SIMLA, 3 OCTOBRE.


S’il est vrai que les climats et les sols modifient les races, il ne faut pas s’étonner que leur séjour aux Indes transforme les Anglais.

L’on chercherait vainement parmi les Anglos-Indiens, ces types consacrés d’insulaires puritains, secs, rigidement protestants, l’Anglais de vaudeville qui laisserait périr autrui sans le secourir, s’il ne lui avait été présenté. Ils reconnaissent avec une bonne grâce parfaite qu’au contact de populations plus ardentes dans les rapports continuels entre les deux peuples, ils perdent de cet égoïsme racial et de cette vanité nationale qui les rend parfois insupportables à leurs voisins du continent.

À Simla on surprend mieux qu’ailleurs les différences profondes que la vie indienne creuse entre le caractère des Anglais des Indes et ceux des îles Britanniques.


Vue de l’Hymalaya à Simla

Ce coin de l’Hymalaya est du mois d’avril au mois d’octobre, le rendez-vous élégant de tous ceux qu’une distance trop grande ou des difficultés pécuniaires n’empêchent pas de s’y rendre. L’on y mène la vie des villes d’eaux ; courses à cheval, casino, théâtre, bal, concert parfois, car malgré son ignorance totale de la musique, le peuple britannique en a la passion. L’une des excursions favorites consiste à monter jusqu’aux villages avancés, dans la direction du Thibet. La nouvelle route créée par les soins de l’autorité militaire est une des plus pittoresques du globe. Elle court tortueuse à travers des forêts de cèdres, des bois de pins et de mélèzes à la senteur âcre et résineuse.

Un trafic considérable se fait avec le Thibet par cette voie. De nombreuses compagnies de muletiers transportent en caravanes toutes espèces de denrées, d’objets échangés entre les deux pays. Des centaines de bêtes fines et nerveuses, harnachées de pompons rouges et de sonnailles de cuivre ajoutent une note vivante à la solitude splendide de ces régions.

Les populations de la montagne, bloquées par la neige durant de longs mois, ne connaissent point d’autres occupations que la profession de muletiers ou celle de coolies « de rikshaw ».

Attelés à de petits cabriolets miniatures, ces derniers, vêtus d’un pagne, des fleurs au turban, remorquent les promeneurs par les sentiers raboteux de Simla où le passage des voitures est interdit.

Aucune loi ne protège ces malheureux contre les exigences de temps et de vitesse de leurs clients, qui ne leur épargnent généralement pas les coups, encore moins les injures. Leur torse se courbe en un mouvement douloureux, leurs bras se raidissent dans l’effort ; la résignation et la souffrance se lisent sur leurs noires figures. Quelques tribus de ces mêmes races cultivent la terre. Leurs physionomies sont épaisses, le nez épaté, les vêtements grossiers, de couleur terne ; ils semblent écrasés par l’incessante lutte contre le sol, qui leur fournit à peine quelques maigres boisseaux de maïs ; on en rencontre traînant des poutres équarries sur place, destinées aux constructions de Simla.

Les femmes, bizarrement habillées d’un pantalon en coton rouge ou rose, laissent flotter leurs cheveux en tresses ; au nez elles suspendent un bijou d’or en forme de lyre et portent aux oreilles des chaînettes en nickel qui leur transpercent le lobe. Elles travaillent autant que les hommes, servant de manœuvres dans les entreprises de bâtisses, de portefaix à la gare et dans les hôtels. On ne lit plus sur les visages de la population indigène cette joie insouciante de vivre en se roulant dans la poussière et le Gange qui est un des caractéristiques de l’Indou des basses terres.

Le climat rude, les dieux moins cléments courbent ces populations Hymalayennes, sous le joug du travail matériel, détesté et méprisé par les castes supérieures, que Brahma en a exemptées.