BARODA, 15 DÉCEMBRE.


Aux Indes, les rois n’épousent pas des bergères, mais les bergers y peuvent devenir rois. Naître dans une hutte perdue des plaines du pays de Maratte, suivre jusqu’à douze ans la course sans but des buffles gris à travers les espaces herbeux, puis être pris par la main comme dans un conte de fées, placé sur le trône d’un État donnant un revenu de trente millions : c’est le beau rêve qu’a vécu le Maharadja actuel de Baroda.

À la suite d’une tentative vraie, ou alléguée, d’empoisonnement de l’agent politique, l’Angleterre déposa le précédent Gaikwar ; aucune de ses femmes n’ayant eu de fils, la Rani en titre, Jamnabai, autorisée à adopter un héritier, fit chercher dans une branche oubliée de la famille de Pilagi Gaikwar, un jeune garçon déluré qui est devenu l’un des souverains les plus puissants et les plus éclairés de son pays.

Le Maharadja, qu’on appelle plus communément du nom de sa caste de vachers, le « Gaikwar »[1], est un petit homme vif, nerveux, remarquablement intelligent, qui porte avec une grande simplicité les honneurs pour lesquels il n’était pas né.

Il a beaucoup voyagé en Europe et s’est fait sur la politique, les mœurs, le caractère des nations qu’il a visitées, des opinions personnelles très justes, qui ne sont pas toujours celles que l’Angleterre inculque aux princes qu’elle régit. Cette étude de la civilisation occidentale fournit à sa dévorante activité, un champ immense, en lui permettant d’introduire dans son propre État un grand nombre de réformes, d’institutions, de lois empruntées aux divers pays qu’il a parcourus, mais dont les applications à Baroda sont encore de trop récente date pour qu’on puisse apprécier les résultats obtenus.

Dans sa vie extérieure, il a tout européanisé, trop européanisé, mais il l’a fait grandement, ne s’attachant pas au détail niais ou oiseux.

Il vit royalement à l’européenne comme ses devanciers avaient vécu magnifiquement à l’Indoustani.

Le Maharadja habite, en dehors de la ville de Baroda proprement dite, un superbe palais entouré d’un parc immense qui ne déparerait aucune villégiature princière d’Occident. Dans l’escalier monumental, quelques sculptures, des bronzes signés d’artistes connus, étonnent l’œil par leurs coulées souples, leur distribution discrète, ils préviennent en faveur de ce prince indigène qui sait apprécier les manifestations artistiques d’une civilisation plus puissante et plus complète que celle de sa propre race. L’on n’éprouve pas, à Baroda, cette tristesse qui étreint le cœur dans certains États radjputs, lorsqu’on considère les efforts impuissants des souverains, voulant faire table rase de leurs vieux usages, pour adopter des coutumes irréconciliablement opposées à leur hérédité et à leur climat.

L’idéal de ces princes, dont les ancêtres sont des dieux, se réduit à vivre comme de simples fonctionnaires anglais, leurs ressources pécuniaires et intellectuelles ne leur permettant pas de faire comme le Gaikwar, un choix de roi, parmi les facilités et les agréments de la vie européenne. En abandonnant le luxe et les habitudes orientales, ils tombent dans la médiocrité de la camelote et le ridicule des idées toutes faites qu’on leur inculque dans un collège quelconque de « Rajkumar »[2].

Peut-être aussi le Gaikwar n’étant, en somme, qu’un parvenu, ne songe-t-on pas à regretter chez lui l’absence des traditions, dont l’oubli chez les fils du Soleil et de la Lune, les dépouille d’un immémorial manteau de gloire et de poésie.

Ainsi, il ne paraît pas étrange d’être invité par le Maharadja, l’on trouve tout naturel de lui voir manger des mets préparés par un cuisinier européen et servis par des maîtres d’hôtel français ; sa caste inférieure autorise ses inorthodoxies.

L’aspect de la table est des plus pittoresques ; l’or et le rouge du turban des convives jetant des notes vives dans l’étincellement trop neuf des aiguières d’argent, des assiettes de vermeil, des verreries, des surtout de fleurs chargés de bustes en biscuit.

La conversation du prince est des plus intéressantes, il émet d’une façon très libre ses idées religieuses, politiques, ses vues sur l’Inde future, sur la situation actuelle des princes indigènes.

Entr’autre chose, il me dit combien il regrette qu’une étude insuffisante de notre langue le prive de lire nos auteurs, particulièrement les historiens de l’épopée napoléonienne qui reste pour lui la page d’histoire immortelle, à laquelle il compare volontiers avec une grande fierté, l’asservissement de l’Inde par Shivaji le Maratte, dont la fortune fit celle de son ancêtre Pilaji Gaikwar.

Les Marattes, qui enlevèrent l’Inde aux Musulmans et la perdirent à leur tour dans la lutte contre les Anglais, sont une caste guerrière secondaire, très mélangée de sang aborigène, des cultivateurs devenus pillards dont on achetait les services et le nombre.

Après s’être battus à la solde des différents partis qui déchiraient l’Inde, ils s’unirent sous la conduite du chef Shivaji, hâtèrent la chute de l’Empire Moghol et à la faveur des désordres qui suivirent, s’emparèrent d’une grande partie du territoire indien.

C’est ainsi que se sont fondés les grands États Marattes, dont le plus important est celui de Baroda.

Après le repas, nous passons dans un salon attenant aux appartements de la Maharani, à laquelle j’ai exprimé le désir d’être présentée.

À l’invitation du Gaikwar, mon frère et le premier ministre nous accompagnent, admis aussi à paraître devant la princesse qui, bien à contre-cœur, observe encore un « demi-purdha », afin de ne pas froisser l’opinion populaire demeurée fidèle au vieil usage de la réclusion des femmes.

La Maharani vient à nous d’un pas lent, tenant par la main une jeune femme, sa belle-fille, dont le rayonnement de beauté majestueuse qui nimbe la souveraine fait mieux ressortir l’insignifiance. De taille moyenne, avec un port de tête souple et hautain à la fois, la princesse mère a les yeux très clairs, durs, la bouche décidée, adoucie par un sourire aussi rare qu’exquis. Ses cheveux soyeux, abondants, sont cachés par un sari de soie blanche lamée d’or qu’elle retrousse entre les jambes comme des pantalons bouffants, laissant voir les mollets et les pieds nus cerclés de perles. Elle porte au cou un collier d’émeraudes grosses comme des œufs de pigeon ; une torsade de perles lui tombe des épaules aux chevilles, quelques bagues de rubis et de diamants scintillent à ses doigts effilés ; ses bras, sans ornements, sont tatoués d’emblèmes religieux.

Le Gaikwar n’a que cette femme, mère de ses trois derniers enfants, son caractère entier, violent dit-on, sa rare intelligence, son sens très exact des affaires diplomatiques et politiques, ont eu, en bien des cas, raison de l’obstination et de l’absolutisme que montre parfois son mari dans la vie privée et les affaires de l’État.

Elle a sur lui une influence considérable dont elle use toujours pour l’amélioration de la condition féminine à Baroda.

Ses sujets lui doivent la création de nombreux hôpitaux, de dispensaires qu’elle visite elle-même avec sa fille ; une enfant remarquable, dont tout le monde déplore l’inhabilité à succéder à son père, au lieu et place de ses frères.

La Maharani parle et écrit couramment l’anglais, dont elle connaît toute la littérature. Le français lui est moins familier, mais elle garde de Paris, où elle a accompagné souvent le Gaikwar, un souvenir qu’aucun pays ne peut effacer.

Originaire de l’Inde méridionale, elle use de certaines libertés concédées, par leur caste, aux femmes Marattes : elle voyage, elle monte à cheval dans le parc de Makrapura, clôturé et affecté spécialement à son usage, enfin elle chasse et passe pour le premier fusil féminin de l’Inde, où cependant ils ne sont pas rares. Il semble que ces talents cynégétiques soient dons héréditaires de sa maison ; elle me dit très simplement qu’une de ses nièces, âgée de dix ans, a déjà abattu un tigre, un bison et quantité de menu gibier.

Le Gaikwar paraît très fier de sa femme, il recourt incessamment à sa mémoire et à ses souvenirs lorsqu’un détail de ses voyages européens lui échappe.

Avec une grande justesse d’appréciation, elle émet ses opinions, en anglais correct, conservant néanmoins dans la langue étrangère, la tournure pittoresque des idiomes orientaux. En écoutant sa parole un peu brève rappeler, en les comparant, les impressions que lui causèrent le Kremlin, la Giralda et la Tour Eiffel, il est difficile, impossible même, de se figurer cette femme soumise aux croyances fabuleuses de ses sœurs les recluses ; on se surprend à vouloir pénétrer son âme, afin d’y déchiffrer le secret des conflits qui doivent s’élever entre sa brillante intelligence et son impérieuse conscience courbée sous le joug étroit d’un ascète grossier, un mendiant pèlerin, dont elle va souvent visiter l’ermitage élevé par ses soins au bord d’un lac de lotus.


  1. Gardeur de vaches.
  2. Collège pour les fils de Rafa.