilocher tout un avenir lumineux — un avenir d’hier tout enguirlandé de mirifiques promesses. Qui donc chantera cette épopée ? Qui pourra dire, avec les phrases qu’il faut, les adjectifs utiles et le bataillon des tropes indispensables, la lutte féconde entreprise par une poignée d’hommes contre toutes les Forces mauvaises ? Ceux qui ont reçu ce baptême, j’y insiste, sont marqués à jamais. On les retrouve, à chaque occasion. Ce sont les mêmes qui ont vieilli, mais non désarmé, et qui se sont précipités au secours de Sacco et de Vanzetti.

Il y a, aussi, le chapitre des défections et des trahisons. Tout un chapelet de profiteurs et de repentis, les casés, les Thénardiers, les habiles de la suite à Clemenceau, les muscadins qui tâtaient des jeux du Forum, grands et petits renégats, pantins sans prestige, braillards sans poumons, laquais en rupture d’office… Mais qu’importe. La vermine est partout. Ce qui reste, c’est que voici près de trente années, une espérance soudaine a fait battre des cœurs d’hommes.

Sur des nuques d’esclaves rampants, un frisson a couru. Et les fronts se sont levés orgueilleusement, projetés vers le Soleil.

Oui, qu’importe que, depuis, le petit train-train de la vie ait repris, avec sa monotonie coutumière. On ne peut éternellement baigner dans le sublime et s’abreuver de tragique. Le Monde continue, évidemment. La Terre ne voit pas le moyen de s’arrêter. Mais l’affaire Dreyfus a griffé profondément les âmes.

Or, en ce temps-là où l’on ne rêvait que de Justice et de Vérité, un homme farouchement isolé échappait à l’envoûtement. Il voyait clair et juste. Ses yeux chargés d’ironie discernaient les réalités. Et il s’amusait, avec la conscience de sa force invincible, à fouailler les troupeaux hallucinés. Pour lui, pas de couplets humanitaires. Un long cri de révolte. C’était à coups de lanières cinglantes qu’il réveillait les lucidités et les énergies. Cela faisait mal. Cela faisait soubresauter et hurler.



Mais, dans l’orgie effroyable des rumeurs et des imprécations, ce qui perforait les oreilles, c’était son coup de sifflet, suraigu.

La Feuille ! Zo d’Axa ! Je l’ai lu, parfois avec colère. Je ne comprenais pas. Je ne voulais pas comprendre. Qu’est-ce qu’il demandait ce pamphlétaire fulgurant, qui n’était ni dreyfusard, ni antidreyfusard, ni ceci, ni cela ; qui échappait à toute classification ; qui se plaçait en dehors des partis, des groupements, des chapelles ? Qu’est-ce qu’il nous apportait ? Simplement ceci : l’affirmation d’un homme qui aspirait à se réaliser pleinement, dans l’amour de la vie, avec la Vérité pour seule compagne. Il lui suffisait de jeter son cri, « à toute occasion » ainsi qu’il s’exprimait avec joie, avec certitude, avec rage. Et ses Feuilles s’envolaient, « légères ou graves », se tenant, se complétant, « selon le scénario de la Vie, chaque heure expressive ».

De tels cris heurtaient souvent les intelligences, et tordaient les nerfs. Le polémiste s’improvisait « l’Évadé des galères sociales ». Il se refusait « à monter dans les bateaux pavoisés de la religion et de la patrie ». Il ne voulait pas davantage s’embarquer sur le « radeau sans biscuits de la Méduse humanitaire ». Il ajoutait que l’idée de révolte n’était pas « une foi destinée à tromper encore les appétits et les espoirs ». Alors ? Il était seul, implacablement « seul », et repoussait tous disciples. Comment le suivre ? L’En-Dehors. Il était l’En-Dehors. Cela signifiait qu’il entendait marcher à sa guise, sans appuis, sans béquilles, armé de sa Vérité à lui. Et il interrogeait, gouailleur : « As-tu compris, citoyen ? »,

Ainsi lancé dans la bagarre, Zo d’Axa, l’individualiste, porta à l’adversaire les plus rudes coups. Il était aidé en cela par Steinlen, le grand artiste au crayon vengeur, par Willette, par Hermann-Paul, par Luce ! J’ai, chez moi, la collection de La Feuille, et je la parcours, aux heures d’ennui ou de doute. L’effet est prodigieux. On sort de là régénéré, revigoré, tout neuf.

Le premier numéro, qui fit sensation, dénonçait avec âpreté l’alliance franco-russe que d’Axa qualifiait de « mésalliance de la « Marseillaise » et du Knout ». Après quoi, il s’en prenait à la grande presse bourreuse de crânes qui dispense aux pauvres d’esprit la manne des faits divers — dix assassinats pour un sou ! Horribles détails ! — et rend à peu près vain tout effort d’art ou de littérature. Puis, au hasard de la fourchette, l’écrivain piquait l’actualité, s’emparait de l’événement du jour, du fait saillant dont il exprimait tout le jus, dont il épuisait toute l’humaine philosophie, en un raccourci saisissant.

Tout y passa. Bagnes d’Afrique, policiers, magistrats, tourmenteurs, politiciens, hommes de finance, forbans de Bourse, traîne-sabres, prêtraille de toutes confessions et de toutes sacristies. Il n’épargnait rien. Sa plume féroce s’exerçait contre toutes les malfaisances et contre toutes les ignominies. Et il ne pardonnait pas davantage à la foule moutonnière, pétrie dans la sottise, avide de servitude. Il lui arrivait de s’attendrir, tout en crispant ses poings, les ongles rentrés. Alors il devenait poignant. Le cœur du pamphlétaire débordait.

J’ai dit que je reprenais volontiers la collection de La Feuille. Mais il advient que je l’abandonne, découragé. Toutes les batailles d’antan, tous ces cris de généreuse passion, tous ces assauts donnés aux Bastilles, à quoi ont-ils abouti ? Rien de changé. Il y a toujours des enfants qui crèvent dans les colonies pénitentiaires, des conseils de guerre pour condamner les petits soldats, des victimes et des bourreaux, des mensonges, des saletés… Et, en plus, il y a eu la guerre — la grande guerre du Droit, de la Justice, de la Civilisation.

Il y a eu même une Révolution.

Mais il n’y a plus de Zo d’Axa. Le prestigieux pamphlétaire s’est tu. Il a vidé son encrier et brisé sa plume. Et, sous le bleu sans souillure d’un ciel de rêve, parmi les senteurs d’iode et de phosphore qu’apporte la mer, il promène son désenchantement, contemplant avec une curiosité hautaine les gesticulations des hommes, ses semblables.

Je n’entrerai point dans des détails inutiles concernant la biographie de d’Axa. Qu’il me suffise d’indiquer que le pamphlétaire le plus vigoureux de notre époque (qui se double d’un poète) est sorti d’une famille parisienne et qu’après le collège, il fit la boulette de s’engager aux chasseurs d’Afrique. Il avait soif de mouvement et d’aventures. Mais, trop jeune, il n’avait pas compté avec l’absurdité de la discipline et l’horreur de la caserne. Il apprit, là-bas, le dégoût de la chose militaire.

Revenu à Paris, et fort de cette expérience pour lui décisive, Zo d’Axa se lança dans la littérature. Il fut d’abord, poète. Je sais de lui de courts poèmes : Les Intensifs, qu’il n’a jamais publiés, où, déjà, il se révélait tout entier, c’est-à-dire épris de la forme, jamais satisfait, visant constamment à la pureté du style, au dynamisme du mot, à la saveur de l’expression. J’ai connu peu d’hommes capables de manifester autant d’inquiétude devant la feuille de papier noirci. Zo d’Axa poussait les scrupules à tel point qu’il en devenait, disons le mot, fatigant.

Le bon Louis Matha, qui, avant d’administrer Le Journal du Peuple, de Sébastien Faure, puis Le Libertaire, fut gérant de d’Axa, à L’En-Dehors, aimait à me raconter comment le terrible polémiste accourait, à deux heures du matin, à l’imprimerie, faisait remonter les formes, bouleversait tout, pour changer un mot, modifier une expression, supprimer une répétition. Il était la terreur des typos. Et, son numéro paru, il entrait dans de folles colères, parce qu’on avait négligé une virgule.

J’ai pu, moi-même, éprouver les effets de cette redoutable manie du scrupule littéraire. Je me trouvais sur une plage normande, à Carolles, où j’écrivais une étude sur Zo d’Axa, étude à laquelle je fais, aujourd’hui, de larges emprunts. Un matin — il pouvait être six heures — on m’annonce une visite. C’était d’Axa. Il était arrivé la veille, et comme il a toujours eu l’horreur des chambres d’hôtel, il s’était enveloppé dans sa couverture et endormi dans une salle de la gare. Il me dit, tout de go :

— J’ai appris que vous écriviez quelque chose sur L’En-Dehors. Voulez-vous me montrer ça ? »

Je déférai à son désir. Je lui soumis l’étude que j’avais entreprise sur sa vie et son œuvre. Il hochait la tête, avec bienveillance. Mais, de loin en loin :

— Mon cher ami, ne croyez-vous pas que ce mot… ?

Ou bien :

— Mon cher ami, ne pensez-vous pas que cette incidente… ?

Si bien que si je l’avais écouté, je crois que j’aurais recommencé mon papier d’un bout à l’autre. Je tins bon et ne lui fis que de rares concessions.

— Voyons, lui dis-je, il s’agit d’une étude sur Zo d’Axa et non d’une page de Zo d’Axa. Vous ne voudriez pas, cependant, que j’écrivisse comme vous…

Il soupira :

— Vous avez raison. Mais…

Il demeura deux jours à Carolles. C’était un être plein de fantaisie et un causeur surprenant. Ces deux journées comptent dans mon existence.


II


Celui qui voudrait définir exactement d’Axa, et déterminer les influences subies par cet admirable maître de la plume, pour qui « l’action était vraiment la sœur du rêve », risquerait de tâtonner longuement… comme d’Axa lui-même. Il se chercha, en effet, patiemment, obstinément. Ce qui le guidait, c’était une sorte d’instinct irrésistible. Il finit par devenir pamphlétaire, tout naturellement. Il conquit alors, et sans grands efforts, en artiste ingénu et d’une rare sensibilité, la forme exigée par sa pensée.

Il débuta par quelques collaborations dans des journaux de Bruxelles et d’Italie. Puis, un beau jour, il fonda L’En-Dehors. Ce fut, dans les milieux littéraire et politique, un effarement. Dès le premier numéro, une épigraphe expliquait tout l’homme et l’écrivain : « Celui que rien n’enrôle et qu’une impulsive nature guide seule, le passionnel complexe, le hors la loi, le hors l’école, l’isolé chercheur d’au-delà. »

Il y avait là une singulière et dangereuse promesse. On doit avouer que Zo d’Axa l’a tenue — largement.

L’En-Dehors se rua dans la critique audacieuse et folle des institutions et des mœurs. Il prit la défense des petits, notamment des anarchistes persécutés. Mais ces cris de révolte ou de pitié n’allaient point sans ironie. L’Ironie, dont Proudhon a dit qu’elle était sainte, c’est l’arme souveraine. Cela vaut cent fois mieux que les jérémiades ou les rugissements. Tous les grands révoltés l’ont cultivée. Vallès, avec âpreté et cruauté, parfois. D’Axa, avec plus de désinvolture. Silence aux pleurnichards et aux hypocondriaques. Nous sommes au pays de Voltaire.

D’Axa avait, à côté de lui, comme collaborateurs, des écrivains qui se nommaient : Octave Mirbeau, Lucien Descaves, Paul Adam, Georges Darien (l’auteur de Biribi), Victor Barrucand (alors anarchiste et qui devait lancer l’idée du Pain gratuit), Émile Henry (qui, lui, lança la bombe de Terminus) et des poètes : Stuart-Merill, Francis Viellé-Griffin, Henri de Régnier… D’autres encore, dont Pierre Veber (mais oui !). Une merveilleuse équipe.

L’influence de ce journal-revue fut prodigieuse. D’Axa y dépensait une verve intarissable et amorçait des campagnes retentissantes. En même temps il faisait preuve d’une fantaisie que rien ne pouvait troubler. C’est ainsi qu’un jour il écrivait un article violent et justicier contre la stupidité malfaisante du duel pour, le lendemain, aller se battre contre son collaborateur Darien, avec lequel il n’était point d’accord sur je ne sais quel détail philosophique. Il octroyait un coup d’épée à l’auteur de Biribi, puis lui réclamait une chronique pour le numéro suivant du journal.

Mais au-dessus de tout, il affirmait bellement, superbement, sa foi dans la Révolte, son désir de vie libre et vagabondante, hors des « rivets de la loi ».

On le classa comme anarchiste. On se trompait. D’Axa a toujours refusé de s’embrigader. Il s’opposait violemment aux « compagnons » qui l’entouraient et lui reprochaient avec aigreur de ne pas tout subordonner à « l’idéale anarchie ». Pour lui, point de chapelles, point de confessions. Il écrivait sereinement : « Il faut vivre dès aujourd’hui, dès tout de suite, et c’est en dehors de toutes les lois, de toutes les règles, de toutes les théories — même anarchistes — que nous voulons nous laisser aller toujours à nos pitiés, à nos emportements, à nos douleurs, à nos rages, à nos instincts — avec l’orgueil d’être nous-mêmes. » Théorie déconcertante, dira-t-on. D’Axa était ainsi. Il faut le prendre tel qu’il s’est affirmé. Sans plus.

Seulement, à cette belle époque, les anarchistes qui rêvaient de secouer la société bourgeoise à coup de dynamite étaient traqués, emprisonnés, guillotinés. D’Axa aurait pu crier aux magistrats et aux policiers : « Il y a mal donne ». Il n’en fit rien. On l’étiquetait anarchiste. Soit. Il se contenta de hausser les épaules.

Et ce fut une existence effroyablement mouvementée. Poursuivi, condamné, jeté dans les cachots, il s’évade, s’exile. On le prend. Il s’enfuit de nouveau. On le retrouve en Angleterre, en Italie, en Turquie, un peu partout. Cette odyssée, qu’il a contée lui-même dans son volume : De Mazas à Jérusalem, réclamerait des pages. Il est, pourtant, un écrivain qui nous l’a offerte en raccourci : Adolphe Retté, depuis tombé fâcheusement dans un bénitier[2].

« Un journal, écrit-il (il y a longtemps déjà), parut, un fouet, où des grelots tintaient en fous rires sanglotés, claqua, fouailla magistrature et législature, Hautes-Brutes des États-majors et Bas-Filous des banques, dirigeants et dirigés, marqua de rouge le derrière obscène de la Bourgeoisie. L’En-Dehors fut, qui fit valser les toupies sous des lanières d’étoiles. Zo d’Axa, cet homme bizarre, content d’être lui-même, sans étiquette de parti, sans accointances politiques, cet anarchiste ne se pouvait tolérer longtemps… »

En effet. Les amendes et les mois de prison se mirent à pleuvoir sur le journaliste. D’Axa fut arrêté, la maison du journal saccagée et mise au pillage. Début des mésaventures.

Le premier crime du pamphlétaire, ce fut d’avoir ouvert une souscription pour les familles des anarchistes emprisonnés. Il se vit immédiatement inculpé d’association de malfaiteurs. Il avait alors vingt-sept ans.

Il passa un mois dans un cachot, puis fut remis en liberté provisoire. Alors, peu désireux de retourner dans les geôles républicaines, il fila en Angleterre. Les policiers le poursuivirent jusqu’à Londres. Il abandonna les Britanniques, s’en fut en Hollande où il fraternisait avec une troupe de musiciens ambulants. Après quoi, il prit place sur un chaland qui remontait le Rhin jusqu’à Mayence, vivant paisiblement parmi les mariniers, s’enivrant d’air pur, loin des fracas et des tracas de Paris.

De Mayence, d’Axa s’enfonce dans la Forêt-Noire, se mêle aux bûcherons. Lassé, il descend en Italie. Là, les policiers l’attendaient. On envahit sa chambre d’hôtel. On l’arrête. On le conduit à la frontière autrichienne, les menottes aux mains, entre deux argousins. Cela dura cinq jours. Le sixième, raconte-t-il, je passai la frontière, les mains bleuies par les fers.

Il gagne Trieste à pied, demeure quelques jours en Autriche. Mais d’autres cieux l’attirent. Il s’embarque pour le Pirée, s’en va dormir dans les ruines du Parthénon. À ce moment, il n’a plus un centime en poche. Les agents le guettent toujours. Il trouve, néanmoins, le moyen de gagner Constantinople. On l’arrête de nouveau. On le relâche. Il part pour Jaffa.

À Jaffa, de louches individus se jettent sur lui, le traînent au consulat. On lui déclare qu’il est un grand criminel et on l’enferme dans une chambre basse d’hôpital. Il s’évade dans la nuit. Il prend la route de Jérusalem. Toute une bande de sbires se lance à ses trousses. Le voilà ressaisi, garrotté, jeté dans un paquebot qui se dirige vers Marseille.

Durant toute la traversée, il demeure enchaîné, aux fers, insulté par les passagers qui viennent le contempler comme une bête curieuse. À l’un d’eux qui l’interroge, il répond en riant : « J’ai coupé une vieille femme en treize morceaux et cela m’a donné la migraine. »

À peine a-t-il mis le pied sur le port de Marseille qu’un policier s’approche et lui explique que les formalités nécessaires n’ayant pas été remplies à Jaffa, pour son arrestation, il est libre. D’Axa respire. Aussitôt, un deuxième policier surgit qui pose sa main épaisse sur son épaule et l’informe qu’en raison de ses condamnations antérieures, il est de son devoir de l’appréhender !… subséquemment. Beautés de l’administration policière.

À Paris, on le colle à Sainte-Pélagie. Par malheur, pendant qu’il vagabondait sur les routes d’Orient, un anarchiste italien avait assassiné le président de la République, Sadi Carnot. On laisse d’Axa purger ses peines. Il va être remis en liberté. Il franchit le seuil de la prison. Il n’a pas fait deux pas qu’on lui retombe dessus et qu’on l’emmène au poste. Cette fois, d’Axa estime qu’on exagère. Il saute par la fenêtre et s’enfuit.

Derrière ce long garçon à longue barbe rouge, les agents se précipitent. La foule s’en mêle. On crie : Au voleur ! D’Axa se précipite dans le Jardin des Plantes. Un citoyen courageux lui saute à la gorge. Passé à tabac, les habits déchirés, en sang, on le reconduit au poste et, de là, au Dépôt. Le lendemain, sans la moindre explication, on le relâche. Tout cela, parce qu’on portait la dépouille de Carnot au Panthéon, et qu’il n’était pas possible, évidemment, de laisser un aussi redoutable malfaiteur que d’Axa dans les rues de Paris.

Alors, criblé de dettes, un peu dégoûté, ne voyant pas la possibilité de poursuivre la publication de son Journal, Zo d’Axa se tut. Il se reprit à voyager. Ce grand trimardeur s’en alla par les chemins et les canaux, rêvant à des choses inaccessibles, les cheveux dans le vent, les poumons avides d’air libre. Il en avait assez des hommes, de leurs conflits et de leurs misères. Lui, qui ne croyait point aux promesses de la fée Anarchie, n’avait pas bronché lorsqu’on l’avait accusé d’être anarchiste. Se défendre lui paraissait une lâcheté. Mais des anarchistes le traitaient d’aristocrate et — suprême injure — d’intellectuel.

Il avait l’immense tort de repousser tous les dogmes et de ne s’agenouiller dans aucune église.

Il méprisait avec autant de force les maîtres et les esclaves. Volontiers, il prononçait, selon Carlyle : « Je vomis les classes dirigeantes et les classes dirigées me dégoûtent. » Ce révolté hautain, ivre d’indépendance, qui considérait la morale comme un chapitre de l’esthétique et prétendait constamment « agir en beauté », cet En-Dehors (qui fut si souvent l’En-Dedans) dont la fine silhouette évoquait les gentilshommes de la Renaissance, prit le parti de se taire. Il renonça à la bataille stérile.

Mais bientôt l’Affaire Dreyfus bouleversait le monde. Les forces éternellement ennemies s’affrontaient. C’était le cas de rappeler le vers de Hugo, délirant :

C’est ici le combat du jour et de la nuit.

Comme tous, d’Axa fut happé par le grand drame. Il sortit de sa Tour de silence. Et il lança sa Feuille à tous les vents.

Deux années de lutte féroce. Chacune de ses Feuilles faisait mouche. Les mots étaient pesés, les termes aiguisés. Il flagellait les « moutons de Boisdeffre » ; il dénonçait la « saoulerie de l’uniforme, la nostalgie du servage ». Il montrait que la France n’était plus la cavale de Barbier, mais « la grenouille qu’on amorce avec un fonds de culotte rouge ». Il s’accrochait à la boutique de faussaires de l’État-major et s’écriait : « En joue !… Faux !… » Il allait plus loin encore… trop loin selon certains. Il bafouait le peuple souverain.

Un jour, il organisa, en pleine période électorale, une mascarade. Il se mit à promener dans les rues de la capitale un âne, un doux Aliboron, baptisé par lui : « Nul » et dont la mission était d’aligner les suffrages non exprimés. Naturellement son âne blanc fut élu, mais les agents traînèrent au poste ce digne représentant du peuple.

Autre méfait. Il s’est complu, parfois, à railler « l’honnête ouvrier » fier « de ses mains calleuses ». Il a jeté de dures vérités aux révolutionnaires, aux « rhétoriciens de la Sociale, prometteurs de bien-être futur ». Pour lui, pas de directeurs de conscience, pas de chefs de file. Il bataillait, simplement pour le plaisir de batailler. Rien ne pouvait l’enrôler — j’allais écrire : l’entôler. Et, cependant, cette attitude, qu’on n’a pas toujours bien comprise, n’était pas vain dilettantisme. Rien de gratuit, proclamait-il. Ainsi que je l’ai montré, quand il fallait payer, il payait et… il recommençait.


III


J’ai écrit : il recommençait. Ce n’est pas tout à fait exact.

Depuis que la grande affaire s’est terminée, j’ose le dire, en eau de boudin, aboutissant simplement au triomphe de quelques-uns de ses paladins intéressés, sans apporter la moindre réforme, sans tenir la moindre de ses promesses, laissant debout les juges militaires, les bagnes militaires, les sottises militaires ; depuis, donc, cet édifiant avortement, l’écrivain, à jamais dégoûté, a jeté sa plume. Il s’était rué dans la bagarre, avec frénésie, se dépensant sans compter, offrant sa poitrine aux coups, largement. Mais, de bonne heure, il comprit. Encore une désillusion à ajouter à tant d’autres.

Le numéro final de La Feuille est comme une sorte de testament. Cela s’intitulait : « La dernière aux Anarchistes ». Le pamphlétaire s’occupait de l’explosion d’une poudrière de Toulon et il marquait, non sans humour, que tous les efforts des dynamiteurs et tous leurs attentats faisaient piteuse figure à côté de cette pétarade. Et il criait à ceux « qui ne désarment pas » : Plus de chapelles, plus de systèmes, plus de théories. L’individu par-dessus tout !

Il disait d’eux : « C’est immédiatement qu’ils veulent vivre ; c’est sur l’heure qu’ils s’affranchissent des tutelles et des mots d’ordre. Chacun sa route. Au cours de tous les événements, en dehors de tous les partis, ils lancent le cri de révolte. »

En-dehors. Tout Zo d’Axa est dans ce mot. Son individualisme n’a rien de la « surhommanie ». Rien de moins nietzschéen que ce vagabond qui ne peut supporter ni joug ni entrave. Rien non plus de l’égoïsme étriqué des petits hommes contemplateurs de leur nombril. D’Axa, c’est le nomade épris fougueusement de liberté, — la liberté sans rivages, disait Vallès — qui ne peut se plier aux disciplines sociales, mijoter dans ces géhennes que sont les cités modernes, auquel il faut l’espace à dévorer, la route qui s’allonge interminablement — parmi des chants d’oiseaux et sous la caresse du soleil…

Quand il se rebelle, quand il pousse le cri de révolte, c’est que les hideurs, les injustices, les saletés lui gâtent le paysage, polluent son horizon. Que lui importent les masses inertes et veules cuisant dans la marmite de la servitude ! Il ne prétend pas poursuivre leur libération, envers et contre tous. C’est à l’individu de se libérer, de suivre son instinct, hors les lois, hors les préjugés, hors les morales courantes… selon ses aptitudes et ses possibilités. « Il suffit d’oser », affirme-t-il.

Tant pis pour l’individu, s’il se laisse enliser dans les sables mouvants de la bêtise, de l’ignorance, de la malfaisance. Mais d’Axa n’exalte point, cependant, cette contrefaçon de l’individualisme qui met l’arme au poing d’une brute et tend simplement à substituer un satisfait nouveau à un ancien satisfait, à placer Caliban dans le lit du duc Prospéro.

Il ne veut pas davantage ajouter foi aux demains édéniques. Peut lui chaut que le paradis soit déplacé et qu’au lieu de le désigner en haut, on nous le désigne, maintenant, à l’horizon fuyant.

« C’est mentir que promettre encore après tant de promesses déjà. Les prophètes et les pontifes nous bernent en nous montrant, dans le lointain, des temps d’amour. Nous serons morts ; la Terre promise est celle où nous pourrirons. À quel titre, pour quels motifs, s’hypnotiser sur l’avenir ? Assez de nuages ! »

Ainsi s’exprime-t-il. On conçoit que cet En-Dehors surprenne et rebute. Pour le suivre, sur son libre chemin, il faut avoir des jambes solides et l’œil clair. Sa philosophie n’est point, comme disait Richepin, pour des « palais d’enfants lécheurs de crème ».

Aussi combien ces termes qu’on voudrait lui appliquer : indépendant, homme libre, individualiste, paraissent usés, palots, éculés ! En-Dehors, voilà le seul qualificatif qui convienne. Et quand d’Axa eut jugé qu’il en avait assez dit, qu’il serait fastidieux de se répéter, il prit son bâton et s’en alla sur les routes, tel le Juif-Errant. Il marcha, il marcha. Il courut vers le Nord et redescendit vers les chauds midis. Il remonta les canaux jusqu’à la mer. Il vit les Amériques, la Chine, le Japon, les Indes. L’air pur, l’air éblouissant du large gonflait ses poumons. De même qu’un autre en-dehors qui, lassé lui aussi d’écrire en vers et en prose, s’évada de la galère sociale, il aurait pu s’écrier :

Je sais les cieux crevant en éclairs et les trombes,
Et les remous, et les couchants ; je sais le soir,
L’aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir.

Ce qu’il méprisait et haïssait, c’étaient les villes tentaculaires qui sont autant de fourmilières où grouillent les appétits et les laideurs. Il en avait trop vu de ces troupeaux, en apparence différents de mœurs, mais d’habitudes identiques. Sans verser dans la misanthropie, il évitait les hommes, mettait toute sa joie à coudoyer les simples.

Je l’ai rencontré, souvent, la main posée légèrement sur la selle de sa bicyclette. Il me disait : « C’est une compagne fidèle ; elle me suit comme une ombre ; elle court et glisse à mon côté. » Sur ses épaules, il portait une couverture enroulée et, à la première étape, il la jetait à terre, se couchait dessus, dédaigneux des abris qu’offrent les chambres d’hôtel. Un coin quand il pleuvait, le ciel fourmillant d’étoiles quand il faisait beau. Un vagabond, vous ai-je dit.

Longtemps, il habita une péniche en compagnie d’un marinier qui la pilotait. Il avait mis là quelques livres et doucement, lentement, il remontait les canaux et les fleuves, s’arrêtant au petit bonheur, capricieusement. La route, la route, il ne connaissait que ça. Et, à force de voir, sous toutes les latitudes, les hommes semblables à eux-mêmes, il atteignit à un mépris souverain et souriant.

Un jour, pourtant, il s’immobilisa dans la poussière du chemin. Il y avait un grand bruit vers l’Orient, du côté de Moscou. Tout un peuple, disait-on, s’était levé pour balayer ses maîtres. Le drapeau rouge flottait sur les ruines du capitalisme vaincu. Parmi d’atroces souffrances, d’indicibles détresses, une œuvre formidable s’élaborait. Un monde nouveau s’éveillait.

Alors l’En-Dehors, l’Évadé des cages sociales se prit à rêver. Qu’allait-il sortir de ces tumultes et de ces désastres ? La société qui s’efforçait de surgir serait-elle hospitalière à l’Homme ? Et comment, lui, le réfractaire obstiné, buveur et mâcheur d’au-delà, l’« Intensif », n’aurait-il pas senti immensément, « intensivement », toute la beauté tragique de cette agonie et de cet enfantement ?

« Le communisme, prophétisait Herzen, orageux, terrible, sanglant, injuste, passera à toute vapeur. Au milieu des foudres et des éclairs, la lueur des palais embrasés, sur les ruines des fabriques et des magistratures, comme sur un nouveau Sinaï, apparaîtront de « Nouveaux Commandements », un nouveau Décalogue… »

Mais l’En-Dehors se réveille et secoue la poussière de ses souliers. À quoi bon ? Les hommes demeureront toujours des hommes tant que ce globe roulera paradoxalement dans l’immensité. Révolution. Progrès. Efforts stériles. Poursuivons notre chemin.

Pour l’En-Dehors, le conflit est perpétuel, sans fin, sans solution, entre les Masses et l’Individu.

Ai-je bien fait comprendre et réussirai-je à faire aimer cet extraordinaire Réfractaire — l’Insurgé total, irréconciliable ? Ce qu’il faudrait pouvoir exprimer, c’est toute la fantaisie de ce coureur de grands chemins qui est un des plus magnifiques écrivains de notre temps et aussi la bonté malicieuse qui se lit dans ses grands yeux clairs. Il y a encore de l’enfant dans son regard qui se repaît joyeusement du spectacle de la rue comme des nuances changeantes du ciel.

Il n’écrit plus. Il ne veut plus écrire. Il estime qu’il en a assez dit. La dernière fois qu’il donna de ses nouvelles à un monde oublieux, il s’exprimait ainsi :

« Circuler un peu par le monde, entrevoir l’épaisseur des masses, retrouver partout florissantes les mêmes duperies transposées, les croyances et les fétichismes enracinés jusqu’à l’os, il est vrai, ne m’a pas porté à d’édifiantes illusions. Respirer, respirer ailleurs. N’être rien dans la vaine affaire. Lampée d’air pur, vent du large. Et sans doute plutôt nomade. Qu’est-ce donc vivre si ce n’est passer, selon sa nature, un moment ? J’aime le matin sur les routes, proches ou lointaines, et sans stylo, sans autre ambition ni but que de comprendre la journée claire en dehors des mirages flottants — en dehors ainsi que toujours, à des feuilles d’écriture près. »

Il ajoutait : « Pâleur des paroles. C’est à peine si j’indique, rapide… Du moins pas de faux nez. Ça gêne. Au petit bonheur de naissance, privilège absurde et commode, la société capitaliste, avant les banqueroutes finales, me dispense quelque pécune. J’use des derniers assignats aux promenades qui me plaisent encore.

« Et déplaire ne me déplaît pas. »

Et voici, pour finir, cette déclaration où l’homme apparaît tel qu’il est, extrêmement, superbement et sans la moindre hypocrisie :

« … La révolution, mais on ne la fera pas exprès ! Elle résultera, fatale, implacable aussi, de vos défis, de vos maladresses, d’une situation sans issue, de la force même des choses, de leur faiblesse.

« Qu’en sortira-t-il, cher ami ? Je ne ferai pas semblant de songer à l’affranchissement, à l’émancipation d’une classe plus spécialement que d’une autre, pervertie qu’elles sont toutes par le manque de simplicité, le goût nègre des verroteries, du clinquant et des cinémas tombés dans le roman-feuilleton. Rien de très beau à espérer. Étant donné ce que sont les hommes, tous les hommes que nous connaissons, — nous compris, — il ne sied pas d’anticiper au delà du bouleversement, vengeur des mensonges d’un monde. Il s’annonce. Qui vivra verra. Vivons donc… Et le moins sottement possible… »

Pour d’Axa, la solution est trouvée. C’est le silence. Puisse-t-il en sortir un jour et reparaître, le fouet à la main. En attendant, il se tait, opiniâtre. On a beau lui dire : « Vous devriez reprendre votre plume ! » Il hausse les épaules. Il a un sourire de pitié, puis il vous désigne du doigt l’horizon qui s’écroule dans le soir :

— Voyez, mon ami, l’étrangeté de ce couchant dont les aspects se modifient de minute en minute…

Et il s’en va, de son pas hardi, ses talons sonnant, du rêve dans les yeux. Sa besogne est accomplie. Il a parlé quand il a jugé que c’était utile. Que lui réclame-t-on encore ?

Un soir, je le vis arriver à Paris, paisible et souriant. Il me confia :

— Mon cher ami, j’ai beaucoup voyagé et je viens de m’apercevoir que je n’avais pas vu le plus intéressant.

— Quoi donc ? Vous allez repartir ?

— Oui, pour un grand voyage. Je suis en train de visiter Paris. C’est inouï ce qu’on peut y découvrir.

Il avait parcouru l’Orient, traversé le Canada, vécu parmi les Indiens. Il avait franchi des fleuves et des mers, grimpé les flancs des montagnes, pataugé dans les neiges éternelles. Et, tout à coup, ce Parisien de Paris, ce fils de bourgeois parisiens, poussé sur le pavé, s’avisait que le plus beau des voyages était celui qu’il tentait dans sa capitale. Et il montait vers Belleville, redescendait à la Glacière, poussait vers Grenelle, rejoignait la Butte… à chaque pas émerveillé, tout heureux, plein de la joie d’un enfant qui aurait un jouet nouveau. Paris, Paris ! Pourquoi aller si loin ? interrogeait-il.

Certes, en le voyant circuler dans les rues, son bâton à la main, très droit, la tête haute, la barbe flottante, les passants ne se doutaient point que cet homme était le plus redoutable polémiste et le plus échevelé fantaisiste de notre époque. S’en doute-t-il lui-même ? Mais les années qui viennent mettront chacun à sa place.

Dans les anthologies qui se préparent, parmi les rangs de nos plus purs écrivains, le nom de Zo d’Axa, grand vagabond, grand pamphlétaire, grand révolté, s’inscrira en lettres flamboyantes.


  1. Ces pages étaient écrites lorsqu’on apprit la mort de Zo d’Axa, frappé brusquement, en pleine force ; toute la presse a salué la disparition de ce lutteur.
  2. Adolphe Retté, lui aussi, est mort depuis que ces pages furent écrites.