SIMLA, 8 OCTOBRE.


Hier, au retour d’un pique-nique, nous avons trouvé à l’hôtel une invitation fort gracieuse d’un aide de camp de lord K…, commandant des troupes impériales aux Indes, nous priant de venir déjeuner à Snowdon. De petits soldats Gurkas montent la garde devant la villa enfouie parmi les cèdres et les dahlias ; leur face camarde de népaliens, leurs yeux obliques taillés en amande semblent illuminés par la conscience du poste d’honneur qu’ils occupent ; ils circulent gravement, le fusil à l’épaule, entre les canons et les amas de boulets qui étayent la porte d’entrée. Cet appareil guerrier prédispose à rencontrer un soldat, un être dont la personnalité est annihilée par la carrière, un fétichisme de métier dont la vie garde l’empreinte d’un moule convenu et qui ramène toutes ses idées, ses sentiments au cadre étroit et exclusif de sa profession.

Lord K…, au contraire, est avant tout ce que l’Anglais désigne par le qualificatif banal et intraductible de « perfect gentleman ». Il incarne les qualités maîtresses de sa race : la force et la ténacité. Une force froide, voulue et une ténacité sans défaillance comme sans emportement.

Il reste éternellement dans les replis de l’âme saxonne, une sensibilité naïve, une émotion latente, que le bruissement des flots, la caresse du soleil suffit à provoquer. La langue sèche et pauvre ne se prêtant point aux grâces d’élocution latine, ces sentiments demeurent inexprimés, mais parfois si elles se livrent, la jeunesse, la tendresse de ces âmes charme et surprend. Ce trait caractéristique, infiniment délicat et doux, des peuples de brumes, saille, lorsqu’on se promène avec lord K…, sur la terrasse de Snowdon, parée de belles fleurs simples d’Europe, œillets, capucines, roses. Cet homme dont les circonstances ont fait un héros et la nation anglaise une idole, reste rêveur devant les chaînes neigeuses miroitant dans le soleil de midi. Il parle de la nature, de son cottage, des améliorations qu’il y a apportées, des changements qu’il voudrait y faire. On me dit que s’il n’était soldat, il serait paysagiste ou architecte.

L’on retrouve dans l’ensemble et l’expression de sa physionomie les mêmes disparités que dans sa personnalité. La taille élevée, la carrure superbe, le geste rude, le teint brûlé, enluminé par le soleil d’Afrique, accusent l’homme des camps, le Sirdar d’Égypte, impérieux, irréductible, tandis que les yeux glauques au regard patient, semblent jeter une note de timidité dans ce visage martial.

À table, la conversation amène les sujets les plus divers, depuis nos aventures d’automobile jusqu’à l’incident de Fashoda. Cela vient, très simplement, à propos d’un mot anglais dont je ne saisis pas le sens exact et que Lord K… me traduit. Cette connaissance approfondie de la langue française, la pureté presque absolue de l’accent me laissant surprise, pour satisfaire ma curiosité, il ajoute très placidement : « Nous avons beaucoup discuté, M. Marchand et moi, là-bas, en Afrique, c’est ainsi que j’ai perfectionné mon français ». Puis il exalte le courage et l’endurance des troupiers de France pendant la guerre de 1870, il a servi parmi eux contre l’Allemagne, et la cordiale entente, dit-il, le compte au nombre de ses partisans. À ses heures, il est musicien, semble-t-il, car un grand piano à queue occupe une place proéminente dans une baie du salon dont la vue s’élance, en suivant le vol lourd des aigles, vers les colossales arêtes Hymalayennes. Au flanc des chaînes plus rapprochées, les maïs tachent d’or et de rouge sanglant les collines, entre lesquelles serpente et grimpe la route sèche encombrée de longues files de chameaux.

La causerie effleure tout naturellement les moyens de transport ; et lord K… se montre un fervent de l’automobile, il s’intéresse aux détails les plus techniques de nos aventures, il faut lui rappeler l’origine, la puissance de Philippe, qu’il ne connaît que sous son prénom humain ; il lui souhaite, au moment où nous prenons congé de Snowdon, une santé à toute épreuve malgré les routes défectueuses et les rivières sableuses que nous rencontrerons.

Il nous quitte, marchant lentement, entouré de ses aides de camp et boitant encore légèrement d’une récente chute de cheval.

… Cahotée dans un petit « rikshaw », que des coureurs demi-nus, ruisselants de sueur, font dévaler par les allées tortueuses de mélèzes, ma pensée évoque le rédempteur de Ladysmyth, tel qu’on me l’avait représenté sous son aspect classique d’adversaire méprisant du sexe féminin.

Puis, me remémorant les lueurs douces dont se paillètent parfois les yeux gris, je me demande s’ils n’ont pas pénétré son âme, ceux qui affirment qu’une grande appréhension ou une douleur inapaisée se cache derrière ce masque de « woman-hater ».