À travers l’Espagne/Voyage dans le nord de l'Afrique/2

À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 346-366).


ii

ALGER

Le littoral. — Oran. — Blidah. — Les gorges de la Chiffa et les singes. — La rade d’Alger. — Son climat. — Les mosquées. — Dévotion des musulmans. — Les églises catholiques. — Notre-Dame d’Afrique. — L’absoute des naufragés. — Les Aïssaouas. — Les sacrifices de coqs. — La trappe de Staouéli. — Le jardin d’Essai. — Histoire.

Le steamer Manoubia semble avoir, comme nous, quelque peine à se détacher de l’Espagne ; car il revient de Tanger à Gibraltar et Malaga, et c’est de cette dernière ville qu’il dirige sa course vers la côte africaine.

Le temps est beau, et la mer clapote légèrement sur les flancs du navire, qui s’incline sous un souffle frais venant de l’Est. La nuit vient, et le ciel se couvre d’étoiles que je ne reconnais pas ; c’est que nous avons bien changé de latitude.

Dès l’aurore, nous arrivons à Melilla, prison espagnole perchée sur un rocher sauvage et entourée de fortifications. C’est le grand pénitencier de l’Espagne élevé, comme une menace, sur une côte déserte de l’ancien pays des corsaires.

Le vent est devenu violent, et la vague grossie nous force à lever l’ancre. Nous longeons le littoral africain dont l’aspect en cet endroit est désolé. C’est une chaîne de montagnes servant de barrière à la mer et à la civilisation, sans habitations, sans culture, sans gazon vert. Des caps, des baies, des rochers nus et du sable ; de loin en loin, au sommet d’un promontoire, les débris d’une tour moresque : tel est le coup d’œil que présente cette côte inhospitalière jusqu’à Nemours.

Nemours — village fortifié au fond d’une anse de sable, peuplé d’Espagnols, de Français et d’Arabes. À la cîme d’un promontoire, du côté Est, un ancien château-fort qui s’écroule. Sur la grève, une caravane défile lentement : dix chameaux dessinent leurs silhouettes difformes sur le front vert d’un petit bois de palmiers.

Beni-Saf — tout petit port cerclé de montagnes géantes. Deux steamers y chargent du minerai de fer, que des trains apportent de l’intérieur et que des ascenseurs descendent au bord de la mer.

Oran — capitale de la province du même nom, ayant une population de 50 000 âmes et grandissant beaucoup.

Je ne connais pas au juste l’étymologie d’Oran ; mais ce nom doit lui venir de la teinte dorée dont est revêtu tout ce qui la compose. Le sol, les rochers, les murailles, les édifices, tout est jaune comme du vieil or ; et si les indigènes se lavaient plus souvent ils auraient également le teint doré.

Oran est une ville très pittoresque et accidentée. Ici, elle se prélasse sur la grève, au fond d’une baie d’azur ; là elle escalade une montagne ; ailleurs elle se cache dans la profondeur d’un ravin, plus loin elle s’étend à son aise sur de vastes plateaux. Ses rues sont tantôt larges comme des boulevards, tantôt étroites comme des corridors, tortueuses comme des impasses, et raides comme des échelles.

De quelque côté que vous vous dirigiez, vous arrivez toujours à des escarpements, et si vous levez les yeux vous apercevez soit un château-fort, soit une tour, soit un clocher qui dominent la ville. Santa-Cruz, avec ses bastions formidables et ses créneaux, s’élève à plus de mille pieds au-dessus de votre tête ; et sur un plateau, à côté du château-fort, une chapelle élancée porte à son sommet une statue de la sainte Vierge dont les bras tendus semblent bénir le port et la ville.

Je ne connais que Notre-Dame de la Garde, à Marseille, qui puisse être comparée comme point de vue à cette chapelle de Santa-Cruz.

Oran, dont l’origine ne remonte guère au-delà du dixième siècle a souvent changé de maîtres.

Les Maures, expulsés de l’Espagne au quinzième siècle, y trouvèrent un refuge. Mais les Espagnols les y poursuivirent, et le cardinal Ximénès les en chassa en 1509. Deux siècles après, l’Espagne perdit cette ville, la reprit en 1732, et l’évacua définitivement en 1792. Elle resta soumise à un Bey jusqu’en 1831, et fut alors conquise par la France.

Cinq ou six forts la protègent aujourd’hui, tant du côté de la mer que du côté de la terre, et lui forment une ceinture à la fois redoutable et pittoresque.

Il faut aller visiter sa promenade de l’Étang, sa cathédrale Saint-Louis, la grande mosquée et le quartier nègre.

Un chemin de fer relie maintenant Oran à Alger, et c’est par cette voie que nous nous dirigeons vers cette dernière ville. Mais nous ne pouvons résister à la tentation de nous arrêter à Blidah, la séduisante ville des orangers.

Elle est très agréablement située aux pieds de l’Atlas, entourée de jardins et d’immenses orangeries ; et elle possède un dépôt de remonte pour la cavalerie française où j’ai vu les plus beaux chevaux du monde.

Son jardin Bizot est délicieux, et son Bois sacré mérite une visite.

Une des grandes attractions de Blidah, ce sont les gorges de la Chiffa, déchirure étroite et profonde dans la chaîne de l’Atlas, où nous conduit une route des plus pittoresques, suspendue comme une corniche à mi-hauteur des rochers, au-dessus de l’abîme où gronde la rivière. C’est là que nous avons eu le plaisir de rencontrer une troupe de singes, qui ont bien voulu nous donner une représentation gratis. Ces sémillants, quadrumanes, que Darwin et les évolutionnistes veulent nous donner pour ancêtres, étaient au nombre de quarante ou cinquante de toutes tailles, et paraissaient réunis en séance au bord du torrent comme une chambre de députés.

Sur une roche élevée, un vieil orang-outang solidement assis semblait présider, et je crois même que les débats de ses collègues l’avaient endormi. Au-dessous, une autre roche servait de tribune, où les préopinants se succédaient rapidement, non sans lutte. Le débat était tumultueux et manquait un peu de décorum. Plusieurs faisaient des cabrioles que les politiciens les plus souples ne sauraient exécuter. Bien différents des conférenciers, ils se lassèrent de s’exhiber avant d’avoir cessé de nous amuser, et quoiqu’il ne fût qu’environ trois heures P. M., ils décidèrent qu’il était six heures et votèrent l’ajournement.

Alors le président piqua une tête en bas de son fauteuil, je veux dire de son rocher. Je crus qu’il allait se tuer ; mais l’habile acrobate, en tombant à travers les branches d’un arbre, s’y était cramponné (est-ce bien cramponné ?) avec deux ou trois tours de queue ; et tous disparurent.

Au Ruisseau des Singes, nous en trouvons d’autres ; mais ce sont des intransigeants farouches qui en veulent à la société. Car ils se sont enfuis à notre approche en secouant violemment les arbres.

J’ai pu constater ici que tous les singes raffolent des noix, tandis qu’il est constant que le père de l’humanité aimait les pommes. Je soumets cette objection aux évolutionnistes.

À mon grand regret, nous arrivons à Alger de nuit, et ce n’est que le lendemain que nous pouvons admirer cette ville superbe, cette perle rose, enchâssée d’émeraudes et de saphirs, étincelante de reflets lumineux, et pittoresque comme une féerie.

Au saut du lit, je cours à ma fenêtre (hôtel de l’Oasis), et j’ai sous les yeux un coin de la ville, une mosquée, le port, et la mer miroitant au soleil. J’ai vu ce tableau pendant quinze jours, et je ne m’en suis pas lassé.

La rade d’Alger est l’une des plus belles que l’on puisse contempler, surtout le soir, vers le coucher du soleil. Cette courbe harmonieuse où la mer vient dormir, ces magnifiques collines qui lui servent de ceinture et sur les flancs desquelles sont échelonnées de blanches villas entourées de bosquets, la chaîne des montagnes de la Kabylie, dont les sommets lointains lui forment une couronne d’azur, cette belle mer bleue sillonnée de navires qui viennent, apporter à la blanche ville des corsaires les produits de la civilisation, ce mélangé de Barbares et d’Européens qui se coudoient partout, tout cet ensemble fait d’Alger une des villes les plus originales et les plus intéressantes du monde.

Mais ce qui fait surtout l’incomparable beauté de cette ville, c’est qu’elle est presque toujours inondée de lumière. Le soleil est le grand artiste qui l’orne, la décore et la fait resplendir.

Sans doute, il y a pendant l’hiver, de temps en temps, des jours de pluie, et ces pluies sont même abondantes. Mais elles ne durent jamais longtemps ; le soleil finit toujours par percer les nuages, et dès qu’il paraît tout sourit, s’embellit, et se transfigure. Ses rayons mettent au cœur plus de gaîté que les vins les plus généreux.

Une heure après un orage, qui paraît un déluge, vous sortez et vous n’en voyez plus trace ; je me trompe, les palmiers sont plus verts, les oranges plus brillantes, les amandiers et les églantiers plus fleuris, et la lumière plus limpide.

Un poète algérien avait raison d’écrire à ses amis de France :

Pendant que de froides haleines
Glacent votre ciel obscurci,
Pendant qu’il neige dans vos plaines
Sur nos côteaux il neige aussi.


Il neige au pied de la colline,
Il neige au détour du sentier,
Il neige des fleurs d’aubépine,
Il neige des fleurs d’églantier.


Nous sommes en janvier, et les jours sont longs et beaux. Les nuits sont froides mais claires, et la brise de mer se réchauffe chaque matin dans un bain de soleil.

Aussi tout le monde vit-il dehors. La grande place du gouvernement, et les rues Bab-Azoun, Bab-el-Oued, de Chartres et d’Isly sont pleines de peuple ; et ce peuple est le plus bariolé que l’on puisse voir. Français, Espagnols, Berbères, Kabyles, Mozabites, Juifs, ont des costumes différents et de toutes couleurs. Ajoutez à cela les uniformes des nombreux militaires que l’on coudoie partout, et vous aurez une idée de la variété du coup d’œil.

Le quartier arabe d’Alger n’a pas ce caractère cosmopolite, mais c’est une merveille de pittoresque. On imagine difficilement un pareil labyrinthe de sombres corridors, d’impasses tortueuses, d’escaliers flanqués d’échoppes borgnes, et de mystérieuses galeries.

Il s’étend sur le flanc de la montagne, où s’élève la kasbah, ancienne forteresse arabe, aujourd’hui occupée par les soldats français.

Ce que les étrangers ne manquent pas de visiter à Alger, ce sont les mosquées. Les plus remarquables sont la grande mosquée et celle d’Abd-er-Rhaman el Tçalbi. Celle-ci est à l’ombre des palmiers du jardin Marengo, et est surmontée d’un minaret fort élégant. En y allant, le vendredi, vous y verrez des femmes moresques dévoilées, priant sur des tombeaux qui sont en grande vénération. Car là reposent plusieurs pachas et le grand marabout Abd-er-Rhaman, qui vécut au quinzième siècle.

Le même jour, dans la grande mosquée, vous aurez un autre spectacle. Des centaines d’Arabes sont, là prosternés, le front collé sur les dalles de marbre, pendant que le marabout, monté dans une espèce de chaire, leur déclame ou leur chante des versets du Coran.

Selon le Prophète, le Seigneur exigeait autrefois que ses fils prient cinquante fois par jour ; mais, à la demande de Mahomet, il veut bien aujourd’hui se contenter de cinq fois. C’est pourquoi l’on voit hissé cinq fois par jour, au sommet des minarets, un petit drapeau blanc qui attire l’attention des fidèles, et qui annonce l’arrivée prochaine du muezzin. Un instant après, il apparaît en effet au sommet de la tour, et il appelle les fils d’Islam à la prière.

L’appel de l’aurore est vraiment beau : Koumou ! Koumou ! La Tenournou !


Levez-vous ! levez-vous ! Ne dormez plus !
C’est le moment de faire le bien ;
Vous ne vivrez pas éternellement…
Dieu seul est grand ! Et Mahomet est son prophète !
La Allah illahoullah, Mohammed raçoul Allah !


À ce cri, les Musulmans, quoi qu’ils fassent alors, et où qu’ils se trouvent, se tournent vers l’orient et se prosternent la face contre terre en adorant Allah !

Bien souvent, sur les chemins, dans les champs, au désert, sur les montagnes, dans la diligence même où nous voyagions, nous avons été témoins de ces oraisons qu’aucun respect humain n’arrête. Dans les solitudes charmantes de la Kabylie, à l’heure du soleil couchant, nous avons aperçu je ne sais combien de centaines de ces bons agriculteurs Kabyles, dont les silhouettes blanches se prosternaient dans les vallées et sur les versants des collines, et j’avoue que ce spectacle m’a ému et édifié. Ces dévotions redoublent pendant le Rhamadan, qui est le carême musulman, et auprès duquel notre carême est une orgie. Le Rhamadan dure trente jours, et perpétue le souvenir du mois où le Coran est tombé du ciel. Pendant ce temps, il n’est pas permis de manger, ni de fumer, depuis l’aurore jusqu’à la nuit. Je suis sûr, après cela, que personne de vous ne se fera musulman.

Le jour férié des musulmans est le vendredi ; celui des juifs est le samedi, et celui des chrétiens, le dimanche. Il en résulte une autre curiosité pour ces villes du littoral africain : c’est que trois jours par semaine il y a une grande partie de la population qui ferme ses boutiques et vaque à la prière.

Les églises catholiques d’Alger sont en général très pauvres, et la cathédrale elle-même n’a rien de monumental. Le seul caractère qui la distingue est son architecture arabe, et l’apparence de mosquée qu’elle conserve encore malgré sa conversion.

Mais à la porte d’Alger, au sommet d’un promontoire qui s’avance dans la Méditerranée, s’élève un joli sanctuaire dédié à la sainte Vierge, sous le vocable de Notre-Dame d’Afrique. Par le site, il ressemble à Notre-Dame de la Garde, à Marseille, et à Notre-Dame d’Oran. Lequel des trois sanctuaires est le plus pitoresque ? C’est assez difficile à dire ; mais il n’est pas douteux que celui d’Oran est le plus élevé, et qu’il commande une vue incomparable ; seulement, la chapelle en est toute petite et très pauvre, tandis que Notre-Dame de la Garde et Notre-Dame d’Afrique ont une architecture et des proportions monumentales.

Notre-Dame d’Afrique est la plus spacieuse des trois, et elle est bâtie dans le style oriental avec des arcs et des coupoles bysantines. C’est une croix grecque formée par une nef et un transept, qui se terminent par trois demi-coupoles, et qui sont couronnées par un dôme spacieux. Au chevet, flanqué de deux autres petites coupoles, se dresse une tour très haute qui ressemble au minaret d’une mosquée.

La façade n’est pas encore terminée et me semble assez bizarre ; mais elle est surmontée d’une grande statue de la sainte Vierge. Tout autour de l’église, sur les murs extérieurs, court une frise très large en mosaïque de faïence.

L’intérieur est inachevé, et n’a rien de remarquable. De simples cartons peints remplacent les statues qui devraient remplir les niches. Mais les murs sont tapissés d’ex-voto qui attestent un nombre incalculable de guérisons dues à l’intercession de Notre-Dame d’Afrique.

Nous avons voulu assister aux vêpres dans cette église qui a maintenant le titre de basilique, et nous y avons été témoins d’une cérémonie touchante qu’on ne voit nulle part ailleurs, je pense : l’absoute des marins naufragés, dont les corps reposent dans l’immense sépulcre de la Méditerranée.

À l’issue des vêpres, les chantres entonnent tout à coup le libera. Le prêtre officiant revêt son écharpe de deuil ; la croix suivie du clergé, s’avance dans la nef comme pour un enterrement vers la porte de l’église.

Sur la terrasse qui couronne le promontoire se rangent le clergé et la foule. Le porte-croix va se placer entre les deux acolytes au bord de l’escarpement, le prêtre officiant se met en face, et n’en est séparé que par un drap mortuaire porté par quatre enfants de chœur, puis, il récite les prières de l’absoute, il jette vers la mer quelques gouttes d’eau bénite, et, levant les mains, il bénit cette tombe où tant de malheureux gisent ensevelis.

Rien n’égale la solennité touchante et la grandeur dramatique de ce spectacle.

Ô vous tous, pensais-je, qui dormez dans les plis funèbres des abîmes de la mer, n’avez-vous pas tressailli ? Ne vous êtes-vous pas réveillés de votre sommeil ? Ces murmures et ces chants que vous avez dû entendre, ce ne sont pas les vagues qui se plaignent au rivage, ce ne sont pas les vents qui soulèvent les flots, ce ne sont pas les navires encombrés de vos frères vivants qui sillonnent la mer, ce sont des prières, des cris vers Dieu qui sollicitent pour vous la résurrection et la vie.

La cérémonie était finie, et je restais là, rêveur, les yeux fixés sur la mer qui battait le pied du promontoire ; le vent en ridait légèrement la surface ; et des barques pavoisées la sillonnaient en s’inclinant sous leurs voiles latines.

Au loin passaient de grands vaisseaux remplis de voyageurs, et nul d’entre eux ne songeait sans doute qu’il se promenait dans le plus vaste et le plus peuplé des cimetières.

Sur le rivage et sur les versants des collines, depuis la pointe Pescade jusqu’à Alger, d’innombrables villas blanches et roses souriaient dans la verdure des jardins. Aux sommets couverts de bruyères vertes, de grands troupeaux de chèvres blanches paissaient tranquillement. Sur tous les chemins circulait, la foule, et le soleil enveloppait toutes choses de ses flots de lumière.

C’était la vie, toujours la vie, à côté de la mort, et coudoyant les tombeaux sans s’en douter.

J’ai retrouvé à Alger, comme à Tanger, des charmeurs de serpents, espèce de thaumaturges qu’on nomme Aïssaouas, et j’ai voulu assister à une de leurs représentations. Mais ce n’est qu’avec une peine infinie, et après une longue course de nuit dans des ruelles qui m’ont rappelé les cercles de l’enfer de Dante, que j’ai pu les découvrir.

Nous sommes partis sept de l’hôtel, mais nous ne sommes arrivés que trois : quatre de nos compagnons effrayés et découragés nous ont abandonnés en route.

Nous entrons dans un patio pavé de larges pierres plates, autour duquel sont assis par terre, les jambes croisées, cinquante ou soixante Arabes, parmi lesquels nous prenons place. Au-dessus de nos têtes, sur les quatre côtés du patio, est accroché un long balcon où sont accoudées des femmes voilées, dont nous ne voyons que les yeux, et qui applaudissent le sorcier, en criant : you ! you ! you ! you !

Au milieu du patio se tient l’aïssaoua, tête nue, se balançant et sautant comme un homme ivre au-dessus d’un petit feu d’où monte une fumée blanche qu’il aspire et qui paraît le griser. En face de lui, tout près du feu, trois musiciens, l’un soufflant dans une espèce de clarinette et les deux autres battant, à coups redoublés, de larges tambourins qu’on appelle bendios. L’aïssaoua chante, et les musiciens l’accompagnent. Mais quelle musique, grand Dieu, que cette musique arabe ! Mélopée d’une monotonie désespérante, et qu’on peut entendre des heures sans en pouvoir rien retenir. J’ai fait de mon mieux pour en graver quelques mesures dans ma mémoire ; mais je n’ai pu y réussir, parce que la musique arabe ne connaît, ni les tons, ni les demi-tons, mais procède par tiers de tons.

Le premier chant est un cantique à Aïssa qui est monté au ciel et a délivré les enfants d’Israël ; mais bientôt le chanteur ne fait que pousser des cris plaintifs, des lamentations, des rugissements accompagnés de bonds et de contorsions inimaginables. Il chancelle, il tombe, se relève, puis retombe, et semble en proie à des souffrances atroces.

Quand enfin il est parvenu au degré d’hallucination, ou de délire voulu, il commence ses sortiléges, avalant des scorpions et du verre pilé, se perçant les joues avec de grandes aiguilles, marchant nu-pieds sur le feu, et sur le tranchant d’un sabre.

On affirme que les jours de grande fête un agneau tout vivant est apporté à l’aïssaoua qui le dévore à belles dents, et le mange en entier, os, chair, peau et laine.

Si tous ces sortiléges ne m’ont pas émerveillé, j’ai été bien étonné en revanche de découvrir que leur nom signifie disciples de Jésus. Aïssa est l’un des noms arabes qu’on donne à Jésus, et oüas, signifie disciples. Dans leurs croyances, Aïssa fut un marabout célèbre qui domptait les serpents, changeait l’eau en vin et faisait apparaître soudainement devant lui des tables somptueusement servies. N’est-ce pas bien là le Christ vainqueur du serpent, multipliant les pains et opérant le miracle de Cana ? N’est-ce pas bien le Christ prédisant à ses disciples qu’ils prendraient impunément les serpents dans leurs mains ?

Singulier rapprochement, n’est-ce pas, entre le divin fondateur du Christianisme, et ces faux thaumaturges qui prétendent faire des miracles en son nom !

Un autre spectacle assez curieux auquel on peut assister tous les mercredis, sur une grève appelée le rocher de Cancale, à deux milles d’Alger, ce sont les sacrifices de coqs.

Vers huit heures du matin, on y voit arriver des femmes et des jeunes filles, mauresques, juives et négresses, qui désirent connaître leur avenir, et se rendre le ciel propice. Elles apportent avec elles des couples de poulets qu’elles remettent avec une offrande à deux ou trois marabouts nègres qui sont les sacrificateurs. Ils portent le costume arabe, mais leur gandoura blanche est relevée par une ceinture rouge, où pend un grand couteau.

Ils prennent les poulets des mains de chaque femme, s’approchent d’un petit feu où brûlent des parfums, font des croix et autres figures avec les poulets au-dessus du feu, les font ensuite toucher à la tête, au dos, et à la poitrine de la femme qui les offre ; puis ils les placent par terre, les ailes étendues, mettent le pied dessus, et, les saisissant par la tête, ils leur coupent le cou à moitié, et les laissent aller. La pauvre victime sautille quelque temps en battant, de l’aile, et meurt.

Ces battements d’ailes, les contorsions de l’agonie, le temps qu’elle dure, sont observés avec soin, et ont une signification que je ne saurais vous expliquer.

La femme trempe alors ses doigts dans le sang des victimes, se trace des croix sur le front, et des anneaux de sang autour des bras et des jambes ; puis elle jette dans le feu de petites pailles, et des grains de résine, et la cérémonie, finie pour elle, recommence avec une autre femme.

Je n’ai pas vu un seul homme apporter des poulets aux sacrificateurs, qui en ont immolé une centaine sous nos yeux, et qui ont dû faire ensuite un joli festin. J’en ai conclu que cette superstition est peut-être exclusivement féminine.

Passons à des spectacles plus consolants et plus dignes de l’humanité.

Au-delà des sommets qui dominent toute la ville, et qui sont couronnés par l’ancienne Kasbah des Arabes et par le fort l’Empereur, s’étendent de vastes plaines s’abaissant graduellement vers la mer. Une belle route carrossable les traverse et se prolonge assez loin dans l’intérieur. Il y a 40 ans, elles étaient à peu près désertes, et l’endroit qu’on nomme aujourd’hui Staouéli était couvert de broussailles, et peuplé de panthères, d’hyènes et de chacals. C’est alors que les Trappistes obtinrent du gouvernement un octroi de terres en cet endroit, et vinrent y jeter les fondations d’un couvent. Ils étaient peu nombreux, et presque sans ressources : aujourd’hui ils sont au nombre de 120, et leur établissement prospère dans une mesure étonnante. Les bêtes fauves ont été chassées de leur repaire, et à la place des broussailles et des tanières se déploient de grandes vignes, de belles orangeries et d’immenses champs de géraniums. Les aloès et les cactus bordent les chemins, les eucalyptus étendent leur feuillage toujours vert, et au-dessus des arbres qui bordent une large avenue, se dresse une façade sévère, couronnée de quelques statues, avec cette inscription au-dessus de sa porte : Janua cœli.

La visite de ce couvent m’a fort intéressé. Après avoir traversé une première cour, ombragée par deux grands bosquets de palmiers, j’entrai dans le cloître proprement dit, où le père, qui me servait de guide, me montra une inscription qui m’imposait le silence. Je le suivis, et nous parcourûmes ensemble tout le cloître sans échanger une parole.

Les murs sont couverts d’inscriptions rappelant la brièveté de la vie, l’éternité, les mérites de la pénitence, et le vrai bonheur naissant de la douleur volontaire. L’une d’elles m’a particulièrement frappé, je la reproduis :

« Le cloître est un tombeau où la mort commence la vie ».

Au réfectoire j’ai lu cette autre :

« Soit que vous mangiez soit que vous buviez, faites tout pour la gloire de Dieu ».

Le dîner des religieux était servi, en voici le menu : 1° un potage de légumes bouillis dans de l’eau avec du poivre et du sel ; 2° un morceau de pain ; 3° une bouteille de vin et un cruchon d’eau que le religieux boit dans une tasse d’étain.

Au dortoir, les cellules contiennent une petite couchette en fer, une paillasse, et l’espace nécessaire pour entrer et sortir.

La chapelle était encombrée de religieux qui priaient. Il y en avait de tout âge et de toutes les nations.

D’autres religieux se promenaient lisant et priant dans les deux galeries à arcades qui entourent le préau. Plusieurs étaient agenouillés sur la pierre, aux pieds des colonnes, ou dans les encoignures. Tous avaient l’air d’ombres ou de fantômes pour lesquels la vie réelle n’existe plus. Seul, le préau faisait contraste avec l’aspect lugubre du monastère ; car de jolies fleurs violettes et roses grimpaient sur les colonnes, et un grand nombre d’orangers, chargés de fruits, avaient l’air d’autant de bouquets.

Les trappistes de Staonéli ont aujourd’hui 1 400 hectares de terre, et ils emploient dans leurs travaux cinq cents forçats d’un bagne voisin dont ils paient les services au gouvernement. Ils ont de vastes écuries remplies de mulets et de chevaux, et de grandes caves où ils font des vins, des liqueurs, et des essences, qu’ils exportent. Dans l’enceinte du couvent se trouvent aussi une forge et des boutiques de charpentiers, de ferblantiers, de cordonniers et de tailleurs, de manière qu’ils se suffisent à eux-mêmes, et n’ont aucun besoin de communiquer avec l’extérieur.

Combien de temps dureront leur félicité et leur paix actuelle ? c’est une question que l’avenir résoudra, mais dont la solution dépend du bon plaisir du gouvernement français.

Les environs d’Alger sont tout simplement délicieux, et nous y faisons des courses journalières. On se lasse de la ville, mais on ne se lasse pas des paysages agrestes auxquels la nature a prodigué ses beautés.

La rue Bab-Azoun et son mouvement, la place d’Isly et son marché arabe, la terrasse qui longe le port et la vue des navires qui se balancent dans la rade, c’est tout le temps la même chose, et le spectacle finit par être monotone. Alors nous prenons une voiture, recouverte d’une toile blanche, qui protège contre le soleil trop ardent, et, fouette cocher.

Tantôt nous longeons la mer du côté de Saint-Eugène, tantôt nous gravissons les hauteurs du Sahel, tantôt nous parcourons le Mustapha supérieur, suite de villas élégantes habitées par des Anglais, et nous allons visiter le palais du gouverneur que nous trouvons très beau et admirablement situé.

Mais la visite la plus intéressante à faire de ce côté est celle du Jardin d’Essai. Nous y trouvons réunies toutes les plantes, les essences et les fleurs de l’Algérie, de l’Europe, de l’Australie, de l’Amérique et même du Japon. L’horticulteur et le botaniste y pourraient passer des semaines dans l’étude de toutes les espèces qu’on y a acclimatées. Le peintre et le poète y puiseraient de nouvelles inspirations.

Un intérêt historisque s’attache en outre au Jardin d’Essai. Car c’est ici que Charles-Quint opéra son débarquement en 1541, malgré les cavaliers bédouins qui s’y opposèrent. C’est ici qu’il passa la nuit avant de marcher sur Alger, qu’il eut bientôt enveloppé. Déjà il avait établi son quartier général au-dessus de la ville, sur la colline qu’occupe aujourd’hui le fort l’Empereur, quand une tempête épouvantable se déchaîna, brisa un grand nombre de ses navires, détruisit ses approvisionnements, démoralisa et débanda son armée, et le força enfin de lever le siége.

Alger resta longtemps encore un repaire de pirates dont les courses infestèrent la Méditerranée. Que de malheureux chrétiens ont alors gémi dans les bagnes et sur les marchés d’esclaves d’Alger, de Tunis et de Tripoli !

Un des plus glorieux captifs d’Alger fut Cervantès. En 1573, il avait fait l’expédition de Tunis, et il revenait vers sa patrie dans la galère El sol, quand il rencontra des pirates, et fut pris avec son frère. La captivité fut rude et dura cinq ans. Plusieurs tentatives d’évasion très habilement combinées échouèrent par trahison, et c’est au prix de mille écus d’or que ses parents purent enfin le racheter.

Après l’Espagne, qu’elle n’avait malheureusement pas aidée, la France tenta d’abattre la puissance des Maures en Afrique et sur la Méditerranée, mais elle n’obtint longtemps que des succès temporaires.

L’Angleterre vint à son tour, et après avoir bombardé Alger en 1816, elle obtint enfin du dey Omar l’abolition de l’esclavage des Européens.

Grâce à Dieu, la Méditerrannée n’est plus un lac musulman, ni barbare. Elle est européenne et chrétienne.

En 1827, le dey d’Alger et le consul de France, se rencontrant à la Kasbah, eurent ensemble une altercation, et le consul reçut du dey un coup d’éventail. Charles X décida de venger cette injure, et l’expédition envoyée contre Alger en fit la conquête.

Depuis lors, la France a toujours étendu ses possessions algériennes, et sa puissance s’y affermit. Elle n’a guère civilisé les Arabes, qui sont encore pleins de haine contre elle ; mais son œuvre de colonisation en Algérie grandit et se développe dans une large mesure. Ses progrès sont indéniables, et s’accélèrent beaucoup depuis vingt ans.

Plût à Dieu que les conquérants fussent plus chrétiens, et pûssent vraiment dire avec le poète :

« Nous sommes les faiseurs de vie et d’espérance !
Nous n’avons d’ennemis que la mort et la faim !
Et, soldats bienfaisants malgré toute apparence,
Nous apportons d’Europe, où nous sommes la France,
La justice, qui veut régner seule à la fin !