À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 112-118).


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LES GLOIRES DE GRENADE

Saint-François de Borgia. — Charles-Quint au couvent. — Santa-Fe. — La reine Isabelle au siège de Grenade. — Abu-abd-Allah. — Martinez de la Rosa.

Je vous ai rappelé, dans ma dernière lettre, quelques-unes des gloires de Grenade, et je veux évoquer aujourd’hui le souvenir de quelques autres. Mais, en réalité, ce sont des gloires qui appartiennent à toute l’Espagne ; et si j’en parle ici, c’est qu’il y a dans Grenade tantôt un monument, tantôt une inscription, tantôt une ruine qui rappelle leur mémoire.

C’est ainsi qu’en visitant les ruines du palais de Charles-Quint, j’ai cru voir revivre quelques-unes des célébrités de son temps.

Quelle époque glorieuse pour l’Espagne que celle où il régnait, où les artistes en tout genre excellaient, où la sainteté brillait dans des âmes telles que sainte Thérèse, saint Pierre d’Alcantara, saint Jean de la Croix et saint François de Borgia !

Quels entretiens devaient échanger ces âmes d’élite !

Il est peu d’histoires plus curieuses, plus intéressantes, et plus mouvementées que celle de Saint François de Borgia.

Arrière-petit-fils de Ferdinand, et d’Isabelle, reine de Castille, il occupa les plus hautes dignités à la cour de Charles-Quint, le suivit dans ses expéditions, et devint le vice-roi de Catalogne. À la mort de son père, le duc de Candie, il dut aller prendre possession de son duché, et gouverner ses sujets. Il y fonda des monastères, des hôpitaux, fit des bonnes œuvres sans nombre, et devint un modèle de vertu.

Il avait épousé Éléonore de Castro, et en avait eu huit enfants. Quand elle mourut, il voulut entrer dans la Compagnie de Jésus, et, après trois ans consacrés à assurer l’avenir de ses enfants, il y fut admis.

La gloire l’y suivit, et saint Ignace le nomma son vicaire général dans toute l’étendue des Espagnes, du Portugal et des Indes-Occidentales.

Resté l’ami et le confident du grand empereur, il le prépara à la mort dans le monastère de Saint-Just, que celui-ci avait choisi pour retraite après son abdication.

Rien ne montre mieux le caractère profondément catholique de cette époque que cette réclusion volontaire, et cette pénitence d’un homme qui avait été le maître des destinées du monde.

Quel étonnement doivent éprouver les souverains et les hommes d’État de nos jours, s’ils lisent l’histoire de Charles-Quint, en le voyant abdiquer librement, et se renfermer dans un cloître pour se préparer à mourir ! Penseur profond, homme d’État habile et ambitieux, conquérant de plusieurs royaumes, il gouvernait l’Europe depuis plus de trente ans, et il n’avait encore que 55 ans, c’est-à-dire l’âge où les hommes publics d’aujourd’hui font encore toutes les folies !

Sa devise était « plus ultra », et il semble qu’elle indiquât une ambition insatiable. Mais cette ambition était lasse de conquêtes terrestres, de renommée, de gloire, de richesses, de puissance, et le grand chrétien, en voulant à la fin conquérir le ciel, se montrait fidèle à sa devise. Plus ultra, il voulait atteindre cet au-delà mystérieux vers lequel nous tendons tous, et s’y assurer une bonne place !

Il avait fait neuf voyages en Allemagne, six aux Pays-Bas, quatre en France, deux en Angleterre, deux en Afrique : il lui en restait encore un à faire, le plus court et le plus long, le plus rapide et le plus dangereux, le voyage de cette vie à l’autre ; et pour traverser cet inconnu, il crut que le meilleur véhicule serait la cellule d’un couvent.

Ce n’est pas moi qui l’en blâmerai ; je connais trop cette vie, et je crois trop fermement à l’autre.

Mais on comprend qu’un homme, qui avait occupé une si grande place dans le monde, ne put pas en sortir aussi complètement qu’il l’aurait voulu. Malgré lui, il lui fallut suivre encore le mouvement de la politique européenne, dans l’intérêt de sa patrie qui ne cessait de le consulter.

C’est, en vain qu’il voulut mener la vie d’un cénobite, et n’être dorénavant que le frère Charles, il resta malgré lui un doublé personnage, et sa correspondance prouve qu’il fut obligé d’être encore une espèce de souverain consultant, dont la diplomatie européenne n’apprit qu’à la longue à se passer.

Un jour même, on voulut qu’il se remît à la tête d’une armée d’invasion contre la France, et il l’avait presque promis. Mais il n’y fut pas contraint, et il resta dans son couvent dont il remplissait tous les saints exercices.

Il y mourut entouré de prélats et de religieux, embrassant pieusement le crucifix que l’impératrice avait elle-même embrassé en mourant.

En tournant le dos au palais de Charles-Quint, on arrive bientôt à l’escarpement où s’élèvent les murailles et les tours de l’Alhambra, couronnées de créneaux et de terrasses.

Du haut de ces terrasses, on aperçoit, au loin dans la plaine, une ville de peu d’étendue, et dont les maisons sont couvertes en tuiles rouges. On la nomme Santa-Fe, et son origine mérite d’être racontée.

C’était au printemps de 1491. L’armée espagnole, campée à l’endroit même où s’élève aujourd’hui Santa-Fe, faisait le siège de Grenade, dernier boulevard de l’Islamisme en Espagne.

Pour ranimer le courage de ses soldats qui perdaient confiance, la reine Isabelle elle-même était venue rejoindre son noble époux au camp, et le marquis de Cadix lui avait cédé sa tente. Par malheur, une des caméristes de la princesse s’endormit un soir sans éteindre une lumière placée trop près de la toile ; le feu prit à la tente, et la plus grande partie du camp fut réduite en cendres.

Alors, la reine dit aux soldats qu’elle leur donnerait des logements meilleurs, et elle fit construire des maisons de pierre, couvertes de tuiles. La ville fut bâtie en quatre-vingts jours, et la reine la baptisa d’un nom, qui affirmait sa foi, et sa confiance dans le succès définitif de ses armes — Santa-Fe.

Quand les Maures virent cette ville remplacer, comme par enchantement, de simples tentes en toile, ils comprirent que les rois catholiques étaient bien décidés à ne pas abandonner le siège de Grenade, et le découragement s’empara d’eux.

Cependant, ils résistèrent longtemps encore, et avec courage. Plusieurs fois, ils sortirent de leurs remparts, et vinrent attaquer l’armée chrétienne, qui s’était emparé des villages environnants, et leur coupait les vivres ; mais Gonzalve de Cordoue les repoussait toujours, et bientôt la famine se fit sentir dans Grenade.

Enfin, on raconte que, dans un engagement, pendant lequel la reine Isabelle à genoux priait Dieu, les chrétiens, sans perdre un seul homme, tuèrent 600 Maures, en firent 1400 prisonniers, et s’emparèrent de l’artillerie ennemie.

Ce succès décida les Maures à capituler, et le roi Abu-abd-Allah, allant à la rencontre des rois Ferdinand et Isabelle, leur remit les clefs de la ville.

Quelques jours après, les rois catholiques firent leur entrée dans la fameuse citadelle, regardée comme imprenable, que Mahomet avait promis de toujours défendre, et ils firent célébrer le sacrifice divin à l’Alhambra.

Dans le même temps, l’infortuné Abu-abd-Allah, surnommé Boabdil, s’éloignait en pleurant de Grenade, et soupirant : Allah huakbar ! Dieu est grand ! Peut-être n’ajoutait-il pas : Mahomet est son prophète !

Il faut avoir visité Grenade pour comprendre quelle dut être la profondeur de son désespoir.

Après quelques jours passés dans cette admirable ville, je la quitte moi-même avec regret, et en promettant d’y revenir un jour.

Je comprends la joie que l’un de ses poètes contemporains, Martinez de la Rosa, a éprouvée, en la revoyant après une absence prolongée, et je ne copie pas sans émotion ce salut poétique qu’il lui a adressé :

« Ô ma bien-aimée patrie ! Je te revois enfin, je revois ton sol si beau, tes champs brillants et féconds, ton soleil éclatant, ton ciel paisible !

« Oh ! oui, je vois la célèbre Grenade s’étendre au bas de ses deux collines, je vois ses tours se dresser au milieu de ses jardins toujours verts, je vois ses fleuves de cristal baiser ses murailles, ses monts superbes entourer la vallée, et la Sierra Nevada couronner ses horizons lointains.

« Oh ! ta mémoire me suivait partout, Grenade ! elle troublait mes plaisirs, ma paix, ma gloire ; elle oppressait mon âme et mon cœur. Sur les rivages glacés de la Seine et de la Tamise, je me rappelais les doux rivages du Darro et du Génil, et je soupirais ! et bien souvent en entonnant une chanson joyeuse, ma douleur s’exaspérait, et une plainte mal réprimée étouffait ma voix.

« En vain l’Arno délicieux m’offrit ses rives émaillées de fleurs, asile des amours et de la paix. La plaine arrosée par le paisible Génil, disais-je, est plus fleurie ! Le séjour de la belle Grenade est plus doux ! Et je murmurais ces paroles d’une voix plaintive, et me rappelant la maison de mes pères, j’élevais mes tristes yeux vers le ciel.

« Quelle est donc ta magie, ton ineffable enchantement, ô patrie, ô doux nom, pour que tu nous sois si chère ! Le noir Africain, loin de son désert natal, regarde avec un douloureux dédain les champs verdoyants ; le grossier Lapon, ravi à sa terre maternelle, soupire après ses longues nuits et ses glaces éternelles ; et moi, moi à qui le destin bienfaisant a accordé la faveur de naître et de grandir sur ta terre bien heureuse, si comblée des dons de Dieu, aurais-je pu t’oublier, ô Grenade ! »