9 DÉCEMBRE.


Silencieux, muets, méditatifs, les pontifes déifiés de la religion Jaïn gardent le Mont Abu.

Des temples de marbre blanc, environnés de cloîtres aux voûtes rosacées, fouillées, légères comme des dentelles, abritent les rigides statues dont les yeux fendus, faits d’émeraudes ou de rubis, regardent fixement à l’horizon.

Les prêtres glissent dans les couloirs des sanctuaires, le torse nu, les reins drapés d’une soie ponceau, portant, pour les éparpiller aux pieds des dieux assis et insensibles, du riz et des soucis, dons des croyants.

La foi Jaïn, hérésie des croyances Brahmaniales, s’adjuge une origine qui se perd dans l’obscurité des siècles et des légendes.

À différentes époques ont paru dans le monde, disent les Jaïns, des héros, des initiés qui, après leur mort, sont devenus dieux ; ils les ont appelés Tirtankars et leurs rendent un culte qui, par son ascétisme et le respect de la vie animale sous ses formes les plus infimes se rapproche de la religion de Budha.

Les richesses considérables de la caste des « Banyas » les marchands et les banquiers, à laquelle appartiennent presque exclusivement les fidèles des Tirtankars, expliquent le nombre et la somptuosité des temples Jaïn à Abu. L’emplacement du plus remarquable d’entre eux, d’après la tradition, aurait été acheté par un commerçant d’Ahmedabad, en couvrant le sol de roupies placées l’une à côté de l’autre.

Dispersés dans la plaine des Arawalli, chacun de ces sanctuaires couronne le sommet de petites éminences dont la végétation vigoureuse d’arbustes à fleurs, de verveine sauvages, de palmiers chargés de fruits, encadrent leurs blanches tours coniques, striées de bandes d’or.

En dehors des pèlerinages annuels, une solitude impressionnante plane sur les chaînes dénudées de l’Aboo et une mélancolie profonde emplit la plaine qu’on traverse pour aller visiter l’ancienne forteresse d’Uchulgurh. L’on n’y peut arriver qu’en riskvaw.

Après avoir parcouru la petite station européenne d’Abu, remonté et descendu les côtes poussiéreuses qui mènent d’un bungalow à l’autre, nous prenons un chemin caillouteux, semblable au lit d’une rivière, qui serpente à travers des vacants incultes, épineux et pittoresques. Au loin les montagnes arrêtent le regard et vont rejoindre en ondulations décroissantes les sables du désert de Marwar.

Des enfants, perchés sur les blocs de granit dont la plaine est semée, gardent de maigres troupeaux de buffles gris fer, au mufle baveux, les yeux féroces. Ces pâtres ont allumé des feux de feuilles et de palmes sèches, dont la fumée monte en un dernier encens vers la citadelle ruinée des anciens rois.

À la base du pic qu’elle domine, s’ouvre un défilé rocheux fermé d’une lourde porte en granit noir mystérieuse et sombre comme une cachette des contes arabes. Un lac profond ombragé de sveltes et verdoyants palmiers épouse les contours d’un pli de terrain enserré entre les pentes de la colline. Les dieux et les coolis ont pris possession de cet antre de héros, quelques étables appuyées aux pentes de roc, des sanctuaires de divinités secondaires nichent dans les creux des rochers, sur les plate-formes, entre lesquelles on a creusé un escalier qui monte au sommet de la montagne.

Un ermite vivote sur la dernière terrasse, n’ayant pour abri qu’une étamine brune jetée au-dessus de quatre bâtons. Depuis six ans il n’a pas quitté pendant une heure ce lieu qu’il a choisi pour y finir ses jours dans la contemplation. Les bergers de la vallée lui apportent quelques nourritures, parfois il demeure des semaines entières sans manger.

L’âme indoue, essentiellement religieuse, se complaît dans ce perpétuel ravissement de l’ascétisme ; il est rare que les « jogui » de sang aryen ne soient pas des convaincus, à l’inverse des fakirs musulmans, cabotins, acrobates et spirites. Pour éviter la réincarnation, le terrible mal, l’Indou veut arriver à la connaissance absolue de l’Être, essence du monde dont les âmes humaines sont des parcelles, et mériter d’aller se réunir à lui, ne former plus qu’un être pour être délivré à jamais des incarnations futures. Même s’ils ne sont pas libérés de la vie et condamnés à revenir sur terre, les ascètes jouissent dans leur nouvelle existence d’une puissance de domination illimitée sur le monde matériel.

Les Indous expliquent ainsi le don des miracles : une force suprême acquise dans des vies antérieures, par des milliers d’années d’austérité. L’état nécessaire à la fusion de notre essence avec l’essence de toute chose, avec l’Être ne s’obtient que par la méditation prolongée, le dégagement total des sens ; une hallucination permanente, qui fait croire aux ascètes qu’ils ont dépouillé le corps et toutes ses sensations. Pour cela ils pratiquent une sorte d’extériorisation de la sensibilité qui leur permet de marcher sur du verre, des clous, de passer des jours le dos au feu, sanglants, écorchés, brûlés, sans ressentir la moindre douleur, et l’on s’est demandé si les applications de certains toxiques de la médecine indigène, encore inconnus à l’Occident, n’auraient pas le pouvoir de provoquer chez eux ces anesthésies.

Le Joguï de Chitulgurh n’a pas atteint le degré voulu de perfection et il a d’autant plus peur de renaître, qu’il est très las de vivre. Son regard exalté interroge longuement nos visages, puis il me dit simplement, que jadis, dans une lointaine incarnation, j’ai dû être bonne pour lui. Peut-être étais-je une feuille d’arbre et lui le voyageur tourmenté que j’ai garanti du soleil, ou bien le grain de riz qu’il mangeait, le rayon de lune qui guidait sa route, la source dont il buvait.

Dans sa reconnaissance il m’offre son unique ornement, un collier de terre vitrifié ; comme je le remercie, il étend la main vers l’immensité des monts qui se perdent au loin et me dit : « Souviens-toi de moi au jour de ta réincarnation ».