À travers l’Europe/Volume 1/Quelques amis

P.-G. Delisle (1p. 397-408).

XVII

QUELQUES AMIS.



LA situation politique de la France devrait être l’objet de considérations plus étendues ; mais je suis forcé de les ajourner, et j’espère qu’elles trouveront place dans la suite de cet ouvrage.

Je voudrais aussi parler de la presse parisienne, de cet immense chœur de voix discordantes qui s’élèvent soir et matin de tous les coins de Paris, de toutes les classes, de toutes les écoles, de tous les partis et de tous les groupes.

Je voudrais enfin esquisser quelques types de parisiens et de parisiennes, appartenant aux deux Paris que j’ai précédemment indiqués, et qui sont si différents l’un de l’autre par les croyances, par les idées et par les mœurs.

À tous les degrés de l’échelle sociale, mais surtout au sommet et en bas, je vous montrerais l’absence de foi et la soif des jouissances matérielles engendrant la corruption, et développant cet antagonisme social d’où sortent les révolutions.

À côté du Paris qui croit et qui espère, mais qui ne peut presque rien contre le nombre, je peindrais le Paris officiel, règnant et gouvernant par la volonté aveugle du suffrage universel. Vous y verriez quelques grands comédiens qui se drapent dans leurs phrases, qui se donnent des attitudes, et qui s’emparent de l’influence par l’intrigue et par l’exploitation des préjugés et des intérêts. Ambitieux habiles, n’ayant ni principes religieux ni autres, mais parleurs infatigables possédant une rare facilité d’évolution, des élans factices et une verve insolente. Espèces de phonographes vivants, chargés de mots jusqu’à la gueule, et que le peuple s’amuse à mettre en mouvement.

À côté du bourgeois laborieux et économe, qui mène une vie honnête et souvent même très chrétienne, je vous représenterais le bourgeois indifférent, ou à demi libre-penseur, républicain très avancé, mais qui se rallie au parti de l’ordre et devient même clérical, lorsque la Commune triomphe. Il faut alors l’entendre : « le scepticisme railleur, c’est bien joli et surtout peu gênant ; mais enfin, il faut des principes… Il y a de la vérité en ce monde… et puisqu’il y a un Dieu, il faut qu’il y ait une religion… Moi, je veux qu’on respecte la religion, et même… ses ministres. Malheureusement le respect, cette grande chose, oui… le respect s’en va… il est parti… Après tout, le Comte de Chambord n’est pas si impossible qu’on le dit… Il prêche un peu trop, c’est vrai, mais il y a du bon dans ce qu’il prêche… »

Si le danger pour la caisse continuait, ce type de bourgeois se ferait légitimiste. Mais voici que la Commune est vaincue, et qu’un gouvernement régulièrement constitué recommence à faire observer les lois et respecter la propriété : l’évolution religieuse du bourgeois s’arrête ; puis il rétrograde, et retombe peu à peu dans la commode tranquillité de l’indifférence religieuse.

Il y a d’autres portraits encore que je veux insérer dans cet ouvrage, entre autres, ceux du parisien à l’étranger, du boulevardier, et de la parisienne, femme du monde. Mais je suis arrivé à la limite que j’ai fixée à ce premier volume, et ces esquisses sont forcément ajournées à la publication du second.

Il me reste à clore celui-ci par quelques souvenirs personnels dont je ne voudrais pas différer plus longtemps l’expression. C’est un bonheur pour moi, et presque un devoir de reconnaissance, de présenter ici aux lecteurs canadiens, pour qui seuls cet ouvrage est d’ailleurs fait, quelques-uns des amis que j’ai fréquentés à Paris.

À tout seigneur, tout honneur : je commence par le roi des écrivains de ce siècle, M. Louis Veuillot. Ceux qui ont lu mes Causeries du Dimanche connaissent la vive admiration que j’ai éprouvée pour le génie de cet homme, dès longtemps avant que je l’aie connu. Elle n’a pas diminué, lorsque je l’ai rencontré à Paris, et les témoignages d’amitié qu’il m’a donnés, les heures que j’ai passées chez lui, comptent parmi mes plus chers souvenirs de voyage.

Je l’ai trouvé tel que mon imagination me le représentait, après la lecture de ses ouvrages : l’esprit le plus brillant et le plus élevé, à la fois sarcastique et bienveillant, tantôt profond et tantôt léger, parfois mélancolique et parfois très gai, toujours débordant de pensées qu’il revêt des formes les plus saisissantes et les plus originales. C’est le causeur le plus aimable et le plus sympathique, et je suis convaincu que ses adversaires les plus acharnés seraient devenus ses amis s’ils avaient pu causer avec lui de temps en temps. Il y a des hommes dont les écrits sont modérés et conciliants, mais qui sont intolérants dans la conversation et qui prennent feu à la moindre contradiction. M. Louis Veuillot est tout le contraire : c’est sa plume qui prend feu en courant sur le papier, qui se grise en quelque sorte, et lance aux contradicteurs des sarcasmes que sa bouche n’aurait pas proférés.

On se plait à voir toujours en lui le grand polémiste, et l’on semble n’y pas voir les autres faces de son tempérament d’écrivain. On lui reproche sa violence, et je suis sûr que lui-même ne se juge pas irréprochable sous ce rapport. Mais il faudrait tenir compte des circonstances dans lesquelles il s’est trouvé placé, de l’inévitable entraînement de la lutte et de ses représailles, des excès de ses adversaires.

Il faut surtout, pour bien juger M. Louis Veuillot, ne pas perdre de vue la variété des facultés de son immense talent. Sans doute, son rôle, son influence, sa vie, ses œuvres, révèlent surtout chez lui le polémiste incomparable. Mais s’il eût vécu à une autre époque et dans d’autres circonstances, peut-être eût-il écrit bien différemment.

Il était né écrivain ; c’était bien là sa vocation, Mais dans cette carrière deux voies lui étaient ouvertes : l’une pleine de fleurs, de rêves, de sentiments, de méditations et de visions poétiques : l’autre pleine d’obstacles et de dangers, de ronces et d’épines, de luttes et de blessures, de minutes de triomphe et de jours d’accablement, d’exaltations et de déboires, d’applaudissements et de mépris.

Les circonstances — qui ne furent pas l’œuvre du hasard, mais de la Providence — le poussèrent dans cette dernière voie, et il y a usé sa vie. Mais comme il était bien doué pour entrer aussi dans l’autre voie, et quelles œuvres délicieuses son génie poétique y eût laissées !

C’est quand je relis Çà et Là ou Corbin et d’Aubecourt, ou les Historiettes et Fantaisies que je me surprends à regretter que le courroux ait enflammé ce cœur, si bien fait pour aimer, et que tant de paroles de colère soient tombées de ces lèvres, si bien faites pour chanter. Mais, comme il l’a dit lui-même, il fallait bien forger et manier des armes quand des bandes brutales se ruaient sur la justice et sur la vérité.

Hélas ! « ce livre paisible et joyeux, dont je lui emprunte la description, ce livre jeune, plein de lumière et d’ombre, plein de paroles sages et d’innocentes chimères ; ce livre heureux, cette promenade sur l’herbe au bord des fontaines, dans la senteur des aromates sauvages ; ce doux livre, où la brise des montagnes et la brise de mer auraient caressé les leçons de l’expérience indulgente et la flamme des dernières illusions ; ce poëme de couleurs, de parfums, de larmes et de sourires, il ne l’a pas fait, il ne pourrait plus le faire. » Mais Çà et Là nous dit assez quels chefs-d’œuvre cette âme de poête et cette main d’artiste eussent produits !

Lorsque j’ai connu le grand journaliste, il ne ressentait encore que les premières atteintes de cette espèce de paralysie qui l’étreint maintenant, et son intelligence brillait dans tout son éclat. Mais la maladie lui apportait des heures d’abattement et de tristesse sombre.

Je l’ai vu quelquefois dans ces heures, et il me parlait alors de la France, les larmes aux yeux et le désespoir au cœur. « Il n’y a plus de peuple, il n’y a plus d’aristocratie, il n’y a plus de roi, me disait-il ; tout est désorganisé, et quand vous reverrez votre pays, dites-lui que la France se meurt ! » Puis sa parole devenait amère, et il ajoutait : il n’y a plus en France que deux partis politiques, les repus et les affamés ; il faut que ceux-ci mangent ceux-là et qu’ils en crèvent ! Quand ce sera fait, peut-être pourrons-nous espérer un retour au bien. Mais ce n’est pas nous qui le verrons.

« Vous connaissez l’Exode ? Vous savez que tous les hébreux sortis de l’Égypte, sont morts dans le désert sans voir la Terre-Promise ? Pourquoi ? Parce qu’ils avaient tous mangé des oignons d’Égypte, et qu’ils les regrettaient ! Eh bien, l’oignon d’Égypte moderne, c’est le libéralisme, et nous en avons tous mangé. Si les générations futures n’en mangent pas, elles seront sauvées ; mais la génération actuelle ne verra pas le salut, ni son aurore… Ce goût de l’oignon est maintenant dans notre nature ; supposez que nous tous, qui nous croyons de bons catholiques, allions fonder une colonie dans votre bon Canada, je vous prédis que nous n’y serions pas dix ans sans commencer à y planter de l’oignon ! »

Ces propos, que M. Veuillot n’aurait peut-être pas voulu écrire, il me semble intéressant de les reproduire ici dans leur forme familière et pittoresque, et j’ose espérer qu’il ne s’en offensera pas si jamais ces lignes arrivent jusqu’à lui.

D’autres jours, il lui semblait que l’avenir se faisait moins sombre, et que l’espérance dorait l’horizon. « Pour nous sauver, disait-il alors, il nous faut un homme. Qui sera-t-il ? Nous n’en savons rien, mais nous croyons fermement qu’il viendra. Il y a trente ans que nous le demandons à Dieu : il faut bien qu’il nous le donne, et cet homme-là ne fera pas le bonheur de l’Allemagne. »

Souvent, le rédacteur-en-chef de l’Univers abandonnait ces domaines austères de la politique, et se mettait à discourir gaîment sur mille et un sujets. De quelles causeries scintillantes il éblouissait alors ses hôtes ! Quelle gerbe de traits nous aurions pu y glaner, s’il nous en avait donné le temps ! Mais c’était un jet continu d’étincellements qui nous émerveillait !

Je rencontrais généralement chez lui son frère Eugène, plus jeune mais plus grave, excellent polémiste aussi, très érudit, doué d’une intelligence droite et ferme il l’abri des entraînements. Moins brillant que son frère, mais écrivain de premier ordre, que la colossale réputation de son aîné a un peu jeté dans l’ombre.

Là venaient encore M. Auguste Roussel et M. Arthur Loth, deux plumes habiles que les lecteurs de l’Univers connaissent ; M. Ph. Serret, jurisconsulte éminent et polémiste remarquable. De tous les rédacteurs du grand journal catholique, M. Serret est celui dont le style se rapproche le plus de la manière du maître : simple, nerveux, original, spirituel, sarcastique, et tout-à-fait supérieur dans le portrait.

Parfois, le salon de M. Louis Veuillot devenait cosmopolite, et je me souviens qu’un soir sept ou huit nationalités différentes s’y trouvaient représentées — ce qui fit dire à notre amphitryon en s’attablant : nous avons l’univers à table !

Il y a deux autres salons dont j’ai souvent franchi le seuil, et je n’oublierai jamais les charmantes soirées que j’y ai passées. Je ne connais pas d’intérieurs où l’hospitalité prenne un visage plus riant que chez M. Henri Lasserre et M. Léon Gautier. Ce sont deux amis assez liés pour posséder les mêmes amis. Quel sympathique accueil nous faisaient toujours ces hôtes bienveillants ! Et puis, quelle grâce, quel esprit, quel charme chez les hôtesses ! J’ai déjà consacré quelques pages à M. Gautier, mais je n’ai encore rien dit de son ami.

M. Henri Lasserre est né en Dordogne, où il est retourné résider depuis la mort de son père ; mais il habitait Paris lorsque j’y ai passé l’hiver. Taille au-dessus de la moyenne, belle tête solidement assise sur de fortes épaules, large front dénudé, traits expressifs que des yeux vifs et brillants illuminent, sourire fin et caustique, tel est M. Lasserre au physique.

C’est un causeur et surtout un conteur plein de verve, qui sait donner une couleur attrayante aux choses sérieuses et mêler de graves réflexions aux récits les plus légers. Il a été pendant quelques années dans le journalisme militant, et s’il n’avait pas écrit Notre-Dame de Lourdes, s’il ne devait pas continuer cette prodigieuse histoire que lui seul peut faire, je regretterais qu’il n’y fût pas resté. Esprit souple mais ferme, nature indépendante et courageuse, plume alerte et finement taillée, âme pleine de foi, il a tout ce qu’il faut pour être journaliste.

Son Évangile selon Renan, le Treizième Apôtre, les Serpents, fauteur du Maudit sont des œuvres de polémique remarquables. Lorsqu’il aborde un sujet, il ne se contente pas de l’effleurer. Il s’en rend maître, il l’étudie sous toutes ses faces, il le creuse, il n’en laisse rien dans l’ombre, il l’épuise, et quand il dépose la plume c’est qu’il a dit tout ce qu’il fallait dire.

Son histoire de Notre-Dame de Lourdes en est un exemple frappant, et quand on l’a lue on se dit : voilà une histoire qui n’est plus à faire, elle est faite et parfaite.

C’est un livre étonnant, à la fois simple et orné, sérieux et plein d’attraits ; œuvre polémique, scienque, historique, mystique, qui touche, qui émeut, qui charme et qui produit chez tout lecteur sans préjugés une inébranlable conviction. Aussi son succès a-t-il été merveilleux. Il a eu plus de cent éditions, sans compter les éditions canadiennes que l’auteur ignore, j’en suis sûr, et il a été traduit dans un grand nombre de langues.

Nous devrons reparler de M. Lasserre, lorsque nous arriverons à Lourdes, mais je veux nommer ici parmi les habitués de son salon que j’ai eu le plaisir de connaître : Mgr Isoard, jeune et brillant esprit, dont j’ai beaucoup admiré les conférences, pour la forme nouvelle dont il revêtait la doctrine catholique, et qui est maintenant évêque d’Annecy ; M. Ernest Hello, moraliste profond et grand philosophe, qui a brisé avec les idées reçues et la convention littéraire, et qui, malgré quelques pages un peu nuageuses, est l’un des maîtres de la critique moderne. Ses ouvrages sont connus et appréciés en Canada.

Au nombre des hommes qui m’ont fait bon accueil à Paris, et dont je conserve le souvenir, je veux mentionner encore :

M. LePlay, l’éminent auteur de la Réforme Sociale, dont les livres sont fort répandus dans toute l’Europe, et qui à la tête d’une nombreuse phalange d’économistes et d’écrivains travaille à reconstituer sur leur antique base chrétienne les sociétés européennes.

M. Lucien Brun, qui est peut-être le plus remarquable des chefs légitimistes, comme jurisconsulte et comme orateur ; M. le Marquis de Beàucourt, le président si éminent et si dévoué de la Société Biblioographique ; M. le Comte de Richemont, sénateur, fils de l’ancien gouverneur des Indes françaises, et publiciste qui témoigne le plus grand intérêt pour notre pays ; M. le Général Baron de Charette, le porte-drapeau et la vaillante épée de la monarchie légitime ; enfin, deux hommes que je rencontrais quelquefois chez M. LePlay — M. Coquille, l’excellent rédacteur du Monde, et M. Antonin Rondelet, auteur d’un grand nombre d’ouvrages fort estimés, et professeur de philosophie à l’Institut Catholique.

Je n’oublierai pas M. Rameau, le plus canadien des Français. Quelle reconnaissance ne lui devons-nous pas pour s’être imposé la tâche difficile d’attirer l’attention de la France sur le Canada ! Aussi, quelle popularité s’est attachée à son nom, parmi nous !

J’ai réservé mon dernier mot pour un autre français-canadien que nous connaissons mieux encore, et dont le passage dans notre pays a laissé les souvenirs les plus vivaces, à tel point qu’il me suffit de prononcer son nom lorsque je veux être applaudi dans un discours. Ce n’est que justice d’ailleurs ; car nous saluons en M. Claudio Jannet l’ami le plus sincère et le plus dévoué des canadiens-français à Paris.

Mais que vous en dirai-je, lecteurs, que vous ne sachiez déjà ? Vous connaissez en lui l’orateur, vous l’avez entendu, et vous n’avez pas oublié ses accents chaleureux. Quel talent commande plus l’attention ? Quelles convictions inspirent plus de confiance ? Quelle parole ardente emporte mieux les suffrages ?

Vous connaissez aussi l’écrivain ; car vous avez lu ses principaux ouvrages, et surtout son beau livré sur les États-Unis. J’ai déjà loué ailleurs ce style sobre et correct, cet ordre, cette méthode, cette clarté qui le distinguent. Sans théories creuses, sans phrases sonores, sans tableaux à effet, l’écrivain va droit à son but comme un observateur austère, et s’élève aux plus hautes sphères de la science sociale et politique.

Chez lui, l’économiste est avant tout catholique, et toutes ses théories économiques sont subordonnées aux doctrines chrétiennes. Chez lui, le jurisconsulte reconnaît comme base et source de tout droit la loi naturelle et divine, et il considère le Décalogue comme le Code par excellence de l’humanité.

Brillante intelligence, servie par de vastes et constantes études, esprit vigoureux d’où la pensée jaillit sans cesse et n’attend jamais l’expression, caractère viril qui a le sentiment du devoir et de l’honneur, âme d’élite qui renouvelle ses forces dans la pratique constante de sa religion, il combat dans les premiers rangs de cette phalange de catholiques qui ne voient le salut de leur patrie que dans un retour à l’ordre social chrétien, et qui ne s’attachent à la monarchie légitime que parce qu’ils y trouvent plus de garanties sous ce rapport.


FIN DU PREMIER VOLUME