À travers l’Europe/Volume 1/Un mot de politique

P.-G. Delisle (1p. 385-396).

XVI

UN MOT DE POLITIQUE.



UN théâtre que je n’ai pas manqué de fréquenter, c’est celui de l’ancienne Cour à Versailles. Certes, il était bien digne d’intérêt par l’importance des drames qu’on y jouait et par la qualité des acteurs, puisque c’était la Chambre des Députés qui y tenait ses séances.

Le Président, les greffiers et l’orateur, à la tribune, occupaient la scène. Les fauteuils des musiciens étaient remplis par les ministres, et les députés encombraient le parterre. Les balcons et les loges étaient ouverts au public.

J’ai passé plusieurs semaines à Londres sans aller voir le Derby, et plusieurs mois à Paris sans assister aux courses de Longchamp ; mais les courses d’hommes m’intéressaient beaucoup plus que celles des chevaux, et j’ai passé bien des heures à la Chambre des Députés, à Versailles. J’y ai vu des pur-sang, comme on en voit au Derby, mais qui s’ennuient de l’être, et qui voudraient bien boire un peu le sang impur du pouvoir et des honneurs ! C’est à quoi ils songent quand ils chantent :

Qu’un sang impur inonde nos sillons !

J’y ai entendu plusieurs hommes remarquables ; chaque parti en compte quelques-uns. Mais ils sont entourés de beaucoup de petits hommes et de grands enfants. Quelques-uns de ces grands enfants se sont révélés dans le dépouillement du scrutin pour l’élection des Sénateurs, choisis par l’Assemblée : on y a trouvé cinq voix pour Abd-el-Kader, une pour Fra-Diavolo, et deux pour le roi V’lan du Voyage dans la lune ! Au reste, il y a de ces grands enfants dans tous les parlements.

Le spectacle des Chambres françaises est ce qu’on peut imaginer de plus vivant, mais en même temps de plus tumultueux. Un mot piquant, une parole un peu vive, une attaque animée contre le gouvernement y soulèvent des tempêtes. La liberté de la tribune n’y existe pas, et ceux qui veulent critiquer les actes du gouvernement sont obligés de recourir à mille précautions oratoires.

Il est étonnant de voir comme on entend mal la liberté, et comme on ne sait pas en régler l’exercice, chez ce peuple qui a tant lutté pour la liberté. Vainement la république a succédé tantôt à la monarchie, tantôt à l’empire ; elle n’a pas établi la liberté. Au contraire, elle y a toujours apporté de nouvelles entraves, et, par une contradiction inexplicable, il est arrivé qu’en France le régime républicain a toujours été le plus despotique.

Son motto que je lis gravé dans la pierre au frontispice de tous les grands édifices : « liberté, égalité, fraternité, » est pourtant plein de promesses. Mais c’est une illusion, je suis tenté de dire une dérision !

La liberté, à Paris, c’est un mythe ; l’égalité c’est un mot sonore ; la fraternité, c’est le merle blanc.

La liberté, c’est l’éblouissant météore qui passe à l’horizon de Paris, et qui n’y jette qu’un rayon pour aller éclairer d’autres latitudes. C’est le mirage décevant qui montre de temps en temps aux parisiens sur la mer sociale et politique de puissants navires qui ne sont en réalité que des bâtons flottants :

De loin c’est quelque chose, et de près ce n’est rien !

Il y a cependant une liberté que la plupart des gouvernants français paraissent admettre et favoriser, c’est celle de l’erreur, et la marche que l’erreur suit est toujours la même.

Elle commence par se plaindre d’être proscrite, ou gênée par les lois. Elle pose en victime, elle affirme que la vérité et la vertu — qu’elle nomme erreur ou préjugé — sont libres à ses côtés, tandis qu’elle est dans les chaînes ; elle réclame alors sa place au soleil, tantôt avec des gémissements qui attendrissent, tantôt avec des menaces qui épouvantent. Elle affiche de la bonne foi, et répond à ses adversaires : « Vous prétendez que je suis l’erreur, mais je crois être la vérité, et j’ai le droit de vivre. »

On finit par lui accorder ce qu’elle demande ; c’est-à-dire la liberté la plus entière, et elle s’organise alors formidablement. Une fois établie, elle devient envahissante, elle étend son influence, agrandit son action, et travaille à modeler les intelligences sur son type favori afin de s’emparer du gouvernement général.

Le moment vient où la vérité la gêne, et elle prend ses mesures pour la supprimer. C’est alors que s’opère cette singulière transformation de programme que l’on observe à diverses époques dans presque tous les gouvernements parlementaires. Les libéraux, les démocrates à tous crins deviennent subitement autoritaires et proclament l’omnipotence de l’État, tandis que les défenseurs ordinaires de l’autorité se font les avocats de la liberté et chantent ses bienfaits !

Ah ! lorsque l’on étudie un peu les événements européens, on est tenté de pousser ce cri de douleur que Donoso Cortès fit entendre un jour du haut de la tribune espagnole, et qui retentit dans toute l’Europe : « la liberté est morte ! Elle ne ressuscitera, ni le troisième jour, ni la troisième année, ni peut-être le troisième siècle ! »

Et la fraternité ? Où donc est-elle ? Parmi ces adversaires acharnés à se détruire, au milieu de ces nombreux partis, divisés en groupes, de tous ces chefs d’écoles, de tous ces sectaires, de tous ces ambitieux représentants des nouvelles couches sociales, où trouverai-je des frères ?

Qu’est-ce que cette fraternité qui produit la guerre civile, l’égorgement dans les rues, les incendies, les fusillades, puis la proscription dans les îles lointaines ? C’est la fraternité révolutionnaire, qu’on a si bien comparée à celle d’Étéocle et de Polynice,

Mais l’égalité ? N’a-t-on pas réussi à la faire régner enfin ? Eh ! bien, non ; après les luttes sanglantes et les immenses calamités que ce mot magique et trompeur a engendrées, l’inégalité subsiste, plus arrogante et plus impérieuse que jamais.

Vainement l’on a changé les formes de gouvernement, substitué les unes aux autres les diverses couches sociales, placé en haut ce qui doit être en bas, on n’a pas produit l’égalité, parce que l’égalité, telle que prêchée par la Révolution, est contraire à la nature même des choses. Dans le ciel, comme sur la terre, et dans l’immensité de la création, l’inégalité existe, et elle existera aussi longtemps que le monde. Toujours il y aura dans l’humanité inégalité de talents, inégalité de positions, inégalité de fortunes.

Toutes les théories économiques et financières, tous les systèmes d’organisation du travail, tous les régimes politiques n’y pourront rien, il y aura toujours à côté d’un homme qui s’élève ou qui fait fortune, un autre homme qui végète ou qui s’appauvrit ; et c’est ce que prévoyait l’Homme-Dieu quand il disait : « Vous aurez toujours des pauvres au milieu de vous. »

Y a-t-il un remède à cet état de choses ? Y a-t-il une organisation, une institution qui puisse rétablir dans une certaine mesure une vraie égalité dans la société, et relever le niveau des déshérités de ce monde ?

Oui, cette organisation existe, mais on la chercherait vainement en dehors du Christianisme. Elle n’est que là, et elle est fondée sur cette loi universelle et obligatoire, que le Christ a donnée au monde, qui est plus efficace que toutes les lois économiques, et qui s’appelle la loi de charité.

Lorsque la Révolution voulut faire l’égalité, elle résolut d’abattre toutes les têtes qui dépassaient les autres, et elle pensa que ce nivellement sanglant suffirait. Mais à peine les têtes de Louis XVI et de quelques nobles étaient-elles tombées qu’il en surgit d’autres, sortant du peuple. Elle décida de les couper : Vergniaud et les autres Girondins moururent. Mais aussitôt elle s’aperçut que les têtes des Hébertistes dépassaient le niveau commun : celles-ci tombèrent encore ; et dans le moment de silence et de stupeur qui suivit, la Révolution pensa : enfin, j’ai fait l’égalité. Mais l’instant d’après, Danton, Camille Desmoulins et leurs partisans s’élevaient au-dessus de la foule. Il fallut les abattre ; et après eux, Robespierre et Saint Just ; et pendant longtemps la guillotine faucha les têtes, et se promena sur la France pour produire l’égalité, jusqu’à ce qu’un homme providentiel, se dressant au-dessus de la nation, prit l’échafaud, le transforma en plafond d’airain, le posa sur les têtes et monta dessus.

Enfin, l’égalité était donc faite, sauf pour un seul homme, chargé de la maintenir ? Eh ! bien, non ; cet empereur qui avait remplacé les rois, ce demi-dieu qui avait remplacé Dieu dont la France ne voulait plus, prit ses frères et il en fit des rois, il prit ses soldats et il en fit des princes, il prit ses valets et il en fit des ducs ! Et c’est ainsi que la sanglante opération qui devait produire l’égalité aboutit à l’inégalité la plus révoltante et en même temps à la tyrannie !

Ah ! c’est bien autrement que le Christianisme procède. Il n’abat pas les têtes élevées, mais il les courbe sous le joug de l’humilité, en même temps qu’il relève les petits par la main de la charité. Il dit au riche : fais-toi petit, fais-toi pauvre, si tu veux parvenir au royaume des cieux ; et en même temps il dit au pauvre, courbé sous le travail : courage, relève la tête et regarde les cieux ; il y a là pour toi des espérances éternelles. Sois bon, et j’obligerai le riche à te faire une part de ses biens. La charité d’un côté et la reconnaissance de l’autre feront de vous tous des frères, marchant ensemble vers la demeure de votre Père commun, unis dans la sainte fraternité du baptême !

La voilà, la seule égalité possible, la vraie, la bonne égalité, que la charité chrétienne peut seule réaliser.

Au surplus, c’est au christianisme que la Révolution a emprunté toute cette formule sociale : liberté, égalité, fraternité. Mais elle n’a pris que les mots, et elle a détruit les biens qu’il représentent, à tel point qu’un grand orateur a pu s’écrier avec raison : à cette république qui s’est appelée la république des trois vérités, je donne un démenti : elle est la république des trois mensonges.

Comment s’étonner après cela de l’état social de la France ? Comment ne pas s’expliquer les divisions profondes, les haines sourdes ou éclatantes, les ambitions inassouvies, qui placent la nation dans un état permanent de guerre sociale et d’instabilité ?

L’autre soir, je me suis arrêté sur le pont de la Concorde, et voici le spectacle que j’ai contemplé.

En face de moi, dans un lointain sombre, j’apercevais au fond de la rue Royale la belle et grande église de la Madeleine. Derrière moi, tout près de la Seine, le Corps Législatif dressait ses lourdes colonnes. À droite, au-dessus des grands arbres, surgissaient les Tuileries abandonnées et partiellement démolies ; à gauche le Palais de l’Industrie où se faisait une exposition industrielle.

Ce qui animait ce tableau, c’était la multitude de lumières qui scintillaient partout. Les unes s’allongeaient en lignes symétriques à perte de vue de l’Île de la Cité jusque sur les hauteurs de Passy ; d’autres s’étendaient en groupes épars sur la Place de la Concorde et dans les Champs Élysées. Les unes étaient immobiles comme les étoiles fixes du firmament, les autres marchaient, couraient, se croisaient dans toutes les directions et sillonnaient l’obscurité de leurs rayons rouges, bleus, verts ou blancs.

Il me sembla que ce tableau était une image parfaite de l’état social du peuple français et de presque toutes les nations modernes.

La Madeleine, c’était l’Église Catholique ; le Corps Législatif, c’était l’État. Les deux pouvoirs étaient en face l’un de l’autre, mais au lieu d’être unis comme ils devraient l’être dans une société bien organisée, je les voyais séparés par un fleuve, que les préjugés, les passions et les vices avaient creusé. La séparation pourtant n’était pas complète, et le pont jeté sur le fleuve pour les réunir me rappela le Concordat : Il en portait presque le nom.

Les réverbères immobiles symbolisaient les vérités de la foi, les dogmes catholiques, qui, sans varier, éclairent toujours ceux qui ne ferment pas obstinément les yeux.

Les fanaux ambulants et de couleurs diverses, c’étaient les opinions des hommes, leurs systèmes, leurs utopies, leurs programmes. C’étaient les politiques arborant pour parvenir à leur but, tantôt une couleur, tantôt une autre, et tantôt plusieurs couleurs à la fois.

La Place de la Concorde, c’était bien l’endroit où ils devaient se rencontrer. Mais qu’ils étaient loin de s’entendre, et que leurs langages étaient différents ! La Concorde ! J’en voyais bien la place, mais je cherchais vainement la chose.

Je ne la trouvais ni entre l’Église et l’État, ni entre les gouvernants et les gouvernés, les classes dirigeantes et les classes ouvrières, que les Tuileries et le Palais de l’Industrie me semblaient représenter !

Mais ce n’est pas tout. La guerre sociale est encore aggravée et compliquée par les luttes des partis politiques, luttes ardentes, acharnées, et dans lesquelles aucun des combattants ne voudrait céder un pouce de terrain. C’est un des spectacles qui affligent le plus les vrais amis de la France, que de voir combien sont profondes ses divisions politiques.

Il y a dans les divers partis monarchiques, et parmi les républicains, une proportion plus ou moins grande d’hommes de bonne volonté et de bonne foi, amis de l’ordre social, de la gloire et de la prospérité de leur patrie. Mais ces hommes, qui sont animés des mêmes sentiments patriotiques, et qui tendent énergiquement vers un but commun, sont profondément divisés sur les moyens qui doivent leur procurer la réalisation de leurs espérances. Ils se déchirent entre eux, ils usent leurs talents et leur influence à se combattre mutuellement, et ils suivent des routes parallèles qui ne se rejoignent jamais.

Il y a plus encore. Tous ces grands partis qui luttent pour la domination et le triomphe de leurs idées sont eux-mêmes fractionnés et subdivisés. Des divergences d’opinion dans les détails, des nuances de couleurs, des questions personnelles, le souvenir d’anciennes luttes, quelques préjugés, suffisent à former dans chaque parti, divers groupes auxquels manque l’unité d’action.

En tout cela, je ne blâme personne, je constate seulement un fait, ou plutôt un mal, auquel il est peut-être impossible d’apporter remède dans l’état actuel des choses. Si vous entendez les chefs de ces différents groupes, si vous prenez connaissance de leurs griefs, vous serez tenté de croire qu’ils ont tous raison. Mais en même temps, cette incertitude démontre que les sphères politiques sont aussi profondément troublées que les couches sociales.

Quel homme, où quel parti pourra jamais refaire l’ordre dans cette société bouleversée ? C’est le secret de Dieu.

Un jour, dont nous ne voyons pas encore l’aurore, le Dieu qui aime les Francs jettera dans ce chaos social son cri : Fiat Lux ! Et la lumière se fera, et quelque main providentielle remettra les hommes et les choses à leur place, et rétablira la paix et la stabilité.

Car, quels que soient les périls de l’heure présente, quelque menaçant que paraisse l’avenir, il ne faut pas désespérer de la France. Il y a encore trop de foi dans ce beau pays, trop de saintes âmes qui prient, trop de cœurs catholiques qui souffrent et qui travaillent, pour que cette grande nation soit condamnée à périr.

On ne peut nier qu’il s’y opère une réaction religieuse notable, dont les premiers progrès peuvent être plus ou moins lents et les résultats peu appréciables, mais qui répandra infailliblement parmi les ruines que la Révolution entasse, une semence de vérité dont les générations futures recueilleront les fruits.

Quand et par qui s’accomplira ce triomphe de la justice que les catholiques de France appellent de leurs vœux ? Voilà ce qui dépasse les prévisions humaines.

L’heure semble bien lente à venir : mais en France les choses vont vite. Les chances de la monarchie semblent fort problématiques ; mais une catastrophe peut précipiter les événements. Si cette catastrophe ne se produit pas, la république durera ; et la république sera mauvaise tant que le corps électoral ne sera pas lui-même régénéré.

Si Dieu a pesé les couronnes dans la balance de son éternelle justice, et les a trouvées trop légères ; s’il a jugé sévèrement leurs prévarications et les a condamnées, le salut de la France sera opéré par une démocratie nouvelle, baptisée dans la grâce du Christ.

Mais d’où surgira cette nouvelle démocratie, quand la république qui devrait lui donner naissance en reniant la Révolution s’obstine au contraire à identifier sa cause avec elle ?

Là est le problème. Mais, un jour peut-être, il deviendra inévitable que les hommes de bonne volonté de tous les partis se coalisent pour constituer et organiser cette démocratie catholique, en éclairant le corps électoral, en ravivant sa foi religieuse et le ramenant à la pratique des vertus chrétiennes.

Ce sera le travail d’un demi-siècle.