À travers l’Exposition
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 95 (p. 929-944).
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A TRAVERS L'EXPOSITION

VII.[1]
DEVANT L’ « HISTOIRE DU SIÈCLE. »

Des foules accourues des deux hémisphères continuent à envahir l’Exposition. Pour nous, qui l’avons vue dans sa fleur printanière et dans l’éclat de sa nouveauté, ce n’est plus cela. Les jours sont diminués et pâles, les choses fanées, tout parle de la fin prochaine. Notre curiosité satisfaite se détourne vers d’autres préoccupations ; le charme est rompu. Pourtant de grands voyages de découverte resteraient à faire dans cette Exposition que nous croyons connaître ; celui qui s’était promis de l’étudier ici la quittera avec le remords de n’en avoir presque rien dit. Mais il n’a point la prétention de changer les cœurs dans Athènes. Leur naturel est inconstant ; ils ont violemment aimé la belle merveille, pendant quelques mois ; les plus fidèles lui gardent de l’intérêt ; les autres glissent à l’indifférence. On aurait désormais mauvaise grâce à leur détailler les perfections d’un objet dont ils se sont dépris. Le soir de la distribution des récompenses, nous n’en aurions pas trop voulu à la main prévoyante qui eut changé l’illumination en incendie et brûlé tous ces palais dans une fête d’apothéose. Un Néron, un tyran artiste, n’y aurait pas manqué ; il eût épargné à ce qui l’avait séduit la tristesse et l’humiliation de finir, la dérive lente au pays froid de l’oubli. Ce serait une méthode sage et pieuse de brûler tout ce qu’on aime, pendant qu’on aime encore.

L’Exposition se proposait de nous montrer le siècle révolu, d’en glorifier le point de départ et le point d’arrivée. Employons ces derniers jours à l’examen rétrospectif auquel tout nous invite. Pour nous reporter à cent ans en arrière, on a accumulé au Champ de Mars et en maint autre endroit les collections historiques, les restitutions architecturales. Ce siècle se raconte lui-même, au jour le jour, dans les peintures et les estampes de la galerie des Beaux-Arts ; le drame initial est remis en scène, un peu défiguré par les arrangemens de parti-pris, au musée de la dévolution ; les tableaux ingénieux de MM. Gervex et Stevens font défiler sous nos yeux presque tout le panthéon du Centenaire et quelques échappés de la fosse commune. Les auteurs de ces tableaux ne songeaient peut-être qu’à nous amuser ; par cela seul qu’ils ont été des photographes exacts, sans intention doctrinale, leur œuvre est éminemment philosophique. Entrons dans cette rotonde du jardin des Tuileries, où « l’Histoire du siècle » est écrite par les ombres des morts et continuée par les effigies des vivans. Essayons de vérifier les idées qui firent mouvoir ces ombres. Nous serons aidés dans notre recherche par les travaux récens des historiens, des publicistes ; à l’occasion du jubilé, les écrivains ont fait l’exposition des idées, comme les peintres l’exposition des figures. En dehors des vieilles écoles d’apologie ou de dénigrement, quelques esprits impartiaux ont apporté des conclusions personnelles, très fortement motivées ; il convient de citer en première ligne la France du Centenaire, de M. Goumy, les Principes de 1789 ; de M. Ferneuil ; rappelons-nous aussi deux livres plus anciens, mais qui sont toujours neufs par les franches vérités qu’ils proclament : la France contemporaine, de M. Lorrain, le Péril national de M. Frary. Quant aux Origines de la France contemporaine, c’est la source-mère où nous puisons tous. Cependant l’enquête reste ouverte, nulle déposition n’est inutile, pourvu qu’elle soit de bonne loi ; celle qu’on trouvera ici espère se faire lire, à ce titre ; elle ne vaut que par le détachement d’un spectateur qui cherche uniquement à s’éclairer.

Devant les images évoquées sur cette toile, une première question se pose. Ces morts ont-ils encore une personnalité réelle, invariable, distincte de la nôtre, à nous qui les regardons ? Ou ne sont-ils que des masques de théâtre, sous lesquels notre esprit s’insinue pour leur faire jouer un rôle dans ces pièces de notre invention, au gré de nos conjectures et de nos passions du moment ? Voici par exemple le groupe des conventionnels : quand j’appris à les connaître, — je suppose que plus d’un lecteur, est dans le même cas, — ils étaient des scélérats vomis par l’enfer pour étonner le monde de leurs crimes. Plus tard, ils ont repassé sous nos yeux tels que Michelet et le poète des Girondins des avaient modelés. : des titans dont les actes restaient discutables, mais auxquels on ne pouvait contester la grandeur, l’héroïsme, l’auréole surhumaine. D’autres maîtres survinrent ; nouveau changement : les montagnards sont devenus des hommes médiocres, des rhéteurs et des sectaires très peu différens de ceux que l’on rencontre dans tous les temps, quand on fréquente les lieux publics où ils se rassemblent quelques-uns sincères dans leur sottise cruelle, d’autres hypocrites, tous entraînés par les événemens, par l’intérêt, par la peur, il y a toute apparence que cette dernière opinion est définitive pour nos contemporains qui sont bacheliers ; elle concorde avec leur conception générale du monde ; mais ; rien ne prouve que ces figures énigmatiques ne se présenteront pas aux générations à venir sous quelque nouvel aspect. — Ainsi pour la plupart de ces acteurs historiques, dès qu’ils ont un peu de recul ; en dépit de l’adage, ils sont morts tout entiers ; nous incorporons nos idées dans leurs simulacres ; et de même que leurs élémens physiques, rendus à la terre, ont repris de nouvelles formes dans notre chair, de même leurs âmes sont métamorphosées dans les nôtres ; nous ne saurons jamais ce qu’elles furent, puisqu’elles n’existent plus qu’en nous et par nous nous ne pouvons pas les dissocier, un Allemand dirait : les objectiver ; ce serait barbare, mais clair. — Cet aveu est le premier devoir de l’historien ; il trompe ses lecteurs ou se trompe lui-même, s’il n’admet pas l’interposition d’un mirage entre les événemens et lui ; ses jugemens ne peuvent être vrais que de la vérité de convention particulière à son époque.

Sous le bénéfice de ces réserves, revenons au panorama. J’ai dit que les peintres avaient fait œuvre philosophique au moins pour quelques périodes où ils ont bien dégagé la note dominante ; elle leur était imposée par l’obligation de grouper au premier plan les illustrations les plus authentiques. Comparons les deux groupes qui ouvrent et forment le cycle, des deux côtés de la statue symbolique placée sous ce double millésime : 1789-1889. Dans le premier un homme écrit sur ses genoux ; c’est l’abbé Sieyès ; il écrit la Déclaration des droits ; les constituans l’entourent et se penchent sur lui ; ils inspirent, discutent, développent ces axiomes de métaphysique politique. — Dans le dernier groupe un vieillard écrit encore ; c’est un savant, M. Chevreul ; il note des observations scientifiques ; d’autres savans sont réunis ente leur doyen et M. Pasteur, isolé comme il convenait. Historiens, naturalistes, médecins, tous ces maîtres ont consacré leur vie à l’étude de la nature ou de l’homme par les méthodes expérimentales. Complétons cette réunion en y replaçant une figure absente, celle de l’historien philosophe qui a une large part dans le gouvernement de l’intelligence française ; et comme nous ne vivons pas exclusivement sur le fonds national, ajoutons-y les savans étrangers dont les doctrines exercent le plus d’influence sur notre pensée, tout au moins Herbert Spencer et Darwin. L’opposition sera encore plus frappante entre les deux familles d’esprits qui personnifient les forces vives et les directions intellectuelles de la société à ces deux momens de l’histoire. — En parcourant rapidement les étapes intermédiaires, nous allons voir les propositions métaphysiques du début s’incarner dans les hommes et se traduire dans les faits ; en arrivant aux témoins du temps présent, nous verrons ces propositions aboutir à un ordre d’idées qui sera leur négation formelle.

Donc, Sieyès et ses collaborateurs écrivent leur roman philosophique, sur le module légué par Rousseau ; ils y codifient le rêve idéal de leurs contemporains. Le héros de ce roman, c’est l’homme, l’homme tel que la nature a dû le former, héros aussi imaginaire que Saint-Preux ou Emile. Les romanciers-législateurs tracent le plan du paradis terrestre où vivra désormais cet être de raison, dans la communauté de ses pareils sensibles et vertueux. On n’attend pas ici une critique neuve et complète de cet ouvrage d’imagination. La démonstration concluante de M. Taine suffit à nos besoins actuels, il est peu probable qu’on la reprenne avec d’autres méthodes avant quelques années. MM. Goumy et Ferneuil viennent de la corroborer sur certains points de détail. Mais, puisque nos causeries demandent à l’Exposition des leçons de choses, je rapporterai une des impressions les plus vives que j’aie reçues au Champ de Mars.

Un jour de cet été, j’entrai dans le pavillon de la ville de Paris, du côté où se trouvent les installations scolaires. On a exposé là le matériel d’une classe pour les tout petits enfans, ceux des écoles primaires élémentaires. Au-dessus des pupitres, sur une belle pancarte accrochée au mur, l’évangile de notre pays, la Déclaration des droits de l’homme, était tracée en grosses lettres. Ainsi l’a voulu Talleyrand ; dans le rapport à la Constituante sur l’organisation de l’enseignement, il met au premier rang de son projet l’étude de la Déclaration, et comme le remarque M. Ferneuil, « il semble faire de l’enfant un animal politique, venu au monde tout exprès pour connaître et servir la Constitution. » — voilà donc le seul viatique donné à ces petits pour le difficile voyage qui les attend dans la vie ; voilà ce qui forme l’âme de notre peuple. Je m’assis sur un de leurs bancs, et je m’y oubliai de longues heures, cloué là par une vision obstinée ; mon pays et mon siècle Réapparaissaient, sortant tout entiers de la pancarte fatidique, construits en porte-à-faux sur cette feuille de papier. Je relisais vingt fois chaque ligne, m’efforçant en toute sincérité d’y trouver un établissement solide pour porter ce poids énorme, la vie sociale d’une grande nation ; et chaque fois je revenais aux mêmes conclusions : tout ce que je lis sur ce mur est beau, est généreux, est désirable ; mais c’est un rêve. À la rigueur, dans une cellule de cloître, pour une communauté de saints, cette règle serait recevable ; elle présuppose la sainteté et les vœux de grand renoncement. À des sociétés humaines, on peut la proposer comme un idéal de perfection ; mais il n’est au pouvoir de personne d’organiser les mouvemens de ces sociétés d’après ces principes imaginaires. Pour être applicables, il leur manque trois choses : un support, un correctif, une sanction. Un support : l’homme tel que ces principes l’exigeraient, tel qu’il n’existe pas et n’a jamais existé. Un correctif : une seconde table de la loi qui prescrive au peuple ses devoirs en regard de ses droits ; ce correctif, il figurait jadis sur les murs de l’école : c’était le Décalogue ; replacez-le en face de la Déclaration, et, sur ces deux tables, vous pourrez peut-être édifier quelque chose. Une sanction enfin : qui jugera les litiges que cette charte est contrainte de prévoir, malgré son optimisme ? Elle me répond : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ; la loi est l’expression de la volonté générale. » — Je ne le nie point : mais je creuse ces mots, j’essaie en vain d’en faire sortir une sanction pratique. Qui départagera la nation quand elle est divisée ? Où et comment se déclare la volonté générale ? — Dans la volonté des majorités, disent les commentateurs du dogme. — Ici l’histoire tout entière se dresse contre eux ; elle réplique : monarchie ou république, aristocratie ou démocratie, un état n’est, jamais gouverné que par une minorité. Je prends une élection, quel que soit le mode de suffrage, j’en prends cent, j’en prends mille : l’élu ne représente que le vœu d’un tiers, en moyenne, quelquefois d’un quart des électeurs. Souvent une fraction presque égale a émis le vœu contraire ; une troisième fraction a réservé son opinion, que nul n’a le droit de préjuger. Ainsi le gouvernement des minorités est la règle, sans exceptions. En principe, et d’après la loi naturelle de sélection, cette règle est juste, parce que la minorité gouvernante est nécessairement la partie la plus active, la mieux organisée dans la nation, parce qu’elle est prépondérante ; le jour où elle cesse de l’être, une autre minorité la remplace. Mais que devient, la sanction platonique édictée sur notre papier ? Que devient-elle surtout le jour où, dans la nation divisée, une partie en appelle du suffrage légal au droit de la force ? Qui décide ? Le succès de la force ; l’opinion victorieuse sera demain la loi, « la volonté générale. » Je relis encore la Déclaration ; j’écarte tous les raisonnemens pour ou contre dont on a encombré mon esprit ; je tâche de vérifier ces assurances décevantes avec le seul secours de mon expérience personnelle, telle que j’ai pu l’acquérir en m’observant moi-même, en observant ceux de mes semblables que je connais le mieux, en étudiant les enfans que j’élève. La Déclaration sous-entend cet axiome fondamental, sur lequel repose toute la philosophie de ses inspirateurs et sans lequel elle n’aurait aucun sens : Tu es né bon. — L’expérience répond : Je ne suis pas bon, je suis un composé de bons et de mauvais instincts, ces derniers prédominent quand je ne sens pas un frein. La Déclaration dit expressément : Tu es né libre et l’égal de tous. — L’expérience répond : Je suis né esclave de toutes les fatalités physiques, morales, sociales. Je ne suis pas libre, parce qu’il me faut du pain pour vivre ; toute mon existence est subordonnée à cette nécessité première ; qui peut me donner ou me refuser du pain est virtuellement mon maître. Dans le gouvernement de moi-même, chaque fois que je fais usage de ma liberté illusoire, je reconnais la justesse du mot de saint Augustin : Volens quo nollem perveneram ; en voulant, j’allais où je ne voulais pas. Dans mes rapports avec mes semblables, chaque fois que je fais usage de cette liberté, ou, pour parler exactement, chaque fois que j’agis, mon action limite la liberté d’autrui ; et cette limitation est un commencement de dommage. La Déclaration m’accorde le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ; qui peut dire à quel moment le dommage devient nuisance ? Elle me permet d’imprimer tout ce qui me plaît ; d’un seul mot, en certain cas, je puis provoquer la baisse des valeurs et atteindre des milliers de familles ; d’un autre mot, je puis pousser à une guerre, à une révolte, qui feront de nombreuses victimes : tout cela impunément, si ma plume est adroite ; et ces exemples sont pris entre mille. — Je ne suis pas l’égal de tous. Je vois autour de moi des inférieurs et des supérieurs. Depuis ma naissance, j’obéis aux uns et je commande aux autres. Chaque mouvement que, je fais ou qu’ils font sur l’échelle sociale déplace nos situations respectives, augmente ou diminue la mesure de nos droits ; disons le vrai, l’éternel mot : de nos privilèges. Le seul changement apporté par la déclaration, c’est une substitution de forces à l’origine des privilèges ; ils ne sont plus conquis à la pointe de l’épée, ils sont acquis à prix d’argent. Surtout, et pour l’égalité comme pour la liberté, je ne suis pas l’égal de qui peut me donner ou me refuser du pain. — Eh ! quoi dira-t-on, c’est confondre les questions ; les rapports économiques sont une catégorie, les rapports civils et politiques en sont une autre. — Attendez cinquante ans après la promulgation de ce document ; la logique interne des choses se chargera de vous démontrer que les questions sont connexes, ou plutôt qu’il n’y en a qu’une pour la plupart des hommes, la question du pain ; tous les droits promis étant de nulle valeur, sans le droit de vivre. Tant que des prescriptions divines n’interviennent pas pour régulariser les rapports économiques, — et ces prescriptions, je n’en vois aucune trace sur ce papier ; ni alentour, sur ce mur d’école, — le dispensateur de mon pain possède la source de la force ; et la force tend inévitablement à l’abus ; je ne puis rétablir un certain équilibre de liberté et d’égalité que par une réaction de ma force brutale contre sa force d’inertie. Ceci est la loi de nature, non point de celle qu’imaginait Rousseau ; mais de la vraie nature, antérieure et supérieure à tous les échafaudages métaphysiques ; loi souveraine ; sanction dernière, dès que vous ne lui opposez plus une conscience pliant devant un Dieu.

Le dialogue peut continuer longtemps ainsi, entre la Déclaration et l’expérience, entre l’idéal et la réalité. On se méprendrait si l’on cherchait ici quelque hostilité contre cet idéal. Il honore le cœur, sinon le sens pratique, de ceux qui l’ont conçu. Nos pères de 1789, — nul ne peut répudier cette expression collective, puisque toutes les classes de la nation rivalisèrent d’entraînement dans ces idées généreuses ; — nos pères de 1789 valaient peut-être mieux que nous. De tout temps les hommes se sont trompés, mais jamais ils ne se sont trompés avec de meilleures intentions. Il ne s’agit donc pas de faire leur procès, ni de discuter la beauté de leur rêve, si beau qu’il en est fou. D’ailleurs, à ce moment encore, la Déclaration des droits baignait, pour ainsi dire, dans le déisme ambiant, qui voilait ce qu’elle a de factice et d’incomplet. Pour qu’on vit bien son infirmité ; et comment elle est suspendue dans le vide, elle et tout ce qu’on bâtit sur elle, il fallait que cette atmosphère religieuse fût dissipée. On ne l’a bien vu, le néant de notre base sociale, qu’après cent ans de destructions consécutives ; cent ans pendant lesquels notre France a chancelé de convulsions en convulsions, faute d’un point fixe où se reprendre, d’un terrain solide où assurer sa marche. Elle se dressait à mes yeux ; contre le mur de l’école, crevant à chaque effort le morceau de papier, raccommodant ses lambeaux pour le crever encore ; comme le crèveront à leur tour ces pauvres petits êtres, les enfans du peuple qu’on va rendre à l’incertitude du sort, qu’on va rendre à la misère, munis de cette pompeuse feuille de route.

Et de nouveau, ici ; devant la toile peinte qui raconte nos annales tourmentées, en regardant tous ces passans fameux qui ont dépensé tant de bonne volonté, de génie, de talens, pour ne rien fonder de durable, pour nous laisser une patrie rétrécie et toujours incertaine du lendemain, je crois les voir marcher sur le frêle papier tendu en l’air, qui tremble sous leurs pas, qui se déchire sans cesse et laisse choir notre fortune. Tout le siècle court de tout son poids sur ce sol chimérique ; et l’on s’étonne qu’il bronche !

Suivons sa course. — Il a déjà dépassé ce groupe d’hommes noirs, qui semblent réunis pour parler sur une fosse. En vingt-neuf mois, les constituans ont détruit la création de dix siècles ; de cette France, qui était la veille encore un organisme malade, sans doute, mais un organisme vivant, ils ont fait une table rase, où ils reconstruisent l’édifice symétrique de la raison pure, la maison neuve prête à recevoir l’homme naturel. Comment les contemporains eux-mêmes jugèrent cette œuvre, on nous le disait, l’autre jour, en citant à celle place la déposition d’un républicain étranger, Gouverneur Morris : « C’est l’opinion générale et presque universelle que cette constitution est inexécutable. » Après le défilé des gens du Tiers, nous apercevons dans une perspective fuyante d’arrière-plan, sur un fond de verdures claires et d’habits aux nuances tendres, quelques ombres pâles, le roi, la reine, les courtisans ; dernière apparition du passé sur le bord du gouffre où il tombe. De nouveaux-venus l’y poussent. Ceux-ci ne sont plus des rêveurs, comme les précédens ; soucieux et rudes, ils parlent, ils agissent, avec des gestes violens, les gestes de la « folie rationnelle, » ainsi que l’a nommée un écrivain sagace. Ils entendent bien compléter le roman esquissé pur leurs devanciers, ils cherchent le héros annoncé, l’homme, tel qu’il doit être après qu’on lui a déclaré ses droits. Ne le trouvant pas, ils commencent à s’irriter. Leur irritation croît avec l’inutilité de leur recherche. Si cet homme, ce citoyen exemplaire, ne répond pas à leur appel, c’est que des méchans usurpent sa place, le cachent et l’oppriment. Le seul remède est l’extermination de ces méchans ; l’âge d’or viendra ensuite. Et ils exterminent, avec choix d’abord, bientôt avec rage, au hasard, toujours pour faire la place libre à l’homme selon leur cœur. Beaucoup sont sincères dans leur foi, tout pareils à l’inquisiteur de jadis ; le même zèle les anime à purger la terre des mécréans, pour n’y laisser régner que la pure doctrine. En outre, leur éducation les oblige à faire de l’archéologie pratique ; du jour où ils ont proclamé la république, il va de soi qu’elle doit être calquée sur les meilleurs modèles, ceux de Sparte et de Rome, et qu’il la faut sauvegarder avec les procédés impitoyables des anciens. « Collégiens attardés, acharnés à un éternel concours en discours français, » dit M. Goumy, « écoliers qui, en quittant les bancs, veulent tout rapporter à la mesure des Grecs et des Romains, » avait déjà dit leur contemporain Morris, ils tirent toute leur conception du monde, à travers Rousseau, de Plutarque et de Tite-Live. Le pire, c’est que nous n’avons pas de peine à les comprendre, ayant continué de recevoir la même éducation, le même « esprit classique, » du moins jusqu’à ma génération. Quand elle était au collège, quand les bruits du dehors nous apportaient l’écho de quelque harangue d’un des Cinq, nous nous représentions les événemens du second empire avec l’optique apprise dans Tacite, nous prêtions de bonne foi à M. Garnier-Pagès, protestant contre le tyran des Tuileries, la figure morale, les idées et le langage de Thraséas. Il est facile de vanter les bienfaits du latin pour la haute culture intellectuelle ; mais on oublie trop le revers de la médaille : ces historiens latins et grecs auxquels nous devons tant de belles pensées, nul ne pourra jamais calculer ce qu’ils ont fait couler de sang et foisonner d’erreurs politiques.

Les massacres continuent, Sparte ne renaît pas, l’homme naturel tarde toujours à se montrer ; les convoitises, les colères, les rancunes inexpiables divisent les réformateurs ; ils se reprochent mutuellement leurs déceptions, ils s’exterminent les uns les autres. Au 9 thermidor, le carnage est à peu près achevé. Il a fait justice de quelques fauves ; allez voir, au musée de la Révolution, ces merveilleux crayons où Vivant-Denon croquait en traits rapides les silhouettes de Carrier, de Fouquier-Tinville, pendant qu’ils écoulaient leur sentence au tribunal ou qu’ils passaient sur la charrette ; ce sont des physionomies de bêtes de proie, forcées après une traque ; elles justifient les comparaisons animales dont se sert M. Taine, quand il les flétrit. Mais à côté des monstres authentiques, on ne peut s’empêcher de penser que la coupe sombre abattit les moins méprisables de ces maniaques, les plus convaincus, ceux qui se croyaient vraiment appelés à régénérer l’humanité. Après thermidor, je ne vois plus sur cette toile que la lie, les bas intrigans, les jouisseurs désabusés, heureusement relevés par le voisinage des gloires militaires. Les gens du Directoire ne se soucient guère de continuer le roman de 1789 ; et la nation fait comme eux ; déçue par ce premier essai des principes, elle n’aspire qu’au repos. Dès lors, il est facile de prévoir comment finira le premier acte de l’émancipation du genre humain : par l’égalité sous un despote, de l’autre côté du lac de sang. Tous les observateurs sans préjugés sont fixés. « Toutes les opinions se ramifient à l’infini ; mais le premier qui sera en état de se faire roi et de promettre une tranquillité prochaine les absorbera toutes… Que Carnot ou le duc d’Orléans, que Louis XVIII ou un infant d’Espagne soient rois, pourvu qu’ils gouvernent tolérablement, le public sera content. » C’est le sentiment de Mallet du Pan. Morris voit de même, et plus juste : « Quel que soit le sort de la France, dans un avenir éloigné, et laissant de côté les événemens militaires, il semble évident qu’elle sera bientôt gouvernée par un simple despote. « L’Américain se trompe seulement, en laissant de côté les événemens militaires ; il n’est pas moins évident que le maître viendra de là. Les candidats à l’emploi sont déjà nombreux : Bonaparte l’emporte.

« Notre bonheur voulut que le futur despote fût d’abord le génie le plus sage, le plus complet, le plus actif dont l’histoire fasse mention. Il reconstruisit la France, presque aussi vite que les idéologues l’avaient démolie ; la maison restaurée est discutable, soit ; mais quelle fortune de retrouver une maison, quand on campait sur un amas de ruines ! Le consulat est peut-être le seul moment du siècle où notre pays ait connu un gouvernement national, c’est-à-dire uniquement occupé du bien commun par des moyens pratiques, assez fort pour fondre les anciens partis, assez clairvoyant pour faire une juste part aux prétentions opposées de chacun, pour choisir dans les idées anciennes et dans les idées nouvelles. Il faut une dose rare de passion politique, pour refuser au 18 brumaire les conditions qui créent la légitimité d’un acte violent : l’attente de tout un peuple, l’indignité du pouvoir chassé, l’efficacité du pouvoir substitué. — Le tableau qui nous arrête rend bien le coup de lumière de ce matin incomparable. Au premier plan, l’homme arrive ; ce n’est pas celui qu’attendaient les constituans, et pourtant ils l’ont préparé de toutes pièces, en cherchant le leur ; c’est l’homme que la nature et l’histoire engendrent inévitablement, quand on soumet un état à certaines expériences. Derrière lui, le tumulte superbe des cavaliers de toute arme, les masses héroïques venant du fond de l’horizon, par l’allée de Saint-Cloud ; une joie de couleurs et de vie, après les scènes dégoûtantes et sombres ; la France à cheval et casquée, après la France légiférante, discourante, guillotinante. Et l’on se rappelle l’inoubliable page où le jeune Ségur raconte la révolution décisive qui se fit dans son âme ; alors que las de son époque et de lui-même, découragé, sans but, le cœur vide de croyances, tout prêt au suicide, un hasard l’amena aux Tuileries, le 18 brumaire, et mit sous ces yeux ce même tableau. — « La grille du jardin m’arrêta. Je me collai contre elle ; je plongeai d’avides regards sur cette scène mémorable. Puis je courus autour de l’enceinte ; j’essayai toutes les entrées ; enfin, parvenu à la grille du Pont-Tournant, je la vis s’ouvrir. Un régiment de dragons en sortit, c’était le neuvième ; ces dragons marchaient vers Saint-Cloud, les manteaux roulés, le casque en tête, le sabre en main, et dans cette exaltation guerrière, avec cet air fier et déterminé qu’ont les soldats lorsqu’ils vont à l’ennemi, décidés à vaincre ou à périr. À cet aspect martial, le sang guerrier, que j’avais reçu de mes pères bouillonna dans toutes mes veines. Ma vocation venait de se décider ; dès ce moment, je fus soldat ; je ne rêvai que combats et je méprisai toute autre carrière. »

La page pourrait être signée : la France de 1800. Le jeune enthousiaste exprime les sentimens de tout un peuple ; comme Ségur, ce peuple va suivre pendant quinze ans le régiment qui passe. La France s’est donnée à un homme qui est à la fois l’incarnation mystique et la négation de sa chimère ; empêchée pour un temps d’expérimenter sur elle-même toutes les conséquences de cette chimère, elle se console en la portant dans son havre-sac aux quatre coins du monde ; missionnaire qui va prêcher aux infidèles la loi qu’il ne peut plus pratiquer chez lui. C’est la première métamorphose du virus révolutionnaire, et l’effet en est double : atténué en un sens par la vertu de la discipline militaire ; il est fortifié par cet amalgame avec les plus nobles sentimens, par cette transfiguration dans une gloire dont il peut réclamer sa bonne part. Les principes de 1789 ont reçu leur brevet de vie, puisqu’ils ont pu organiser un état puissant coordonné, — à la condition, d’en être proscrits aussitôt après leur gestation. Ceci explique comment Napoléon, fils parricide, mais fils de la Révolution, restera après sa mort l’idole du parti qu’il a muselé ; c’est le dieu des vieilles peuplades syriennes, funeste à ses fidèles, et revendiqué par eux contre les ennemis du dehors, parce qu’il est l’expression de la foi nationale. De son vivant et vers la fin, les fidèles surmenés le maudissent ; la France épuisée demande grâce et le laisse tomber ; à peine il est tombé, elle revient à lui et le relève ; elle ne se résigne à l’abandonner qu’après avoir constaté, par une dernière épreuve, que sa monomanie conquérante est incurable. — Faut-il compter la vie de cet homme au passif ou à l’actif de la Révolution ? C’est encore, ce sera peut-être toujours un sujet d’irrésolution cruelle pour les historiens. Si on leur permet de distinguer, et s’ils sont sincères, tous applaudiront à l’avènement du consul et, admireront son œuvre ; beaucoup déploreront celle de l’empereur et ratifieront sa déchéance. Même sur ce dernier chef, ceux qui se sentent en communion avec toutes des fibres françaises hésiteront souvent dans leur jugement ; un acquittement révolte notre bon sens ; une condamnation blesse des instincts en désaccord avec la froide raison, mais enracinés au plus profond de notre être. Tant de mal, mais tant de gloire ! Un dommage réel, un gain idéal, une légende odieuse à toutes les mères, chère à tous les hommes ! Ce cas mystérieux est incommensurable, au vrai sens du mot, il n’a pas de commune mesure avec les cas habituels. Quiconque veut le juger en est puni par l’impossibilité de conclure. Le seul verdict qui réponde au sentiment général, ce sera toujours quelque phrase bien bête, empruntée au répertoire de Bouvard et Pécuchet : « Quel malheur que Napoléon ne se soit pas arrêté après Tilsitt ! » — C’est inepte, mais essayez de trouver mieux sans soulever une moitié de nous-mêmes contre l’autre.

Avançons dans le siècle, moins dramatique désormais. Nouvelle révolution, nouveau décor. Celui-ci nous montre les rois de la maison de France, et pêle-mêle autour d’eux, les vieux cordons de l’Ordre sur des poitrines républicaines, les nouveaux habits sur les seigneurs de l’ancienne cour. Deux mondes que l’ambition mêle par en haut, mais qui ne se rejoindront plus en bas. Tout les sépare, les intérêts, les pensées, et même, chose navrante, les morales patriotiques. On a publié dans ces derniers temps beaucoup de mémoires ou de correspondances d’émigrés. Il n’est plus permis d’ignorer aujourd’hui que ces hommes très loyaux, sinon très éclairés, croyaient accomplir le plus strict des devoirs en prenant les armes pour leur roi contre leur pays rebelle. Ils suivaient la loi féodale qui lie le vassal au seigneur et non à la terre. La conduite opposée eût été forfaiture. Si nous faisions de la casuistique, nous devrions plutôt réserver nos sévérités morales pour ceux qui ne commirent pas le crime dont leur conscience particulière leur faisait un devoir. Reprocher aux émigrés de n’avoir pas préféré la nouvelle notion de patrie à l’ancienne notion de fidélité, c’est comme si l’on eût reproché à un savant, au temps de Galilée, de tenir pour le système de Ptolémée, alors que les deux explications de l’univers étaient encore en conflit. Sauf les tout jeunes gens et quelques esprits de haut vol, la plupart de ces vaincus, de ces dépouillés, rentraient en France avec le désir de restaurer le passé, tout le passé, avec la conviction qu’ils feraient œuvre de féaux sujets en s’y employant.

Cette menace raffermit les principes de 1789, enseigne de l’autre camp. La génération révolutionnaire et impériale, devenue sceptique sur leur vertu intrinsèque, y tenait comme à la sauvegarde de ses intérêts ; la génération nouvelle, qui n’avait pas goûté leurs fruits amers, était séduite à son tour par leur beauté abstraite. Pourtant, les constituans auraient eu peine à reconnaître leur idylle, tant elle avait déjà changé de physionomie. Les principes s’accommodaient des corrections napoléoniennes, afin de pouvoir invoquer le grand nom. En se compliquant d’intérêts matériels, ils s’étaient à la fois consolidés et rétrécis. Imaginés pour émanciper l’humanité, ils tendaient à devenir un instrument de règne au service de la bourgeoisie. La sécheresse voltairienne éliminait de la Déclaration la sentimentalité de Rousseau, l’athéisme donnait un sens agressif aux articles rédigés par les déistes de 1789 dans un sentiment de tolérance. En parlant d’Henri Martin, M. Jules Simon a défini avec une exactitude piquante le libéral de la Restauration : « Il était ce qu’on appelait alors un libéral ; ce qui voulait dire qu’il regrettait l’empire et qu’il n’aimait pas les jésuites. » — Pour souder les deux sociétés antagonistes, il eût fallu le génie d’un Napoléon dans le cœur d’un Bourbon. L’histoire, même l’histoire de France, ne fait pas un miracle tous les quinze ans ; elle se contente de faire une révolution. Les principes mirent par terre un trône de plus. Passons au suivant.

A juger par les hommes qui se pressent sur cette toile, ce quartier du siècle est prestigieux, autant que le premier ; des éclairs de pensées au lieu d’éclairs d’épées. Dans cette élite inspirée, écrivains, poètes, artistes, la fermentation politique de 1789, militaire de 1800, s’est changée en fermentation intellectuelle ; mais si l’on regarde bien à la source de leur inspiration, c’est déjà, pour les plus hautes consciences, le désespoir au réveil du rêve, la recherche d’un autre idéal. Chacun dans sa langue, ils disent tous, avec mélancolie ou avec colère : le siècle ne nous a pas tenu les promesses de nos pères. Et comme ils ont encore toutes les ardentes illusions de la jeunesse, ils n’abdiquent pas, ils cherchent la réalisation de ; ces promesses dans le ciel de l’imagination ou dans celui des idées pures. Tandis qu’ils s’isolent sur les sommets, au-dessous d’eux, — et ceci, la toile ne nous le montre pas, — les principes continuent leur travail logique dans la masse de la nation, de façon différente aux deux étages de la maison. Le premier étage, la bourgeoisie souveraine, nous en avons la vision frappante à l’exposition des Beaux-Arts, devant les deux tableaux de Heim, la Remise de la charte par les chambres. Je ne sais pas de chefs-d’œuvre plus suggestifs que ces deux peintures ordinaires. Elles racontent notre première transformation sociale, au sortir du chaos révolutionnaire et après l’intermède militaire de l’empire : la reconstitution d’une aristocratie par la richesse. Toute réunion d’hommes, qu’elle le veuille ou non, est toujours en travail d’une aristocratie, qui puise ses élémens dans la force prépondérante à l’heure où elle se constitue. Or, sur la table rase, il n’est resté qu’une puissance indiscutable, permanente, l’argent. L’ancien ordre de choses opposait à cette puissance naturelle des contrepoids nombreux, affermis par l’hérédité : privilège de la naissance, prééminence de l’état militaire, du sacerdoce, des charges de cour et de magistrature. Après la disparition de ces contrepoids, après le grand effort de la révolution pour établir l’égalité théorique, l’argent est monté d’une poussée irrésistible au sommet du corps social, comme monte-au-dessus du taillis, un arbre en pleine sève, quand on abat les voisins qui lui disputaient, l’air et la lumière. M. Goumy impute ce calcul aux gens du Tiers, quand ils repoussent à la constituante la proposition d’une chambre haute. « Les bourgeois n’eussent plus été les seuls maîtres de l’état, ce qui était pour eux la raison d’être et la fin de la Révolution. » Je crois qu’il fait tort au désintéressement des premiers idéologues. Mais le mot est devenu juste pour leurs héritiers, mis en possession. À ce moment, après 1830, les principes de 1789 ont rendu tout ce qu’ils pouvaient rendre pour le Tiers. Leur œuvre est achevée, il n’y a plus qu’à arrêter leur végétation turbulente. La nouvelle aristocratie jouira de l’institution révolutionnaire, comme faisait l’ancienne, quand, ayant rejeté les charges de l’institution féodale, elle ne retenait plus que les bénéfices compensateurs de ces charges. La liberté devient « les libertés ; » libertés de la presse, de la tribune, etc. « Libertés du luxe, qui ne servent qu’aux classes dites libérales, » comme le remarque M. Lorrain, dans sa France contemporaine.

Oui, mais les gens de l’étage intérieur, du quatrième état ? A leur tour, ils apprennent à lire la Déclaration des droits ; ils lui demandent leur part ; non pas les libertés de luxe ; mais le seul droit qui ait un prix réel à cet étage, le droit à la vie facile ; et pour y arriver, le droit au vote. Les principes, qui ont fini de travailler pour les inventeurs, commencent seulement leur travail pour les autres. A la première secousse qu’ils provoquent dans le sous-sol, l’édifice, bourgeois croule sur sa base précaire, l’argent, car s’il n’y a pas de base plus naturelle, après la force pure, il n’y en a pas de plus précaire, puisque chacun a l’espoir de la déplacer à son profit. La révolution de 1848 est faite de concert par l’ennui lyrique des gens d’en haut, qui ne savent plus de quoi nourrir leur rêve, et par la révolte des gens d’en bas, qui demandent à nourrir leur corps. Voici les chefs de la nouvelle alliance, Lamartine, Ledru-Rollin et leurs acolytes, sur ce coin de tableau où ils passent si vite. Caliban n’est pas encore de taille à lutter avec ses maîtres. Mais du premier coup d’épaule, il a fait craquer la Déclaration ; il lui a arraché une de ses conséquences nécessaires, le suffrage universel ; il l’a mise en demeure, puisqu’elle est la prophétie vague ; qui promet à tous toutes les satisfactions, de donner l’égalité idéale, celle des biens, et le droit essentiel : le droit au travail, comme disent ceux qui raisonnent un peu, le droit aux jouissances, comme pensent ceux qui sentent et ne raisonnent pas, le grand nombre.. — La bourgeoisie se ressaisit ; dans son apeurement, elle a recours au remède qui avait réussi cinquante ans plus tôt ; ces principes qu’elle chérit en qu’elle redoute, par lesquels elle domine et qui la menacent de ruine, elle les confie à un gardien autoritaire, avec mission de les conserver précieusement, mais de ne pas les laisser vagabonder. Elle n’a retrouvé que le nom du premier gardien, sans le génie. Le second 18 brumaire s’accomplit avec moins d’éclat, de poésie, d’assentiment enthousiaste ; dirai-je avec moins de légitimité ? Je n’en sais trop rien ; ces consultations sont oiseuses, comme la recherche de la boussole sur un bâtiment désemparé, d’où un coup de mer l’a emportée pour jamais. Il ne reste au pilote qu’à guetter les étoiles incertaines, pour s’orienter un instant dans l’inconnu.

A partir de ce point, devant le cortège qui achève de se dérouler jusqu’au bout du panorama, on ne peut plus se flatter d’observer exactement. J’ai vu vivantes ces figures ; les unes ont disparu dans l’ombre de la mort, qui avance lentement sur cette toile ; les autres agissent encore. A partir de ce point, on juge avec les préventions du cœur ; ce n’est plus juger, c’est sentir. Et quelles sensations aiguës, quand l’illusion du souvenir vient s’ajouter à l’illusion créée par une habile mise en scène ! Ils respirent, ceux qui depuis longtemps ne marchaient plus près de nous ; le temps aurait-il donc reculé ? Nous nous retrouvons au milieu d’eux, aux anciennes heures, mais avec la faculté de prévoir l’avenir, d’assigner à chacun sa destinée. Destinée tragique, pour beaucoup ! Oublions ces figures obsédantes, poursuivons derrière elles le développement des principes abstraits ; ils ont leur vie indépendante, en quelque sorte ; on les voit cheminer à l’intérieur de ces fantômes, qui ne sont que leurs instrumens d’une minute. — Durant la période du second empire, nos principes ont continué leur travail au dedans, sans doute ; mais surtout ils ont opéré au dehors. M. Sorel a exposé dans ses livres, d’une façon définitive, la loi de leur évolution en Europe. Il a montré comment l’idée de liberté, semée par nous dans tous les champs du monde au commencement du siècle, y a poussé sous une autre forme, l’idée de nationalité. Il y a cent ans, la France était le seul grand agrégat solide sur le continent. Depuis lors, des corps d’une densité égale ou supérieure se sont formés autour de nous. Nous leur avons d’abord donné l’âme ; ensuite, par un attachement instinctif aux enfans bâtards de notre idée-mère, nous les avons aidés à grandir. Le moment devait venir où ils se retourneraient contre nous, où ils nous rapporteraient notre semence en moisson de baïonnettes. Il est venu. Reconnaissons, avec l’auteur du Péril national, qu’il est puéril et injuste de charger un seul coupable ; le coupable, nous l’avons tous été ; et l’on perd son temps à rechercher si l’heure pouvait être différée ; un peu plus tôt, un peu plus tard, elle devait sonner, tant l’éventualité de ce choc en retour était fatale. Ainsi, tandis qu’ils désagrégeaient la France à l’intérieur, nos principes transformés conspiraient contre elle à l’extérieur. Voilà des émigrés qu’on ne s’avise point d’incriminer ; voilà les traîtres qui sont rentrés cette fois dans les fourgons de l’étranger.

Si nous nous en tenons aux apparences, il semble que cette date lugubre, 1870, marque du même coup le dernier degré de nos misères et le triomphe définitif des principes malfaisans. Depuis lors, on s’est remis de plus belle à extraire toutes leurs conséquences. Officiellement et en façade, ils règnent sur notre vie sociale. Tout récemment, dans les cérémonies organisées pour fêter leur jubilé, devant un grand concours de peuple et de hautes autorités, une Maison est venue, comme il y a cent ans, chanter des choses dans ce goût :


Homme qui par nous seras dieu…


Oh ! pourvu qu’il n’y eût là personne du pays où dans leurs fêtes, sous les armes, ils chantent le choral de Luther !

Et malgré tout, nous ne quitterons pas « l’Histoire du siècle » sur cette vue découragée. J’ai la ferme confiance que le dernier degré de nos misères aura été le commencement de notre relèvement, et que l’éruption si visible du mal caché est le premier symptôme de sa guérison. J’espère en trouver la preuve dans nos conclusions. Je demande au lecteur qui voudrait bien me suivre de se rappeler et de compléter par la pensée le dernier tableau de la procession séculaire, le groupe des maîtres de l’esprit contemporain, si heureusement opposés au groupe initial, à celui d’où est sortie la Déclaration des droits. Ils recueillent là les échos et les leçons du siècle. Nous les interrogerons sur l’état présent des idées, dans une prochaine et dernière étude, le jour où fermera l’Exposition du Centenaire. Qu’il nous suffise d’avoir rappelé aujourd’hui, tout le long du siècle, les défaillances incessantes du principe interne, du seul principe directeur de la société française ; je ne dis point de l’âme française, qui jamais peut-être ne fut meilleure, plus vaillante et plus ferme dans le malheur ; mais du principe auquel elle croit et qui s’est montré impuissant à la servir.


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGÜÉ.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 juillet, du 1er et du 15 août, du 1er et du 15 septembre et du 1er octobre.