BÉNARÈS, 15 SEPTEMBRE.


Sur les palais ensoleillés, les temples gris et croulants, qui s’étagent en amphithéâtre au bord du Gange, la mort, souveraine de Bénarès, règne, triomphante et implacable. Tout, dans la cité, est déterminé par l’avènement de son inévitable puissance.

Pour expier les erreurs qu’elle termine, l’Indou vient s’éteindre dans sa ville de prédilection ; pour s’assurer la possession de l’inconnu qu’elle cache, il livre son corps aux flammes des bûchers ; pour qu’elle lui donne le repos, il fait jeter ses cendres au fleuve son esclave ; pour l’affronter sans angoisse, il veut boire du puits dont l’eau putride renferme la science ; enfin pour échapper le plus longtemps possible à son immortelle étreinte, il élève des temples innombrables aux dieux qui la maîtrisent et à ceux qui la craignent.


Bénarès. Ghat de Shitala.

C’est elle avec ses espérances, ses terreurs, ses doutes, ses béatitudes, qui amène à Bénarès des milliers de pèlerins, des ascètes innombrables, cette population étonnante dont la vie est si médiocre et l’idéal très acceptable. Les préjugés de caste même y subissent son influence : toutes les races, toutes les sectes, toutes les adorations se coudoient et se mêlent dans l’attente du grand nivellement de fins humaines. À côté du brahme, confiant au Gange les restes de ses divins aïeuls, le cultivateur Bengali laisse flotter des feuilles de bananiers garnies de lampions de verre bleu ou rouge en invoquant Shitala, la déesse de la petite vérole qui épargne son foyer ; les femmes aux jupes plissées rouges et pourpres, venues des déserts sableux de Marwar, baignent leurs enfants pour vivifier par l’eau sainte les membres grêles que la mort allait flétrir ; non loin d’elles, des bayadères vieillies jettent au fleuve, à pleines poignées, des fleurs de lauriers roses, des corolles violettes et veloutées, des pétales embaumées. Les barques chargées de fagots et de bois pour les piles funéraires des coolies heurtent les riches embarcations qui permettent aux princesses de venir invisibles, puiser au Gange les vertus des dieux ; les enfants cabriolent et s’amusent, ils plongent, ils s’aspergent et leurs souples corps effleurent le « jogui » effrayant, le désabusé, dont les yeux brûlants et la face torturée s’élèvent vers le soleil en une douloureuse et incessante supplication.

Les rives du Gange sont divisées en plusieurs ghats ou quais, et des centaines de marches raides et étroites conduisent du courant sacro-saint au cœur de la ville. Des maisons ornées de tours, d’avancements en widow, des palais qui servent de caravansérails aux sujets des Maharadjas orthodoxes sont comme jetés sur la berge ; des escaliers de donjon grimpent resserrés entre leurs hautes murailles percées d’innombrables ouvertures ruinées qui laissent apercevoir dans des pièces immenses et pauvres des pèlerins fatigués, des mendiants ignobles accroupis près de leurs idoles, des ermites, des solitaires, que la charité nourrit, des femmes, qui tendent les galeries de cotonnades pour conjurer les mauvais sorts. Ce fouillis d’habitations et de cours, est gardé par des divinités cachées dans des niches dorées ou argentées devant lesquelles se consument des mèches huileuses, des bouts de suif et se fanent des corbeilles de yucas et de lotus.

Le temple dédié à Shiva, qu’on ne visite pas et dont les coupoles dorées abritent les plus curieux rites des Indes, dominent la masse de ces constructions entassées sur un court espace de trois à quatre milles. Une ouverture pratiquée dans le cœur du sanctuaire permet aux Européens de jeter un coup d’œil à l’intérieur. L’obscurité y règne, l’on n’aperçoit que des formes humaines dans des attitudes suppliantes et l’image de Ganesh, le fils du dieu Shiva représenté sous la forme repoussante d’un brahme à tête d’éléphant. Le vestibule en marbre blanc et noir est incrusté de roupies jonché de trainées de fleurs roses et blanches : tapis merveilleux et intoxicant.


Bénarès. Ablutions. — Rites Brahmes sur le Gange.

Adossées au temple, se pressent comme des poussins sous l’aile maternelle, des boutiques basses, sombres, où l’on vend des idoles en zinc, en bronze, en cuivre, pour les bourses modestes ; des étalages de grains enfilés, des cordons de chapelets en noyaux de fruits, en perles de bois ; des pinces à feu pour les ascètes, des bracelets, des pendants de nez, des anneaux en forme de serpent pour les pieds, des étoffes variées à l’infini de couleurs et de dessins, des bonnets en mousseline blanche brodée qui valent un anna (25 c.) jusqu’à la calotte de soie de Bénarès brochée d’or et de couleurs chaudes

Le soleil pénètre rarement dans cet encombrement de ruelles et la parcimonie de ses rayons ajoute à la noirceur des vieux bois s’effondrant, à la mélancolie des grilles croulantes et des balcons déserts. Des femmes entrevues sur les toits plats retirent la tête au passage des Européens ; des Indous assis dans l’entrebaillement d’une porte regardent s’écouler la foule d’enfants intelligents et fripons qui quémandent, les marchands ambulants suivis de coolies courbés sous le poids de leurs ballots d’étoffes et l’interminable procession des dévots apportant au temple des jasmins et de l’encens.


Bénarès. Palais Dharmsala.

Toutes les catégories de « Sadhou », de voyants, défilent là en un jour. L’adorateur de Vishnou drapé dans une toge de coton orange, les esclaves de Durga, et ceux de Kali, l’idole sanguinaire, les fidèles de Shiva, le front barbouillé de rouge et de craie blanche, les imitateurs de Krisna, amoureux de ses laitières, le cou et les poignets entourés de guirlandes violettes et vertes. Malgré leurs divergences de cultes, leur idéal différent, une même idée les guide, un même désir les anime ; propitier la mort, cette déesse farouche et libératrice, qui se montre avec un réalisme terrifiant aux bûchers de « l’Immortelle Kasi[1] ». Autour des piles funéraires, les prêtres assis sous des champignons en paille tressée, marmottent des prières, les barbiers rasent la chevelure et la moustache de ceux qui ont perdu un des leurs : les rires et les cris d’enfants, les fleurs effeuillées, la joie de la vie tenace, exubérante, semblent défier cette terrible ennemie de l’humanité. Et les flammes s’élèvent comme une réponse rougeoyante, droites, ardentes, souverainement victorieuses, maîtresses définitives de ces êtres vaincus par la mort. L’on amène sous nos yeux une femme destinée aux bûchers. Des hommes la portent couchée sur un brancard de bambous qu’ils soulèvent comme une plume. Le corps, revêtu de ses habits de fête est enveloppé d’un voile blanc qui cache la figure, mais un petit pied inerte échappe au linceul, et lorsque la morte est déposée au ras du fleuve, pareil à une offrande d’or, il baigne dans l’eau sacrée. Des amis, des parents suivent le corps, ils s’adossent silencieux, en fumant gravement, aux palais délabrés sur lesquels miroitent le soleil. Un petit garçon de six ans conduit le deuil après avoir mis un pagne neuf, il fait cinq fois le tour de l’amoncellement de bûches sèches et essaie vainement d’allumer le feu, il pleure de chagrin ou d’humiliation, des deux peut être ! Un parent vient à son aide et il introduit sa torche enflammée entre les pièces de bois. Le feu crépite, fume, gagne les vêtements, la chair, la tête qui se distingue encore sous les fagots entassés. Le vent active le brasier et en quelques instants, il ne reste qu’un monceau de cendres, que les assistants éteignent en les noyant d’eau du Gange ; puis, l’enfant prend ces restes carbonisés, ce résidu humain, il l’abandonne aux flots jaunâtres et se courbe sous le joug de la mort orgueilleuse, lui qui n’est que poussière et doit retourner en poussière.


  1. Appellation de Bénarès en Indoustani.