À travers l’Espagne/28
xxviii
TIRSO DE MOLINA
Le grand poète connu sous le nom de Tirso de Molina avait pour nom véritable Gabriel Tellez. On croit qu’il naquit à Madrid vers l’année 1570. Il passa sa jeunesse à l’Université d’Alcala d’Hénarès qui était alors célèbre dans toute l’Europe, et qui comptait plus de dix mille étudiants.
Il apprit la théologie et la philosophie, et quand il eut pris ses degrés il revint à Madrid pour tenter la fortune du théâtre. Mais il ne fut pas un de ces heureux auxquels la fortune sourit dès le début ; la carrière dramatique lui apporta de nombreux déboires. L’une de ses pièces intitulée : Le timide à la Cour fut mal accueillie par le public, et lui attira des critiques amères. On suppose que le découragement s’empara alors de lui, et qu’il renonça à la carrière dramatique et aux luttes qu’elle lui imposait. Car il se réfugia au couvent de la Merci à Tolède vers 1613.
Il est probable qu’il cessa alors de travailler pour le théâtre ; mais il ne publia ses drames et comédies que postérieurement. Il prétend lui-même avoir composé trois cents pièces, toutes en vers ; mais on n’en connaît que soixante-dix-sept.
Quelques lettrés assignent le second rang à Tirso de Molina parmi les anciens dramatistes de l’Espagne ; mais la plupart des critiques placent au-dessus de lui Lope de Véga et Calderon. Ce qui est certain c’est qu’il est original, et que son génie est essentiellement national. Il n’a imité personne, mais il a été imité et même plagié par des poètes dont la réputation a dépassé la sienne. C’est ainsi que Calderon lui a emprunté le sujet du Jaloux prudent dans son drame À outrage secret vengeance secrète. Molière lui a pris Don Juan. Moreto a plagié la Paysanne de Vallecas. Montalvan et Fragoso l’ont aussi plus ou moins copié.
Tirso de Molina s’est essayé dans tous les genres, depuis le drame sacré jusqu’au simple intermède.
Il est à la fois tragique, lyrique et comique ; peu de poètes ont plus de verve et plus d’esprit.
Son style, « dit M. Alphonse Royer, » est peut-être son plus beau titre de gloire, nerveux, enjoué, rapide, varié selon les circonstances, et toujours d’une irréprochable pureté. Sa phrase poétique est aussi étincelante que celle de Lope ; mais tous les critiques se plaisent à reconnaître qu’elle est plus correcte. Les rimes ont une ampleur et une abondance rares. Il a enrichi la langue espagnole d’une foule d’expressions nouvelles et de tours de phrases inconnus avant lui. Beaucoup de ses vers sont devenus des proverbes. »
M. Philarète Chasles l’a appelé un Beaumarchais en soutane ; et il est certain qu’il a des points de contact avec l’auteur du Barbier de Séville. Sa verve, son esprit brillant, sa liberté d’allures qui pousse quelquefois la plaisanterie jusqu’à la licence, le font ressembler au dramaturge français. Mais il a le fond sérieux d’un penseur.
Il faut reconnaître que le langage galant qu’il prête à ses personnages amoureux est souvent maniéré et excessif. Mais il a de l’originalité et de la saveur.
Tirso n’a pas inventé la légende de Don Juan, mais il est le premier qui l’ait transportée de la chronique au théâtre ; et la forme saisissante qu’il lui a donnée ont rendu son héros célèbre dans toute l’Europe. Molière et Thomas Corneille s’en sont emparé, et l’on sait que Mozart en a fait le plus beau des opéras. Le Don Juan espagnol que Tirso appelle le Séducteur de Séville est un grand débauché, mais il n’est pas un impie. Malgré ses fautes, et au milieu même de ses désordres, il reste croyant. Son dernier mot, quand la statue du Commandeur l’entraîne en enfer, est celui-ci : « laisse moi appeler un prêtre qui me confesse et m’absolve. » La statue lui répond : « tu y songes trop tard. »
Suivant une autre tradition qui a cours en Espagne, Don Juan dont on fait un personnage historique se serait converti, et il aurait fondé la Caridad, grand hospice de charité que j’ai visité à Séville.
Le drame de Tirso est l’un des plus décousus de tout son théâtre, mais il contient des scènes magnifiques.
La plus charmante comédie qu’il ait écrite peut-être, est la Paysanne de Vallecas que l’on joue encore en Espagne avec quelques modifications.
Pour donner une idée de cette pièce et du style de l’auteur, je ne crois pas pouvoir mieux faire que d’en reproduire toute une scène :
Vous êtes bienvenue comme la pluie en mai, comme le soleil en janvier, comme la lune dans son croissant qui réjouit le voyageur, lui montre son chemin et lui fait éviter les périls.
Votre Grâce était là ? Vous vous êtes donc levé bien matin ?
Le corps oui, mais l’âme depuis hier, est à votre recherche.
Vous avez une âme chercheuse !
Et si elle trouve ce que je désire, je me flatte qu’elle sera bien récompensée.
Qu’avez-vous perdu ?
Des choses précieuses : la liberté qui s’en est allée de ma maison, et qui, comme un petit enfant, pleure sans retrouver son chemin.
Eh bien, placez-lui un écriteau sur le dos, ou donnez un réal au crieur, il la trouvera, fût-elle mince comme une aiguille ; et, après, vous lui mettrez les entraves pour qu’elle ne se sauve plus.
Je crains qu’une gitana qui vint hier ne me l’ait dérobée.
Les gitanas sont méchantes.
Et si c’était vous ?
Eh ! arri, parlez avec mesure ; j’entends peu aux lignes et ne suis pas sorcière.
C’est votre beauté qui l’est, et vous êtes la gitana qui pouvez me dire ma bonne aventure.
Je serais bien sotte de vous la dire ; comment pourrais-je vous prédire du bonheur, moi qui n’en ai pas ?
Vous êtes charmante.
Va-t-on descendre pour le pain ?
Est-il blanc ?
Comme du sucre.
Est-il savoureux ?
Comme des noix.
Frais ?
Il fume encore.
Tout ce que vous portez brûle.
Je serais la fièvre ?
L’avez-vous pétri vous-même ?
Non, c’est le curé !
Coupez-le pour voir s’il est blanc.
C’est un caprice.
Sans doute.
Prenez.
Vous ne le coupez pas avec les dents ?
De ma bourrique ? Voulez-vous aussi que je vous le mâche ? Arri ! Vous vous moquez.
Du pain mordu par votre jolie bouche est une saine nourriture pour l’amour. Vous savez bien que je vous adore.
Je sais que vous voulez rire de moi. Celui qui a des truites à la ville ne pêche pas des grenouilles dans une mare.
Vous vous trompez ; les meilleurs mets sont aux champs : le lapin dans la feuillée, le lièvre dans la plaine, et sur le sable fin la perdrix et la colombe. Près des sources claires on tend des filets aux oiseaux, et les alguazils de leur plume les arrêtent avec des baguettes engluées de sorte qu’il n’y a pas de régal sur la table d’un gourmand qui ne soit produit par les champs. Vous vivez aux champs, je suis chasseur, les oiseaux carnassiers m’importunent, et je chasse les perdrix dans les champs.
Pardieu ! vous avez bien trouvé ; les oiseaux de Madrid sont des perroquets, belles plumes et chair dure. Qui ne les voit se pavanant, foulant aux pieds leur taffetas, portant plus de joyaux qu’une relique, et plus de tentures qu’une église ! À pied, c’est de la neige sous du linge, la honte de la peinture ; elles marchent dans la boue avec des chaussures d’argent. En carrosse, elles ont quatre roues et la fortune sur l’une d’elles, parce qu’elles sont trois fois plus inconstantes que la fortune. Déplumez-les, et vous verrez comme le curé a peu profité quand il les a salées à l’église, pour mieux les conserver. Ceux qui les mangent ont coutume de dire que les perdrix et les femmes se servent ainsi.
A-t-on plus de grâce ? Donnez-moi cette main.
Qu’en voulez-vous faire ?
La neige de sa blancheur apaisera peut-être le feu qui me brûle.
Ma main est-elle une main de Judas avec laquelle on éteint les cierges à l’église ?
Donnez-la moi ; ne soyez pas cruelle.
Ne vous en occupez pas, elle a son maître,
Vraiment ?
Ne vous ai-je pas dit que quelqu’un a des droits sur elle ?
Des droits ! vous aimez ?
Un peu.
D’amour ?
Une pointe.
Êtes-vous mariée ?
Je m’y dispose.
Vous êtes donc une demoiselle ?
En mue.
Vous êtes promise ?
Je l’étais.
Et maintenant ?
J’ai des scrupules.
Qu’attendez-vous ?
Qu’on me les enlève.
Qui ?
Un prêtre.
Pour vous marier ?
Plus tard.
Qui vous en empêche ?
Ma destinée.
Vous êtes jalouse ?
Immensément.
Vous avez des motifs ?
Très justes.
Je vous vengerai !
Le pouvez-vous ?
Pourquoi pas ?
Mon amoureux est un homme robuste.
C’est un vilain ?
En actions.
Il mourra.
Qui le condamne ?
L’affront qu’il vous fait.
Il peut s’amender.
Alors c’est moi qu’il offense.
En quoi ?
En vous aimant.
Plût à Dieu !
Il est inconstant ?
Comme la lune.
Méprisez-le.
Pour qui ?
Pour moi.
Arri ! Vous vous moquez,
Auteur de mes peines, qui, en me racontant les vôtres, découragez mon espoir, si vous vous mariez, et me laissez là, l’amour célèbrera du même coup votre bonheur et ma mort.
Il y aura Requiem et Alleluia. Votre Grâce croit-elle que les paysannes se contentent d’un amour sans honneur ?
Mon amour est pur.
Oui, si on le lave, se mariera-t-il avec moi comme mon Antoine ?
Ce sera un grand bonheur que le ciel m’enverra.
Il est bien grand, et mon sort est bien petit.
L’amour égalise tout.
Je ne saurais pas me planchéier, ni m’enfler de quatre lieues d’étoffe comme un berceau d’enfant. Il ferait beau voir une fille du peuple pour avoir voulu faire figure, souffrir devant le monde, les attaques des mauvaises langues ! L’amour demande l’égalité de condition. Il n’y a pas de laboureur qui attelle au joug s’il veut labourer également une mule et un chameau. Cela dit, ou prenez mon pain ou adieu !
Écoute, fille simple et sage. Si des paroles sont une assurance, si des serments obligent, si des gages donnés peuvent enlever le doute, par la lumière de ces deux soleils qui éclairent mes ténèbres, par le printemps de ce visage que l’hiver n’attriste jamais, si la renommée répond à ta beauté, sans regarder à la condition (l’amour n’y prend jamais garde) je partagerai avec toi, en devenant ton époux, mes biens qui donnent deux milles ducats de rente.
Je ne sais quel diable me remue dans le cœur depuis que je vous ai vu ; j’y sens plus de mille aiguilles. Enfin vous vous marieriez avec moi ?
Sans aucun doute.
Ne vous ennuieriez-vous pas bien vite ?
L’amour vrai dure toujours.
On se lasse vite de mets sucrés, et comme l’amour est un fruit, on le mange volontiers dans sa primeur, et quand il est trop mûr il dégoûte.
Ne craignez pas cela.
Vraiment ?
Par votre vie.
Et par la vôtre ?
C’est tout un.
Enfin je vous plais ?
Infiniment.
Je puis être tranquille ?
Je suis gentilhomme.
Vous m’aimerez bien ?
Je vous adorerai.
Pour rire ?
Véritablement.
J’aurai des cadeaux ?
Dignes d’une reine.
Vous ferez des folies ?
En vous aimant.
Êtes-vous passionné ?
Plus qu’un Portugais.
Vous roucoulez ?
Comme une colombe.
Êtes-vous querelleur ?
En aucune façon.
Grondeur ?
Rarement.
Êtes-vous joueur ?
Je vous aime.
Vous levez-vous matin ?
Non.
Rentrez-vous tard ?
Comme le soleil.
Quelle sagesse ! Comment m’appellerez-vous ?
Mon ciel.
Quoi de plus ?
Mon soleil.
Avec des griffes ?
Ma reine !
Vous me vêtirez bien ?
Comme un printemps.
Vous ne me querellerez pas ?
De ma vie.
Irai-je en coche ?
Et en carosse.
Aurai-je des dentelles ?
De Flandre.
Et des pierres bleues ?
Aussi.
Je sortirai quelquefois ?
Souvent.
Pour faire des visites ?
Oui.
J’irai aux courses de taureaux ?
Sur un balcon.
Je mangerai des confitures ?
Tant que vous voudrez.
S’il y a comédie ?
Vous n’en perdrez rien.
Je les verrai toutes ?
Toutes.
Irai-je au Prado ?
Les jours de soleil.
Et le soir, à la lune ?
Au printemps.
Que me donnerez-vous ?
Mon âme.
Arri ! vous vous moquez !
- Polonia !……
Payez-moi.
Avec ce diamant.
Voyez comme il reluit !
Comme vos yeux.
Est-il faux ?
Il n’y a rien de faux en moi.
Que me donnerez-vous encore ?
Cette chaîne.
De cuivre ?
De vingt-quatre carats, comme votre beauté.
Comme il vend bien ses aiguilles !
Et encore cette bourse.
C’est de la même monnaie ?
Elle est même comparée à vos mérites qui valent toutes les richesses de San-Lucar.
Vous êtes généreux !
Soyez aussi généreuse.
Comment ?
En me donnant une main.
Une seule ?
Cela suffit.
Regardez-les toutes les deux.
Donnez-les moi.
Arri ! vous vous moquez.
Pour juger du mérite littéraire de ce dialogue, il ne faut pas oublier que la scène se passe en Espagne, au seizième siècle, et que l’art dramatique alors est à peine sorti de l’enfance.
Même aujourd’hui, avec tous les perfectionnements du métier on ne fait rien de plus léger, de plus vif et de plus spirituel. Mais je reconnais qu’on réussit mieux la plaisanterie grivoise ou obscène.