À travers l’Exposition
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 95 (p. 677-693).
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A TRAVERS L'EXPOSITION

VII.[1]
LA GUERRE. - LA PAIX SOCIALE.


LA GUERRE.

Du haut de la Tour, le regard n’aperçoit d’abord que le gai panorama de l’Exposition, tout lui est image de travail ou de plaisir ; dès qu’il se relève sur l’horizon, par-delà le joyeux pêle-mêle des jardins, des pavillons, des dômes bleus ou dorés, derrière l’énorme serre vitrée des machines, il découvre un autre monument, masqué aux visiteurs du Champ de Mars par l’écran fragile de tôle et de verre ; maison plus ancienne et plus solide, œuvre élégante de l’architecte Gabriel, qui réapparaîtra dans quelques semaines, quand on aura jeté bas le brillant décor, et demeurera seule ; c’est l’École de guerre, embusquée là comme une bête de proie à la lisière d’une forêt. L’arrangement du hasard semble prémédité, tant il est significatif. De même, sur l’esplanade des Invalides, au centre des campemens exotiques et coloniaux, un bâtiment plus sévère domine le pittoresque bazar ; tous ces fragmens du globe sont venus s’agréger au palais de la guerre, nos hôtes soumis montent la garde à tour de rôle devant la maison-mère, sans laquelle ils ne seraient pas ici. Beau sujet d’antithèses pour la rhétorique humanitaire ; elle ne se fait pas faute de geindre sur ces rapprochemens, et d’affirmer que ceci tuera cela, que la fusion des peuples par la science et le travail aura raison de l’instinct militaire. Laissons-lui caresser la chimère d’un âge d’or qui deviendrait bien vite, s’il pouvait se réaliser, un âge de boue. Toute l’histoire nous enseigne que ceci est créé par cela, qu’il faut du sang pour hâter et cimenter la fusion des peuples. Les sciences de la nature ont ratifié de nos jours la loi mystérieuse révélée à Joseph de Maistre par l’intuition de son génie et par la méditation des dogmes primordiaux ; il voyait le monde se rachetant de ses déchéances héréditaires par le sacrifice ; les sciences nous le montrent se perfectionnant par la lutte et la sélection violente : c’est des deux parts la constatation du même décret, rédigé en termes différens. Constatation désagréable, à coup sûr ; mais les lois du monde ne sont pas faites pour notre agrément, elles sont faites pour notre perfectionnement. — Entrons donc dans cet inévitable, ce nécessaire palais de la guerre ; nous aurons occasion d’y observer comment le plus tenace de nos instincts, sans jamais rien perdre de sa vigueur, se transforme et se plie aux exigences diverses des momens historiques.

Là-haut, dans les salles rétrospectives du second étage, c’est encore la guerre pimpante et empanachée, celle qui fournissait des couplets d’opéra-comique, des sujets de tableau et de tapisserie, qui tournait les têtes avant de les faire casser. Son arsenal emprunte des moyens de séduction à tous les arts, elle fait une large part à l’inspiration et à l’habileté de l’individu, elle s’incarne dans les figures héroïques. Les collections d’uniformes et d’armes anciennes n’offrent qu’un intérêt secondaire ; on les a vues dans tous l’es musées, il y a plus et mieux en face, à l’Hôtel des Invalides. Mais la galerie de portraits est longuement suggestive ; elle nous montre l’âme de la profession changeant avec les époques. Chez les capitaines de l’ancien régime, l’exercice du commandement militaire n’imprime point un caractère spécial aux physionomies, pas plus qu’il ne modifie le costume habituel ; pour toute une classe, la guerre n’est pas encore une fonction distincte de la vie sociale, elle est l’état naturel, la seule occupation sérieuse et le plus vif plaisir ; sauf la cuirasse, dont le peintre les affuble parfois comme d’un attribut mythologique, rien ne distingue un de ces maréchaux de l’homme de cour qui le remplacera demain. Il faut arriver aux généraux de la révolution et de l’empire pour trouver un type professionnel caractérisé. A peu d’exceptions près, ces héros ne se piquent pas de simplicité ; comme ils se complaisent dans leurs dignités de fraîche date, comme ils s’admirent dans leurs uniformes chamarrés ! Dès qu’ils ont passé le seuil de l’atelier, chez David, Gérard ou Girodet, ils sont en scène, ils prennent des poses théâtrales ; tel de ces portraits, — Mortier, Bessières, Murat, — n’est pas moins révélateur que l’étonnante conversation entre Bernadotte et Rochechouart, rapportée dans les mémoires de ce dernier.

Quelques-uns, parmi les survivans de l’épopée, se sont fait peindre sur le tard, dans le fauteuil de pair où la monarchie de juillet les avait assis ; leur transformation est saisissante ; embaumés dans la Charte, il semble qu’un esprit soit sorti d’eux, emportant l’auréole. En suivant la série chronologique des toiles, depuis celle où Marceau se dandine, avec des grâces de sans-culotte, jusqu’au portrait bourgeoisement solennel de Victor, duc de Bellune, on peut apprendre sans livres un long morceau d’histoire ; ces têtes rendent visibles les trois âges sociaux qui ont passé sur elles et les ont modelées successivement, à mesure qu’elles coiffaient le bonnet rouge, le casque timbré d’aigles et changé parfois en couronne, enfin l’autre bonnet. Pourquoi ne nous a-t-on pas apporté de Versailles, avec les tableaux militaires empruntés au château, le portrait de Lafayette peint après 1830, dans le costume et l’attitude de général en chef des gardes nationales ? Je suis allé le voir, il vaut le voyage ; c’est tout un monde, on dirait le prix de Rome de Gavarni. Cavaignac inaugure une autre époque : tête charmante sous son voile de pensée triste ; le regard ne peut s’en détacher. Il s’arrête longtemps aussi sur le visage de Hoche, beau comme un jeune génie funèbre ; le général bleu a mis sur ses cheveux un doigt de poudre, sans doute à la prière de la Vendéenne qu’il aimait ; la tradition veut qu’elle ait esquissé le modèle original de ce portrait, attribué à La Neuville. Mais il faut se défier des traditions avec Hoche ; n’est-il pas devenu le symbole des vertus civiques, ce bel ambitieux qu’une histoire aujourd’hui mieux connue nous montre impatient d’étrangler la république et de devancer Bonaparte ?

Le voici, le vrai dieu de la guerre, à l’entrée des salles, très vivant dans la statue de bronze où M. Guillaume l’a représenté, encore lieutenant à Brienne ; je ne sais de quelles limbes on a tiré cette œuvre remarquable ; elle mériterait le grand jour de la place publique, il est regrettable que la pudeur républicaine le lui interdise. Le bas du visage a déjà toute sa volonté en puissance, mais le front de l’empereur n’a pas encore « brisé le masque étroit ; » on sait que la métaphore d’Hugo est rigoureusement exacte : la série des portraits et des bustes montre ce front s’élargissant, à mesure qu’il pense pour une plus large part du monde. Devant le dieu, l’autel et les reliques ; des armes, des souvenirs de Sainte-Hélène, une mèche de cheveux. On aurait pu, pour cette occasion, ressortir la redingote grise qui émerveilla notre enfance au musée des souverains. Que craint-on ? Les imitateurs qui prennent mesure sur cet habit ? Ce n’est pas précisément une redingote qu’ils se taillent.

On croira sans peine que la circulation est difficile à cet endroit. Ils sont toujours curieux de lui, les petits-fils de la grand’mère qui l’avait vu. Et il en vient, il en vient ! Un aimant attire la foule dans le palais de la guerre : nulle part ses flots ne s’engouffrent aussi épais. Au premier étage tout l’amuse ou l’intéresse ; elle stationne, loquace et satisfaite, devant le camp où sont groupés des mannequins de tout uniforme et de tout grade, devant les drapeaux, les tableaux, les grognards de Charlet, les armes des soldats illustres ; elle admire la cuirasse de Waterloo, avec son grand trou de boulet par où sortit quelque âme inconnue, et la casquette du père Bugeaud, lamentablement piquée des vers. — Suivons cette foule, tandis qu’elle redescend au rez-de-chaussée, au matériel de la guerre actuelle. L’air des visages change subitement ; silencieuse, recueillie devant ces choses redoutables et inintelligibles, la procession défile lentement autour des engins nouveaux et de leurs appendices compliqués ; elle défile sans s’arrêter, comme si elle accomplissait un rite, comme si les femmes de ces braves cultivateurs, très nombreux en ce moment à l’Exposition, venaient consacrer aux Molochs de bronze les enfans qu’elles traînent à leur suite. Sur les physionomies reparait une nuance d’expression qu’on leur voit parfois à la galerie des machines, la stupeur provoquée par la toute-puissance de forces diaboliques.

Et il semble, en effet, que nous rentrions dans un quartier de la galerie des machines. Tous les caractères généraux que nous observions naguère dans les nouveaux engins de production, nous les retrouvons dans les nouveaux engins de destruction : la complication savante, l’absence de tout ornement sur la nudité du métal, l’énergie irrésistible facilement dirigée par le calcul, l’effort collectif substitué à l’effort individuel. Pour compléter l’analogie, l’industrie de la mort forme aujourd’hui une branche de commerce florissante et toute semblable aux autres. Depuis Louis XI jusqu’à 1870, l’État s’était réservé le monopole de la fabrication des armes de guerre ; après nos désastres, des besoins urgens le contraignirent de s’adresser à l’industrie privée ; la loi de 1885 acheva d’émanciper cette dernière. Nos grandes usines métallurgiques vendent maintenant la force destructrice à qui en veut, elles se sont outillées pour lutter sur tous les marchés du monde avec les Krupp et les Armstrong. Les Forges et chantiers, les maisons Hotchkiss, Bariquand, d’autres encore, exposent leurs dernières inventions. C’est un véritable magasin d’horlogerie de précision, et sur chacune de ces horloges on pourrait graver la devise du cadran d’Urrugne : Vulnenmt omnes… Voici des canons-revolvers à tir automatique, des mitrailleuses débitant leurs six cents coups à la minute, une pièce de 40 calibres qui peut envoyer son obus à 21 kilomètres, de Montmartre à Versailles ; j’en passe, et des pires. Comme à la galerie des machines, toutes les énergies de la nature, réquisitionnées par toutes les sciences, collaborent au travail. Des canons de marine sont pourvus d’un accumulateur électrique ; on presse un bouton ; manœuvre, pointage, mise du feu, l’électricité se charge de tout le service. Plus loin, une pompe à air comprimé culbute et replace une énorme pièce de côte, sur affût à éclipse. Des freins hydrauliques suppriment le recul, ou mieux encore, ils l’utilisent pour la remise en batterie. Au dire des gens experts, la balistique n’est devenue une science exacte dans toutes ses parties que depuis quelques années. Jusqu’à ces derniers temps, on tâtonnait encore dans les essais des poudres, des calibres, du poids à donner aux projectiles ; il restait des inconnues dans la vitesse et la portée obtenues par les combinaisons de ces trois élémens. Maintenant tout est réduit en logarithmes ; le constructeur connaît la puissance de chaque grain de poudre, comme le chimiste celle de chacun des gaz enfermés dans ses éprouvettes. On voit ici les vélocimètres du colonel Sébert, appareils d’enregistrement micrographique d’une extrême délicatesse, dont les diapasons donnent 12,000 vibrations par seconde ; grâce à leurs indications, l’artilleur suit à chaque instant tous les phénomènes qui se passent dans l’âme d’une pièce, quand le coup part : pressions, retards d’inflammation de la poudre, vitesse du trajet des projectiles, longueur et durée des reculs, etc. — voilà qui est parfait ; nous ne risquons plus de n’être pas tués selon la formule. Mais quelques objections se présentent à l’esprit.

La guerre nouvelle nous apparaît aussi différente de l’ancienne qu’une épure de géométrie d’un tableau d’Horace Vernet. L’arsenal de cette guerre donne l’impression d’un laboratoire dans une école de hautes études ; on a simplifié autant que possible l’emploi de ces instrumens ; la théorie de leur mécanisme, indispensable aux chefs, exige des connaissances aussi spéciales, aussi étendues que celles d’un savant vieilli dans les cabinets de l’Observatoire. Et ces instrumens changent en moyenne tous les dix ans, condamnés avant qu’ils aient été mis à l’épreuve, remplacés par des inventions plus ingénieuses chez nous ou chez nos voisins. Je veux croire qu’on recrutera toujours un personnel à la hauteur de sa mission ; mais n’y a-t-il pas quelque chose d’anormal et d’excessif à demander aux hommes une pareille tension d’intelligence, dans un ordre d’études où l’objet étudié s’évanouit perpétuellement ? dans un ordre d’études ou l’application pratique ne s’offrira peut-être que durant quelques heures, au cours d’une longue carrière ? Et quand ces heures sonneront, essayez d’imaginer ce qui se passera dans le laboratoire. Vous l’ouvrirez à des masses si nombreuses qu’on n’en a pas remué de pareilles depuis les débordemens des peuples barbares. C’est l’autre face de la guerre nouvelle, l’exagération du nombre en raison directe de la puissance destructrice des engins. Dans ces derniers, tout est calculé ; mais quel mathématicien calculera jamais leur contre-partie, la poussée de ces masses humaines, les mouvemens élémentaires qui les soulèveront, les courans moraux, enthousiasme, panique, déterminés par un coup de clairon ou par un coup de canon dans ces milliards de fibres nerveuses ? Vos appareils de précision, qui veulent être maniés avec tout le sang-froid requis pour une expérience scientifique, seront aventurés dans cette tourmente comme ceux d’un navire sur les vagues d’une mer démontée. Parviendra-t-on à concilier l’extrême tension du ressort intellectuel et le déchaînement de la force brutale, sous sa forme la plus primitive ? En jetant des peuples entiers les uns contre les autres, vous ramenez l’homme, qui ne change guère, aux conditions de ces époques lointaines où la science n’avait pas de prise sur lui.

À ces époques, le nombre fut souvent convaincu d’impuissance. Ceux-là n’ont peut-être pas tout, qui prédisent le succès final à un noyau : de gens résolus, opérant contre ces multitudes et ces machines savantes comme le boulet qui brise la plaque d’acier ; à quelques brigades de cavalerie, troublant le jeu des forces compliquées avec l’action de la force la plus simple la plus maniable, la plus rapide. Il n’est pas bien sûr que la prochaine manifestation du génie militaire soit ce qu’on attend, un cerveau de géomètre habile à lier toutes les coordonnées du problème, capable de mettre en œuvre les instrumens que nous lui avons préparés ; le génie est novateur de sa nature, il est, par définition, l’imprévu, le contraire de ce qu’on attend  ; celui que chaque peuple espère, durant cette universelle veillée des armes, comblera d’autant mieux les espérances qu’il trompera tout d’abord les prévisions, comme tous les grands capitaines du passé, il ruinera le système qui réussissait jusqu’à lui et quoi les gens entendus proclamaient infaillible ; par quelque moyen très simple, par une méthode peut-être très nouvelle et peut-être très ancienne, il trouvera le défaut de la cuirasse que nous forgeons d’avance à sa mesure.

Il n’est pas mauvais que ces doutes, justifiés par les leçons de l’histoire, nous assaillent en ce lieu ; ils doivent nous préserver d’une trop grande confiance dans ces engins prodigieux, quand nous les voyons chez nous, d’une trop grande appréhension, quand nous les apercevons chez les autres, comme on l’écrivait récemment à cette place, un seul élément, l’élément humain, reste toujours ; prépondérant, toujours invariable et néanmoins toujours inconnu. Il serait presque banal d’ajouter quelle véritable organisateur de la victoire, ce ne sera pas le ministre de la guerre qui fondra des pièces à longue portée et dressera des plans d’une exécution incertaines ; ce sera le ministre de l’instruction publique, d’éducateur, quelque soit son titre, qui améliorera l’élément humain ; non pas, comme on le dit trop souvent, celui qui enseignera un peu mieux l’alphabet et quelques autres choses, mais celui qui trempera les cœurs pour la tâche suprême. Le seul bon côté du service universel, c’est l’obligation où l’on est désormais d’élever tous les citoyens comme on élevait jadis ceux de la classe noble, en leur donnant pour idéal supérieur la pratique des vertus militaires. Je me propose d’examiner une autre fois si ce que nous considérons comme un fléau n’est pas le remède naturel aux infirmités d’une démocratie. Pour le sujet qui nous occupe, bornons-nous à constater que l’Exposition de la guerre ne peut pas nous renseigner sur les deux facteurs auxquels tous les autres sont subordonnés : la préparation des hommes ; la venue d’un homme. Quant à ces canons automatiques, électriques, hydrauliques, en rappelant à l’œil le mobilier de l’Observatoire, ils font penser aux mésaventures trop fréquentes des astronomes. A grands frais d’argent, de travail, de patience, les astronomes construisent pendant plusieurs années des instrumens admirables, ils rétablissent des théories infaillibles, pour observer un phénomène céleste de première conséquence qui ne se reproduit qu’à de longs intervalles. La minute attendue arrive : tout est prêt, tout est calculé, tout est prévu ; tout, sauf la petite nuée d’orage qui passe dans le ciel, dérobe la rencontre des astres et rend inutile le long effort des pauvres savans. Dieu veuille qu’il se forme en notre faveur, le petit nuage qui décidera de l’événement dans les rencontres annoncées pour la nuit de demain.

Il ne faut pas s’éloigner de cette maison de la guerre sans visiter à sa porte les services hospitaliers. La charité, le dévoûment, ce ne sont pas choses neuves ; ce qui est neuf, c’est le besoin d’organisation rationnelle que la vertu ressent à notre époque, comme le ressentent toutes les autres manifestations de l’activité humaine. Les femmes de France ont compris qu’elles étaient astreintes au service obligatoire, au même titre que les hommes. Elles apprennent d’une façon pratique leur métier d’ambulancières ; elles mettent la science à contribution, elles aussi, pour rendre leur action secourable non moins efficace, non moins rapide que l’action meurtrière du nouvel armement. Le pavillon de la Croix-Rouge abrite sur l’Esplanade les installations de trois société distinctes ; je les nomme par ordre chronologique : la Société française de secours aux blessés, l’Association des Dames françaises, l’Union des femmes de France. M. Maxime Du Camp a raconté le bien qu’elles font et comment chacune le fait. On dit l’émulation un peu vive entre les trois sœurs, d’autant plus vive que nos nuances politiques se retrouvent là sur la charpie. Pourquoi pas ? Trois couleurs, c’est le drapeau, et cela n’en fait jamais qu’une dans la fumée de la bataille. Les blessés ne se plaindront pas de la concurrence. Si le lecteur me presse de lui dire quelle est la meilleure des trois Sociétés, je réponds délibérément : celle qui aura le mieux su délier les cordons de votre bourse.


LA PAIX SOCIALE.

A quelques pas du palais de la guerre, on trouve sur l’Esplanade le groupe de l’économie sociale, ou, comme ses organisateurs aiment à l’appeler, « la Paix sociale.  » Qui dit paix suppose par là même une guerre antérieure ; et en effet, ici comme dans le lieu d’où nous sortons, tout ce que nous verrons sous-entend un autre mode de la lutte pour l’existence ; lutte moins violente que les batailles accidentelles du soldat, plus sourde, plus générale, plus continue ; lutte du travailleur contre les fatalités économiques, et parfois contre les détenteurs de la richesse, sur lesquels il rejette l’odieux de ces fatalités. — Ces pavillons nous font connaître les palliatifs inventés dans notre siècle pour atténuer le vieux mal du monde. On ne me croirait pas, si je disais qu’ils sont très fréquentés. Beaucoup de gens ne cherchent à l’Exposition, comme dans toutes les choses de la vie, que l’oubli des réalités tristes ; ceux-là se hâtent de sortir, quand ils se sont fourvoyés dans ces salles sévères, presque vides, sans autre attrait pour l’œil que des tableaux graphiques, des statistiques, des chiffres, quelques modèles de cités ouvrières. Heureuses gens, qui n’entendent pas sous leurs pieds le bruit de la souffrance et le bruit du danger ! Se peut-il qu’un homme de ce temps ne sente pas le besoin d’entrer là ? On y étudie les fondations humaines sur lesquelles s’élèvent les merveilles de l’industrie que nous avons passées en revue, on y réfléchit sur un des graves problèmes de la vie terrestre, j’eusse dit le plus grave, si celui qui vient de se dresser devant nous avec les forces défensives de la patrie n’existait pas.

Je confesse ingénument, — et mon cas doit être celui de beaucoup d’autres, — qu’en mettant le pied dans cette section, j’ai été saisi par un vif désir de résoudre la question sociale. Plusieurs raisons m’empêchent de persévérer dans ce dessein. La première, on la devine : je n’ai pas encore trouvé. La seconde, c’est qu’il serait parfaitement ridicule d’entreprendre la cure de l’humanité durant une halte de notre promenade, dans les quelques pages que je puis consacrer à ce compte-rendu. Il y a encore d’autres raisons. En pareille matière, le papier devient vite criminel. Quand on croit que tout va pour le mieux, dans le plus juste des mondes, on fait très bien de le dire, cela facilite la digestion de ceux qui dînent paisiblement. Quand on croit le contraire, il faut se garder, avec une sainte terreur, de tout ce qui ressemble à la déclamation ; c’est un sujet où nul n’est certain de résister à l’entraînement des mots, qui tremblent dans le fond du cœur, demandant à sortir. Il faut même se garer des idées séduisantes, dont on ne voit peut-être qu’un seul côté ; elles peuvent faire tant de mal à ceux dont elles se proposent le bien ! Quand elles nous tentent, rappelons-nous l’un des épisodes les plus cruels du Don Quichotte. Au début de ses aventures, le justicier rencontre un laboureur qui payait les gages de son jeune valet en coups de bâton ; il prend leu, arrête l’exécution, menace le rustre et lui fait promettre d’indemniser sa victime, sous peine d’un châtiment exemplaire ; puis il s’éloigne, tout réjoui par la pensée qu’il a redressé « un énorme tort. » Il n’est pas sorti du bois que le laboureur reprend le bâton, et se venge du fâcheux en redoublant les coups sur le garçonnet ; celui-ci pleure et se lamente, tandis que le noble fou continue de chevaucher, en remerciant le ciel de l’avoir choisi pour faire un si grand bien. « Et c’est ainsi, conclut l’impitoyable écrivain, que le tort fut redressé par le valeureux don Quichotte. » La phrase de Cervantes pourrait servir d’épigraphe à tous ceux qui préconisent des panacées pour le mal social, avant de les avoir soumises à l’épreuve de la pratique. — Il n’y a rien de pareil dans la section économique de l’Exposition ; elle ne propose à notre attention que de modestes règles d’hygiène, destinées à prévenir ce mal dans une certaine mesure ; elle nous montre leurs effets dans les diagrammes qui couvrent ses murs. Je me bornerai à lus signaler ; si nous découvrons, après examen, qu’une seule de ces recettes est vraiment efficace, incontestable, susceptible de développemens qui dépassent les limites d’une expérience individuelle, nous n’aurons perdu ni notre visite, ni notre journée.

Au point de vue historique, la simple inspection des dates qui se succèdent sur les tableaux est pleine d’enseignemens ; ces dates nous font connaître comment le devoir social a pris conscience de lui-même, et quelles influences ont déterminé ses efforts, pendant trois périodes assez distinctes. Les plus vieilles institutions de patronage ou d’assistance mutuelle commencent de fonctionner aux environs de 1840 ; on en rencontre fort peu d’antérieures ; elles se multiplient à partir de ce moment. C’est le contre-coup du mouvement saint-simonien, dont on ne dira jamais assez l’importance dans la transformation des sociétés contemporaines. Quelques années après 1848, le nombre des institutions augmente, leur vitalité se déclare par la rapide ascension des courbes  ; la claire vision du péril a stimulé la bourgeoisie industrielle, le sang des journées de juin n’a pas été versé inutilement. Le développement est régulier pendant toute la durée du second empire ; il s’améliore dans la période où nous sommes ; la nécessité d’agir s’est imposée à tous les esprits, elle suggère des combinaisons nouvelles ; les essais d’organisation rationnelle du travail apparaissent de tous côtés.

L’Exposition montre tout d’abord ce qu’on a imaginé pour faciliter au travailleur une précaution nécessaire : l’épargne. Cette préoccupation avait devancé les autres. La Caisse d’épargne fut fondée en 1818. Les survivans de cette époque racontaient volontiers comment les salons s’insurgèrent contre les philanthropes qui avaient pris l’initiative de cette œuvre, MM. de La Rochefoucauld-Liancourt, Benjamin Delessort et leurs amis. « Eh ! quoi, leur disait-on, vous trouvez que nos domestiques, nos employés, ne vous volent pas assez ? Vous vouliez les encourager par l’appât de cette prime ? » Le temps a répondu aux salons. La Caisse d’épargne est devenue l’une des maîtresses poutres de notre charpente économique. Nous verrons tout à l’heure comme on s’est récemment avisé du parti salutaire qu’on en pouvait tirer, en la faisant travailler sous une autre forme au bien social. Là vient se déverser en grande partie ce fameux bas de laine que l’Europe nous envie et que tant de gens sont désireux de vider. Le tableau du mouvement des caisses d’épargne a une singulière éloquence ; avec de petites lignes noires, il raconte toute notre histoire, toutes nos épreuves. Aux heures critiques, ces lignes se replient sur elles-mêmes. En 1848, un trou profond dans l’échelle ascendante ; mais l’arrêt dure peu, la crue recommence aussitôt. En 1870, la dépression est plus creusée, plus prolongée  ; il semble qu’on voie la pauvre blessée fléchir les reins sous un faix trop lourd, incapable de se relever. Cinq ou six années passent ; les colonnes reprennent leur essor, elles remontent plus rapides qu’auparavant, elles se distancent l’une l’autre comme elles n’avaient jamais fait. Dans ces derniers temps, un autre mode d’épargne est venu disputer la faveur du public à la vieille Caisse ; c’est la Fourmi ; elle fonde l’accumulation du capital sur des combinaisons un peu différentes, en particulier sur l’achat de valeurs à lots. La Fourmi expose ici pour nous allécher un fac-similé de ses piles d’écus prolifiques ; les jeunes générations ouvrières sont très séduites par cette nouvelle tirelire, qui s’est faite depuis1880 une clientèle nombreuse.

Passons au groupe des institutions patronales ; il occupe la majeure partie de la section. Nos principales entreprises industrielles, nos grandes compagnies, et, à côté d’elles, quelques maisons de commerce plus modestes, ont tenu à honneur de publier ici les mesures qu’elles prennent depuis un quart de siècle, — quelquefois plus, souvenu beaucoup moins, — pour améliorer la condition morale et matérielle de leurs ouvriers. Les unes. Montrent des résultats, les autres de la bonne volonté, les plus paresseuses… du respect humain, et c’est déjà un symptôme. Les combinaisons varient avec les localités, avec les habitudes des patrons et de leurs employés : on peut les ramener toutes à quelques types connus : maisons ouvrières données en loyer à bas prix et parfois en nue-propriété au bout d’un certain laps de temps, caisses de retraite pour la vieillesse, assurances contre les accidens, primes, écoles, assistance hospitalière. Pour la plupart de ces institutions, il est doux et triste de le constater ; l’exemple est venu d’Alsace ; le germe de la réforme sociale, c’est le legs de la bonne âme partie. Mulhouse fut un loyer de rayonnement. Pour la France ; le nom vénéré de M. Jean Dollfus se retrouve à l’origine dans tous les essais pratiques. C’est encore un Alsacien, M. Lederlin, qui expose à l’Esplanade le modèle d’exploitation industrielle le plus satisfaisant. M. Lederlin a repassé les Vosges pour transporter à Thaon de grands ateliers de teinturerie. Il trouva dans cette localité, en 1872, un pauvre village de 690 âmes ; aujourd’hui, les maisons avenantes de la cité ouvrière renferment 3,400 habitans, dotés de tous les services désirables pour l’hygiène de l’esprit et du corps. Thaon serait une petite Salente, s’il faut en croire les chiffres donnés par les comptes-rendus pour les naissances légitimes, la mortalité, les salaires, le coefficient de stabilité. Les économistes appellent ainsi le chiffre qui représente le nombre moyen d’année de séjour du personnel dans un atelier. Ils estiment que c’est là le meilleur thermomètre pour apprécier la bonne tenue d’un établissement industriel. La plupart des diagrammes sont dressés de façon à ce que le coefficient frappe l’œil tout d’abord. Plus il est élevé, plus la prévention est favorable à la maison qui sait retenir ses ouvriers.

Le Creusot, Anzin, Montceau-les-Mines font bonne figure, surtout par leur souci des logemens ouvriers. Je nomme ces grands centres de notre industrie eut raison de leur notoriété universelle ; je m’abstiendrai de citer d’autres noms parmi les nombreux exposans du groupe. Les diagrammes et les notices ne disent pas tout ; il faudrait les contrôler par une étude sur place, pour apprécier les prétentions de chacun à représenter le dernier mot du progrès. D’ailleurs il ne s’agit, pas ici de louer des héros. On se ferait une conception bien erronée du sujet qui nous occupe, si l’on vantait comme un bienfaiteur le chef d’industrie qui accomplit le plus strict de ses devoirs, qui soigne ses intérêts du même coup. L’intérêt seul, si on l’entend bien, commande de perfectionner l’instrument de travail. Presque tous les déposans l’ont reconnu devant la commission, leurs sacrifices du début sont matériellement rémunérés dans la suite. — Je veux pourtant signaler un philanthrope original d’Amérique ; il égaie un peu cette salle sérieuse. M. Dolge a passé aux États-Unis, en 1866, avec 8 francs dans sa poche, et fondé une fabrique de feutre, devenue bientôt le centre d’une ville comme il en pousse là-bas, — Dolgeville. L’heureux industriel a imaginé d’exposer dans une caisse à parois de verre ses 8 francs en monnaie, sur des liasses de carrés de papier taillés à la mesure des banknotes américaines ; si vous voulez bien transmuter par la pensée les papiers blancs en billets de 100 dollars, vous aurez sous les yeux la fortune de M. Dolge, 50 millions de dollars ; si vous vous contentez de les prendre pour des billets de 50 dollars, vous verrez également la somme totale qu’il a prélevée sur ses bénéfices au profit de ses ouvriers : 25 millions. J’admire, et une idée horrible me vient : si l’on se proposait seulement d’attirer mon attention sur l’excellence du feutre fabriqué à Dolgeville ! Mais il ne faut jamais supposer le mal, quand on vous montre le bien.

L’ensemble des institutions patronales suggère deux réflexions. La première, c’est que Tolstoï a peut-être émis une de ces vérités décourageantes dont il est coutumier, en affirmant que le premier acte de la réforme sociale doit être de raser les villes et de retourner aux champs. Presque toutes les organisations complètes et vraiment rassurantes sont appliquées en province, autour des établissemens industriels indépendans des agglomérations urbaines. Dès qu’on rentre dans les grandes villes, la meilleure volonté n’arrive qu’à des résultats minimes, le coefficient de stabilité s’abaisse avec tous les autres. À cela point de remède, sinon une révolution des habitudes dont le seul énoncé nous transporte en Utopie. — La seconde distinction est celle qu’il faut faire entre les fabriques, mines, usines, suivant qu’elles sont possédées et dirigées par un grand industriel ou qu’elles appartiennent à des compagnies anonymes. Le devoir social est plus fréquemment accompli dans le premier cas, plus rarement dans le second. Il y a des exceptions : j’ai cité Anzin, j’en pourrais citer d’autres ; mais elles n’infirment pas la loi, trop facile à expliquer. Le propriétaire qui réside au milieu d’une famille ouvrière, fût-il cuirassé d’égoïsme, est pourtant un homme, fait de chair et de sang ; il s’attache à ses humbles collaborateurs, il peut satisfaire des besoins qu’il connaît, son intérêt suffit à lui conseiller le bien. Les administrateurs qui se réunissent autour d’un tapis vert, dans une salle parisienne, pour toucher des dividendes et donner des ordres à un gérant, sont certainement pétris de bonnes intentions ; mais l’ouvrier est pour eux une unité de travail abstraite, ils ne sauraient nourrir la préoccupation incessante de son bien-être.

La section suivante est réservée aux institutions de mutualité : sociétés de crédit et de secours mutuels, syndicats professionnels, sociétés coopératives de consommation et de production. Ici le monde ouvrier est livré à ses propres forces, et malheureusement elles ne semblent pas avoir beaucoup d’efficacité. Seules, les sociétés de secours mutuels sont florissantes et très répandues. Le crédit mutuel n’a pas encore poussé de racines chez nous, saut dans les associations d’épargne et de prévoyance ; mais il est abusif de les ranger sous cette dénomination. Quant aux sociétés coopératives, on se rappelle les espérances qu’elles éveillèrent, il y a vingt-cinq ans : la question sociale paraissait résolue. Elles n’ont pas justifié notre attente. Bien acclimatées sur quelques points, en particulier dans la région du Nord, les sociétés de consommation ont peine à s’implanter ailleurs ; les sociétés de production qui ne liquident pas en déficit après peu de temps sont des phénomènes rares. Le type le mieux approprié aux besoins et à l’humeur de la classe ouvrière paraît être l’institution fondée et soutenue par le patron, mais d’où celui-ci s’efface discrètement pour laisser la gestion aux intéressés.

La participation aux bénéfices a les honneurs d’un pavillon spécial, où elle mène grand bruit. On regrette de la décourager, mais il faut bien avouer qu’à part trois ou quatre types d’industries en participation, qui mériteraient d’être discutées, cette enseigne n’est qu’un leurre ; elle déguise des augmentations de salaires. D’ailleurs qu’est-ce qu’une participation aux bénéfices sans participation aux pertes ? Il n’y a d’association réelle qu’à la condition de courir les mauvaises chances comme les bonnes. Ne soyons pas trop sévères, néanmoins, pour ce mot cabalistique ; les patrons affirment dans leurs dépositions que son effet moral est considérable. Un des principaux couvreurs de Paris, qui avait à se plaindre de fréquens vols de plomb, constate que les détournemens ont cessé depuis que ses ouvriers sont participans ; ils respectent ce qu’ils estiment leur bien commun. — Un autre pavillon reproduit l’aménagement des principaux cercles populaires. Jusqu’à présent, les classes laborieuses n’ont guère récompensé les efforts que l’on fait pour les attirer dans ces lieux de réunion. Le cercle Franklin, au Havre, est l’un des mieux installés ; je n’ose affirmer qu’il prospère. Nos mœurs ne s’y prêtent pas. Il faut le regretter, surtout pour le cercle de l’Union chrétienne. Aux États-Unis et en Angleterre, cette société compte ses adhérens par dizaines de mille, elle possède des clubs où elle pourrait inviter la chambre des lords ; tout ce qu’on peut dire de la tentative faite à Montmartre, c’est qu’elle est très honorable. Quant aux cercles catholiques, je déplore mon peu de foi dans la vitalité de l’institution.

Pour la plupart des promeneurs, la visite de la section économique commence et s’achève dans les petites maisons rouges des mineurs, du Nord, où l’on va admirer la propreté méticuleuse des braves ménages flamands. Ces habitations nous ramènent à la question des logemens ouvriers, la seule sur laquelle je veuille appuyer dans ce compte-rendu ; c’est à elle que je faisais allusion plus haut, en promettant au lecteur que nous ne perdrions pas notre journée ; là, et là seulement, une expérience récente vient de nous donner l’espérance d’un immense progrès social, immédiatement réalisables avec la conviction qu’il est possible. Il y a deux solutions pour le logement ouvrier ; la solution parfaite, c’est la petite, maison avec jardinet, type de Mulhouse, du Creusot, de Noisiel, louée d’abord, puis amortie et possédée en propre par une seule famille. Cet idéal ne peut être atteint jusqu’à présent que dans les petites et moyennes villes ou autour des usines rurales ; encore faut-il ajouter que la question de propriété se heurte à l’éternelle pierre d’achoppement : notre loi de succession. S’il y a plusieurs enfans, la maison à peine acquise est vendue à la mort du père ; elle valait 4,000 à 5,000 francs ; les frais de mutation s’élèvent à 200 francs ! Reste la solution imparfaite, la seule possible actuellement dans les grandes villes et surtout à Paris, en attendant qu’un réseau de communications plus pratique permette d’expérimenter l’habitation ouvrière dans la banlieue ; cette solution, qui constitue déjà un progrès inappréciable, c’est d’offrir à la classe laborieuse, au lieu des taudis immondes où elle est exploitée, anémiée, démoralisée, des appartemens d’un prix modéré, abondamment pourvus d’air, de lumière et d’eau, avec un système spécial de dégagement qui la protège contre les promiscuités malsaines.

M.  Peabody a multiplié dans Londres des maisons bâties sur ce plan. Quelques hommes d’initiative ont commencé de l’imiter en France, à Rouen, à Marseille, à Lyon, à Paris enfin, où la Société philanthropique a ouvert depuis un ou deux de ces immeubles, aussitôt assiégeai par les gens du quartier, à Montrouge et, à Grenelle. Je renvoie pour plus de détails au livre de M.  Picot[2], qui s’est fait chez nous l’apôtre de cette réforme ; le nom de l’ouvrier dit assez la valeur de l’œuvre. — Mais là n’est pas encore l’idée neuve, aux conséquences incalculables : les fondations particulières ne seront jamais que des gouttes d’eau dans l’Océan. L’idée, elle a jailli du cerveau, — non du cœur, — de quelques administrateurs des caisses d’épargne, à Strasbourg, à Lyon, à Marseille ; ils se sont avisés de prendre dans leurs caisses des sommes variant entre 150,000 et 500,000 fr. pour bâtir les premiers groupes. L’opération était parfaitement légale, conforme aux statuts, puisqu’il s’agit d’un placement sur première hypothèque, à 4 pour 100. Supposez maintenant qu’on répète et qu’on généralise cet emploi de fonds, d’abord avec l’argent des caisses d’épargne, ensuite avec celui qui dort dans les autres dépôts publics, enfin avec les réserves inépuisables du grand bas de laine. Le placement est du genre qu’affectionne l’épargne nationale, plus rémunérateur que les rentes sur l’état ou les actions des chemins de fer, et de toute sécurité. Le locataire ouvrier acquitte son loyer par mois ou par semaine, avec une exactitude constante ; ici mes affirmations ne sont pas fondées sur des notices d’Exposition, mais sur une enquête faite à Lyon et sur une expérience suivie à Paris. Ainsi l’argent de tous peut servir au bien de tous, en y trouvant son juste profit dans la mesure accoutumée et même au-delà ; il suffirait de quelques promoteurs dévoués, comme durent ceux de la Caisse d’épargne, qui fonderaient dans les mêmes conditions un établissement analogue, la banque populaire des logemens ouvriers. L’idée a le rare mérite de ne pas renfermer une parcelle d’utopie ; elle ne saurait effrayer l’économiste le plus timoré, elle ne viole aucune des lois qu’il révère, elle ne demande rien à l’état ; une première expérience l’a sanctionnée. Aucune autre ne pourrait faire davantage pour la reconstitution de la famille, pour le bien-être et la moralité du travailleur.

Quand on lui aura assuré un foyer salubre et propice à l’éducation d’une famille, il faudra bien s’occuper de l’autre réforme urgente, de maintenir l’enfant le plus tard possible à ce foyer, et la femme toujours. L’enfant et la femme à l’usine, voilà ce qui nous fera taxer de barbarie incompréhensible par un prochain avenir. Nous ne voyons pas encore le moyen d’effacer cette tare de notre civilisation. Je persiste à croire que ce moyen est caché quelque part dans la galerie des machines, dans cette force nouvelle qui nous y attirait, qui promet la division indéfinie du travail mécanique et son transport à domicile. Si la machine fait cela, elle paiera à la femme en un seul bienfait nous les maux qu’elle lui a causés ; et la force électrique, la force mystérieuse qui accomplira cette réparation, sera désormais la force sainte. Mais j’ai promis de m’en tenir aujourd’hui au possible, au présent, au certain. En quittant « la Paix sociale,  » il est équitable de reconnaître que ce beau nom n’est pas tout à fait usurpé. Sans doute, pour ne pas être dupe, il convient de biffer 25 pour 100, 30 pour 100, si l’on veut, des triomphes affichés sur ces murs ; il faut ouvrir très large le compte du trompe-l’œil, de la manie des statisticiens et, qui sait ? de la réclame. Où ne se glisse-t-elle pas ? Il restera encore de quoi faire dater notre Exposition, sur ce point comme sur tant d’autres : des succès réels, des efforts méritoires, un éveil récent et sérieux de la conscience du devoir social dans l’élite du patronat. Ces hommes intelligens le comprennent, pour sauvegarder leurs positions menacées, il en faut céder quelque chose. Hier encore, on s’assemblait ici en congrès pour la fixation légale du jour de repos hebdomadaire. Le branle est donné partout. L’Église, à son tour, incline sa puissante force morale vers le berceau populaire d’où elle est sortie. On l’en adjurait à cette place, il y a deux ans ; depuis lors, elle s’est prononcée prudemment, à diverses reprises ; témoin le bref du cardinal-secrétaire de la Propagande à M. Decurtins, l’éloquent apôtre de la réforme sociale dans les cantons suisses, l’homme qui fait le mieux comprendre le mot de Le Play : « L’intelligence de la science sociale procède du cœur encore plus que de l’esprit ; » témoin le cardinal Manning, dont l’ascendant mettait fin, l’autre semaine, à la plus formidable des grèves. Personne n’échappe au mouvement ; je n’en veux d’autre preuve que le langage des hommes les plus réservés, responsables de grands intérêts et attachés, sur certains points, aux doctrines de l’ancienne économie politique. Qu’on juge de la différence entre les formules mécaniques, matérialistes, qui étaient naguère tout son vocabulaire, et la belle page que je lis en tête du Rapport de la section lyonnaise d’économie sociale. Cette page vient ici comme la conclusion naturelle de mes courtes observations ; je cède la parole à son auteur, M. Aynard : je ne me flatterais certes pas de dire plus vrai ni de mieux dire :

« L’erreur serait de croire qu’en économie sociale on peut se contenter de la simple justice, c’est-à-dire de l’observation stricte de lois économiques, qu’on croit inexorables. Les lois économiques sont certaines et doivent être obéies ; elles règlent par la liberté et soumettent à une concurrence nécessaire les mouvemens du travail humain. Mais ces lois ne sont que le résultat de l’expérience et de l’observation, qui les découvrent comme le meilleur moyen de développer et de féconder le travail ; elles ne sont point inviolables à la manière des grandes lois physiques. Si elles sont fondées sur la nature, on peut leur appliquer le mot de Bacon sur l’art ; c’est que, pour les appliquer, l’homme doit s’ajouter à la nature. Lois non écrites et dépourvues de sanction apparente, elles doivent être suivies par chacun en interrogeant une conscience mise en présence de Dieu. User d’un homme ! et user d’une machine seront des choses éternellement différentes aux yeux de la morale ; il n’est point de lois fatales, naturelles, ou, à plus forte raison, économiques, qui puissent autoriser celui qui emploie à ne pas remplir son devoir envers celui qu’il emploie. L’économie sociale ne serait qu’une statistique raisonnée, si elle ne s’appuyait point sur ces principes. Pour nous, en fondant le travail affranchi sur le spiritualisme, en réclamant la part de la conscience et de la pitié dans la lutte des intérêts matériels, nous ne faisons que suivre la plus ancienne et la plus haute des traditions lyonnaises. Arrivés au point dangereux de civilisation où nous sommes, avec toutes nos richesses, nos sciences, nos lois humaines et justes dans leur généralité, nos libertés entières, il n’y a point à regretter le passé ou à se jeter au-devant d’un avenir chimérique. Il ne reste plus une révolution à faire, si ce n’est la révolution morale, qui peut seule faire lever de nouveau sur nous l’immense et splendide aurore de justice, d’humanité et de paix que nos pères ont entrevue en 1789. »

Un collège électoral, pris d’un accès de bon sens, envoie à la nouvelle chambre l’homme qui a écrit cette page. Souhaitons qu’il ait souvent l’occasion de la commenter et qu’il la fasse pénétrer dans l’esprit de ses collègues. Si la plupart d’entre eux raisonnent de même, s’ils comprennent qu’à l’heure présente le catéchisme du bon député tient dans ces deux points : en s’éveillant, penser à ce qu’on voit à l’Exposition de la guerre ; en s’endormant, penser à ce qu’on voit à « la Paix sociale,  » — nos nouveaux mandataires l’apprendront à beaucoup d’entre nous une habitude un peu négligée, celle de chérir les représentans de la nation ; ils feront oublier à beaucoup une autre habitude, celle de souhaiter male mort à la république ; ils lui gagneront tous les hommes de bonne volonté, pour peu qu’ils sachent les prendre par la raison et par le cœur. S’il en devait être autrement, ou pourrait prédire sans être prophète que les élus d’hier risquent d’emporter avec eux la graine de l’espèce ; le peuple les qualifierait comme leurs aînés, il interpréterait à sa façon l’énergique parole du Livre des proverbes sur les hommes qui se remplissent le ventre avec le fruit de leur bouche. — De fructu oris viri replebitur venter ejus.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. Voyez la Revue du 1er du 15 juillet, du Ier et du 15 août, du Ier et du 15 septembre.
  2. > Un Devoir social, les logemens d’ouvriers, par M.  G. Picot. Paris ; Calmann Lévy.