GAYA, 3 SEPTEMBRE.


Quelle lourde et stupéfiante journée de mousson ! Les pluies torrentielles de ces dernières semaines, pompées par un soleil avide, flottent en vapeurs suffocantes entre ciel et terre ; dans l’air irrespirable, les moustiques dansent des sarabandes meurtrières et ce lugubre chanteur appelé par les Anglais « brain fever bird », l’oiseau dont le cri annonce l’orage, sautille de branche en branche, jetant avec une désespérante régularité son hululement sinistre. Tout semble préférable à l’inaction dans ce dak bungalow. Aussi, profitant d’une éclaircie, sans tenir compte des nuages prêts à crever, nous partons pour Boudgaya, une des villes saintes du Boudhisme. Des raiforts gigantesques, des catalpas aux feuilles cotonneuses bordent la route traversée de ruisselets boueux, qui vont se perdre dans la rivière Palgi, dont les flots s’écoulent sous le ciel couvert, en large nappe.

Des femmes chargées de fagots, se débattent contre le courant et se hâtent pour atteindre sur la rive opposée une rangée de collines basses dont les flancs recèlent leurs misérables demeures. Le vent se lève, fouettant les arbres, les jeunes bambous. balançant lourdement les plumeaux blancs des bois de teck. Des voix gémissent et soupirent dans les rafales, elles montent du fond de la vallée et s’éteignent entre les pyramides de briques des temples de Boudgaya.

L’approche des monuments sacrés est marquée par une succession de petits sanctuaires, les uns ruinés, déserts, d’autres habités par des Brahmes Shivites, qui prélèvent sur les vivres ou sur les marchandises des pèlerins indigènes la part de leur dieu. Une femme arrêtée ainsi a étalé le modeste contenu d’un mouchoir de cotonnade : du riz, des fleurs de souci, quelques courges et un peu de farine. Les serviteurs de Shiva examinent cela dédaigneusement. Après d’interminables explications, ils s’emparent des courges, laissant la pauvresse en larmes au milieu du chemin. Effondrée à côté du reste de ses biens, sa douleur l’absorbe au point de ne pas voir Philippe ; elle reste également sourde aux appels désespérés de la corne. Siadous descend et doucement la repousse sur le côté de la route. Saisie d’effroi, elle écarquille des yeux noyés de pleurs et ramasse bien vite son ballot. Étrangère au pays, elle était venue, comme le veut la foi indoue, délivrer l’âme de ses parents, en jetant dans la rivière Palgi une poignée de riz et de farine. Surprise par l’orage, le Temple de Shiva qui avait paru un asile sûr ; les prêtres ayant réclamé leurs droits de péage, elle leur cédait son dîner et son déjeuner du lendemain, plutôt que de laisser encore dans la souffrance les mânes de ses ancêtres.

Les constructions Boudiques de Boudgaya ont été exhumées assez récemment, elles ne comptent que deux ou trois temples, dont le principal simule une pyramide immense en briques et pierres blanches, flanquée aux quatre coins de pyramides semblables mais plus petites.

Chaque parcelle de matériaux susceptible de porter une sculpture est frappée à l’image de Boudha ; Boudha assis, Boudha rêvant, Boudha bedonnant, Boudha en relief, Boudha gravé, Boudha ciselé. À l’intérieur, nudité complète des murs et des salles, mais dans l’ombre Boudha en or, gigantesque, colossal. Boudha cynique et patelin qui contemple l’humanité pécheresse en se grattant l’orteil et exulte à part lui dans la conscience de sa force et de sa sagesse. Il n’y a pas de façon plus répugnante d’exploiter l’inlassable crédulité humaine que celle employée par Boudha pour se faire rendre un culte. Un orgueil incommensurable, le désir de l’annihilation pour échapper aux maux de la vie sont les caractéristiques de sa religion. Un de ses historiens raconte que l’idée de se retirer du monde, d’abandonner sa femme et ses parents, lui vint au cours d’une promenade à éléphant. Ayant rencontré successivement un vieillard, un infirme, un mort, le spectacle de la dégradation physique de l’homme le frappa si vivement, qu’il résolut d’y échapper par tous les moyens. Chez lui, la peur de vivre et de mourir devient une obsession. Il condamne tout ce qui peut propager et soutenir l’une, il défend d’infliger l’autre, il tourne comme un dément dans le cycle inévitable de la naissance au tombeau. Finalement, il déclare que la religion Brahmanicale, que l’ascétisme ne délivrent d’aucune de ces terreurs, que seule la possession de la sagesse, l’illumination de la vérité, peuvent satisfaire l’âme et la conduire au bien suprême du néant. Tranquillement, le bonhomme s’assoit sous un ficus (le rejeton existe actuellement), il demeure là sept jours dans un état d’hébétude, puis il se proclame Boudha, le voyant, l’éclairé, il est sauvé. Il sait quoi ? le plus fervent de ses disciples serait fort embarrassé de le dire.

Lorsque dans l’Évangile le Christ accomplissant des miracles prêche au peuple, il dit : « Je suis le fils de Dieu, ce n’est pas moi qui fais cela, c’est mon Père, mon Père et moi nous ne faisons qu’un ». Au jardin des Oliviers il appelle son Père, le fardeau semble trop lourd pour ses épaules humaines, il ne compte pas uniquement sur ses forces personnelles. Tout le long de sa carrière apostolique c’est un humble, un modeste, c’est de par Dieu, parce qu’il est Dieu comme son Père, qu’il poursuit la mission qu’il s’est tracée. S’il n’y a pas en lui de Divinité, le Christ n’en reste pas moins un fou sublime qui veut couvrir ses actes et ses paroles du pavillon de Dieu. Boudha, lui, simplement, se reconnaît humain, mais le premier, le meilleur de tous, le seul qui possède la vérité. Il se pose en modèle, en initiateur, non parce qu’il s’attribue une puissance divine, mais parce qu’il croit être l’unique créature illuminée. Il nie le Brahma, l’être suprême des religions Indoues, il déclare que les dieux inférieurs tiennent le milieu entre les hommes et lui, Boudha. Un moment il songea ne pas faire participer l’humanité aux bienfaits de la vérité. Il se rend aux supplications des rois et des peuples, il daigne se mêler aux vulgaires pour l’instruire.

Sa charité est une condescendance, sa moralité une ostentation destinée à l’élever dans l’opinion publique au-dessus des dieux et l’une des manifestations de son incommensurable orgueil. On éprouve une sorte d’exaspération devant l’image de ce sournois mielleux, ce faux-frère de l’humanité qui, sous prétexte de l’aider, de lui montrer la voie, l’arrête dès les premiers pas en disant : « Contemplez-moi d’abord, moi le Boudha, l’unique, le seul que la lumière ait visité ».